«Segundo Premio», «Kouté Vwa», «Super Happy Forever», en accords avec des fantômes

Il y a, il y eut une histoire d’amour sur la plage de Super Happy Forever et puis un flou mortel, pas comme on croirait.

À découvrir en salles dès ce mercredi 16 juillet, les films d’Izaki Lacuesta et Pol Rodríguez, de Maxime Jean-Baptiste et de Kohei Igarashi.

Une pensée compatissante pour l’amateur de cinéma qui essaie de trouver son chemin parmi les dix-huit sorties de cette semaine. Outre les œuvres inédites et à ne manquer sous aucun prétexte d’Edward Yang, on trouve parmi les nouveautés au moins trois films qui méritent d’attirer l’attention.

Deux d’entre eux –Segundo Premio et Kouté Vwa– ont en commun d’être construits autour de la musique et deux d’entre eux –Kouté Vwa et Super Happy Forever– concernent une disparition tragique, où les ressources de la mise en scène redonnent une place à la personne disparue parmi les vivants.

Et tous les trois, sans relever au sens usuel du genre fantastique, ont à voir avec la présence de l’invisible dans le visible. Chacun fait un usage singulier et modéré d’effets spéciaux non réalistes pour fondre ensemble le réel et l’imaginaire, afin de mieux rendre sensible une vérité. Du cinéma, quoi.

«Segundo Premio», d’Isaki Lacuesta et Pol Rodríguez

D’abord, on ne sait pas trop. Une information inscrite sur l’écran (Grenade, XXe siècle), un plan étrange où le sol paraît respirer, des images genre vidéo de vacances où un jeune couple fait du ski et se dispute, une nouvelle inscription sibylline («Ceci n’est pas un film sur la légende des planètes»). Puis, sur une terrasse au soleil, le jeune couple en pleine rupture amoureuse.

Pour la bassiste et le chanteur (Stéphanie Magnin et 	Daniel Ibáñez), pour un couple formé à l'adolescence, une et plusieurs histoires qui se terminent, d'autres qui commencent. | Capricci

Pour la bassiste et le chanteur (Stéphanie Magnin et Daniel Ibáñez), pour un couple formé à l’adolescence, une et plusieurs histoires qui se terminent, d’autres qui commencent. | Capricci

Des images d’un concert de rock et la même jeune femme qui rompt avec le groupe, dont elle était la bassiste. Il faut un moment pour capter que le chanteur est le gars dont on l’a vue se séparer. Mais il ne faut pas longtemps pour s’apercevoir de la force mélodique et rebelle de leur musique.

On était plutôt avec la fille, on se retrouve avec le garçon, le chanteur, et bientôt sa relation avec le guitariste, ce sont eux les piliers du groupe. S’ensuit une véritable aventure, qui est surtout une aventure pour le spectateur, au gré des tribulations de ces deux types, ensemble ou séparément, à la scène, à la télé (où ils plantent un souk king size), à la maison, en studio, chez le dealer de l’un et lors de l’embauche de nouveaux membres du groupe, à Grenade et à New York.

Un des coréalisateurs du film, Isaki Lacuesta, est l’une des principales figures du si vivant et créatif cinéma espagnol contemporain, avec Jonás Trueba, Óliver Laxe, Helena Girón et Samuel M. Delgado, Julia de Castro et María Gisèle Royo, Víctor Iriarte, Itsaso Arana, etc. Sur son précédent film, le mémorable Un an, une nuit (2023), il eut comme assistant Pol Rodríguez qui l’a rejoint sur celui-ci. Film cosigné, Segundo Premio est donc un film de groupe.

Le groupe Los Planetas, en répétition et en crise, d'où naîtra leur musique, et d'autres façons d'exister, chacun et ensemble. | Capricci

Le groupe Los Planetas, en répétition et en crise, d’où naîtra leur musique, et d’autres façons d’exister, chacun et ensemble. | Capricci

Groupe musical, les Los Planetas dont le film suit la trajectoire, mais surtout, et de manière beaucoup plus singulière et inventive, élaboration d’un récit et plus encore d’une mise en scène à plusieurs centres, à plusieurs narrateurs, à plusieurs points de vue. En France, rares seront celles et ceux qui sauront d’emblée que Los Planetas ont été et sont toujours un des grands groupes de rock espagnols et dans ce cas sauront aussi que ce ne sont pas ses véritables membres que l’on voit à l’écran, même si c’est bien leur musique que l’on entend.

Vrai faux documentaire qui réinvente et décale l’héritage de Spinal Tap (1984), le film navigue entre les registres, s’envole sur des riffs de Stratocaster et des nuages de crack, tendu, furieux, caressant. L’incertitude entre un possible réalisme et une invention débridée ouvre l’espace à des situations loufoques, tragiques, hallucinées…

Autant de scènes qui, une par une, impressionnent et séduisent. Mais surtout Segundo Premio est la découverte de cette forme multiple et tonique qu’est le film dans son ensemble, paraissant toujours se déployer sur plusieurs niveaux et à plusieurs distances, jouant et déjouant le biopic, le film musical, la chronique de l’entrée dans un autre âge de la vie, ou dans un autre rapport à la réalité.

Hanté et rigolard, angoissé et intense, Segundo Premio avance dans plusieurs directions à la fois, retrouve qui semblait perdu(e), ne transige avec rien. Quand c’est fini, on n’est toujours pas très sûr de ce qu’on a vu, mais tout à fait certain de la richesse des émotions et des sensations éprouvées. Et, oui, Los Planetas (les vrais) sont de super musiciens.

Segundo Premio 
De Izaki Lacuesta et Pol Rodríguez
Avec Daniel Ibáñez, Cristalino, Stéphanie Magnin, Mafo, Chesco Ruiz, Daniel Molina, Edu Rejon
Durée: 1h50
Sortie le 16 juillet 2025
 

«Kouté Vwa», de Maxime Jean-Baptiste

D’abord, pas de doute. L’émotion et la colère de la jeune femme qui prononce devant les habitants d’un quartier de Cayenne ce qui tient à la fois d’un éloge funèbre et d’un cri de révolte à propos de l’assassinat d’un jeune homme, dont on voit le portrait sur des affiches. Cette émotion et cette colère sont authentiques.

Mais ce garçon qui écoute et qui bientôt s’entraîne à jouer du tambour – l’activité pour laquelle était connu celui qui est mort–, est-ce un personnage de fiction? Et cette grand-mère, femme rayonnante d’énergie et de malice et pourtant traversée d’une souffrance terrible, est-ce une actrice?

