Folies de «Zama», de « L’Empire de la perfection», de «Paranoïa» : trois fois la beauté du geste au-delà du genre

Le songe exotique d’un conquistador perdu, les noces fécondes du tennis, du cinéma et du génie égotiste, le délire de persécution, la possessivité maladive et la perversité du système de santé américain offrent trois propositions mémorables.

Photo: Une image de Zama, le film hypnotique de Lucrecia Martel.

À nouveau une semaine riche en belles propositions de cinéma, avec la sortie ce 11 juillet de trois films aussi mémorables que divers. S’ils ont malgré tout un point commun, c’est d’appartenir chacun à un genre cinématographique –respectivement la reconstitution historique, le documentaire sportif et le film d’horreur psychologique– et de subvertir les lois du genre concerné.

L’opération, si elle n’est pas neuve par elle-même, est particulièrement digne d’intérêt en ces temps de médiocrité régressive, où on finira bien par constater la relation entre les éloges appuyés des conventions, de la série (principe de base de l’industrie), du nanar pour ado crétin et fier de l’être, et la prolifération actuelle des diverses formes de populisme et de fascisme.

Si nombre des plus grands films de l’histoire du cinéma sont des films de genre, la glorification du genre, de la formule, du système codé de références d’emblée partagé n’en est pas moins un carcan mental confortable, vécu comme protecteur au même titre que la tradition et les frontières.

Aux antipodes de cette servitude volontaire, et au-delà de leurs qualités intrinsèques, leur manière de déplacer ou de miner de l’intérieur les règles des genres dont ils relèvent fait la valeur stimulante de ces trois œuvres.

Zama, au cœur des ténèbres

Zama est le quatrième film d’une grande cinéaste, fleuron de cette Nouvelle Vague argentine qui a ravivé les écrans mondiaux au début du XXIe siècle. On connaissait Lucrecia Martel pour des œuvres aux confins du rêve éveillé, manière très personnelle d’interroger l’inscription dans le monde réel des personnes et des groupes à partir du point de vue d’un personnage féminin.

Neuf ans après La Femme sans tête, elle réapparait avec un film (apparemment) très différent: un récit historique, adapté du roman éponyme d’Antonio Di Benedetto.

Au XVIIIe siècle, dans une colonie espagnole d’Amérique du Sud, un noble désargenté attend sans fin la lettre du vice-roi qui lui permettra de rentrer en Espagne où l’attend sa famille. Lorsqu’on le découvre, planté face à la mer, on se demande s’il est une figure historique ou un acteur déguisé. Dans le tourbillon qui va suivre, la question ne disparaitra jamais entièrement.

Aristocratie coloniale arrogante et en voie de décomposition, bandits plus ou moins mythiques, esclaves détenteurs de forces obscures, indigènes aux mœurs étranges, animaux et plantes exotiques défiant les règles et la vraisemblance peuplent ce récit aux franges du fantastique.

Moins héros d’un récit d’aventure que point de croisement des violences, des appétits, des préjugés et des angoisses de son milieu, le juge Don Diego de Zama est une figure à la fois dérisoire et inquiétante. (…)

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Cannes jour 4: «Les Éternels », film-monde mis en mouvement par une actrice hors-norme

Le nouveau film de Jia Zhang-ke avec Zhao Tao raconte de manière incroyablement riche et vivante les mutations et les permanences de la Chine contemporaine.

Photo: Zhao Tao dans Les Éternels de Jia Zhang-ke

Au premier tiers du déroulement du Festival de Cannes, on y a déjà découvert plusieurs très bons films –une phrase qu’on n‘écrirait pas tous les ans, en notamment qu’on aurait été bien en peine d’écrire l’an dernier. Et puis voici qu’est apparu autre chose: un grand film.

À des titres divers, il est possible de considérer que les dix longs métrages de fiction du cinéaste chinois depuis son Xiao-wu artisan pickpocket en 1997 sont consacrés au même thème: l’entrée de la Chine dans le 21e siècle.

C’est à dire sans doute l’événement planétaire le plus important depuis la découverte de l’Amérique, un basculement d’une ampleur et d’une complexité telle qu’on est loin, très loin d’en avoir pris la mesure – surtout en Europe toujours persuadée d’être le centre du monde, alors que celui-ci n’est même plus en Occident.

Et c’est bien, à nouveau, ce que Jia Zhang-ke prend en charge dans Les Éternels. Mais il le fait avec une ampleur, une complexité, et aussi un geste d’amour envers le cinéma sans précédent.

On y trouve en effet, réagencés avec une impressionnante liberté, film de gangsters et comédie musicale, science fiction et documentaire, burlesque et mélodrame: une multiplicité de tonalités pour accompagner, de 2001 à 2018, l’histoire d’une femme habitée par un amour sans retour, et des principes implacables. Et, à ses côtés, l’histoire au présent d’une civilisation.

Une actrice exceptionnelle

Cette femme, Qiao, est jouée par Zhao Tao, l’actrice de tous les films de Jia depuis le deuxième, Platform, en 2000. L’œuvre filmée de son mari permet de suivre les étapes de l’épanouissement de cette actrice. Danseuse de formation, comédienne dont les ressources n’ont cessé de se déployer davantage de film en film, elle offre avec ce nouveau film une interprétation exceptionnelle.

Il lui suffit de marcher, dans un bistrot ou sur un quai de gare, pour que dix histoires s’esquissent. Il lui suffit de s’asseoir, seule femme parmi des hommes aux physiques de durs, pour qu’une lumière et une vibration irriguent l’écran de forces contradictoires, troublantes, inquiétantes, émouvantes. Il suffit à son visage d’offrir à la caméra sa nudité pour que s’accomplissent un combat, une défaite, une trahison, une victoire. (…)

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«Comancheria», le western au temps de la toute puissance de la finance

comancheria_teteBen Foster et Chris Pine dans «Comancheria»

Comancheria de David MacKenzie avec Jeff Bridges, Chris Pine, Ben Foster, Gil Birmingham. Durée: 1h42. Sortie le 7 septembre

Il y a un indéniable plaisir de spectateur à reprendre une piste déjà souvent empruntée, pour peu qu’on la parcoure avec quelque originalité, et une forme de sincérité. Là réside  la différence entre l’immense tas de redites médiocres et paresseuses qui font l’ordinaire du cinéma et le nombre, bien moindre mais néanmoins conséquent, de films qui inventent leur propre place à l’intérieur des codes d’un genre établi, voire de plusieurs genres. C’est à l’évidence le cas de Comancheria.

