«Les Huit Salopards», bavardage à l’Ouest

jackson_uneLes Huit Salopards de Quentin Tarantino. Avec Samuel L. Jackson, Kurt Russel, Jennifer Jason Leigh, Walton Goggins, Demian Bichir, Tim Roth, Michael Madsen, Bruce Dern. Durée: 3h07 | Sortie le 7 janvier

Les Huit Salopards, à défaut d’être une considérable réussite, offre un bon point d’observation de l’ensemble du parcours de son auteur. Il ne fait aucun doute que Quentin Tarantino est une personnalité marquante du cinéma actuel. Comme les autres cinéastes bénéficiant d’une telle reconnaissance, il le doit à son talent, ou au moins disons à un niveau élevé d’efficacité de ses réalisations.

Mais en outre, plus que la plupart des autres cinéastes de premier plan, il le doit aussi à ce que lui-même et ses films incarnent certaines caractéristiques de l’époque: un rapport fétichiste aux imageries, une capacité à louvoyer entre 1er, 2e et 10e degré, un grand sens du geste hypervisible, une décontraction séduisante envers les codes, tous les codes, y compris moraux. A la fois une intelligence et un instinct de son temps, qui ont fait de Tarantino un personnage. Soit une configuration bien différente de ce qu’on a appelé jadis un auteur. Une part du souci possible dans ce cas étant qu’il devienne même le personnage principal de certains de ses films.

De son parcours riche en autres interventions, déclarations, contributions à d’autres productions signées par lui ou d’autres, il est résulté à ce jour huit longs métrages de cinéma. Si les caractéristiques énoncées plus haut ont assuré la gloire du réalisateur, ces films traduisent l’ambivalence extrême qu’elles sont susceptibles d’engendrer dès lors que la question n’est plus en terme de «culte», de clin d’œil, de virtuosité (sur ce plan là, Tarantino ne déçoit jamais), mais en termes de mise en scène, en terme de cinéma.

A cet égard, le premier film, Reservoir Dogs (1992), embrassait déjà la totalité des hypothèses et des contradictions dont le réalisateur était porteur. Il ne cessait d’y sauter allègrement de l’invention sensible de nouvelles puissances de la mise en scène, y compris en s’appuyant sur sa cinéphilie encyclopédique (et ce dès la scène d’ouverture défiant avec succès Martin Scorsese sur le terrain même de Mean Streets et des Affranchis) à des «coups» racoleurs et rusés.

Avec un brio incontestable, il en déploiera toute la panoplie avec le deuxième film, Pulp Fiction, Palme d’or 1994 de l’habileté ludique et complaisante, drogue douce hilarante infiniment rassurante dans sa manière de choisir les gags et gadgets au plus loin de la vie. Volte-face ensuite avec Jackie Brown, qui atteste des mêmes savoir-faire de réalisation mais cette fois inscrits dans une double histoire bien réelle, à la fois celle du cinéma et celle des Etats-Unis– soit bien davantage que la seule histoire du cinéma américain.

Tarantino sait à merveille jouer les cancres surdoués, mais tout cela –l’arnaque funky comme l’amour des histoires, des personnages et du monde qu’ils aident à mieux percevoir– est en tout cas sérieux pour lui. Qu’on ne s’y trompe pas, il est et a toujours été un réalisateur très sérieux– y compris sinon surtout lorsqu’il semble faire le pitre ou le sale gosse avec les jouets sulfureux de la culture bis.

On le constatera à l’extrême avec le double-film brillantissime et parfaitement sans intérêt Kill Bill, déclaration d’amour vaine à une idée d’ailleurs fausse du cinéma classique d’arts martiaux réduit à une série de signes visuels et d’imagerie à épingler aux murs d’une chambre d’ado, et déploiement d’une intrigue aussi niaise que bavarde mais dopée à mort par des clips au graphisme d’enfer et le sex-appeal de ses vedettes.

Un triomphe du vide. Dont nul autre que Quentin Tarantino produira juste après la mise en question avec un de ses films les plus passionnants, les plus complexes, les plus abstraits, Boulevard de la mort. Poussant à l’extrême tous les curseurs, la rapport aux mythologies iconiques, au sexe, à la vitesse, à la mort y deviennent des formes matérialisées pour un dépeçage critique radical. Ici l’énergie joueuse renforce la virulence, explosant romanesque et psychologie jusqu’aux limites du non-figuratif par les chemins de l’hyperréalisme. Une opération warholienne de grande envergure, à peu près sans équivalent dans le cinéma, en tous cas depuis le Godard des années 1965-1967.

