À voir en salles: «Le Procès Goldman», «Coup de chance», «Non Alignés» et «Ciné-guérillas»

Pierre Goldman (Arieh Worthalter), un accusé provocateur et combatif.

Procès ayant marqué l’histoire et questionnant le présent, comédie cruelle d’un auteur fidèle à son œuvre, documentaires sur les archives d’un état révolu du monde: les films de Cédric Kahn, Woody Allen et Mila Turajlić captent trois lumières émises par le passé.

En matière de diversité, il y a la quantité et la qualité. D’un côté comme de l’autre, cette semaine du 27 septembre, on est servi –pour le pire et le meilleur. Le pire tient à la quantité: pas moins de vingt nouveaux longs-métrages débarquent sur les grands écrans hexagonaux. Embouteillage et cafouillage, brouillage des goûts et des possibilités d’attention, avantage accru aux cadors de la promo. Et effacement encore plus rapide des films des précédentes semaines, quand ne serait-ce que les trois très beaux films sortis la semaine dernière devraient continuer à occuper les esprits et les écrans.

La question du «trop de films», vieille rengaine, ressort à l’occasion d’un rapport de la Cour des comptes publié le 20 septembre et concernant le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Dans le contexte actuel de démagogie populiste et d’approche néolibérale, il risque de marginaliser ou d’éliminer encore davantage de films qui méritent d’exister, tout en rendant impossible une véritable réflexion sur la souhaitable régulation des quantités.

Mais, donc, qualité aussi, avec au moins trois propositions (en comptant ensemble les deux films de Mila Turajlić) méritant de retenir l’attention parmi les nouveautés. Il n’est pas nécessaire d’épiloguer ici sur à quel point ils sont différents. Seulement de rappeler que, grand film d’auteur français ayant ouvert la Quinzaine des cinéastes à Cannes, nouvelle et modeste réalisation de l’immense cinéaste qu’est et reste Woody Allen, ou ample travail d’histoire documentaire, c’est toujours dans la multiplicité de ces énergies et de ces approches que vit le cinéma.

«Le Procès Goldman», de Cédric Kahn

Militant d’extrême gauche passé par une guérilla sud-américaine puis devenu gangster, Pierre Goldman commit plusieurs braquages à Paris en 1969. Arrêté, il est alors également accusé du meurtre de deux pharmaciennes lors d’une attaque à main armée qu’il a toujours niée. Après une première condamnation, annulée par la Cour de cassation, et l’écriture en prison de son autobiographie, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, il fut rejugé à Amiens en 1976.

L’avocat Georges Kiejman (Arthur Harari, en haut à gauche) et l’accusé qui fait de sa défense un sport de combat. | Ad Vitam

Signé par l’auteur de Roberto Succo, autre évocation historique d’une révolte sans issue, Le Procès Goldman reconstitue ce procès qui vit aussi s’affronter deux figures du barreau, à (l’extrême) droite Maître Henri-René Garaud, (très) à gauche Maître Georges Kiejman. Il est remarquablement interprété, notamment par Arieh Worthalter dans le rôle titre et par le cinéaste Arthur Harari, qui se révèle excellent en avocat de la défense hanté par ses propres démons.

Le film tire le meilleur parti du cadre ritualisé de la cour d’assises pour faire résonner ensemble, mais de manière volontairement désaccordée, de multiples lignes de tension.

C’est à la fois la personnalité complexe, voire contradictoire, de l’accusé, les horizons différents de la mémoire de la Shoah et de l’engagement révolutionnaire des années 1960, les enjeux de la justice comme respect du droit ou comme affirmation d’une cause perçue comme juste au-delà de l’état des règles juridiques, qui est remarquablement activée.

Au fil des interrogatoires et des plaidoiries, notamment celle de Pierre Goldman lui-même, s’emparant du prétoire comme d’une tribune à la fois politique, narcissique et romanesque, il s’avère passionnant d’avoir reconstitué cet épisode. Qu’il soit très largement nourri de références aujourd’hui devenues lointaines permet précisément de rendre sensibles, émouvantes, questionnantes, des interrogations essentielles et qui sont de tous les temps.