Western, film social version Sud profond des États-Unis, polar tendance hold-up, le moins qu’on puisse dire est que les références ne manquent pas, y compris une dose de comédie qui lorgne un peu du côté de Fantasia chez les ploucs, un peu du côté des frères Coen. Deux frères, paysans texans poussés à bout par les hypothèques qui les étranglent, braquent des petites agences bancaires, avec à leurs basques un vieux Texas Ranger fatigué et rusé, et son partenaire plus qu’à demi-comanche.

Interminable serait la liste des films qui viennent à l’esprit, ce n’est en rien un problème tant la qualité de l’interprétation, le sens du paysage, l’utilisation judicieuse de la BO (Hillbilly revisité par Nick Cave, de la très belle ouvrage) donnent au film de David MacKenzie ses titres de légitimité à chasser sur ces terres on ne peut plus fréquentées.

MacKenzie est britannique, mais retrouve fort bien l’esprit des territoires américains tels que le cinéma les a magnifiés, avec l’aide de l’excellent scénariste Taylor Sheridan, auquel on devait déjà Sicario, autre revival réussi d’un genre surbalisé.

Quant à Chris Pine et Ben Foster en braqueurs par nécessité, mais aussi par jeu, et à Jeff Bridges et Gil Birmingham en flics pas dupes du rôle qu’on leur fait jouer et déterminés à le jouer tout de même, ils s’amusent beaucoup à multiplier les variations autour des clichés afférents à leurs personnages. D’où les nombreuses dimensions ludiques du résultat.

C’est à l’intérieur de ces buissons de réminiscences de cinéma que le film fait entendre sa singularité, pas forcément attendue ici. Depuis Les Amants de la nuit de Nicholas Ray, Bonnie and Clyde d’Arthur Penn ou La Balade sauvage de Terrence Malick, on ne compte plus les desperados lancés dans une cavale sans fin à travers les grands espaces de l’Ouest.

C’était alors au nom d’une sorte de quête d’un absolu, d’une libération assez abstraite, d’une révolte générale contre l’état du monde. Les films cités sont tous centrés sur un couple d’amants, leur passion figurant cette aspiration vers un monde autre – c’était aussi le cas, autrement, de l’«innocence» des fugitifs de Un monde parfait de Clint Eastwood, un taulard et un enfant. Les frères Howard ont, eux, des préoccupations plus terre-à-terre. (…)

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«Dernier Train pour Busan», la chevauchée fantastique d’un train harcelé par les zombies

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Dernier Train pour Busan de Yeon Sang-ho, avec Gong Yoo, Kim Soo-ahn, Jeong Yu-mi. Durée: 1h58. Sortie le 17 août 2016.

Il se trouve que c’est actuellement l’année de la Corée en France, opération de diplomatie culturelle qui n’a guère de rapport avec les logiques de distribution en salles des films. Mais c’est incontestablement aussi un peu l’été de la Corée au cinéma. Après Apprentice, The Strangers, Man on High Heels et Blackstone, voici sur les écrans un autre film de genre plutôt réussi. Le genre en question est le film d’horreur, et plus spécifiquement ce sous-genre prolifique qu’est le film de zombie.

Bien après le magnifique mais fort différent I Walked with a Zombie (1943) de Jacques Tourneur (qui hélas s’appelle en français Vaudou), l’essor contemporain vient comme on le sait de La Nuit des morts-vivants (1968) et des suites que lui donna George Romero, dans un esprit marqué par une critique du capitalisme et de l’inégalité mortelle qu’il répand partout sur la terre, associée à un humour potache et aux ressources du grand guignol. Le film de Yeon Sang-ho ne déroge pas à ces canons.

Presqu’entièrement situé dans un TGV ayant quitté Séoul in extremis alors que se répand une marée de morts-vivants voraces, sanglants et grimaçants tout à fait classiques, tous les ressorts dramatiques du scénario mettent en accusation les vrais monstres, qui ne sont pas les zombies mais les patrons, les financiers, et plus généralement l’individualisme, l’égoïsme, la soif de réussite et la peur des autres, fondements du libéralisme, en l’occurrence mâtiné de dirigisme malhonnête de l’État. L’association d’un État fort et d’un libéralisme économique débridé trouvant en Corée du Sud un terreau particulièrement fertile. (…)

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Entretien avec Hou Hsiao-hsien : « Le plus intéressant ce sont les questions de vitesse »

Capture d’écran 2016-03-06 à 23.00.54Hou Hsiao-hsien, et Shu Qi dans le rôle de Nie Yinniang

(En complément de la critique de The Assassin)

Pourquoi s’est-il écoulé tant de temps depuis votre précédent film ?

La raison principale est que je me suis trouvé m’occuper d’autres choses. J’ai accepté la direction du Festival de Taipei, puis celle des Golden Horse (les Oscars taïwanais, qui font office d’organisme professionnel du cinéma dans l’île). Il y avait beaucoup de travail, l’organisation ne marchait plus, et je me suis aussi beaucoup occupé de formation pour les jeunes réalisateurs dans ce cadre.

Pourtant, nous entendons parler du projet The Assassin depuis longtemps.

Et le projet est encore bien plus ancien. J’ai toujours été passionné par les récits de chevalerie chinois (le wuxia) et en particulier par cette forme qu’on appelle le chuanqi, des brèves nouvelles construites autour d’un personnage ou d’une anecdote, en vogue à l’époque Tang, avec souvent un côté fantastique, des personnages ou des actes surnaturels. J’en lisais beaucoup lorsque j’étais étudiant. Et alors que j’étais encore assistant réalisateur dans les années 70, j’avais déjà écrit des ébauches de scénario.

The Assassin est issu d’un chuanqi ?