S’en suivent deux très bons films d’histoire politique contemporaine, mettant en œuvre les thèses du précédent dans le contexte de films de genre, un film de guerre, Inglourious Basterds, et un western, Django Unchained. (…)

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« Aferim! » une épopée historique, si loin si proche

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Aferim! de Radu Jude, avec Teodor Corban, Mihai Comanoiu, Cuzin Toma.  Durée: 1h45. | Sortie le 5 août.

Les chevaux et les pierres. La lumière et la voix. Dans le creuset d’un Scope noir et blanc somptueux, mythologique, ce sont ces éléments concrets, sensibles, qui vont faire advenir le miracle Aferim! Soit un film d’aventures comique et violent, historique et onirique, où personnages et situations existent constamment à plusieurs titres.

Ces personnages sont les protagonistes d’un western roumain, qui est aussi un roman picaresque européen, avec poursuites, bagarres, rencontres étranges, moments de grâce suspendus à un rayon de soleil entre les branches, à la pénombre d’une auberge, à l’intensité d’un regard.

Mais ces personnages (hommes d’armes, paysans, nobliaux, tsiganes, tavernier, idiot du village, servantes, châtelaine, prostituées, artisans…) sont aussi les figures oubliées, niées, d’une histoire si voisine de la nôtre et restée si étrangère, histoire occultée aussi, là même où elle a pris place. L’histoire de l’esclavage des Tsiganes dans une partie de l’Europe du XIXe siècle, l’histoire proche de la misère insondable, de la brutalité des rapports de domination imposés par les prêtres et les seigneurs locaux, des bains de sang qui ont noyé les révoltes, émeutes de la fin et aspirations démocratiques.

Et ces personnages sont encore, mais du même mouvement, les incarnations de la haine raciste, de l’ignorance meurtrière qui commence par l’emploi permanent des mots de mépris, de la détestation des «autres», tous les autres, les Juifs, les Russes, les Turcs, et ceux qu’on n’appelait pas encore les Roms –maltraités en paroles et en actes pire encore que tous les autres, jusqu’aux extrêmes de la cruauté.

Ils sont des êtres de fiction d’il y a 180 ans joués par des hommes et des femmes d’aujourd’hui. Des hommes et des femmes qui appartiennent à un pays (la Roumanie), à une région (l’ex-Europe de l’Est), à une Union européenne, à un monde où, avec d’autres mots et des règles différentes, le mépris, la peur et la haine des autres prospèrent toujours, humilient et maltraitent, regagnent du terrain, tuent encore.

En cet an de disgrâce 1835, le gendarme Costandin au service d’un potentat de Valachie traque un esclave tsigane en fuite. (…)

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Duel au soleil

Palerme d’Emma Dante, avec Emma Dante, Alba Rohrwacher, Elena Cotta. 1h34. Sortie le 2 juillet

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Figure importante du théâtre contemporain italien, et également romancière, Emma Dante « passe au cinéma », comme on dit, sans beaucoup s’éloigner de chez elle. Parce qu’elle a tourné dans la ville où elle est née, et même dans la rue où elle a habité 10 ans, cette Via Castellana Bandiera qui est aussi le titre original du film. Et surtout parce qu’il y a en effet une dimension théâtrale dans ce film, par ailleurs très cinématographique, mais construit dans le cadre de ce que les Américains appellent show down, le duel final notamment caractéristique de la fin des westerns classiques. Et c’est exactement ce à quoi on assiste dans Palerme, avec des enjeux pas si lointains d’ailleurs des affrontements mythologiques métaphorisant l’invention des Etats-Unis qu’aura raconté Hollywood.

Interprété par la cinéaste et la star montante du cinéma italien Alba Rohrwacher, Palerme appelle également une autre comparaison, également dans le régime du mythe : la tragédie antique. La situation de départ aurait pu aussi bien être celle d’une comédie à l’italienne des années 60-70 – chacune au volant de sa voiture, deux femmes appartenant à des mondes différents de la société italienne se retrouvent bloquées l’une en face de l’autre, et refusent de céder le passage. En hommage au Grand Embouteillage de Comencini, on aurait pu surnommer le film « le petit embouteillage », ce ne serait pas rendre justice à sa dureté tragique, malgré (ou à cause de) l’absurdité même de la situation.