Le film ne dira jamais entièrement comment sont assemblés les éléments qui renvoient à la réalité du meurtre de Lucas Diomar –jeune homme poignardé au sortir d’une fête en mars 2012 et dont la mort a soulevé une immense émotion en Guyane– et ce qui relève de la fiction.

Et cette incertitude, en partie levée au générique de fin où il apparaît que les principaux protagonistes jouent leur propre rôle, se fait ouverture à une liberté de raconter, de rendre sensibles la rage et l’angoisse devant la violence urbaine, mais aussi la richesse des relations au sein du quartier qu’explore l’adolescent, venu de France le temps de vacances chez sa grand-mère. (…)

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«Dos Madres», une douce et combative manière de raconter l’histoire

Vera (Lola Dueñas), habitée par une quête et par un combat.

Le premier film de Victor Iriarte fusionne les genres pour accorder ensemble des êtres en butte aux oppressions passées et présentes.

On se croyait entrés dans la zone de faible intensité de l’offre de cinéma, entre 14 juillet et 15 août, période d’ordinaire jalonnée de blockbusters estivaux et de comédies familiales sans conséquence. Et voilà que surgit Dos Madres, invention surprenante, séduisante, troublante et tout à fait réjouissante.

Ce premier long-métrage du réalisateur espagnol Victor Iriarte semble d’abord emprunter des voies qui seraient, elles, très reconnaissables. Le film se situe en effet au point de convergence d’une dénonciation d’un des grands crimes de la dictature franquiste et d’un thriller de vengeance. Mais c’est pour mieux inventer toute autre chose.

Très tardivement révélé, plus de vingt ans après la mort de Franco, le kidnapping de milliers de bébés (peut-être 300.000) volés à leurs parents ou le plus souvent à leur mère isolée durant des décennies pour «éradiquer le gène marxiste», selon la formule d’un psychiatre fou conseiller du général dictateur, est la toile de fond du récit consacré au combat de Vera.

Double combat, pour retrouver son fils, qui lui a été enlevé à sa naissance vingt ans plus tôt, et aussi contre ceux, juges, hauts fonctionnaires et religieux, qui ont été liés à ces enlèvements, et qui, même après le retour de la démocratie, continuent de dissimuler cette pratique et de protéger ceux qui l’ont mise en œuvre.

Tandis que des images d’archives rappellent ce que fut le fascisme espagnol, voici donc cette femme en guérillera urbaine solitaire et inventive. Elle mène des enquêtes périlleuses, organise des opérations clandestines et des rendez-vous secrets selon le répertoire du polar. La voix off et un montage serré contribuent à créer cette tension particulière.

Et pourtant, l’activisme de l’héroïne s’intègre à une attention aux rues de la ville, et à des pratiques –formation de sténotypistes, entraînement de choristes, déménagement d’un piano– qui n’ont apparemment aucun lien avec l’intrigue.

Délicatesse et émotions électriques

Surtout, il règne dans chaque plan une forme de délicatesse gracieuse qui, malgré les émotions électriques, circule depuis cette séquence d’ouverture étrangement belle où une main suit une piste sur une succession de cartes et de plans. Et finit, hors cartes, par trouver une autre main. L’enquête sur des lieux et des trajets, possiblement utile aux investigations de Vera, y devient poème visuel, à la fois graphique et attentif aux territoires, et à ce qui les dépasse.

Ignorée par les puissants, vaincue de la grande histoire mais décidée à ne pas se laisser faire, Vera dit: «Il ne me reste que mon histoire et ma façon de la raconter.» Sa façon de la raconter, qui est aussi la façon qu’a Iriarte de construire son film, est une lutte, aux conséquences inattendues.

L’enquête de Vera n’était que le premier chapitre, présenté comme une lettre de la mère à ce fils qu’elle ne connaît pas. Mais voici que, dans le deuxième chapitre, apparaissent le fils, Egoz, et sa mère adoptive, Cora. Voici que se nouent d’autres tensions, d’autres manières de faire exister des histoires individuelles, intimes, dans des environnements multiples et reliés.

La lettre du premier chapitre, Vera l’a écrite et envoyée, en deux exemplaires, à Egoz et à Cora dont elle a fini par retrouver la trace. Elle dit qu’elle sera dans une maison, au loin, dans le nord du Portugal. Egoz, le jeune homme, part à sa rencontre. Cora le suit.

Ce qu’il adviendra entre eux trois, il ne convient pas de le dire ici. Il faut dire plutôt combien ces récits, ces conflits, ces émotions, ces souvenirs s’inscrivent dans un univers étonnamment riche, se fondent dans des scènes qui semblent sans rapport direct et relèvent de tonalités différentes, et qui pourtant s’harmonisent.

Dos Madres raconte l’histoire de Vera, Egoz et Cora. Mais leur histoire prend place dans un monde plus vaste, où des gens différents font des choses différentes. «Font des choses», drôle d’expression, mais assez appropriée ici tant ce qui se pratique sous nos yeux relève du domaine du «faire»: transporter des meubles, accorder un piano, exercer son visage et sa gorge pour mieux chanter…

Pas à pas, l’invention d’un système de signes et de modes de reconnaissance entre Egoz (Manuel Egozkue) et ses deux mères, Cora (Ana Torrent) et Vera. | Shellac

Vera, Egoz et Cora s’approcheront, s’accorderont comme s’accordent des danseurs à mesure qu’une chorégraphie commune s’inventent entre eux. Ils s’accordent aussi à leur environnement, comme la mise en scène s’accorde à ses personnages et aux situations de la fiction, et aux tensions qui en émanent. Accords intimes et précis, attentifs, quoique sans illusion sur les duretés et les laideurs du monde. (…)

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À voir en salles: «Fermer les yeux», «La Bête dans la jungle», «Quand les vagues se retirent»

Alliés et ennemis, à l’aube et au crépuscule tandis que la marée monte ou descend, les espaces fascinants et faussement sereins de Lav Diaz sont habités par des fantômes, et encore des crimes à venir. 

Les nouveaux films de Víctor Erice, Patric Chiha et Lav Diaz sont trois impressionnantes propositions de cinéma, trois invitations à des voyages dans le temps, l’espace, l’imaginaire et le monde actuel.

Ce mercredi 16 août sortent sur les écrans français trois films qui ont en commun d’être de très beaux films, d’avoir été présentés dans les trois plus grands festivals de cinéma, et de n’y avoir pas reçu l’attention que chacun méritait.

Ni Quand les vagues se retirent à Venise, ni La Bête dans la jungle à Berlin, ni Fermer les yeux à Cannes n’a été salué à la mesure de son importance. Ce qui leur vaut sans doute aussi cette date de sortie considérée comme peu favorable, mais qui ne devrait en aucun cas contribuer à les laisser dans une injuste pénombre.