Oui, c’est une des nouvelles de l’inventeur du genre, l’écrivain du 9e siècle Pei Xing. Bien que le texte soit très bref, nous n’en avons gardé que certains éléments au cours du long travail d’écriture[1].

Vous êtes quatre à cosigner le scénario.

Cela a participé à la durée longue de la mise en chantier du film, même si le principal responsable c’est moi, du fait de mes autres activités. Du coup le scénario s’est écrit par morceaux, au gré de mes disponibilités, en collaboration avec Chu Tien-wen et A Cheng[2], auxquels s’est jointe Hsieh Hai-meng, la nièce de Chu Tien-wen, qui est beaucoup plus jeune que nous. J’avais besoin de cette autre approche, par une autre génération. Malgré les conditions difficiles du travail en commun, nous avons réussi à construire le film séquence par séquence, de manière finalement cohérente. Nous nous sommes beaucoup appuyés sur l’abondante documentation, les chroniques d’époque, les poèmes, les peintures – et bien sûr les travaux d’historiens. A part Nie Yinniang, l’héroïne, qui est fictive, tous les protagonistes renvoient à des personnages historiques, et le contexte est aussi précis que possible. De même, on a créé le costume de Yie Ninniang, mais les autres sont conformes à ce qui se portait à l’époque Tang, on le sait grâce aux nombreuses peintures de cour.

Certaines scènes figurent dans le scénario mais ne sont pas dans le film.

Quitte à effectuer des changements sur place, nous avons tourné ce qui était prévu. Mais ensuite il apparaît que certaines séquences sont superflues. Par exemple, toutes les scènes situées à une époque antérieure à celle de l’action principale, quand les personnages principaux sont encore enfants, et qu’ils s’aiment. Je n’étais pas satisfait de ces séquences, et de toute façon la matière dramatique était déjà très importante.

Même si vous aimez les histoires d’arts martiaux depuis l’enfance, et même si vous avez eu le projet d’en faire un film, on ne peut pas dire que vos films précédents allaient dans cette direction.

J’aime beaucoup les films d’arts martiaux, mais surtout les films japonais, où c’est la maitrise du sabre et des gestes qui importent, et moins les trucages et les acrobaties. Le plus intéressant ce sont les questions de vitesse, il me semble que là se passe l’essentiel. J’ai cherché à garder cette énergie dans The Assassin, je voulais faire un film d’arts martiaux fondé sur cette recherche. Mais les maîtres d’armes chinois ne veulent pas faire ça, ils ont tous en tête le modèle habituel. J’ai dû me débrouiller seul, c’est à dire en travaillant avec les actrices. Au prix de grandes difficultés et, pour elles, de pas mal de bleus, on a réussi à atteindre ce que je cherchais. J’ai envie de continuer à faire des films d’arts martiaux dans cet esprit.

Même l’arme dont se sert Shu Qi est inhabituelle, ce petit poignard ne ressemble pas aux armes qu’on voit d’habitude dans les films du genre.

Ce couteau est une invention de ma part. Il contribue à rendre encore plus abstrait, plus concentré ce qu’elle fait comme assassin. Les sabres chinois sont devenus un folklore. Shu Qi a fait beaucoup d’exercices pour apprendre à le manier comme pour effectuer l’ensemble des gestes que réclame son personnage. Ce rôle a été une épreuve difficile pour elle, également parce qu’elle a le vertige et qu’elle devait se tenir à plusieurs reprises à de grandes hauteurs, notamment dans les arbres. Mais le plus difficile pour elle a été de garder en permanence un visage impassible. Tous les jours, je devais lui répéter : garde un visage inexpressif. Elle a eu du mal avec ça.

L’image a une texture inhabituelle. Vous avez tourné en numérique ?

Non non, avec de la pellicule. C’est très nécessaire, même si après il y a un important travail numérique sur les images en postproduction. Mais la matière des images produite par les tissus n’est pas un artifice, elle s’inspire directement de la manière dont les maisons riches étaient aménagées à l’époque Tang. Les tissus étaient le principal organisateur de l’espace domestique dans la dynastie Tang, ils délimitaient les espaces à l’intérieur de grandes pièces vides avec juste une banquette qui servait à la fois de lit et de siège. Les tentures permettaient de modifier les volumes et la fonction des mêmes endroits.

On éprouve la même impression d’une image à la matière inhabituelle avec les scènes dans la forêt.

Les plans dans la nature sont inspirés par la peinture. Ils sont toujours tournés en décors réels, j’ai fait un très gros travail de repérage pour trouver les lieux qui conviennent, y compris le village où les personnages se réfugient après l’attaque du convoi. Par exemple, rien n’est truqué dans les images du début, avec le lac et les oiseaux. En filmant, j’ai compris combien les peintres classiques étaient proches de la réalité. Ils regardaient le monde en artistes, mais ils le regardaient vraiment. Les rochers, les montagnes, les rivières, les arbres étaient là. Grâce à Mark Lee Ping-bing (le chef opérateur de tous les films de Hou Hsiao-hsien depuis Un temps pour vivre, un temps pour mourir en 1985), qui adore la peinture classique chinoise et en a une collection extraordinaire, nous avons pu creuser profondément dans cette direction. Mais ensuite, je voulais rendre justice à ces environnements magnifiques, en intérieur ou en extérieur, c’est pourquoi la caméra se déplace souvent, plus souvent que dans mes précédents films. Lorsqu’on se trouve dans des endroits aussi magnifiques, comment ne pas les explorer du regard ?

Lorsque nous avons vu le film au Festival de Cannes, les images n’avaient pas toutes la même taille. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

En effet, il y avait des scènes en 1/33, le format ancien du cinéma, presque carré, que j’aime beaucoup, et des scènes en format beaucoup plus large, en 1/85. J’aurais voulu jouer sur ces différences de cadre mais cette fois cela s’est révélé trop compliqué pour la distribution en salles.

Comment a été conçue la musique, ou plutôt les musiques, puisqu’il y a la BO de l’essentiel du film, composée par Lim Giong, et l’étonnant dernier morceau ?