Situation matériellement d’une simplicité qui confine à l’épure, et en même temps riche de sens multiples, une des vertus du film étant de ne surtout pas choisir entre ceux-ci. Le face-à-face de deux femmes au volant de leur voiture (la Dante et la remarquable Elena Cotta en vieille albanaise au bout du malheur), qui finit par mobiliser tout un quartier pour des motivations aussi diverses que peut avouables, possède surtout une qualité qu’on désespérait de retrouver dans le cinéma italien fondé sur la représentation stylisée des comportements populaires. De Bellissima ou Il bidone aux Monstres ou à Mes chers amis, ou même à Affreux sales et méchants, c’était la grandeur de ce cinéma d’avoir su porter sur leur propre monde un regard très critique, volontiers grotesque ou aussi outré que le permet l’héritage de la commedia dell’arte, mais sans jamais mépriser ceux qui étaient filmés ; exactement ce qu’il a été ensuite incapable de faire, sous l’influence trop visible des veuleries télévisuelles – y compris lorsqu’il prétendait dénoncer ces mêmes veuleries, comme récemment  Reality de Matteo Garrone.

Ces deux femmes sont folles, si on veut, et pas moins fou le monde commun que ni elles ni leurs proches ne savent plus habiter, chacun(e) pour soi et moins encore ensemble. Mais ce sont des êtres humains, et pas de pantins ni des caricatures. Les traiter ainsi, en humain, est le début de la seule réponse possible à cette folie même. C’est aussi la condition, admirablement remplie, d’un film intense et émouvant.

Post-scriptum: Avez-vous remarqué? Sangue et Palerme, deux bons films italiens deux semaines de suite (et dont aucun n’est signé Nanni Moretti)? Cela mérité d’être salué!

Cowboy céleste

Mille Soleils de Mati Diop

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En 1972, une météorite traverse le ciel d’Afrique. Sa lumière sera aussi brève qu’éblouissante, elle laissera une ténèbre que lampes ni bougies à venir ne pourront dissiper. Premier film d’un jeune homme de 27 ans, Djibril Diop Mambety, Touki Bouki propulsait à travers les rues de Dakar l’amour, le désir et la soif de vivre de deux jeunes gens qui, c’est bien le moins, se rêvaient maîtres du monde. Et l’épopée de Mory et Anta à bord de la moto aux cornes de buffles, à bord des rêves d’ailleurs et des tensions d’ici-bas serait l’unique explosion véritablement moderne qu’ait connu le cinéma africain – même son réalisateur, qui tournera à grand peine trois autres films avant de mourir, Hyènes en 1992 et surtout les très beaux Le Franc et La Petite Marchande de soleil, ne rééditera rien de comparable à cette déflagration d’énergie sensuelle et rebelle.

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A la fin de Touki Bouki, elle, Anta est partie au loin, lui, Mory, est resté.

Aujourd’hui, Mati Diop s’en va voir ce qu’il est advenu de Mory, ou plutôt de Magaye Niang, son interprète. Mati Diop est la nièce de Djibril Diop Mambety (et la fille du grand musicien sénégalais Wasi Diop). Nulle piété filiale ni monument en mémoire de son oncle dans le projet de Mille Soleils, mais la très juste intuition qu’au côté de celui qui fut Mory, il est possible de filmer le présent, un présent hanté de souvenirs et d’images, mais aussi riche de ses propres tensions et de ses propres espoirs. Le moyen de cette double présence, réelle et imaginaire, immédiate et spectrale, on le connaît bien : cela s’appelle le cinéma.

Et le cinéma est d’emblée mis en jeu, alors qu’on accompagne à travers les rues de la capitale le vieil homme en boots de cowboy, garçon vacher menant à l’abattoir des bêtes qui arborent les immenses cornes qui ornaient jadis sa moto de dandy. Dans la poussière mythologique et au long d’un mouvement de caméra emprunté à Sergio Leone, Magaye Ngiang conduit son piètre troupeau sur la musique du Train sifflera trois fois. Et ce sont d’innombrables couches qui semblent se superposer dans cette scène pourtant en apparence très simple, à laquelle fera écho le règlement de compte final, celui vers lequel aura cheminé l’hésitante, voire réticente et titubante trajectoire, du héro : les retrouvailles avec sa jeunesse (réelle), et avec celle qu’il aima (dans la fiction). Ces retrouvailles ont lieu grâce à la projection en plein air de Touki Bouki, occasion dont Magaye est supposé être l’invité d’honneur, et où il n’a rien à dire.