Le Procès Goldman était cette année «l’autre» grand film de procès français montré à Cannes, dans une autre section qu’Anatomie d’une chute de Justine Triet. Le rapprochement est d’autant plus légitime que, acteur dans l’un, Arthur Harari est coscénariste de l’autre.

Surtout, comme le troisième titre majeur récent situé pour l’essentiel dans un tribunal, Saint Omer d’Alice Diop, il déplace les ressorts classiques du film de procès codifié par Hollywood. Et fait des registres de paroles et des manières de les agencer –pour des objectifs différents qui relèvent de la justice, de la politique, de la psychologie, des émotions dans ce qu’elles peuvent avoir d’obscur–, le véritable enjeu du film, bien plus que du double enjeu habituel: d’une part savoir si l’accusé est coupable, d’autre part s’il sera condamné.

Ainsi procède, avec une grande intensité, le film de Cédric Kahn, dont la dramaturgie se développe à partir des différents usages du langage, du poids des mots et de la manière de les mobiliser. Mais aussi par leur prise en charge par les corps et la distribution de ceux-ci dans l’espace, ressources cinématographiques qui permettent à ce drame véritablement politique, bien au-delà des références à des idéologies ou à des appartenances communautaires, de prendre toute sa puissance.

Le Procès Goldman de Cédric Kahn avec Arieh Worthalter, Arthur Harari, Stéphan Guérin-Tillié, Nicolas Briançon

Séances

Durée: 1h55  Sortie le 27 septembre 2023

«Coup de chance», de Woody Allen

Multiples sont les petites musiques qu’éveille le nouveau film de Woody Allen dès les premières séquences. Tandis que Fanny, jeune épouse d’un homme d’affaires fortuné, croise par hasard sur un trottoir un ancien flirt du lycée, se faufile en sourdine, par exemple, cette question: mais quel était le New York qu’a tant filmé l’auteur de Manhattan, si c’est ainsi qu’il filme Paris?

Jean (Melvil Poupaud) et Fanny (Lou De Laâge), toutes les apparences d’un couple fortuné et heureux. | Metropolitan Filmexport

Le cinéaste connaît bien la capitale française, même s’il n’en fréquente que certains quartiers. L’enjeu n’est évidemment pas le réalisme sociologique, mais de comprendre quelle construction imaginaire de véritables rues, de véritables immeubles, de véritables jardins publics peuvent être le matériau. Y compris lorsqu’ils sont ici redessinés par un regard romantique, qui revendique de styliser les situations.

Comme une nouvelle interprétation libre d’un morceau de jazz, le 49e long-métrage réalisé par Woody Allen depuis 1966 rejoue avec une évidente jubilation un certain nombre des motifs très présents dans son œuvre considérable. Sur la corde vibrante tendue entre cruauté et comédie, les passages par les ressources droit venues du théâtre de boulevard sont l’occasion de saynètes qui peu à peu prennent place dans une marquèterie narrative, dont l’enjeu ne se dévoile qu’in fine.

Mais, comme tout bon film, on pourra revoir Coup de chance en connaissant la fin, avec peut être encore davantage de plaisir. La totalité de ses composantes et de ses références, notamment la théâtralité assumée des organisations de l’espace, évoque un autre immense artiste, Sacha Guitry –jusqu’au titre qui semble cligner de l’œil à celui d’un de ses premiers films, Bonne Chance. (…)

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«Anatomie d’une chute», une femme au risque de tous les mots

Fragile et puissante, la romancière Sandra (Sandra Hüller), accusée à la fois solitaire et très entourée.

Consacré d’une légitime Palme d’or, le film de Justine Triet construit autour de son personnage féminin un passionnant réseau de tensions, de doutes et d’exigences.

