« Valley of Love »: rendez-vous au bord du néant

v Valley of Love de Guillaume Nicloux, avec Gérard Depardieu, Isabelle Huppert. Durée: 1h32. Sortie le 17 juin.

Valley of Love réunit un étrange quatuor. Soit, par ordre d’apparition à l’image, Isabelle Huppert plus fluette et nerveuse que jamais, Gérard Depardieu, énorme masse de chair, le désert californien, et la mort. Présences à la fois humaines, et tout à fait charnelles dans le contraste extrême de leur physique, et graphiques, quasiment abstraites, les deux acteurs sans doute les plus représentatifs du cinéma français des 30 dernières années interprètent Isabelle Huppert et Gérard Depardieu.

Convoqués par des lettres écrites par un fils de fiction juste avant son suicide, ils s’engagent dans les lieux eux aussi abstraits de la Death Valley et dans une étrange opération de chamanisme, fabriquant comme ils peuvent une croyance dans la possibilité d’une réapparition du défunt, qui est aussi bricolage de retrouvailles de parents désunis depuis très longtemps. La chaleur extrême de cet endroit bizarre à la fois vide et aménagé pour des hordes de touristes, ce qui le rend doublement inhumain, participe d’un état second qui s’instaure peu à peu. Par touche, les dialogues mais surtout le jeu d’une infinie finesse des interprètes, suggère un, deux, plusieurs passés – celui du couple de fiction, celui du duo réel, celui du cinéma français, celui d’une époque de l’histoire occidentale.

La masse imposante de Depardieu comme la tension nerveuse d’Huppert s’inscrivent dans ce double environnement que constituent un lieu vide et torride et un espoir irrationnel. Ils sont très beaux, Isabelle H en extrême tension et Gérard D, toute bedaine dehors, toute poutinerie bue. Oui, beaux, vraiment. Lui sans doute plus encore d’avoir à dépasser ce débordement physique. Les voix jouent ici un rôle majeur, et il y aurait une beauté rare à simplement écouter ce qui se dit, et ne se dit pas, dans le souffle de comédiens qu’il faut bien dire géniaux.

Quand bien même le scénario peine un peu ensuite à broder sur cette situation instaurée, recourant à des artifices de film fantastique pas toujours convaincants, la puissance d’incarnation des deux acteurs confrontée à l’abstraction du lieu et au mystère de l’instant font de Valley of Love un objet intrigant, qui aura été la meilleure surprise parmi les candidats français en compétition officielle à Cannes. Il se révèle d’autant plus attachant qu’inattendu de la part d’un réalisateur dont les précédentes réalisations n’annonçaient rien de ce que ce film-installation a de puissance d’appel.

Il s’agit en effet d’une invocation, et d’autant plus pertinente que la question de savoir de quoi elle est l’invocation demeure en suspens.

 

NB : Une version plus brève de cette critique a été publiée sur Slate au moment de la présentation du film au Festival de Cannes.

 

Cannes/12: Films français, rendez-vous dans un désert très habité

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Isabelle Huppert et Gérard Depardieu dans Valley of Love de Guillaume Nicloux

Love de Gaspard Noé, Dheepan de Jacques Audiard, Valley of Love de Guillaume Nicloux.

Suite et fin du passage en revue de la décidément excessive présence française dans ce festival – passage en revue incomplet, puisqu’il aura été impossible de voir tous les titres concernés. Pour la sélection officielle, manquent ainsi Asphalte de Samuel Benchetrit, Amnesia de Barbet Schroeder, La Glace et le ciel de Luc Jacquet, Je suis un soldat de Laurent Larivière, Maryland d’Alice Winocour, Une histoire de fou de Robert Guédiguian, sans oublier Fatima de Philippe Faucon et Les Cowboys de Thomas Bidegain à la Quinzaine,  Les Anarchistes d’Elie Wajeman et La Vie en grand de Mathieu Vadepied à la Semaine de la critique. Et ce après les 8 autres titres déjà critiqués au cours des précédents jours.

Glissons rapidement sur Love (Séance spéciale), film pseudo-scandaleux de Gaspard Noé qui se caractérise par une indigence totale. Autour d’un personnage masculin aussi antipathique que dépourvu d’intérêt gravitent quelques protagonistes qui consacrent une part significative de leur temps à de fougueux ébats amoureux. Grand bien leur en fasse, mais cela ne présente aucun intérêt pour le spectateur, même si tous ces jeunes gens sont d’apparence agréable et en parfaite possession de leurs moyens physiques. Le reste du temps est consacré, à peu près selon la règle des trois tiers, en absorption de drogues diverses et en hurlements répétant l’amour du garçon pour une des filles, ou en voix off du même réitérant ad nauseam la même affirmation sur le mode geignard, sentiment dont on peut confesser n’avoir rien à faire. L’usage de la 3D n’apporte strictement rien, même au cours des scènes où le relief des organes érectiles, voire l’émission des liqueurs attenantes, pourraient supposer une forme d’utilité au procédé. Un précédent film du réalisateur s’appelait «le vide», c’était plus clair.