Sur sa route vers une séance où il est loin d’être sûr de vouloir aller, il vit une véritable odyssée en quelques heures, et celle-ci imprègne le film de la réalité vivante du Dakar d’aujourd’hui. Ce réalisme des situations est non pas contredit mais sublimé par une utilisation des couleurs qui, enchantant le quotidien de couleurs magiques, ou parfois maléfiques, n’en exprime que plus puissamment les beautés et les horreurs bien réelles.

Enfin parvenu sur ce podium devant l’écran, Magaye ne peut que dire, montrant le jeune et beau Mory projeté en grand derrière lui,  « c’est moi ». Les enfants se moquent, comment serait-ce lui, qui est vieux et sale ?

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Si ce n’est pas lui, qui est alors ce vieux cowboy noir qui s’aventure sur une banquise immaculée, à la recherche du fantôme de son amour de jeunesse ? Ni Magaye Niang ni Mory, ni Gary Cooper ni le shérif Will Kane, ni Djibril Diop Mambety, mais quelque chose comme la silhouette du cinéma. Celle-là même que dessina il y a quarante ans la trajectoire de Touki Bouki dans le ciel d’Afrique. Mille Soleil dure 45 minutes, ces trois quarts d’heure sont plus pleins et plus inspirants que l’immense majorité des films de plus grande longueur. Mati Diop n’a pas invoqué la mémoire d’un film ou d’un réalisateur, elle a fait danser l’esprit même de son art.

En terrain commun

Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des Plaines), d’Arnaud Desplechin, avec Benicio Del Toro, Mathieu Amalric, Gina McKee. 1h56. Lire aussi l’entretien avec A.Desplechin à partir des photos de repérage.

 

C’est un film d’aventure, un vrai, un grand. L’histoire de deux hommes en marge qui parcourront, ensemble et l’un vers l’autre, une odyssée.

Ce voyage semé d’embuches, de gouffres, de passages obscurs, les deux héros l’accompliront pour l’essentiel assis face-à-face, dans une salle désaffectée d’un hôpital militaire du Kansas. L’un, qui jusque là ne parlait pas, raconte. L’autre, avec son accent bizarre, pose des questions, écoute et prend des notes. C’est une histoire vraie, et qui se trouve à la source d’une autre aventure, tout aussi palpitante – mais ça, on n’est pas obligé de le savoir en voyant le film.

Parce que qui n’aurait jamais entendu parler de Georges Devereux, de cette psychothérapie de l’indien Blackfoot Jimmy Picard[1], et de la manière dont cette expérience a effectivement jeté les bases d’une réinvention de la psychiatrie intégrant les caractéristiques culturelles des patients et des soignants, c’est à dire aussi bazardant l’occidentalocentrisme des sciences psychiques, et ouvrant la porte à d’immenses remises en cause d’encore bien plus vaste ampleur, celui qui, donc, ne saurait rien de tout ça, et sans doute s’en ficherait royalement, n’en sera pas moins rivé à l’écran par les aventures de Jimmy P. et Georges D.

Peu après la fin de la deuxième guerre mondiale, Jimmy souffre de multiples troubles physiques et psychiques, suite à une grave chute alors qu’il était GI en France fin 1944 début 1945. A l’hôpital de Topeka, où sont soignés les vétérans ayant des problèmes liés aux fonctions cérébrales, on ne lui trouve aucun symptôme physiologique.

Avant de le déclarer psychotique, le médecin-chef a l’idée de faire appel à un personnage fantasque, qu’on appelle «le médecin français» (il arrive de Paris mais est en fait hongrois): celui qui se fait appeler Georges Devereux a étudié la psychiatrie mais aussi l’anthropologie, notamment chez plusieurs peuples indiens, en particulier les Mohaves auxquels il a consacré sa thèse. Lui à qui la rigide Société américaine de psychanalyse refuse d’accorder le titre de psychanalyste, y jette les bases de la discipline aujourd’hui si féconde qu’on appelle l’ethnopsychiatrie.