D’emblée, rien ne va. Cette balle qui dévale seule l’escalier du chalet. La musique trop forte qui vient du premier étage. Les réponses de la romancière, errant entre séduction et repli derrière un verre de vin, esquivant les questions de l’étudiante venue l’interroger. Le léger décalage des gestes de l’enfant qui donne un bain à son chien.

En quelques scènes, aucun événement, aucun drame ne se sont produits, mais le monde est tout entier instable, saturé de fragilités et de tensions. Décidément la musique qui vient du hors-champ est trop forte, l’étudiante s’en va. Ou bien s’enfuit-elle? Le petit garçon sort promener le chien dans la montagne alentour, au dessus de Grenoble. À son retour, Daniel trouve son père mort devant le chalet familial. Accident, suicide ou meurtre?

Consacré par une des Palmes d’or les plus judicieuses que le Festival de Cannes ait attribué depuis longtemps, et méritant la plus grande attention indépendamment des débats suscités par le discours, parfaitement fondé, de la récipiendaire, le quatrième long métrage de Justine Triet arrive sur les écrans précédé d’une réputation méritée. Il arrive, aussi, avec la réputation d’un film de procès, ce qui n’est qu’en partie exact.

Il y aura bien un procès dans Anatomie d’une chute, celui de Sandra, l’écrivaine et mère de Daniel, épouse de l’homme mort. Elle est accusée de l’avoir tué. Mais si l’enquête de police et la procédure judiciaire s’enclenchent aussitôt la découverte du corps, le procès lui-même ne commence qu’à la 52e minute d’un film de 2h30.

Et si une part importante du film se déroule en effet dans une salle d’audience, c’est selon une dramaturgie qui ne répond que très partiellement aux règles du «film de procès» comme genre cinématographique, règles établies principalement par le cinéma américain classique, dont le titre cite d’ailleurs un des fleurons –Anatomy of a Murder d’Otto Preminger, devenu Autopsie d’un meurtre en français.

ouverture_anatomie_dune_chuteSandra au centre d’une version de la dramaturgie judiciaire, face à la présidente (Anne Rotger) et à son avocat (Swann Arlaud) sous le regard de l’expert psychiatrique (Wajdi Mouawad) et du public, mais en l’absence de jury. | Le Pacte

Côté procès à l’écran, le film de Justine Triet appelle également la comparaison avec un autre grand film français récent situé lui aussi pour l’essentiel dans un tribunal, Saint Omer. Le film d’Alice Diop déplaçait davantage les règles du genre, en éliminant d’emblée la question de la culpabilité de l’accusée, pour mieux interroger un grand nombre de questions cristallisées par son acte.

Alors qu’Anatomie d’une chute garde en suspens, en les séparant, le fait de savoir si l’écrivaine est coupable et celui de savoir si elle sera condamnée. Cette double question est un ressort dramatique du film, mais pas son principal enjeu.

Un point fixe et de multiples flux

Autour de Sandra, son fils, son avocat (qui est un ancien amoureux), l’avocat général seront les principaux protagonistes d’une quête qui passe par de multiples voies, dont celles des enquêtes policières et judiciaires ne sont que les plus apparentes et les plus codifiées.

L’avocat général (Antoine Reinartz), redoutable virtuose de l’emploi des mots et du changement de registres de discours pour mieux déstabiliser sa cible. | Le Pacte

Dès lors, la réussite impressionnante du film passe par l’agencement d’un point fixe et d’une multitude de flux. Le «point fixe», c’est Sandra. Tout tourne autour d’elle, part d’elle et y revient. Tour à tour ou simultanément puissante et fragile, instinctive et calculatrice, artiste, mère et femme à la fois autonome et désorientée, celle à qui l’actrice Sandra Hüller offre une présence impressionnante d’intensité et de diversité est la source ou la cible de ces multiples flux.

La cinéaste et la comédienne composent ainsi une figure féminine hors du commun, figure capable de mobiliser de multiples affects sans être, loin s’en faut, conforme aux critères habituels d’une héroïne, conquérante, machiavélique ou victime.