En compétition, retrouvailles avec un habitué de Cannes, Jacques Audiard. Il semble d’abord que Dheepan vienne grossir la cohorte des films français consacrés à des drames contemporains, après La Tête haute et La Loi du marché. Mais la situation se révèle bientôt différente: accompagnant le parcours de réfugiés tamouls fuyant la terrifiante répression qui a suivi la défaite des Tigres de l’Eelam au terme de la guerre civile atroce qui a ravagé le Sri Lanka, le film suit le parcours d’une «famille» fabriquée de toutes pièces par les circonstances, un homme, une femme et une petite fille que les circonstances contraignent à se prétendre le père, la mère et la fille alors qu’aucun lien du sang ne les lie. Arrivés en France, ils sont installés dans une cité peuplée presqu’uniquement d’immigrés de toutes origines, où règnent des gangs violents et le trafic omniprésent de la drogue. Dheepan, le «père», y officie comme gardien d’immeuble, sa «femme» s’occupe d’un handicapé, leur «fille» va à l’école. Dheepan semble suivre un temps un chemin intéressant, celui de la reconstruction d’une famille dans un milieu hostile, mais pas forcément sans issue, reconstruction qui passe par un tissage complexes de liens réels et de croyance voulue, ou acceptée, par chacun.

Cette croyance volontariste s’accompagne de cette autre idée intéressante, celle de l’illusion d’une distance avec l’état du monde réel, matérialisée par la fenêtre à travers Dheepan et les siens observent les agissements des racailles, puis par sa tentative de tracer une illusoire ligne de démarcation. Mais cela ne suffit pas au réalisateur, qui éprouve le besoin d’un surcroit de dramatisation, aussi forcée et complaisante semblera celle-ci. C’est une chose d’affirmer que c’est la guerre ici comme là-bas, affirmation d’ailleurs pour le moins simplificatrice. C’est est une autre d’en profiter pour basculer dans une sorte de règlement de compte à banlieue Corral, pour le plaisir d’aller nous aussi (nous le personnage et les spectateurs) faire pan pan pan avec des armes à feu omnipotentes. Vient le moment où le film donne l’impression d’avoir moins cherché à comprendre et raconter que d’avoir fait son marché dans les malheurs du monde, emplissant sans mesure son caddie de violences exotiques et d’affrontements locaux, en raison des bénéfices spectaculaires qu’il sera loisible d’en tirer. Ce que ne manquera pas de faire un réalisateur aussi efficace que le signataire de De battre mon cœur s’est arrêté et d’Un prophète.

En compétition également, voici enfin que s’avance l’étonnant Valley of Love de Guillaume Nicloux, qui réunit un étrange quatuor. Soit, par ordre d’apparition à l’image, Isabelle Huppert plus fluette et nerveuse que jamais, Gérard Depardieu, énorme masse de chair, le désert californien, et la mort. (…)

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Cannes/8: Mondes hybrides et voyages vers le centre des êtres humains

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Plus fort que les bombes de Joachim Trier, avec Gabriel Byrne, Isabelle Huppert, Devin Druid, Jesse Eisenberg.

De l’ombre il y a de Nathan Nicholovitch, avec David D’Ingéo, Panna Nat, Viri Seng Samnang.

Cemetery of Splendour d’Apichatpong Werasethakul,avec Jenjira Ponpas Widner, Banlop Lomnoi, Jarinpattra Ruengram.

A mi-parcours de cette 68e édition du Festival de Cannes, il faut constater une relative faiblesse de la sélection, et notamment de la compétition officielle.

Un grand film domine pour l’instant, Mia Madre de Nanni Moretti. Et deux réelles découvertes ont jalonné ces six premiers jours, toutes deux européennes, avec le premier film du Hongrois Nemes, Le Fils de Saul et le troisième film de Joachim Trier, Plus fort que les bombes. On reviendra sur la décidément trop massive et trop inégale présence française, mais, un peu à l’image de l’ensemble des sélections, il convient aujourd’hui de glaner un peu partout dans les diverses sections pour trouver, malgré tout, de fort belles propositions de cinéma.