Pour la musique principale, Lim s’est inspiré des musiques d’époque, qui sont d’inspiration mandchoue. Il en a fait le matériau d’une création personnelle, tout à fait en phase avec l’esprit des plans, les mouvements de caméra, etc. Quant à l’emploi à la fin de Rohan, le morceau de Pierrick Tanguy avec les musiciens bretons et ceux de Doudou N’diaye Rose, je ne peux pas expliquer ce choix de manière rationnelle. On a essayé beaucoup de solutions, tout à coup est apparue cette possibilité de faire écho aux percussions de la danse dans le palais du gouverneur Tian Jian, mais de manière qui re-déplaçait tout. Dès que je l’ai entendu, j’ai dit : c’est ça.

 

 

 

 

 

[1] Cette nouvelle figure dans le livre Nuages mouvants qui paraît à L’Asiathèque en même temps que sort le film. On y trouve également le scénario de The Assassin et le récit de l’écriture du scénario et du tournage, par Hsie Hai-meng, une des coscénaristes.

[2] Chu Tien-wen est aujourd’hui une des grandes figures de la littérature taïwanaise. Elle a été la coscénariste de tous les films de Hou Hsiao-hsien depuis Les Garçons de Fengkuei (1983). A Cheng est un des principaux écrivain de Chine continentale, il est notamment l’auteur des Trois Rois (paru en France aux éditions de L’Aube), ouvrage marquant de la renaissance littéraire après la Révolution culturelle. Il a également été coscénariste de plusieurs films chinois importants le Village Hibiscus de Xie Jin (1986), Painted Skin de King Hu (1993) et le remake de Printemps dans une petite ville par Tian Zhuang-zhuang (2002).

 

«Les Huit Salopards», bavardage à l’Ouest

jackson_uneLes Huit Salopards de Quentin Tarantino. Avec Samuel L. Jackson, Kurt Russel, Jennifer Jason Leigh, Walton Goggins, Demian Bichir, Tim Roth, Michael Madsen, Bruce Dern. Durée: 3h07 | Sortie le 7 janvier

Les Huit Salopards, à défaut d’être une considérable réussite, offre un bon point d’observation de l’ensemble du parcours de son auteur. Il ne fait aucun doute que Quentin Tarantino est une personnalité marquante du cinéma actuel. Comme les autres cinéastes bénéficiant d’une telle reconnaissance, il le doit à son talent, ou au moins disons à un niveau élevé d’efficacité de ses réalisations.

Mais en outre, plus que la plupart des autres cinéastes de premier plan, il le doit aussi à ce que lui-même et ses films incarnent certaines caractéristiques de l’époque: un rapport fétichiste aux imageries, une capacité à louvoyer entre 1er, 2e et 10e degré, un grand sens du geste hypervisible, une décontraction séduisante envers les codes, tous les codes, y compris moraux. A la fois une intelligence et un instinct de son temps, qui ont fait de Tarantino un personnage. Soit une configuration bien différente de ce qu’on a appelé jadis un auteur. Une part du souci possible dans ce cas étant qu’il devienne même le personnage principal de certains de ses films.

De son parcours riche en autres interventions, déclarations, contributions à d’autres productions signées par lui ou d’autres, il est résulté à ce jour huit longs métrages de cinéma. Si les caractéristiques énoncées plus haut ont assuré la gloire du réalisateur, ces films traduisent l’ambivalence extrême qu’elles sont susceptibles d’engendrer dès lors que la question n’est plus en terme de «culte», de clin d’œil, de virtuosité (sur ce plan là, Tarantino ne déçoit jamais), mais en termes de mise en scène, en terme de cinéma.

A cet égard, le premier film, Reservoir Dogs (1992), embrassait déjà la totalité des hypothèses et des contradictions dont le réalisateur était porteur. Il ne cessait d’y sauter allègrement de l’invention sensible de nouvelles puissances de la mise en scène, y compris en s’appuyant sur sa cinéphilie encyclopédique (et ce dès la scène d’ouverture défiant avec succès Martin Scorsese sur le terrain même de Mean Streets et des Affranchis) à des «coups» racoleurs et rusés.

Avec un brio incontestable, il en déploiera toute la panoplie avec le deuxième film, Pulp Fiction, Palme d’or 1994 de l’habileté ludique et complaisante, drogue douce hilarante infiniment rassurante dans sa manière de choisir les gags et gadgets au plus loin de la vie. Volte-face ensuite avec Jackie Brown, qui atteste des mêmes savoir-faire de réalisation mais cette fois inscrits dans une double histoire bien réelle, à la fois celle du cinéma et celle des Etats-Unis– soit bien davantage que la seule histoire du cinéma américain.

Tarantino sait à merveille jouer les cancres surdoués, mais tout cela –l’arnaque funky comme l’amour des histoires, des personnages et du monde qu’ils aident à mieux percevoir– est en tout cas sérieux pour lui. Qu’on ne s’y trompe pas, il est et a toujours été un réalisateur très sérieux– y compris sinon surtout lorsqu’il semble faire le pitre ou le sale gosse avec les jouets sulfureux de la culture bis.

On le constatera à l’extrême avec le double-film brillantissime et parfaitement sans intérêt Kill Bill, déclaration d’amour vaine à une idée d’ailleurs fausse du cinéma classique d’arts martiaux réduit à une série de signes visuels et d’imagerie à épingler aux murs d’une chambre d’ado, et déploiement d’une intrigue aussi niaise que bavarde mais dopée à mort par des clips au graphisme d’enfer et le sex-appeal de ses vedettes.

Un triomphe du vide. Dont nul autre que Quentin Tarantino produira juste après la mise en question avec un de ses films les plus passionnants, les plus complexes, les plus abstraits, Boulevard de la mort. Poussant à l’extrême tous les curseurs, la rapport aux mythologies iconiques, au sexe, à la vitesse, à la mort y deviennent des formes matérialisées pour un dépeçage critique radical. Ici l’énergie joueuse renforce la virulence, explosant romanesque et psychologie jusqu’aux limites du non-figuratif par les chemins de l’hyperréalisme. Une opération warholienne de grande envergure, à peu près sans équivalent dans le cinéma, en tous cas depuis le Godard des années 1965-1967.