Ils sont aussi différents que possible et pourtant, parce que ce sont de véritables films de cinéma (il n’y en a pas tant), ils ont chacun à leur manière affaire au même enjeu: le temps.

Celui-ci se traduit par le quart de siècle durant lequel se déroule La Bête dans la jungle, les vingt-deux ans qui séparent le passé du présent du personnage de Fermer les yeux, les dix ans de prison endurés par celui qui revient dans l’ombre de Quand les vagues se retirent. Mais ce n’est pas que, banalement, du temps a passé. C’est que le temps habite, travaille, anime la chair même de chacun de ces films, si vivants.

Fermer les yeux de Víctor Erice

Depuis longtemps retiré des caméras, un cinéaste (Manolo Solo) revient sur son passé, aussi mystérieux que douloureux. | Haut et Court

«My Rifle, My Pony and Me» n’est plus, depuis bien longtemps, seulement la chanson de Dean Martin et Ricky Nelson dans Rio Bravo d’Howard Hawks, mais l’hymne de générations de cinéphiles, un signe de reconnaissance international. Lorsque, entouré de quelques jeunes amis, l’ex-cinéaste Miguel la chantonne sur la plage où il vit désormais une vieillesse de bohême à l’écart du monde, il semble qu’une boucle soit bouclée.

Cette boucle, qui occupe les deux premiers tiers du film, a composé un émouvant voyage dans plusieurs monde à la fois, un imaginaire de cinéma, un passé qu’on a cherché à effacer et qui revient, un jeu fluide de souvenirs, de mystères, de légendes.

Il y avait eu cette époque lointaine, où Miguel tournait un grand film, inspiré d’un autre grand film (The Shanghai Gesture de Josef von Sternberg, sorti en 1941), avec son grand ami le grand acteur Julio. Tout était grand alors, les espoirs et l’inspiration, la promesse du succès et l’intensité des sentiments.

Et puis tout s’est cassé. Julio a disparu, déclaré mort, le film s’est arrêté, la carrière de Miguel aussi. Jusqu’à ce que, vingt-deux ans plus tard, une émission de télé ressuscite cette vieille affaire. Miguel, qui avait tout laissé derrière lui, revient en parler. Il retrouve des témoins, sort des documents, rouvre de vieilles boîtes de pellicule.

Le cinéma, c’est dans sa nature, a gardé des traces. Il y a des images, des sons, des présences. C’était déjà, en partie, l’enjeu du film que voulait tourner Miguel, autour de la fantasmagorie hollywoodienne avec Marlene Dietrich, et de la réalité du rapport à la Chine, à une jeune femme chinoise et au présent d’alors, vingt-deux ans plus tôt.

Derrière l’histoire du personnage, celle du cinéaste

Ce serait déjà une magnifique circulation dans le temps, la mémoire, les jeux de miroir des souvenirs et des oublis, des refoulements et des séductions. C’est bien davantage pour qui connaît la véritable histoire derrière ce qui se présente comme une fiction.

Car Fermer les yeux est né du drame vécu par Víctor Erice, auteur d’un scénario jouant avec la mémoire du film de Josef von Sternberg: La promesa de Shanghai. Scénario dont il a été dépossédé par la production, laquelle l’a confié à un confrère qui n’a eu aucun scrupule à tourner le film à sa place: Le Sortilège de Shanghai, réalisé par Fernando Trueba et sorti en 2002.

Miguel raconte un douloureux souvenir qui est aussi celui du réalisateur. | Capture d’écran de la bande-annonce

À l’aube des années 2000, Víctor Erice était l’auteur de trois merveilles de films: L’Esprit de la ruche (1973), Le Sud (1983) et Le Songe de la lumière (1992). Il était, il est toujours, l’autre plus grand cinéaste espagnol de sa génération, dans un tout autre registre que Pedro Almodóvar. Après ce qu’il a vécu comme le coup de poignard de l’abandon forcé du film, il ne tournera rien pendant vingt-deux ans –exactement la durée qui, dans Fermer les yeux, sépare Miguel de l’abandon de son film et de sa carrière.

Pas besoin de savoir cela pour être émerveillé par le film, tel qu’il s’est déroulé jusqu’à la chanson du western, le soir sur la plage. Mémoire, mystère, présence des magies de l’enfance, enchantements et cruautés du cinéma et de la vie aussi inséparables que les veines des artères irriguent le cheminement de ce qui a été, à travers ce qui est.

Chaque séquence est une invention visuelle, vibrante de présence humaine, merveille de ce qu’on voit et tout ce qu’on ne voit pas. Cinquante ans après L’Esprit de la ruche, Víctor Erice reste le cinéaste visionnaire, hanté par les rêves intimes et les horizons partagés, qu’il a toujours été.

La fin du film, avec des retrouvailles forcées, laborieuses, fait monter d’un cran le côté sentimental, au risque de confondre la puissance vibrante qui habitait de manière magnifique toute la première partie, la mélancolie, avec ce qui passe pour son équivalent et est en fait son opposée, la nostalgie.

Vapeur d’un opium orientaliste où s’estompe la silhouette d’une jeune chinoise, fragilité de l’image projetée, tremblement de souvenirs dont on ne sait qui peut décider de les conserver ou de les laisser s’enfuir, flottent sur un nuage qui s’en va dans la brume pourpre du canyon.

Fermer les yeux de Víctor Erice avec Manolo Solo, José Coronado, Ana Torrent.

Durée: 2h49. Sortie le 16 août 2023

Séances

La Bête dans la jungle de Patric Chiha

John (Tom Mercier) et May (Anaïs Demoustier) dans l’univers hors du monde d’une boîte de nuit sans nom. | Les Films du Losange

Elle est là. Elle s’appelle May. Elle est vivante et belle. Elle entre dans ce lieu qui n’a pas de nom, la boîte à la porte de laquelle veille une sorcière sensuelle –qui d’autre que Béatrice Dalle, impériale? Elle y rencontre John. Mais est-il là? Est-il vivant? Beau, oui, assurément. Mais d’une beauté sombre, figée, tout le contraire de May.

John et May étaient les personnages de la nouvelle de Henry James parue en 1903 et qui portait le même titre. Le film de Patric Chiha en est l’adaptation parfaitement fidèle et parfaitement libre. Ça n’a pas d’importance.

L’important est que tout de suite, et sans cesse, une intensité vibre entre ces deux êtres, May et John, dans ce décor presque unique de la boîte de nuit, où sans cesse une foule immense danse. Sans cesse, c’est-à-dire toute la nuit, toutes les nuits. Mais il semble qu’il n’y ait pas de jours. Le temps passe, vingt-cinq ans, de la fin des années 1970 au début des années 2000.