Au début du film, on pourrait croire retrouver dans le Jimmy joué par Benicio Del Toro, géant massif et taciturne, le «Chief» de Vol au-dessus d’un nid de coucou, tandis que le toubib à l’accent et aux costumes improbables que campe Mathieu Amalric menace la caricature, sinon le cliché. Normal, ça fait partie de l’aventure.

Cette aventure sera aussi, surtout, celle du spectateur: il s’agira, pour lui comme pour les personnages, de partir des acquis, de son savoir (de spectateur) pour aller de l’avant et accomplir lui aussi ce beau programme politique et éthique qu’énonce Devereux à la fin: «deux hommes de bonne volonté qui cherchent un terrain commun». Ce terrain commun est très exactement ce que construit le film d’Arnaud Desplechin, avec ses spectateurs.

Pour Devereux, ce terrain commun passera d’abord par sa connaissance des mœurs et des usages des Indiens. Grâce aux premiers fils ténus ainsi établis avec Picard, il peut mobiliser d’autres ressources, qui concernent le vocabulaire, qui concernent sa propre vie privée, qui concernent la possibilité de faire varier les limites entre maladie et santé, entre physique et psychique, entre rêve et réalité.

Le recours aux relations entre ces différents termes telles qu’elles ont court chez les Indiens (chez des Indiens, pas n’importe lesquels, chez des «Indiens», puisqu’ainsi les nomment ceux qui ne sont pas eux, et que même les Noirs traitent en inférieurs) est un moyen – n’est qu’un des moyens – de construire ce territoire qui apparaît à mesure qu’on l’explore, soit exactement le statut de la frontière dans les westerns. Dans une des scènes, les deux hommes vont en ville voir un nouveau film, Vers sa destinée de John Ford. Et en effet Jimmy P. est bien un film fordien, où les hommes, par l’action, construisent un pays qui grandit. Jimmy P. aurait pu porter le titre d’un autre western de ce cinéaste, Two Rode Together.

A l’initiative de Devereux, mais bientôt suscitant des réponses de plus en plus riches chez Picard, se développe tout un réseau de signes, d’échos, de sens possibles, de glissements et d’harmoniques. Rien ici du mécanisme souvent bébête des systèmes d’interprétation des rêves sur la base d’analogies ou de métaphores terme à terme (ceci représente le pénis, ceci représente le père jalousé, ceci tient lieu de cela…), mais une véritable poétique active, et dont l’efficacité se mesure à la baisse de la souffrance terrible éprouvée par le patient.

Puisqu’il s’agit de travail thérapeutique, bien sûr. Mais il s’agit tout aussi bien de création artistique, et en particulier de cinéma: ce que montre le film est comme le chant à bouche fermée d’une très haute idée de la mise en scène, où les corps, les songes, les mots, les injustices sociales, les pulsions individuelles, les paysages seraient susceptibles de s’agencer les uns les autres, et de se ré-agencer constamment, pour créer une forme en mouvement, saturée de sens sans en imposer aucun.

Afin de donner à cette aventure toute sa signification, et toute sa richesse, Desplechin invente un aspect absent du livre dont il s’inspire, en dotant Devereux d’une vie privée qui aura à l’écran une place équivalente à celle de Picard telle que ses réponses au psychothérapeute la fait surgir. Des histoires d’amour, de souvenirs d’enfance, d’insertion dans une communauté et un milieu professionnel… C’est défaire l’abstraction de la fonction médicale (et le théâtre inégalitaire de la cure psychiatrique et plus encore psychanalytique), c’est mettre de plain-pied le malade et celui qui le soigne, sans du tout les confondre, bien au contraire.

Est-il utile d’ajouter qu’un tel projet de film, presqu’entièrement fondé sur des échanges de questions et de réponses entre deux hommes assis face-à-face, est un véritable défi de cinéma ? Défi relevé avec un brio d’autant plus grand qu’il ne s’affiche jamais, le film choisissant au contraire une discrétion attentive, dont l’intensité spectaculaire est un véritable tour de force, accompli bien sûr par deux acteurs d’exception, mais aussi par un cinéaste qui semble ne vouloir rien prouver pour lui-même, tant il importe de faire correctement le job. Comme le médecin, à nouveau: ce Frenchie débarquant dans le Midwest affublé d’une image (ses précédents films), n’en renie rien, il y puise au contraire les ressources d’une invention véritable, à la fois d’un radical courage et d’une intense émotion.

Ce texte est une reprise de la critique publiée sur slate.fr lors de la présentation du film au Festival de Cannes en mai 2013.