Les flux sont, eux, de natures très diverses. Ils se matérialisent de la manière la plus apparente par des types de discours. Autour de Sandra ou émanant d’elle, circulent ainsi les formes du discours juridique, du discours médiatique, du discours médical, du discours littéraire, à un moment un discours mystique… Ils se combinent, s’entrechoquent, se font écho pour mener dans des directions différentes, voire opposées.

L’exigence factuelle d’un enquêteur face au trouble d’un enfant malvoyant à relater des événements qui l’affectent tragiquement ou l’interprétation d’indices par des techniciens qui peuvent leur faire dire tout et son contraire contribuent à ce déploiement des possibles, d’après lesquels des choix devront être faits, des décisions prises.

Ils interfèrent avec des formes plus intimes, mais pas forcément moins codées, la manière dont une mère parle à son fils de 11 ans, dont un mari mal dans sa peau et dans son couple parle à sa femme, dont un ex parle à celle qu’il a aimée, qu’il aime sans doute toujours.

Vincent (Swann Arlaud), l’avocat, et Sandra, sa cliente, qui est aussi un amour de jeunesse auquel lui n’a pas renoncé. | Le Pacte

Sandra est allemande mariée à un Français. Jugée en France, elle navigue entre sa langue maternelle, la langue du pays où elle se trouve (qu’elle maîtrise mal) et l’anglais comme mode d’expression intermédiaire, avec des interlocuteurs plus ou moins capables de le comprendre, ou disposés à le faire.

Cette pluralité des idiomes, et la circulation entre eux, sont le marqueur le plus évident de cette infinie labilité des modes d’échanges qui ne cesse de tendre le film dans de multiples registres. Cette labilité saturée de significations s’invente aussi en jouant de l’immense nuancier du langage corporel, où parfois ce qui est énoncé compte moins que le rythme d’un geste, une mimique, un regard.(…)

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Festival de Cannes, jour 2: quatre films d’ouverture

Pierre Goldman (Arieh Worthalter), acteur et auteur autant qu’accusé de son procès, dans le film de Cédric Kahn, Le Procès Goldman, qui a ouvert la Quinzaine des cinéastes.

«Le Procès Goldman» de Cédric Kahn, «Ama Gloria» de Marie Amachoukeli, «Laissez-moi» de Maxime Rappaz et «Le Règne animal» de Thomas Cailley ont respectivement ouvert la Quinzaine des cinéastes, la Semaine de la critique, la sélection ACID et Un certain regard.

Omar m’a tuer, la construction d’un innocent

l faut dire d’abord qui a regardé le film qui sort ce 22 juin. Moi qui écris ces lignes, je crois «en mon âme et conscience» que le jardinier Omar Raddad n’aurait jamais dû être condamné en 1994 pour le meurtre de Ghislaine Marchal à Mougins. C’est mon opinion depuis longtemps, telle qu’il m’a été possible de me la forger à travers les articles des journaux que je lis, la parution du livre de Jean-Marie Rouart Omar. La Construction d’un coupable (Editions De Fallois), quelques informations à propos du procès en cassation de 1995.

Comme spectateur, ma situation est incomparable à celle de quelqu’un qui considère Raddad coupable, ou qui ignore tout de l’affaire. Dans la situation qui est la mienne, qu’est-ce que j’attends de la projection du film Omar m’a tuer de Roschdy Zem, consacré aux suites du meurtre de madame Marchal? Plusieurs choses.

1) J’attends que l’existence de ce film fasse mieux connaître ce que je considère, à titre privé, comme une injustice.

2) J’attends le plaisir que procure de voir incarnées et défendues des opinions que je partage.

3) J’attends d’apprendre davantage, de comprendre un peu mieux (pas tout, mais un peu mieux) ce qui s’est passé et ce que cela signifie.

4) J’attends, comme avec tout film, des plaisirs de spectateur, des émotions, des surprises.

5) Et j’attends, comme avec tout film, que le cinéma m’aide un peu à construire un rapport au monde dans le lequel je vis.