La musique change, les lumières changent, le mur de Berlin tombe, le sida clairsème le dancefloor, les tours de Manhattan s’effondrent. John et May ne changent pas.

Ce que John attendait déjà quand elle l’a rencontré, May a choisi de l’attendre aussi. C’est inexplicable, mais peu importe, puisque de cet inexplicable naissent des vibrations, des émotions, des questions, des gerbes de joie et des torrents de tristesse.

Un miracle qui respire

La Bête dans la jungle est un pur pari de cinéma, à partir d’une œuvre majeure de la littérature. Et c’est, plan après plan, une sorte de miracle, auquel on ne trouve guère qu’une figure tutélaire, qui ne fut pas par hasard à la fois écrivain et cinéaste: Jean Cocteau. Dans cette lumière reviennent, réincarnés en John et May, La Belle et la Bête, Orphée et Les Enfants terribles. Mais sans jamais s’alourdir de références, toujours dans leur propre mouvement vif. (…)

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«Venez voir» des vies qui s’inventent

Changer de vie? Un dimanche au soleil, la réunion des ami·es s’amuse et s’inquiète.

Le nouveau film de Jonás Trueba revisite la quadrature du cercle du passage à l’âge adulte, avec grâce et humour. Mais aussi avec de fermes partis pris.

C’est tout de suite évident. Il y a cette musique, magnifique, jouée au piano. Et il y a les visages de celles et ceux qui écoutent. Personne ne peut expliquer comment s’obtient cette puissance d’évocation, cette richesse des suggestions, cette attention affectueuse, respectueuse, attentive à des êtres. Grâce à la durée de chaque plan, à la distance à laquelle chaque visage est filmé, à la lumière, mais aussi forcément à autre chose d’indéfinissable et d’inimitable.

L’intrigue de Venez voir n’a même pas commencé que déjà le film a partagé le désir d’accompagner ce qui va advenir. Il est mille façons de commencer un film; l’ouverture, à tous les sens du mot, du huitième long-métrage de Jonás Trueba est une des plus belles qui se puisse espérer. Et puisque la date s’y prête, on a envie de dire que ce serait une bien belle manière de commencer l’année, avec une musique inspirée et dans l’attention aux autres.

Le pianiste, Chano Domínguez, termine son morceau, «Limbes», écrit pendant le confinement, sous les applaudissements des clients du bar madrilène. Parmi eux deux couples d’amis trentenaires, à l’occasion de retrouvailles post-Covid. Susana et Dani font l’éloge de leur nouvelle maison, hors de la capitale, et annoncent qu’ils attendent un enfant. Elena et Guillermo sont perplexes devant pareils projets, mais promettent qu’ils viendront les voir «à la campagne» –plutôt en grande banlieue.

Un peu à reculons, un peu par fidélité à leur promesse, ou à leur jeunesse qu’ils ont partagée avec celui et celle qui se sont désormais éloignés, ou pour sortir des incertitudes de leur propre couple, Elena et Guillermo iront rendre visite à Susana et Dani.

Ne pas en faire un drame

La discussion entre les deux urbains, puis le trajet pas si simple en train jalonnent ce début de récit, discussion et trajet émaillés de multiples inventions dans les manières de dire et de ne pas dire, d’émettre des signes qui sont le tissu même des rapports humains. C’est comique, c’est triste, c’est juste et fin et blessant, c’est idiot. C’est vivant.

Susana n’a pas eu l’enfant attendu, la maison n’a rien de très bucolique, pourtant la vie du couple qui a déménagé, et fait visiter à leurs amis venus de la ville un endroit où ils aiment habiter, n’est en rien sinistre. L’existence, pour les uns comme pour les autres, se joue autour de questions plus que d’affirmations, les affects circulent, les doutes sur ce qu’ils et elles sont en train de devenir cherchent comment se formuler, ne trouvent pas toujours, et n’en font pas un drame.

Susana (Irene Escolar), Dani (Vito Sanz), Elena (Itsaso Arana) et Guillermo (Francesco Carril), devant un espace qui reste à inventer. | Arizona Distribution

Ils sont, bien sûr, en train de devenir des adultes, de sortir d’une adolescence que l’esprit du temps comme leurs conditions d’existence relativement aisée ont prolongée. Mais qu’est-ce que ça signifie, devenir adulte? (…)

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«Madres Paralelas», amours de femmes dans un palais des glaces

 
Complicité, manipulation, tendresse et menace se reconfigurent constamment entre Ana (Milena Smit) et Janis (Penelope Cruz).

Grâce notamment à l’interprétation toute en finesse de ses deux actrices principales, le film le plus accompli d’Almodóvar depuis une bonne décennie compose une émouvante, subtile et finalement joyeuse carte des émotions.

 

Le nouveau film d’Almodóvar est une véritable bénédiction. Une planche de salut dans l’océan de niaiserie familialiste réactionnaire qui a submergé les films du monde entier.

À partir du canevas a priori le plus inféodé aux diktats du schéma familial, le cinéaste espagnol, au meilleur de son talent, ne cesse de montrer que, sur ce thème comme sur tout autre, le cinéma est à même de faire vivre la liberté des personnes –personnages et spectateurs–, l’imaginaire et la complexité des émotions au lieu de (se) soumettre aux conformismes dominants.

Deux femmes, Janis dans la quarantaine et Ana encore adolescente, accouchent en même temps. Elles se lient d’amitié à la maternité. Elles ont chacune une fille. Bientôt, Janis, qui adore son bébé, a des doutes sur le fait que sa petite Cecilia soit bien son enfant.

De test ADN en retrouvailles avec Ana, puis de faux-semblants en double jeu, se met en place une sorte de marivaudage tendu des émotions maternelles, des désirs féminins et des formes innombrables que prend l’amour –porté aussi aux hommes à l’occasion, même si c’est de manière très marginale.

Madres Paralelas est peut-être le film le plus hitchcockien du réalisateur de Parle avec elle et de La Piel que habito. Il s’y déploie un mécanisme de suspens qui évacue tout le grand-guignol, les accessoires lourdauds du crime et de la violence physique, pour faire des affects l’unique terrain où se jouent les intrigues, les coups de théâtre, les manipulations. Tous ces ressorts ne tendent jamais vers un jugement moraliste. Ils accueillent l’irisation infinie des pulsions, des angoisses, des inclinations.