S’en suivent deux très bons films d’histoire politique contemporaine, mettant en œuvre les thèses du précédent dans le contexte de films de genre, un film de guerre, Inglourious Basterds, et un western, Django Unchained. (…)

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«Hacker» de Michael Mann, ou à quoi mène le calcul binaire

hacker_aHacker de Michael Mann avec Chris Hemsworth, Tang Wei, Wang Lee-hom, Viola Davis.  Durée: 2h13 | Sortie le 18 mars

Il faut une petite heure pour établir trois certitudes. Hacker est un bon film d’action. Hacker est un digne représentant du cinéma de Michael Mann. Hacker bénéficie d’un effet d’aubaine lié à une actualité qu’il ne pouvait prévoir lorsqu’il a été conçu.

L’effet d’aubaine en question est lié au piratage informatique de Sony révélé en novembre dernier et aux échos divers qu’il a suscités, jusqu’à ce que les malins de la gestion de crise réussissent à retourner l’attaque dont la Major a été victime, et les dégâts qu’elle y causait, à son avantage en en faisant l’instrument du succès disproportionné de The Interview, en tout cas pour ce qui concerne sa diffusion en ligne.

Lorsqu’au début de Hacker deux malware (programmes informatiques malveillants) successifs déclenchent un énorme accident dans une centrale nucléaire chinoise puis une spéculation catastrophique sur le cours du soja, un brillant flic informatique de Pékin, Chen, convainc le FBI d’unir ses forces à celles du rival chinois, et obtient des Américains qu’ils extraient de sa prison de haute sécurité un redoutable malfaiteur. Nul autre que l’ancien compagnon de chambrée au MIT de Chen, Nick, hacker de haut vol seul à même de pister, à ses côtés, les fabricants de méchants vers codés.

Hacker, et c’est en cela qu’il est du pur Michael Mann, repose donc sur une combinaison presque infinie de paires aux termes en principe opposés, alliance US-Chine, association d’un flic et d’un condamné, qui se redistribuent en d’autres binômes (Nick et la sœur de Chen, Chen et l’officier du FBI jouée par Viola Davis). Et surtout, la Mann’s touch tient à cette manière de métisser l’abstraction du virtuel et la matérialité des actes physiques et des aspects les plus concrets (lieux, outils).

La réussite, sur le plan du film d’action, de cette mise en place tient à l’efficacité visuelle et au rythme de ces combinaisons, avec notamment une visualisation très convaincante de la circulation des programmes destructeurs dans les circuits informatiques.

Elle tient à la mobilisation habile des dimensions les plus consistantes de ce qui relève en principe de l’immatériel, par exemple: un code informatique, inaccessible parce que dans un serveur contaminé par de toute aussi invisibles et tout aussi réelles radiations nucléaires. Elle se nourrit de l’utilisation conjointes de PC apparemment très ordinaires et d’outils contondants trouvés chez le quincailler et de produits chimiques en vente dans toutes les pharmacies, mais pour des usages pas banals.

Ainsi se construit un profil particulier de héro, à la fois génie de l’informatique et bricolo opportuniste, qui –n’était une musculature de bodybuilder (il s’est entrainé en prison)– en fait plus une figure d’artiste de l’improvisation que de justicier. Un grand hacker, suggère le film, n’est pas un technicien qui en sait plus que tout le monde sur les ordinateurs, c’est une sorte de poète intuitif, qui sait rêver avec les logiciels, les suivre dans des méandres auxquels la technique seule ne permettrait jamais d’ouvrir les accès. (…)

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Le jeu et la règle selon Eastwood, variation en mineur

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Jersey Boys de Clint Eastwood. Avec John Lloyd Young, Erich Bergen, Michael Lomeda, Vincent Piazza, Christopher Walken. 2h15. Sortie le 18 juin.

 

Le 33e film de Clint Eastwood est-il un film de Clint Eastwood ? Pas plus que cela à première vue, dans la mesure où il s’agit de la très fidèle transposition à l’écran d’un musical à succès, qui sous le même titre fait les beaux jours de Broadway depuis bientôt dix ans. Et complètement, voire même triplement, dans la mesure où il se situe à l’intersection de trois veines importantes de l’œuvre considérable du cinéaste. Jersey Boys s’inscrit en effet simultanément dans la lignée des films sur l’art et le spectacle (Bronco Billy, Honky Tonk Man, Bird), ceux sur l’appartenance à une communauté (Sur la route de Madison, Minuit dans le jardin du bien et du mal, Mystic River, Mémoire de nos pères, Gran Torino) et d’une forme particulière de biopic (Bird à nouveau, Invictus, J. Edgar).

Loin d’être opportuniste ou artificiel, cet assemblage de thèmes différents trouve une légitimité grâce à la tonalité avec laquelle Eastwood traite son récit et construit sa mise en scène : comme toute une part de son œuvre, celle qui a souvent – pas toujours – donné ses meilleurs films, Jersey Boys est un film en mineur. Un film qui réussit à prendre en charge de nombreux enjeux, à évoquer des situations spectaculaires, à repasser dans les ornières les plus profondément creusées des films de genre avec une sorte de légèreté, comme planant à quelques centimètres de ces territoires si balisés, si insistants. Avec ce nouveau film, il en va ainsi de la « demi-success story » d’un groupe pop des années 60, les Four Seasons, issu des bas-fonds du New Jersey où la mafia règne depuis bien avant les Sopranos, et donc aussi réalisation située dans le système codé du film de gangster.

Christopher Walken campe, dans un rôle secondaire, une variation à la fois subtile et amusée des grandes figures de parrains de cinéma. Il est le seul acteur connu ajouté à un casting presqu’entièrement repris de la distribution pour la scène, geste courageux qui privilégie l’adéquation de l’interprète au rôle plutôt que les bénéfices du star-system, selon un geste qui rappelle, en moins radical, celui des Lettres d’Iwo Jima avec tous les rôles confiés à des acteurs japonais. D’un caméo du jeune Eastwood dans Rawhide, le feuilleton qui l’a lancé à la fin des années 50, à une citation littérale d’un gag de Chantons sous la pluie, le vieux Clint ne finasse pas avec les références, il en fait au contraire, sans jamais insister, une matière explicite de son récit. C’est pour mieux brancher son film sur un environnement qui est lui-même un château de cartes mémoires de ses propres histoires, à la fois fragiles, biseautées et indestructibles.