Voici donc trois très beaux films, parfaitement incomparables entre eux. Et pourtant, chacun à sa manière fait éclore sous ses plans, comme on dirait sous ses pas, un voyage ni dans l’espace ni dans le temps, mais dans l’esprit même de leurs protagonistes. Il le fait en réussissant à associer de manière créative ce qui d’ordinaire relève de régimes différents sinon contradictoire, documentaire et fantastique, narration et incantation, romanesque et poésie.

Troisième long métrage du talentueux jeune cinéaste norvégien Joachim Trier, Plus fort que les bombes (Compétition) se lance dans ce processus vertigineux qu’on appelle anamnèse –soit une entreprise de reconstruction de ce qui a été une histoire multiple, celle des quatre membres d’une famille, après la disparition de la mère, laissant le père et les deux fils dans des états de connaissance et d’émotions différents par rapport à cet événement. (…)

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La part maudite

Abus de faiblesse de Catherine Breillat. Sortie le 12 février.

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Déjà c’était une histoire extraordinaire. La « véritable histoire », comme on dit, celle d’une femme, la réalisatrice de cinéma Catherine Breillat, frappée d’un handicap moteur suite à une attaque, et qui entre dans une relation affective et passionnelle avec un homme qu’elle sait être un escroc, et qui de fait va l’escroquer. Catherine Breillat, qui est tout aussi écrivain (elle a réalisé quinze films et publié quinze livres), en avait fait un livre édité chez Fayard, livre lui aussi étonnant, et dont on ne pourrait dire sans imbécillité que l’extraordinaire de la situation réelle qu’il relate suffit à en faire un très remarquable ouvrage. L’histoire et ses suites judiciaires, puis le livre, avaient attiré l’attention. Breillat en fait à présent un film, également titré Abus de faiblesse. Qui dira qu’avec une histoire si étonnante, et qui en outre avait donné lieu à une réussite d’écriture, « il n’y avait qu’à filmer », n’aura aucune idée de l’admirable acte de cinéma accompli avec ce film.

La raison la plus évidente s’appelle Isabelle Huppert. Jouer une personne physiquement handicapée est ce qu’on appelle une performance, un de ces pièges à émotion (et à prix d’interprétation) dont raffolent les acteurs. Mais jouer une personne handicapée tout en accompagnant les évolutions complexes d’un état physique, et en même temps ne pas se laisser enfermer dans cette apparence, est bien autre chose. L’actrice ne cesse de reconstruire la singularité complexe d’une personne humaine dans l’instant particulier où elle se trouve, personne dont les problèmes physiologiques sont certes un déterminant majeur, tout comme son investissement (c’est le cas de la dire) sur un personnage lui-même très trouble, mais qui ne se réduit pas à ces deux seuls facteurs. Jouer tout ça, la volonté de revivre, le besoin de plaire, l’arrogance de l’artiste, la pulsion de soumission, et le jouer dans le mouvement même de la vie, dans la séduction, la fragilité, l’égoïsme, l’infantilisme, la sincérité, la roublardise, la tendresse et la brusquerie et l’intelligence du simulacre, cela demande simplement du génie. Isabelle Huppert est une actrice de génie. On le savait déjà. Mais là, et pour ce que peut valoir ce genre de comptabilité, elle est encore plus géniale.

Car il faut parler des interprètes d’abord, tant ce « passage au film » de cette histoire réelle devenue livre se joue de manière décisive dans ce qu’on appelle souvent de manière trop désinvolte l’incarnation. Un abime séparait la réalisatrice Catherine Breillat de l’escroc Christophe Rocancourt, celui qui lui a piqué 700 000 euros, un abime (mais pas le même bien sûr) sépare Maud, le personnage féminin joué par Isabelle Huppert, de ce que fait vivre à l’écran le rappeur Kool Shen sous le nom de Vilko, incroyable nœud de présence physique, de charme, de ruse bornée et de narcissisme. La réunion de ces deux êtres déclenche un flux d’énergie qui électrise le film.

Encore ce phénomène ne suffirait-il pas sans la capacité à faire partager l’assemblage de motivations, de pulsions, d’illusions et de manipulations qui font la réalité de ce qui se joue entre Maud et Vilko, circulation de sentiments dont nul (pas même ceux qui en sont porteurs) ne sait le degré de sincérité, circulation de signes aussi, autant que d’argent, vertigineux trafics d’influence, d’emprise, de fascination, de revanche… Maud la réalisatrice et Vilko l’arnaqueur sont, chacun dans son domaine, deux praticiens de la mise en scène, bien sûr, mais l’essentiel est de comprendre que jamais la mise en scène ne se fait que avec de l’artifice, du faux-semblant sans attache avec la réalité. Réduire ce qui advient entre eux à une arnaque d’un demi-sel attirant qui profite d’une femme amoindrie suite à une hémorragie cérébrale, c’est voir le monde comme le feront dans une scène glaçante les atroces membres de la famille de Maud qui devant notaire découvrent le montant des sommes « prêtées ».