Marqueterie de précision

Si le film est aussi beau et aussi touchant, c’est qu’on perçoit combien ce nettoyage des habituels oripeaux du mélodrame est au fond le signe d’un immense respect. Respect pour ces femmes que nous voyons, mais aussi pour toutes celles et tous ceux qui peuvent éprouver de l’empathie pour ce qu’elles éprouvent. Rien, jamais, n’est décidé d’avance par un moule préexistant, qu’il soit réputé naturel ou de civilisation.

Madres Paralelas est un film très écrit, très scénarisé. Comme toujours chez Almodóvar, rien n’est naturaliste dans cette construction aux allures de marqueterie de précision, où le choix des costumes, des couleurs, des lumières, tout autant que le réglage des péripéties, des gestes et des tonalités émotionnelles concourent à une proposition finalement très ouverte, et qui laisse tant de liberté à tout un chacun.

Parallèles et symétriques, convergentes et perpendiculaires, droites et courbes, les mères sont les héroïnes d’un mélodrame qui ne manque ni d’humour ni d’étrangeté. | Pathé

En pareil cas, la prise en charge par les interprètes est décisive. Ils et elles –elles, en l’occurrence– doivent du même élan répondre avec une extrême précision du cheminement sur les toiles d’araignée émotionnelles que tisse le film, et ne jamais réduire leur personnage à sa seule fonction narrative ni à une définition univoque.

Pour sa septième participation à un film d’Almodóvar depuis Tout sur ma mère, Penélope Cruz incarne une Janis impressionnante d’intériorité palpitante, d’indécidabilité dans le réseau de ses besoins, de ses impulsions et de ses retenues.

Face à elle, la quasi-débutante Milena Smit fait vibrer, de la vulnérabilité à la menace et du désir dévorant à l’affection, de multiples cordes sensorielles, qui ne cessent de se recombiner en impressionnants arpèges.

De manière délicate, cette circulation dans le labyrinthe des relations intimes de deux femmes trouve aussi à s’inscrire dans une histoire collective, une histoire douloureuse et au long cours: celle des crimes franquistes et du rapport à la mémoire qui travaille toujours l’Espagne, plus de quatre-vingts ans après la fin de la guerre civile. (…)

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«Madre» déborde du cadre

Elena (Marta Nieto), vulnérable et peut-être dangereuse. | Via Le Pacte

Rencontre vertigineuse entre une femme meurtrie et un adolescent, le nouveau film du réalisateur espagnol Rodrigo Sorogoyen échappe avec bonheur à son récit programmé.

Il est des films dont la beauté et la force sont d’emblée incontestables. Et d’autres où celles-ci affleurent peu à peu, voire –c’est encore plus rare et intrigant– apparaissent contre ce qui semblait les caractériser.

Ainsi en va-t-il de Madre, où se produit une étrange mutation à l’intérieur même de son récit et de l’idée du cinéma qu’il met en œuvre.

Le film s’ouvre, de manière plutôt conventionnelle, sur la scène choc d’un trauma dont est victime une jeune femme, Elena, suspendue au téléphone dans son appartement à Madrid.

Cette scène, d’une grande violence sans rien montrer d’explicite, est celle où elle comprend, à distance, que son petit garçon abandonné seul sur une plage par son père (l’ex de la jeune femme) va subir le pire.

On retrouve Elena dix ans plus tard. Elle s’occupe d’un restaurant sur une plage du pays basque français, là où son fils avait disparu. Un jour, elle croise un groupe de surfeurs, parmi lesquels se trouve un adolescent qui a l’âge qu’aurait le garçon.

Une femme hantée

La machine qui se met alors en marche mobilise clairement les ressorts d’un genre, le thriller psychologique. Son carburant est le processus de doute, d’enquête, de désir de réparation, possiblement de vengeance que déclenche cette rencontre chez la femme hantée par la perte brutale survenue une décennie auparavant.

Sauf que rien ne colle. Le garçon, Jean, est français et pas espagnol; il a une famille aussi normale que possible, et en apparence très sympathique, en vacances comme chaque été dans une villa du coin.

Elena face à Jean (Jules Porier) qu’elle est venue regarder jouer au foot et, au centre, le père du garçon (Frédéric Pierrot). | Via Le Pacte

Elena, qui a un fiancé, porte au garçon une attention à laquelle celui-ci est loin d’être insensible, même s’il n’en comprend pas les motifs. Esteban, le fiancé d’Elena, espagnol comme elle, est d’une délicatesse sans bornes, accompagnant de son mieux les parts d’ombre, d’angoisse, peut-être de folie de celle qu’il aime.

Toute la réussite de Madre consistera, sans trahir ni détruire la mécanique de dramatisation mise en place, à sans cesse la déjouer. La déjouer pour y accueillir davantage de trouble, de douceur, d’humanité.

Elena, Jean, Esteban, mais aussi l’employeur d’Elena, les parents et les frères de Jean, ses amis, son ex-copine et finalement le père de l’enfant disparu jouent chacun une partition qui ne cesse d’entrebâiller davantage que leur place fonctionnelle dans le récit.

Séquence après séquence, le film construit ainsi ce réjouissant paradoxe d’aller à la fois au bout du déroulement narratif annoncé et de ne pas s’y laisser enfermer. Mieux, ce sont les multiples échappées, souvent dépourvues d’explications, qui donnent au cinquième long-métrage de Rodrigo Sorogoyen son élan et son souffle.

Le choix des interprètes, tous excellents, y est pour beaucoup, notamment la présence hors cliché teenager de Jules Porier dans le rôle de Jean. Mais l’essentiel repose sur ce qui émane de tension, d’émotion, de violence intérieure, de fragilité et plus encore d’une séduction vibrante de Marta Nieto.

Duel inquiet et délicatement venimeux entre la mère de Jean (Anne Consigny, parfaite) et cette Elena qui tisse avec le jeune homme des relations mystérieuses. | Via Le Pacte

Autour d’elle, de son visage et de son corps, se noue une intrigue obscure, enrichie du processus singulier d’où est né le film. (…)

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La quête cruelle et solaire de «Petra»

Lucas (Alex Brendemühl) et Petra (Barbara Lennie)

Dans le nouveau film de Jaime Rosales, une jeune femme à la recherche de son identité révèle un labyrinthe de passions et de rapports de force dans une mise en scène inventive et sensible.

Doucement, un charme opère. Cela tient à l’actrice principale, Barbara Lennie, comme à l’attention aux lieux, aux objets, à l’atmosphère. Entre cette jeune femme venue de la ville et les habitant·es de ce village isolé, écrasé de soleil, tout de suite des flux circulent. Le film vient à peine de comencer.