Un film en mineur est un film qui fait systématiquement le choix du « moins » : Eastwood ne se soucie pas d’ajouter les usuelles enjolivures « de cinéma » quand on adapte une pièce, pas de scène de foule, à peine d’extérieur. Principe d’économie assurément, mais qui n’est pas seulement économie financière. Jersey Boys ignore superbement le monde où se produit l’ascension du groupe de crooners pop entourant Frankie Valli et sa curieuse voix attirée vers les aigus –pas plus qu’un vrai gangster movie ou une métaphore de l’Amérique des années 50-60, le film ne sait pas qu’il existe un type nommé Elvis Presley ou un autre Bob Dylan, sans parler des Beatles et des Stones.

Film d’intérieur, tourné vers le petit groupe de ses personnages, faisant un usage modéré des tubes (vous ne vous souvenez pas de Sherry,  Walk Like a Man, Bye-bye Baby, Who Loves You, Oh What a Night ? Vous les connaissez pourtant, sans parler des reprises par les yéyés français), il y trouve la possibilité d’un jeu sur les variations, les nuances, et surtout les complexités du monde dont finalement il s’occupe, mais différemment. Le désir de musique et le besoin d’affirmation de soi, les mécanismes du capitalisme et du showbiz, les besoins contradictoires d’autonomie et d’appartenance, l’impossibilité de réduire une personne à une définition, tout est bien là dans Jersey Boys, mais toujours en demi-teinte, d’une manière finalement non-conclusive, qui n’assigne personne sans appel à une place, un rôle, une fonction, un destin. Le recours aux procédés de l’adresse directe au spectateur et de la multiplicité des points de vue, qui n’a rien de neuf, prend ici une validité et une force inattendue. C’est vrai en particulier de ce thème central de l’inscription dans un groupe (un famille, une bande, un cadre ethnique…), que le film réussit à affronter sans décider à la place des gens, ni énnoncer aucune morale.

Aussi étrange que cela puisse paraître à propos d’un réalisateur aussi américain qu’Eastwood, pour le meilleur et pour le pire, à propos d’une histoire si profondément inscrite dans la culture populaire américaine, émerge pourtant l’idée que Jersey Boys est en fait un film français. On veut dire ici un film dans l‘esprit de Jean Renoir. Un récit disponible à la perturbation du « tout le monde a ses raisons », qui ne se soucie de plaider aucune juste cause ni d’assurer le triomphe d’aucun héros. Une façon d’entrer dans les histoires, et dans l’Histoire, qui n’a pas d’avance sur ses personnages, et croit plus émouvant, plus juste et capable de rendre heureux ses spectateurs, ce qu’il fait, sans lui avoir rien imposé ni édicté, sans l’avoir non plus satisfait par le triste assouvissement d’attentes déjà verrouillées.   

 

A Touch of Chine

A Touch of Sin de Jia Zhang-ke, avec Wu Jiang, Wang Baoqiang, Zhao Tao | Sortie le 11 décembre 2013 | Durée: 2h10

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Un plan suffit, le premier. Image puissante et singulière, déplacement gracieux et inoubliable. Près du camion renversé, devant la mer de tomates répandues sur la route, l’homme massif, immobile, joue avec un fruit rouge. Et c’est comme si toute l’attention précise et sensible à la réalité de son pays qui porte le cinéma du réalisateur chinois venait de recevoir, tel un vigoureux affluent, un apport qui viendrait de Sergio Leone ou Quentin Tarantino, d’une idée énergique et stylisée du film de genre. Ainsi sera A Touch of Sin, œuvre haletante, troublante, burlesque et terrifiante.

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Depuis ses débuts avec Xiao-wu, artisan pickpocket (1999), Jia travaille, entre autres enjeux de mise en scène, l’art de l’agencement et de la circulation entre les situations. Le double récit de Still Life convergeant vers la rencontre des deux personnages d’abord autonomes, puis la figure féminine errant à travers Shanghai et levant sous ses pas les mémoires de la ville de I Wish I Knew marquaient des inventions narratives d’une grande beauté. Le nouveau film va beaucoup plus loin, dans sa manière de tisser quatre épisodes parfaitement lisibles séparément et pourtant interconnectés de manière à se faire écho pour raconter une beaucoup plus vaste histoire, celle d’un pays où l’ampleur, la brutalité et la vitesse des changements sociaux engendrent des déchaînements de violence inouïs.

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Chaque épisode a son personnage principal, le paysan dépouillé par le trafic des officiels et des nouveaux riches et qui se transforme en exécuteur implacable, le tueur à gages qui gagne sa vie comme un petit artisan consciencieux et respectueux des traditions, l’hôtesse d’un établissement de bains et prostitution confrontée à l’arrogance brutale des trafiquants comme au mépris d’une classe moyenne dont elle a cru pouvoir s’approcher, le jeune ouvrier des usines textiles parti chercher en vain un moins mauvais sort dans une boîte de nuit pour parvenus parodiant l’imagerie maoïste en tortillant du cul.

 

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LIRE L’ENTRETIEN AVEC JIA ZHANG-KE

Jia Zhang-ke : « J’ai réagi à une commande de l’actualité »

Entretien à propos de A Touch of Sin

22sino-jiazhangke-blog480Jia Zhang-ke devant une image de Zhao Tao, l’actrice principale de A Touch of Sin

Le film se passe dans quatre endroits très différents de Chine. Considérez-vous que, même si évidemment incomplet, cet ensemble dessine une carte de la Chine actuelle ?