Les points 4) et 5) soulignent qu’en aucun cas on ne renonce aux légitimes attentes d’un spectateur de cinéma quand un film se consacre à un dossier important ou à un enjeu moral grave. Et que ce serait la marque d’un grand mépris envers ceux qui ont fait le film de croire révoquées ces attentes-là du fait du «sujet».

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Invisible depuis 60 ans

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Accusation, dessin du Groupe Kukryniksy réalisé durant le Procès de Nuremberg.

Invité au New York Film Festival pour y accompagner la projection de Film : socialisme de Jean-Luc Godard, je découvre un surprenant et passionnant « film : justice » : Nuremberg, Its Lesson for Today. Ce film a été réalisé par Stuart Schulberg dans le cadre  du célèbre procès des dirigeants nazis qui eu lieu à Nuremberg, du 20 novembre 1945 au 1er novembre 1946. Stuart Schulberg était alors membre de la section de l’OSS dirigée par John Ford et affectée aux activités cinématographiques. Cette section reçut plusieurs missions extraordinaires en relation avec le procès de Nuremberg. Il s’agissait en effet à la fois du premier procès filmé de manière concertée, le cinéma étant utilisé par les autorités alliées comme outil d’éducation et de dénonciation, et du premier procès où le cinéma fut également utilisé comme élément de preuve sur une grande échelle dans le cours des débats eux-mêmes. Stuart et son frère Budd Schulberg eurent ainsi, avant le procès, la tâche de réunir des archives filmées et de les monter.

50879539L’écran de cinéma, élément important de la scénographie du Procès de Nuremberg

La plupart de ces archives témoignant des atrocités nazies étaient évidemment des films tournés par les nazis eux-mêmes. Dans ce contexte, Budd – futur scénariste et producteur de plusieurs films importants dont La Forêt interdite de Nicholas Ray – arrêta même Leni Riefenstahl dans son chalet de Kitzbühel pour la forcer à identifier les dignitaires figurant sur les documents retrouvés. Les archives retrouvées et montées par les frères Schulberg et les autres membres de l’équipe de Ford furent projetées sur le grand écran qui faisait partie de la scénographie du procès de Nuremberg. Ce film, connu sous le titre Nazi Concentration Camps, et au début duquel figurent les signatures des officiers supérieurs John Ford et George Stevens attestant de sa véracité, avait un objectif très particulier : non seulement montrer ou rappeler aux juges, avocats et témoins certains des effets de l’action des accusés, mais si possible déclencher des réactions révélatrices chez ceux-ci, les Goring, Ribbentrop, Hesse, Kaltenbrunner et consorts.

L’enregistrement du procès lui-même, confié à Stuart Schulberg, devait ensuite servir à l’édification de tous, grâce à la réalisation d’un film combinant prises de vue au tribunal et extraits des documents figurant dans Nazi Concentration Camps – et d’autres. On y voit en effet notamment un document resté inédit par ailleurs, et qui représente une des premières utilisations des gaz d’échappement comme moyen de meurtre collectif, probablement filmée par Arthur Nebe en personne, commandant des meurtriers Einsatzgruppe B.

Ce film, Nuremberg, ses leçons pour aujourd’hui se termine par le vibrant appel de « Justice » Robert Jackson, le procureur en chef du procès, qui contribue alors à jeter les bases de ce qui devait devenir la construction d’une justice internationale contre les criminels de guerre et les crimes contre l’humanité.

Le film de Stuart Schulberg fut brièvement montré en Allemagne en 1948. Sa sortie aux Etats-Unis début 1949 fut annulée : le film montrait les Soviétiques comme des alliés et les Allemands comme coupables des pires crimes, ce n’était plus d’actualité après le blocus de Berlin et à l’heure du Plan Marshall de reconstruction de la RFA. En outre, Universal, le studio qui devait le distribuer, avait indiqué que ses services de marketing ne voyaient pas comment montrer de telles images, dans des lieux, les cinémas, « où les gens vont pour se distraire ».