Ensuite, le drame se noue, comme on dit. Petra s’est inscrite en résidence auprès de Jaume, le grand sculpteur de renommée mondiale qui vit là. Elle fréquente son fils Lucas, sa femme, son assistant et sa femme qui tient la maison, leur fils. Parfois le maître apparaît, lâche un commentaire lapidaire et provocant. Au village, le travail manque.

Se développe, par fragments, tout un réseau de séductions, de manipulations, de défiances et d’attractions. Dans la montagne alentour, les animaux. Et puis le ciel.

Il y a un secret, des non-dits, des tabous. Il y a de la douleur et une sorte de folie. Plusieurs sortes peut-être.

Puis le film saute en avant, le temps a passé, les personnages ont changé de place, de métier, de manière d’être… Ce qui n’a pas changé est la justesse du tempo et la précision tendue des affects qui circulent entre les personnages –et entre l’écran et l’audience.

Secrets de famille

Le sixième film d’un des meilleurs cinéastes européens de sa génération, le trop peu reconnu en France Jaime Rosales, conte une histoire de secrets de famille, d’emprises psychologiques, de désirs refoulés ou dévoyés.

Mais c’est surtout la manifestation très forte, et en apparence très simple, des pouvoirs du cinéma, avec en particulier un sens de l’image qui doit beaucoup à l’exceptionnelle directrice de la photo qu’est Hélène Louvart.

Plus encore que le choix du tournage sur pellicule, qui donne aux êtres et aux choses une présence matérielle et charnelle, sa contribution donne toute sa richesse au parti pris du plan-séquence en caméra portée, qui fait de la mise en scène une sorte d’affut permanent.

À l’écoute, à l’affût

Les plans aux lents mouvements semblent à l’écoute de ce qui vibre dans l’air de la scène, de ce qui s’y joue au-delà des mots et des gestes de chacun·e.

Parfois, le cadre ne montre pas «l’action» (qui éventuellement se déroule sur la bande-son) mais un peu du monde alentour, son environnement –et cette «action» en devient plus riche de sens, d’être à la fois imaginée et inscrite dans un espace plus vaste. (…)

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«L’Académie des muses», le jeu des divinités charnelles

AML’Académie des muses de José Luis Guerin, avec Raffaele Pinto, Emanuela Forgetta, Rosa Delor Mura, Mirela Iniesta, Patricia Gil, Carolina Llacher. Durée : 1h32. Sortie le 13 avril.

Intéressantes, les histoires d’amour célébrées par la mythologie antique et la littérature médiévale que raconte le professeur. Séduisantes, les étudiantes qui l’écoutent dans l’amphithéâtre de cette fac de Barcelone. Amusant, le jeu qui se tisse entre elles et l’enseignant quant à l’actualité des sentiments et des relations évoqués par les anciens textes. Subtil et cruel, le dialogue entre le professeur et son épouse, adroite à dévoiler les arrières pensées de l’homme et les sous-entendus des grands récits fondateurs de la culture occidentale.

Séduisant, intéressant, amusant, subtil et cruel, ainsi sera le nouveau film de José Luis Guerin. Des jeux de l’amour et du savoir, du désir et du pouvoir, il semble d’abord proposer, avec une grâce qui réjouit, une description documentaire, à la fois érudite et ludique. Mais ce dialogue entre l’éminent philologue Raffaele Pinto et sa femme à propos de l’utilisation de l’amour courtois pour assurer la domination masculine, pourquoi y assistons-nous à travers une fenêtre fermée, où coulent des gouttes de pluie ? Ces gouttes qu’on retrouvera sur le pare-brise de la voiture où le professeur est rejoint par une étudiante pour un dialogue « pédagogique » dont les enjeux sont alternativement trop clairs et trop opaques.

Ce simple dispositif pluvial, ou son cousin, un système de reflets sur des vitres qui souvent s’interposent, à la fois met à distance et réfracte la présence d’un monde plus vaste, monde peuplé d’humains et de nuage, de lumière et d’activités quotidiennes, qui simultanément contient et ignore ce qui se trame devant nous. Ainsi, toujours entre savoir réellement plaisant, séductions croisées et inégales, défis adolescents ou madrés, ruses et malentendus, un marivaudage complexe se met en place, qui ne cesse de déplacer le regard et l’écoute du spectateur.

Mais voilà que nous partons en voyage. Voilà qu’on débarque, sur les traces de Dante et Béatrice, dans une Italie hantée de souvenirs mythologiques et de bergers très physiques. Arcadie rieuse et sensuelle en contrepoint aux austères théâtres de l’enseignement académique, mise en circulation au grand air des ressources pas du tout futile du désir, de l’attirance des corps, de l’envoutement des mots, comme révélateurs et analyseurs des relations de domination, des mouvements de libération.

A l’écoute des sons de la nature (le vent) et de la culture (les cloches), de la campagne sarde aux portes de l’enfer du lac Averne, d’Eurydice à Héloïse et aux très contemporaines Rosa, Mireia, Patricia et Carolina, entre fable érotique et méditation politique, L’Académie des muses fraie un chemin intrigant et attirant.

Le cinéaste d’En construccion et de Dans la ville de Sylvia semble découvrir pas à pas, plan à plan, de nouvelles manières de faire se répondre et s’enrichir les ressources du documentaire et de la fiction, en même temps qu’il les invente. Et cela devient comme une aventure de plus, une intrigue supplémentaire que se faufilera tout au long des rebondissements et retournements qu’enclenche le projet de « l’académie des muses » véritablement concocté par les étudiantes du professeur Pinto. Lorsque la lumière reviendra dans la salle, quel étrange voyage nous aurons fait.

 

Rencontres à Locarno

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Le Festival de Locarno, dont la 68e édition au bord du Lac Majeur se tient du 5 au 15 août, occupe une place singulière sur la carte de plus en plus fournie des festivals de cinéma. Faisant partie des plus anciennes manifestations du genre, le festival tessinois s’est construit une position enviable, qui ne rivalise pas avec les poids lourds (Cannes, Berlin, Toronto, Venise) tout en affirmant sa vocation généraliste très ouverte, du cinéma de recherche le plus exigeant au blockbuster sur la prestigieuse Piazza grande, de la star légendaire venue de Californie à l’icône du cinéma d’auteur européen comme au jeune réalisateur indonésien ou vénézuélien présentant son premier film. Et cela tout en offrant également une vitrine luxueuse pour le cinéma suisse, des rétrospectives inventives (cette année, Sam Peckimpah) et une visibilité recherchée pour les courts métrages du monde entier. Il faudrait compléter par l’imposant arsenal d’hommages, ateliers de production, formation de jeunes critiques, dispositifs d’aides aux œuvres à venir.