Oui. Mais je dirais que cela cartographie les Chinois plutôt que la Chine, qui est bien sûr infiniment plus diverse, que ce soit en termes de paysages naturels ou d’urbanisme. Les cinq environnements où se déroule le film (puisque le quatrième épisode en utilise deux) sont des lieux très différents qui, ensemble, cristallisent sinon la totalité, du moins l’essentiel des pressions et des difficultés qu’affrontent la grande majorité des Chinois aujourd’hui – c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas les bénéficiaires des mutations économiques. Ce sont ces gens-là qui m’intéressent, ceux dont on ne parle jamais dans les médias officiels chinois tant qu’ils subissent en silence, ceux aussi par qui arrivent les explosions de violence incroyables qui alimentent depuis quelques années la rubrique faits-divers.

 

Le Shanxi où se situe le premier épisode, celui du justicier poussé à bout par l’injustice et la corruption, est votre région natale, où se déroulaient vos trois premiers films. Le Sichuan où se passent les épisode avec le tueur à gages et avec la jeune femme humiliée et maltraitée à la fois par un cadre citadin et par les mafieux ivre de pouvoir et de richesse, était le cadre de vos films Still Life et 24 City. La région de Canton où se situe l’histoire du jeune ouvrier qui quitte l’enfer de l’usine pour chercher fortune dans les sinistres eldorados du loisir pour nouveaux riches est celle de votre documentaire Useless. Vous vouliez aussi revisiter vos principaux territoires cinématographiques ?

Oui, j’avais envie de continuer de raconter des histoires dans ces différentes régions, de le montrer autrement que je ne l’avais fait. Et le fait que le personnage féminin, l’héroïne du troisième épisode, retourne dans le Shanxi à la fin a permis de donner une unité à cet ensemble, qui est un peu ma propre géographie. Mais surtout, ce sont des endroits que je connais bien.  Il était important d’avoir une connaissance intuitive, affective, de ces lieux, de ces paysages, etc. Ce n’est sans doute pas perceptible pour les spectateurs occidentaux, mais dans chacune de ces régions on parle une langue très différente, c’est toujours la langue chinoise mais elle est composée de patois très variés. Leur diversité participent aussi de la « carte en mosaïque » de la Chine actuelle qu’est A Touch of Sin.

 

Le scénario a-t-il fait l’objet de discussions avec les coproducteurs, votre partenaire depuis plus de 10 ans, la société japonaise Office Kitano, et Shanghai Film Group, le grand groupe de production chinois ?

Non. A l’origine du scénario, il y a la multiplication de ces actes de violence localisés, mais d’une brutalité inouïe, qui suscitent un énorme écho sur Weibo (le twitter chinois) et les autres réseaux sociaux. Ils m’ont beaucoup frappé, alors que j’étais pris dans les difficultés de la préparation du film d’arts martiaux qui devait être mon prochain film, coproduit par Johnnie To, et auquel je n’ai d’ailleurs pas du tout renoncé mais que j’ai dû repousser pour pouvoir avoir les acteurs que je souhaite. Je me suis isolé pour écrire le scénario de A Touch of Sin à partir de ces faits divers, à Datong (ville minière du Shanxi où Jia a tourné In Public). C’est allé très vite, je n’avais rien prémédité mais cette vague de violence populaire, désespérée,  que je voyais prendre de l’ampleur m’a semblé exiger que j’en fasse quelque chose. J’ai vraiment réagi à une commande de l’actualité, même si bien sûr concrètement personne ne m’a passé de commande. Et Shozo Ichiyama, le responsable d’Office Kitano, m’a dit ok immédiatement. Bien avant que le scénario ait été traduit en japonais… Shanghai Film Group nous a rejoint ensuite.

Après les projections de Touch of Sin à l’étranger, à Cannes et surtout aux festivals de Toronto et de New York en septembre, des voix officielles se sont élevées en Chine contre le fait que le film donnerait une image négative du pays.

La violence que je montre n’est pas dans la fiction, elle est dans la réalité chinoise. Je me considère comme un observateur de la société dans la quelle je vis. Ensuite bien entendu il y a une mise en forme, le cinéma est un moyen de représenter ce qui se passe, à travers certains codes. La véritable question pour moi est : pourquoi des gens en arrivent à commettre de tels actes ? En étudiant les situations, je me suis aperçu que ceux qui agissent ainsi ne sont pas dans des circonstances exceptionnelles, ce ne sont pas non plus des fous, mais des gens comme moi, qui vivent des existences pas si différentes de la mienne, et puis un jour ça dérape. Pour comprendre le processus qui les mène au passage à l’acte, j’avais besoin de faire le film. Cela dit, ce ne sont pas seulement les officiels qui se plaignent que je montre ça, je reçois aussi des messages de gens ordinaires qui me demandent de ne pas le faire, alors que d’autres m’y encouragent.

 

De toute façon, vous considérez que vous devez montrer cela au cinéma ?

Quand je faisais mes premiers films, certains de mes amis m’ont dit que je faisais un cinéma trop sérieux, qu’il n’était pas nécessaire que je me focalise sur des sujets graves. Leur réaction compte pour moi, j’y ai réfléchi, mais je trouve qu’avoir la possibilité de faire des films est si extraordinaire qu’il est indispensable que, si je profite de cette possibilité, ce soit pour me consacrer à ce qui me semble primordial. Je trouverais stupide et immoral de profiter de ce privilège pour faire des choses sans grande importance, ou qui ressemblent à ce que tant d’autres font. Je viens d’un milieu très modeste, faire des films n’allait pas de soi, j’ai en permanence le sentiment que cela pourrait s’arrêter, que je ne dois pas gaspiller les possibilités qui me sont données.

 

Bien que s’inscrivant dans cette continuité, A Touch of Sin emprunte bien davantage aux films de genre, aux codes du western, du film policier, du film d’arts martiaux, à la comédie, ou même un peu aux films d’horreur que vos précédentes réalisations. Cherchiez-vous à trouver des formes plus proches du cinéma de divertissement, tout en continuant de prendre en charge la description des phénomènes à l’œuvre dans la société chinoise ?