Durant 60 ans, le film disparut. C’est grâce à la fille de son réalisateur, Sandra Schulberg, qu’il est aujourd’hui accessible, restauré à partir des éléments tournés et avec un énorme de travail sur le son dû à Josh Waletzky. Le découvrir aujourd’hui, chargé de ce passé qui ne passe pas, est passionnant non seulement pour la valeur des documents ainsi rendus accessibles, et pour la manière dont le film met en jeu le rôle des images, mais pour les échos avec aujourd’hui qu’il suscite.

P1010123Après la projection, débat avec Richard Peña, directeur du Festival, Benjamin Ferencz, Aryeh Neier, Emilio DiPalma qui était un des soldats affectés à la garde des criminels de guerre à Nuremberg et Sandra Schulberg.

A l’heure des TPI, les partis pris, les questionnement et les ambitions du procès de Nuremberg suscitent des échos qui sont loin de ne concerner que les historiens. En témoigna le débat aussi animé que courtois, à l’issue de la projection, entre deux activistes de premier plan dans le combat pour les droits de l’homme par des moyens juridique. Guerrier couvert de médailles, ayant participé au débarquement en Normandie et à l’ouverture de plusieurs camps de concentration, Benjamin Ferencz fut le procureur général d’un autre procès à Nuremberg, contre les officiers supérieurs des Einsatzgruppe. Ce juriste est devenu, devant d’innombrables instances internationales, l’inépuisable combattant d’un pacificisme intransigeant. A ses côtés, Aryeh Neier, ancien directeur général de Human Right Watch et président de l’Open Society Foundations (la Fondation de George Soros) plaide de son côté pour une stricte distinction entre crimes contre l’humanité et activité militaire. Unis par une même condamnation sans faille des Etats-Unis dans leur refus de reconnaître les instances judiciaires internationales, les deux hommes, reprenant l’un et l’autre les arguments de Justice Jackson 60 ans plus tôt, eurent l’occasion de développer  deux argumentaires aussi brillants l’un que l’autre. Deux approches de la nécessité de construire les condition pour juger les criminels de guerre et les meurtriers de masse. Le sous-titre donné à son film par Schulberg il y a plus de 60 ans, « sa leçon pour aujourd’hui », semblait alors d’une vive actualité.

Clearstream déjà au cinéma

Un film de fiction transpose de manière transparente « l’affaire ». Exemplaire et inhabituelle réactivité du cinéma à l’actualité, mais pourquoi au fait ?

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Très explicitement inspiré de l’affaire Clearstream, voici qu’arrive sur nos écrans Clearfield, les carnets noirs, long métrage de fiction de Jean-Luc Miesch, annoncé pour le mois de janvier. On a suffisamment reproché au cinéma français de ne pas réagir à l’actualité, et en particulier aux affaires politiques, lui opposant les exemples des films étatsuniens et italiens, pour remarquer cette curiosité. Cette fois, c’est un record de vélocité puisque le film a été réalisé avant le procès, et sortira avant le verdict. Le petit jeu des changements de nom ne dissimule rien, même si Jean-Louis Gergorin est rebaptisé Corbin, si Imad Lahoud s’appelle Iskander Labade, et si Pierre Arditi campe un premier ministre à la mèche conquérante se livrant à une exultante danse du scalp lorsqu’il est informé que le nom de « Nicozy » figure sur les listings Clearfield.

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Mais le film ne se contente pas de mimer sous forme de farce le déroulement de la manipulation qui agite le landernau politico-médiatique depuis sa découverte.

Aux côtés d’une accorte dessinatrice de bande dessinée occupant plus ou moins l’emploi du journaliste Denis Robert, Clearfield, les carnets noirs défend une thèse précise, et qui tranche avec ce qui s’est dit dans les journaux comme dans le prétoire : à savoir qu’au delà des lampistes Lahoud et Gergorin, cette affaire s’explique par l’action d’un responsable occulte tirant toutes les ficelles au service d’un puissant commanditaire. Le manipulateur désigné par le scénario ne serait autre que Yves Bertrand, l’ancien patron des RG (devenu Gaspard Arthus dans le film, et auquel le comédien Philippe Morier-Genoud ressemble étrangement) tandis que le commanditaire, qui n’apparaît pas plus à l’écran qu’il n’est apparu au procès Clearstream, ne serait autre que Jacques Chirac.