Malgré les aléas et réajustements depuis 1946, Locarno doit cette position à la quasi-continuité de l’excellence de ses directeurs artistiques, depuis Freddy Buache, désormais légende vivante (et toujours spectateur assidu, débonnaire mais exigeant, du Festival) à l’actuel maître de cérémonie, le critique italien Carlo Chatrian. Il le doit aussi à sa capacité à mobiliser des moyens matériels importants, que peuvent lui envier bien des manifestations situés dans des zones moins prospères, et au soutien des autorités locales et régionales, sensibles aux bénéfices collatéraux générés par la manifestation.

Un festival de cinéma, et Locarno plus encore, mieux encore que beaucoup d’autres, ce sont des rencontres. Rencontres avec des films, d’une réjouissante diversité, on l’a dit – même si cette diversité implique aussi la rencontre avec des films parfaitement antipathiques, et cordialement détestés. Rencontres avec des gens, cinéastes, producteurs, critiques, cinéphiles de tous âges et de toutes origines, retrouvés d’une année sur l’autre ou au contraire croisés pour la première fois, dans un environnement qui échappe à la kafkaïenne hiérarchie des multiples accréditations et aux labyrinthes sécuritaires triant et retriant les VIP, les superVIP, les extramegaVIP (ad lib) qui sont l’ordinaire conditions des festivaliers dans les autres manifestations qui gèrent la venue de vedettes.

Mais un festival, cela peut être aussi la rencontre entre des films. Des œuvres conçues très loin les unes des autres, par des gens qui le plus souvent ne se connaissent pas. A côté de la découverte d’autres réalisations sur lesquelles on se promet de revenir à leur sortie, notamment les nouveaux films de Chantal Akerman (No Home Movie) et d’Otar Iosseliani (Chant d’hiver), à côté aussi des films qu’on n’a pas réussi à voir au cours d’un trop bref séjour, ce sont deux rencontres de ce type qu’on aura envie de mettre ici en évidence.

 

L’Arcadie perdue et retrouvée

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La première rencontre rapproche, ou met en écho, deux œuvres qui s’avèrent avoir le même sujet, mais regardé sous des angles très différents. Ils ont signés par deux des cinéastes européens les plus stimulants, qui l’un et l’autre œuvrent  aux frontières de ce qu’on nomme le documentaire, l’Italien Pietro Marcello et le Catalan José Luis Guerin.

Pure splendeur d’intelligence politique, Bella e perduta de Marcello, réalisateur découvert il y a 5 ans avec l’admirable La Bocca del Lupo, prend en charge la véritable histoire d’un paysan de Campanie qui, il y a quelques années, se consacra à l’entretien et à la défense d’un château du 18e siècle, essayant de le protéger du pillage systématique mis en place par la Camorra.

Cette histoire, qui convoque forces sociales et paysages actuels de l’Italie du Sud, est racontée grâce à l’intervention de personnages mythiques, un « Pulcinella » (masque de la commedia dell’arte) et un jeune buffle doué de parole, qui construisent une poétique sensible du refus de la médiocrité, de la soumission et de la laideur d’une bouleversante puissance. Sans en avoir l’air, Bella e perduta devient ainsi un manifeste rêveur et ultra-précis contre la berlusconisation de l’Italie, et ses profonds ravages.

L’Accademia delle Muse de Guerin, auteur notamment du si beau Dans la ville de Sylvia, semble bien loin, accompagnant l’enseignement d’un prof de philologie de l’université de Barcelone cherchant à rendre sensibles à ses élèves la puissance des mots à partir des récits mythologiques et de l’œuvre de Dante. Concret, joueur, sensuel, émouvant, ce parcours ouvertement pédagogique circule de reflets en échos, de salle de cours espagnole en campagne sarde, et finalement fait naître sous ses plans la même quête que le film de Marcello.

La quête méthodique, argumentée poétiquement et sensoriellement, des possibilités d’une reconception du monde, d’une réinvention de la manière de l’habiter qui ne se soumettrait pas à la laideur et à l’argent. Les jeux du vocabulaire et du désir, la musique des ombres et des matières y déploient des ressources qui invitent à penser en souriant, à sourire en pensant, heureuse promenade où n’existent nulle séparation du corps et de l’esprit, où là aussi les bergers du présent  portent un savoir et une séduction pour aujourd’hui et demain.

L’Arcadie est bien le territoire commun de ces deux films, lieu non pas d’une nostalgie mais d’un possible à faire émerger des êtres d’ici et maintenant.

 

A l’aventure

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L’écart de départ est encore plus grand avec l’autre belle rencontre entre films à laquelle la programmation de Locarno aura permis d’assister. D’un côté le retour d’un réalisateur perdu de vue depuis le siècle dernier, après une carrière aussi inégale que remarquée, et qui se lance dans l’adaptation d’un des chefs d’œuvres de la littérature les plus inadaptables qui soient. De l’autre un jeune chinois de 26 ans, venu d’une région reculée de son pays, et qui surgit avec un poème visuel assez renversant.

Ici, donc, Andrzej Zulawski, le réalisateur polonais de L’Important c’est d’aimer et de Possession, entreprenant de porter à l’écran Cosmos, le roman monstre de Witold Gombrowicz.

Transposé au présent et au Portugal, le récit halluciné et volontiers grotesque s’invente d’extraordinaires matérialisations de cinéma, grâce notamment aux interprétations de Sabine Azéma et Jean-François Balmer s’en donnant à cœur joie dans le registre délirant. Dans une veine extrême où s’illustrèrent entre autres Oliveira et Ruiz, Zulawski relayé aussi par trois jeunes et très vaillants acteurs (Johann Libereau, Jonathan Genet, Victoria Guerra) circule du romantisme nervalien à sa parodie bouffonne, de la quête par l’absurde d’un chiffre secret du monde à des scènes comme des sauts dans l’inconnu.

Ce cinéma-là cherche, et par définition s’il cherche, il ne trouve pas toujours. Surtout, ce qu’il a « trouvé », la réussite d’une séquence, la beauté, la drôlerie, la puissance interrogative d’un moment, ne garantit rien pour le suivant.

C’est un cinéma sans accumulation de capital, un cinéma qui mise tout à chaque instant – évidemment qui souvent perd. Zulawski a fréquemment travaillé dans ce sens, avec des réussites diverses, dont la plus belle restait son premier film, La Troisième Partie de la nuit. S’en prenant au texte luxuriant de Klossowski, il entraine dans une sarabande qui rend justice au roman et ne cesse de surprendre, avec quelques moments explosifs.