Oui, mais avec une référence principale, qui n’est pas forcément très repérable en dehors de Chine, les romans de chevalerie de la tradition chinoise. La véritable source, du point de vue de l’apport de la fiction à l’évocation de ces faits divers, c’est Au bord de l’eau. Les quatre histoires ressemblent à des épisodes de ce livre, et je me suis servi de certains de ses héros pour dessiner mes personnages. Je me suis aussi servi de références à des classiques du film d’arts martiaux, essentiellement ceux de King Hu et de Chang Cheh, films qui étaient d’ailleurs les descendants en ligne directe des grands récits romanesques de la littérature d’aventure chinoise. Celle-ci s’inspirait de personnages réels, comme je l’ai fait en m’inspirant de faits divers. J’adorerais que les personnages de A Touch of Sin soient recyclés par d’autres, dans des films, à la télévision, sur Internet… C’est un peu ce qui s’est produit avec un autre de mes films, 24 City, qui a servi de matrice à une série télévisée consacrée aux récits de vie d’anciens travailleurs de l’industrie.

 

Y a-t-il aussi pour vous une dimension ludique à réaliser des scènes d’action ? Est-ce un plaisir pour vous de vous livrer à ces exercices que vous n’avez jamais pratiqué auparavant ?

Oui, c’est comme un jeu dont il faut découvrir les règles : la chute de corps assassinés, la manière dont le sang jaillit, etc., tout cela doit trouver des réponses formelles qui concilient les codes du cinéma de genre, leur côté graphique ou même chorégraphique, et une exigence de réalisme qui n’a pas cours dans ces films mais qui demeure essentiel pour moi. Lorsque j’ai rencontré le responsable des cascades pour la première fois, il s’imaginait que je voulais faire un film à la John Woo ou à la Johnnie To. Mais je ne voulais pas de ce type d’abstraction, je voulais prendre en compte les lois de la physique et de l’anatomie et pourtant trouver une puissance expressive, formelle et rythmique.

 

Comment avez-vous travaillé avec les acteurs ?

Nous avons beaucoup travaillé en amont du tournage, afin de trouver le point de convergence entre dramatisation et quotidien. Avec les comédiens, nous avons cherché à ce que chacun trouve une apparence, une manière de se tenir, de bouger, de parler, qui associe le réalisme le plus banal et chaque fois une figure héroïque issue des mythologies populaires : les deux premiers s’inspirent de héros d’Au bord de l’eau, Zhao Tao des héroïnes de King Hu surtout celle de A Touch of Zen, le jeune homme de la quatrième histoire de Chang Cheh, issu du monde méridional, cantonais. Les comédiens ne parlaient pas le dialecte de la province où ils sont supposés vivre, ces dialectes sont des marqueurs essentiels de l’inscription dans des réalités locales, je les ai obligés à beaucoup travailler cet aspect. Il était important qu’en Chine même, personne ne comprenne entièrement tout ce qui se dit : personne n’est familier de tous ces dialectes. C’est cela la réalité de nos échanges, de notre manière de communiquer entre nous. Cette part d’opacité en fait partie.

Nous avons aussi choisi de limiter la profondeur de champ, pour donner plus de présence aux personnages au premier plan, alors que d’habitude j’avais tendance à donner de l’importance à l’environnement, et même à y fondre les personnages.

Les petits rôles et les figurants devaient participer de cette impression, même lors de la grande scène de foule à la gare, qui n’est pas prise sur le vif mais mise en scène, avec des centaines de figurants, tous choisis soigneusement. Je voulais des visages qui ne rompent pas avec ce mélange de contemporain et d’archaïsme – un contemporain sans effet de modernité.      

 

Aviez-vous défini à l’avance un style de mise en scène ?

Avec Yu Lik-wai (le chef opérateur de tous les films de Jia Zhang-ke, par ailleurs lui-même réalisateur), nous savions que le film serait plus découpé que d’habitude, mais nous ne voulions pas renoncer à l’usage des plans séquences lorsqu’il se justifiait. Yu Lik-wai m’a proposé d’utiliser la steadycam, système qui permet des mouvements de caméra éliminant toutes les secousses même dans les situations les plus agitées. J’ai toujours été contre, j’ai toujours préféré la caméra à l’épaule et son côté physique, incarné. Mais dans ce cas, il avait raison, cela s’est révélé une très bonne manière de passer de manière fluide des scènes réalistes en plans longs aux scènes d’action, surtout dans des espaces réduits. Le choix du format scope renvoie quant à lui à celui des films d’arts martiaux.

 

Quel est le sens du titre chinois du film ?

Le titre original, Tian Zhu Ding, signifie : « le ciel l’a voulu ». Il y a une dimension fataliste, une soumission aux événements qui est pessimiste. Mais le titre est aussi porteur de l’idée que la révolte est décidée par le ciel. Tian, « le ciel », signifie à la fois une force supérieure, extérieure, et le cosmos en tant que nous en faisons tous partie. Tien, c’est encore le siège des grandes idées, là où résident les notion de liberté, de justice. Le titre laisse ouvert le choix entre ces différentes acceptions. Tian Zhu Ding est aussi la formule qu’on trouve très fréquemment sur les réseaux sociaux en guise de commentaire à des événements de toute nature, crises politiques, drames humains, catastrophes en tous genres. Avec à nouveau un usage ambigu, fataliste chez certain, ironique chez d’autres.

 

Le film se termine avec un spectacle d’opéra devant un public populaire, en plein air, qui représente une scène dans un tribunal de l’ancien temps, où une jeune femme est accusée à tort. Pourquoi avoir voulu terminer ainsi ?

La fin du film pointe vers une idée de permanence, ou de retour. Le personnage de Zhao Tao est dans le Shanxi où se passait le premier épisode. L’ordre n’a pas été transformé, malgré les événements auxquels on a assisté rien d’essentiel n’a changé. Quant à la scène de cet opéra très connu, elle montre le juge qui ne cesse de demander à la jeune fille : es-tu coupable ? Pour moi, il y a, au-delà l’innocence de l’héroïne accusée à tort, l’idée que c’est le public lui-même qui est accusé à tort. J’ai d’ailleurs tourné un plan où un jeune homme en colère dans l’assistance criait au juge sur scène, qui est un noble : « Seigneur ! Etes-vous coupable ? ». Mais finalement je n’ai pas mis cette scène, je préfère une fin plus ouverte. A Touch of Sin n’est pas un pamphlet.