L’œuvre, le président et l’architecte, au cœur de L’Inconnu de la Grande Arche
Le film de Dominique Cabrera est une enquête faisant surgir de multiples récits et échos. Celui de Stéphane Demoustier reconstitue une étrange aventure politique et artistique.
Portés par deux approches du cinéma très différentes, ce sont des récits qui se font pourtant écho. Deux miracles réels, improbables, qui racontent chacun un grand pan de la dite «grande histoire». L’un et l’autre concernent une construction architecturale qui occupe une place significative dans l’histoire de la France contemporaine.
Dans l’enquête documentaire de Dominique Cabrera, la modestie des moyens souligne l’ampleur des événements évoqués et les rend proches jusqu’à l’intime. Avec les ressources d’un cinéma de fiction classiquement narratif et illustratif, mais qui contribuent à rendre plus romanesque encore le déroulement de faits effectivement advenus et qui ont des effets bien visibles dans le paysage de la France, tout en témoignant d’une période de son histoire.
Le premier aurait pu s’appeler «L’Inconnu d’Orly», le second «Le Dernier Plan de la Grande Arche». Ni ce que racontent les films ni la manière dont ils sont faits ne se ressemblent. Et pourtant, ils témoignent ensemble des capacités inventives du cinéma à donner accès à de quoi est tissé le monde que nous habitions.
«Le Cinquième Plan de La Jetée», de Dominique Cabrera
Il y avait un chef-d’œuvre qui ne ressemble à rien d’autre dans l’histoire du cinéma. C’était court –28 minutes– avec presque uniquement des photos, en noir et blanc. Le temps et l’amour, la «Troisième Guerre mondiale», un souvenir d’enfance fatal. Le titre: La Jetée.
Il y avait ce nouvel aéroport, matérialisation des Trente Glorieuses (1945-1973) qui faisaient la fierté de la France, ce pays qui était en ce moment en train de perdre sa guerre coloniale contre des Algériens qui allaient enfin conquérir leur indépendance. Les familles françaises allaient sur la jetée d’Orly s’émerveiller d’un présent tourné vers le futur, les familles des Français d’Algérie atterrissaient là, désemparées, passé détruit, avenir bouché.
C’était le début de l’année 1962, quand furent prises les photos qui composent le début de La Jetée, sur la passerelle alors ouverte au public qui domine les pistes de l’aéroport d’Orly. Dominique Cabrera, née en décembre 1957 à Relizane (Algérie) et qui deviendra une cinéaste (pas assez) connue pour un considérable travail, fiction et documentaire alternés ou mêlés, y avait atterri quelques semaines plus tôt avec ses parents.
C’était le printemps 2018, il y avait à la Cinémathèque une exposition consacrée au réalisateur du film La Jetée, Chris Marker, et un visiteur découvrait ce court-métrage de science-fiction à nul autre pareil. À la deuxième minute, soit avant que le personnage principal voit quelque chose qui allait marquer sa vie et décider de son destin, lui, le visiteur voit quelque chose: lui-même.
En tout cas, il le croit. Il ne connaissait pas La Jetée, ni Chris Marker, mais il a une cousine, Dominique. Ensemble, ils revoient le film, observent cette cinquième photo, qui montre un petit garçon de dos accompagné de deux adultes qui pourraient être les parents de ce cousin Jean-Henry. Et à partir de là…

Devant cette image de La Jetée, les proches de Chris Marker ou les membres de la famille Cabrera laissent courir souvenirs, hypothèses et émotions. | Les Alchimistes
À partir de cette image par elle-même si peu spectaculaire, se déploient, s’entrecroisent et s’éclairent une multitude de récits, de manières improbables et sans cesse plus extraordinaires. Il y a l’histoire des rapatriés d’Algérie et celle de l’invention d’un film si particulier, devenu une référence majeure de tout ce qui allait s’inventer au cinéma, en particulier de science-fiction. Il y a l’histoire de Chris Marker, l’histoire de la famille Cabrera et même l’histoire de l’acteur principal de La Jetée.
Pas à pas, avec une souriante obstination et en compagnie de ses proches –celles et ceux de sa famille, celles et ceux de sa famille de cinéma–, Dominique Cabrera remonte les pistes, fait raconter, retrouve d’autres images, laisse apparaître des souvenirs, accueille les jeux avec les hypothèses, écoute comment chacun voit, comprend, se rappelle.
L’une des très belles idées du Cinquième Plan de La Jetée est d’avoir construit le film en grande partie depuis une salle de montage, où apparaissent les images des films de Chris Marker, où les découvrent les membres de la famille Cabrera, où viennent raconter les compagnons de route du cinéaste. Chaque sortie de cette boîte noire est comme une excursion, dans le monde réel, dans le passé, dans les souvenirs, toujours surgie de ce lieu matrice – qui est aussi une métaphore du cinéma lui-même.
Il n’y a plus une coïncidence, il y en a cinq, dix. Il y a ce que l’on sait, ce que l’on croit, ce qui reste ou redevient précieux. C’était «juste une image», comme disait Jean-Luc Godard, et même le grand inventeur d’images mémorables et fertiles qu’était Chris Marker ne savait pas que celle-là recelait tant de potentialités.
Alors vient, joyeusement, y compris si des drames intimes ou collectifs participent de tout ce qui apparaît, l’hypothèse qui soutient Le Cinquième Plan de La Jetée: que toute image est possiblement porteuse de tant de récits, de perspectives, d’échos.
Et de ce «petit film» que fait, de manière artisanale, Dominique Cabrera, à propos d’une simple photo extraite d’un court-métrage d’il y a soixante-treize ans, s’épanouit quelque chose d’une vigoureuse ampleur, vivante et mystérieuse, donnant envie que tant de chemins encore soient explorés encore plus avant. Un film, quoi.
«L’Inconnu de la Grande Arche», de Stéphane Demoustier
Cette fois, ce qui s’est vraiment passé est si extraordinaire qu’il y a à peine besoin de trouver une forme cinématographique pour le raconter. L’histoire du choix du projet de la Grande Arche de La Défense et de son architecte par François Mitterrand –et ce qu’il en est advenu– avait donné lieu à une version à peine romancée, le livre La Grande Arche, de Laurence Cossé (janvier 2016).
Comme annoncé dans un carton liminaire, Stéphane Demoustier a ajouté des éléments romanesques, notamment autour de l’épouse du personnage principal, tout en réduisant significativement le nombre de protagonistes. Outre l’architecte danois Johan Otto von Spreckelsen et son épouse, il s’agira du président français, de son conseiller pour les grands travaux et de l’architecte français Paul Andreu (le bâtisseur de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle), adjoint bon gré mal gré au génie visionnaire scandinave. (…)


À l’heure du référendum sur l’autodétermination qui ouvre la voie à l’indépendance, les harkis et leur officier (Théo Cholbi) face à l’angoisse du sort de ceux qui ont porté l’uniforme de la puissance coloniale. | Pyramide Distribution