Ce saut dans l’inconnu est aussi à quoi invite Kaili Blues. Bi Gan est un jeune poète cinéaste originaire d’une zone excentrée du Sud de la Chine, dont une ville donne son titre au long métrage. Glissant entre des personnages dont la relation parait d’abord obscure, ou absente, avec comme viatique une citation de Bouddha affirmant l’unité des choses au-delà de leur apparente diversité (certes), et d’énigmatiques fragments de poème, il semble qu’il faille accepter de se perdre dans le labyrinthe de situations que propose le film. Cette perte n’a d’ailleurs rien de déplaisant, tant le réalisateur sait s’approcher d’un visage, rendre sensible un espace, suggérer des tensions émotionnelles.

Mais Kaili Blues raconte une histoire, et celle-ci sera narrée, même si pas selon les usages. Peu à peu se mettent en place les tenants et les aboutissants, au fil de déplacements – géographiques, temporels, stylistiques – qui s’enrichissent progressivement de sens qui paraissaient d’abord disparates. Loin de Kaili, le film culmine avec une incroyable séquence en un seul plan de 40 minutes en mouvement à travers un village d’une communauté rarement montrée, les Miao, qui est une véritable plongée dans un monde réel et affectif inconnu.

Ici aussi, quoiqu’avec d’autres moyens, c’est bien d’une aventure de cinéma – c’est à dire aussi d’une aventure comme spectateur, qu’il s’agit. Se recomposant constamment comme la caméra fluide de Bi Gan ne cesse de redessiner l’inscription de ses protagonistes dans leur environnement,  la relation au médecin parti à la fois sauver un enfant vendu par son père et accomplir un pèlerinage sentimental au profit d’une autre – double mission qui produira des effets aussi inattendus que délicats – ne cesse de se réinventer avec une émotion qui ne fait que croître. Double émotion, même, à la fois celle engendrée par le film et celle engendrée par la certitude d’assister aux débuts d’un authentique cinéaste.

 

Le facteur beauté

Histoire de ma mort d’Albert Serra

Attention, cet article est un immense spoiler. Il n’entend pas dissimuler un instant le secret du film, le nom de l’assassin. Son nom est beauté. Une beauté si puissante et si singulière qu’on confessera volontiers n’avoir pour ainsi dire pas suivi l’intrigue du film, du moins pendant qu’il se déroulait. Intrigue il y a pourtant, et même riche et complexe. Pour la simplifier, on dira qu’il s’agit de la rencontre, entre affrontement, envoutement et séduction, entre l’esprit des Lumières, qu’incarne le Chevalier Casanova, et l’esprit des ténèbres romantiques qu’incarne le Comte Dracula. Soit, sous des formes saturées d’harmoniques du côté de l’histoire de la pensée comme du roman et du cinéma de genre, la mise en jeu d’une arène décisive pour la psyché occidentale depuis deux siècles et demi. Passent les grands rêves et les espoirs immenses de l’humanité (d’une humanité, l’Européenne), passent les succubes archaïques des terreurs fondatrices et les fantômes des grandes tragédies historiques à venir, des massacres et des totalitarismes. Les ennemis que met en scène le film, le libertin brillant et désenchanté et l’enchanteur maléfique qui poussent les jeunes filles au parricide y sont aussi complices. Et pourtant…

Et pourtant, dès la première séquence, c’est selon un autre registre qu’on entre dans le quatrième long métrage du réalisateur catalan, pour ne plus en sortir. Un registre d’absorption qui vaut largement toutes les 3D immersives (mais on serait bien curieux de voir Serra employer un jour la 3D), une expérience exceptionnelle de spectateur enveloppé doucement et fermement par une émotion qui semble tout devoir à l’assemblage des lumières et des formes, des images et des sons, des mouvements et des ombres. On songe aux plus grands tableaux de Rembrandt ou de Goya, ceux dans lesquels on croit entrer appelé par un charme, comme dans un monde en quittant notre monde, par la seule puissance esthétique. Il existe dans le vocabulaire pour décrire les films l’expression « plans-tableaux », qui désigne des compositions d’images, souvent statiques, évoquant celles des peintures. Il s’agit ici d’autre chose. Il s’agit d’une profondeur, mais qui n’est pas non plus la « profondeur de champ », plutôt celle du mystère, un mystère qui tient à la fois de la nature et de la mystique. Il faudrait davantage parler de plans-caresses, de plans-hypnoses, de plans-invocations.

On le sait depuis Honor de cavalleria et Le Chant des oiseaux, Albert Serra est un magicien du cinéma – il faut prendre ici  très au sérieux, et très littéralement, le mot « magicien »: c’est un travail, avec des pratiques spécifiques qui ont des effets, même si on ne comprend pas les relations entre les causes et les effets. On comprend en revanche, et c’est le grand « sujet » des films aussi bien, qu’il s’agit d’abord et in fine de croyance. Quichotte, les Rois mages, Casanova sont des croyants, ils sont portés par une foi active, performative, qui change sinon le monde, du moins l’être au monde.

Serra, lui, croit au cinéma. Je ne sais pas ce que signifie cette phrase. Lui non plus sans doute. Ça ne change rien à l’effectivité. Qui dit qu’un shaman ou un guérisseur « sait » ce que signifie la puissance de sa pratique? Il s’agit de faire, ce Serra-là fait, et fait sacrément bien. La merveille, mais au fond c’est très logique, est qu’il ne fait jamais la même chose. Car, au contraire de ce qui précède pourrait laisser croire bien à tort, Albert Serra est un cinéaste matérialiste, un réalisateur (littéralement) qui part des matériaux, des singularités, du contexte, du local. Les corps, les voix, les accents. Les gestes, les habits, les paysages. Les paramètres physiques de l’existence. Le bois, le tissu, les arbres, le sang, la chair. Et puis le désir aussi, mais comme un flux aussi réel que le vent, même si pas plus visible.

De Scorpio Rising à Straub et à Leviathan, de Tabou (Murnau) aux Feux d’Imatsuri ou à certains Sokhourov, on pourra toujours entreprendre d’inscrire ce qu’il fait dans une histoire du cinéma organique, on n’aurait pas tort, mais on en manquerait la force autonome, la musique. Combats et séductions, luttes de pouvoir, monde qui s’effondre, amours interdites, sacrifices sanglants, ombre qui monte : Histoire de ma mort est transporté d’événements et de rebondissements. Ils sont parfois embrassés avec fougue, parfois contés avec une distance amusée, ici directement reliées à une époque et une situation, là laissés ouverts sur les espaces des grandes inquiétudes et des grandes espérances. On les traverse, sans relâche, très loin du sentiment de la durée (quoi? deux heures et demi? mais non…), régalé et jamais rassasié, défait sans être repu. Avec et malgré la mort, qui vient.