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Le scénario du film a notamment bénéficié de la collaboration de Patrick Rougelet, ancien commissaire principal des Renseignements généraux, auteur de RG, la machine à scandales et des Carnets noirs de la République (tous les deux chez Albin Michel), ce dernier ouvrage inspirant directement le film, comme son titre en prend acte.

Mais telle que présentée par le film, loin des détails et des complexités mises en évidence par la découverte des fameux carnets (et par les révélations de Rougelet dans ses livres), toute l’affaire se résume, à l’écran, à la bonne vieille certitude que sous l’écume des apparences feuilletonesques et le cirque médiatique un appareil d’Etat machiavélique et invisible tient solidement en mains tous les rouages qui règlent nos existences. Que cette vision du monde  soit  à la fois banale et paranoïaque ne signifie d’ailleurs pas qu’elle soit entièrement fausse. Et d’autre part il ne faut pas oublier qu’elle est aussi la toile de fond de tout le « grand cinéma politique » américain et italien, Hommes du président, Jours du Condor, Mensonges d’Etat et autres Cadavres exquis. Où il apparaît que ces films, quelle qu’ait été par ailleurs leur virtuosité de réalisation et d’interprétation, ne disaient pas grand chose que le public ne savait déjà,  ou plutôt croyait déjà savoir (les puissants, tous pourris). Et que eux non plus ne contribuaient guère une compréhension plus fine de procédés politiques précis.

Quand à Jean-Luc Miesch, réalisateur d’un peu mémorable Nestor Burma il y a 27 ans, il ne cherche aucune virtuosité du côté du film d’action, préférant un théâtre de marionnettes sculptées à la hâte, selon une distribution des rôles droit venue de la commedia dell’arte. Dans un genre où s’illustra fréquemment, et fréquemment avec plus de verve, un Jean-Pierre Mocky, celui de la pochade assassine, Miesch manifeste le peu de cas qu’il fait aussi bien du sujet qu’il traite (la politique) que du moyen qu’il utilise (le cinéma). On dira que les vilénies et les ridicules des grands de ce monde ne méritent pas forcément plus de subtilité, et que le jeu de massacre de cabaret a ses vertus (démocratiques ? ou de défoulement ?). On peut aussi regretter que lorsque le cinéma se décide à prendre en considération une actualité si intrigante il soit si mal servi. Il y a de (rares) contre exemples, en particuliers les deux réalisations inspirées par l’affaire ELF, les très différents et tous deux réussis L’Ivresse du pouvoir de Claude Chabrol et, pour Canal +, Les Prédateurs de Lucas Belvaux (Belvaux dont on verra bientôt en salle le remarquable travail de cinéaste à partir de l’enlèvement du Baron Empain, Rapt, sortie le 18 novembre).

L’affaire Cleastream, elle, n’a pas fini d’inspirer le cinéma, puisqu’on nous annonce maintenant un documentaire sur le procès, réalisé par Daniel Lecomte. Après son médiocre pseudo-film sur le procès des caricatures de Mahomet, C’est dur d’être aimé par des cons, voilà qui n’augure rien de bon.

En attendant, le film de Miesch, aussi virulent que creux, s’en vient confirmer par l’absurde ce dont on se doutait : ce sont les journalistes et les militants qui reprochent au cinéma de ne pas se précipiter pour renvoyer les balles de l’actualité. C’est à dire qu’ils lui reprochent de ne pas faire leur travail à eux, de ne pas être comme eux, faute de comprendre ce qu’il est, lui, et quel est son travail. Ce qui n’exclue bien sûr pas que le cinéma puisse réagir à l’actualité brûlante, mais seulement si une idée de cinéma préside à sa mise en jeu.

JMF