[1] La cure menée par Georges Devereux fait l’objet d’un livre exceptionnel (et parfois ardu), à la fois compte-rendu minutieux des entretiens avec son patient et analyse approfondie de leurs conditions factuelles, de leurs bases théoriques et des moyens thérapeutiques mis en œuvre: Psychothérapie d’un Indien des Plaines (Fayard).

 

L’ancienne voie des cimes

Sweetgrass de Lucien Castaing Taylor

C’est quoi, ce film ? Un documentaire sur les moutons ? Oui ! Exactement. Et pourtant, dès le premier plan, dès qu’une brebis fixe les spectateurs, les yeux dans les yeux, quelque chose de grandiose et d’inquiétant se met en branle, et qui ne s’arrêtera plus. De l’exploitation agricole, qui pour notre imaginaire ne peut s’appeler qu’un ranch et certainement pas une ferme, aux plateaux d’altitude du Montana et retour, c’est aussi une odyssée que Lucien Castaing Taylor a accompagnée de sa caméra lyrique et attentive.

Inexplicable mais évident : il faut infiniment aimer et connaître la montagne pour être capable de la filmer ainsi – cela dépasse les questions de cadres, de mouvements d’appareil, de lumière et de durée de plan, on est plutôt du côté de la musique, d’une sensibilité aux infimes vibrations, d’une musicalité des nuages, des arbres, des roches et du vent qu’enregistre le réalisateur. Au confluent de plusieurs imaginaires, celui du western, celui de la nature sauvage, celui d’un rapport de travail et d’intelligence entre les hommes, les bêtes et les paysages, celui aussi, moins bienveillant, des relations entre masses d’individus (les moutons), figures d’autorité (les bergers) et instruments de pouvoir (les chiens), le film met en mouvement une incroyable masse d’images mentales, d’affects plus ou moins enfouis, de frayeurs et de rêveries qui viennent de loin, qu’on croyait oubliées.

Plus cowboys (sheepboys ?) que pasteurs, prolétaires d’un âge obsolète et centaures magnifiques tout à la fois, les hommes (et les femmes) que filme Castaing Taylor sont impressionnants d’efficacité face à des conditions de vie et de travail d’une extrême dureté. Colt à la ceinture et talkie walkie en bandoulière, perdus dans une immensité d’une splendeur écrasante, ils sont tour à tour démunis devant la fatigue et les fauves, rednecks macho, et aussi grands costauds capables d’appeler leur mère en pleurant dans le téléphone portable…

Aventure épique où l’horreur réelle et la comédie fantastique ne cessent de faire irruption, Sweetgrass suit pas à pas le long cheminement du troupeau vers les cimes, mais aussi l’inexorable changement des lumières du jour, du soir, de la nuit et de l’aube, les effets de la solitude et du froid, la puissance des orages, l’éclat des yeux du grizzly dans la nuit à côté des milliers d’yeux luminescents des moutons. C’est la dernière grande transhumance, ce sont les derniers praticiens d’un métier ancien et devenu insoutenable autant que non rentable. Dans le camion qui ramène à la maison John Ahern, le vieux guideur de troupeau, passe à la fois l’ombre de William Munny, le westerner has been d’Impitoyable, et celle des ouvriers de Detroit ou de Longwy sous le doigt de plomb d’un changement d’époque qui écrase les hommes. Pas un mot n’a été dit.

Le cadeau des frères Coen

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Jeff Bridges et Hailee Steinfeld, dans True Grit (Paramount Pictures)

Il y a comme ça des films-cadeaux, des films-gâteaux. Des séances où on se retrouve à déguster chaque instant, en se rassasiant les yeux. Avec True Grit, les frères Coen offrent un tel festin, et on ne voit pas bien quelle raison il y aurait de s’en priver. La réussite du quinzième long métrage des Minnesota Brothers gagne son pari grâce à un coup double et un heureux changement de pied.

Le coup double se met en place dès le début. La voix off de l’héroïne qui cadre le contexte propice à l’action et à la vengeance, la découverte de la ville et de ses habitants hauts en couleurs affirment que les réalisateurs ont choisi de prendre le genre au sérieux. Ce «sérieux» s’établit en trouvant plan après plan, ambiance après ambiance, accessoire après accessoire, porte de saloon après crosse de revolver, le juste alliage de l’imagerie du western et de l’authenticité de reconstitution.

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