Ce scénario-là, c’est celui du téléfilm niais qui serait le contraire de cette œuvre sombre, ambiguë, douloureuse et joyeuse quand même, ce geste d’une femme cinéaste qui transmue sa propre histoire en aventure fatale. Fatale au sens du destin, au sens du face-à-face recherché avec un dépassement de soi en réponse à l’agression violente d’une pathologie horrible, fatale au sens de la part maudite de Georges Bataille, où le geste de détruire ce qu’on possède vise, au risque du pire, à une autre forme de construction. En ce sens, on pourrait dire que Abus de faiblesse, le film, est le véritable aboutissement du processus engagé par Catherine Breillat avec l’escroc qui ne l’aimait sans doute pas (mais qui le sait vraiment ?), cet homme qu’elle a engagé en 2007 pour qu’il joue dans un film de fiction. Puisque bien sûr, Abus de faiblesse est une œuvre de fiction. Une grande œuvre, et une sorte de victoire.

Dans la jungle du monde

Captive de Brillante Mendoza

Captive de Brillante Mendoza raconte extraordinairement une histoire extraordinaire. L’histoire est celle d’une prise d’otages qui advint au début de l’été 2001 aux Philippines, lorsque des membres de la guérilla islamiste Abu Sayaff s’emparèrent d’occidentaux qu’ils forcèrent pendant plus d’un an à crapahuter avec eux dans la jungle, tandis que des rançons se négociaient au cas pas cas. Qu’est-ce qui est le plus extraordinaire dans cette histoire ? L’exceptionnelle durée de la prise d’otages, ou l’environnement extrême dans lequel il se situe, ou le fait que pendant qu’il se déroule advient un certain 11 septembre, ou l’incroyable complexité des relations entre les différents otages, dont le nombre et les composants ne cessent d’évoluer, entre les preneurs d’otages, avec les populations, le gouvernement philippin, l’armée, les médias ?

Cette histoire extraordinaire, le cinéma, ou du moins sa forme dominante sait comment la prendre en charge : un dosage bien organisé de scènes d’action, de moments émouvants, d’évolution psychologique de quelques personnages centraux, et de moments symboliques permettant d’affirmer clairement ce qu’il convient de penser des terroristes, des politiciens, des journalistes, des religions et de deux ou trois autres sujets d’intérêt général. Il était frappant, au lendemain de la projection de Captive lors du Festival de Berlin, de retrouver pratiquement les mêmes termes chez quasiment tous les commentateurs croisés : trop comme ci et pas assez comme ça. Sans même y avoir réfléchi, tout le monde sait déjà comment il fallait filmer l’histoire extraordinaire de la prise d’otage de Mindanao. Les professionnels et les critiques présents au Festival, mais aussi les spectateurs : ils l’ont déjà vue ! Pas cette histoire-là, mais la manière dominante, et qui tend à devenir hégémonique, dont on raconte les histoires de ce type.

C’est exactement ce que ne fait pas Brillante Mendoza. Depuis qu’on connaît un peu le travail du jeune réalisateur philippin, découvert en 2005 (Le Masseur) et dont chaque film confirme le talent et l’originalité, on sait combien chacun de ses films tend davantage à mettre en en place un réseau de relations qu’un récit linéaire, et combien il sait faire vire à l’écran un « univers », fut-il défini par un bidonville de Manille (Tirador) ou une salle de cinéma (Serbis). Avec Captive, Mendoza change d’échelle. C’est le monde, ou plutôt un monde tout entier qui est ici invoqué. Il y a de la Genèse et de l’Apocalypse dans ce récit qui trouve le moyen d’être à la fois épique et incroyablement quotidien, et même trivial. Au niveau des godasses perdues et des démangeaisons grattées se compose une histoire du cosmos, où les humains, les animaux et les végétaux, la lumière et les couleurs, les peurs et les espoirs deviennent comme des séries de touches qu’assemblerait un art secret de l’agencement des formes.

Cet agencement, et c’est sans doute la plus étonnante réussite du film, est infiniment mobile. Captive est comme un arbre immense dont le feuillage serait sans cesse en mouvement, chaque « feuille » (personnages, situations, rebondissements, significations) bougeant selon son propre mouvement tout en faisant partie du tout. Parcourant à pied des centaines de kilomètres d’un territoire hostile, chemin émaillé d’affrontements entre eux aussi bien qu’avec soldats et milices, les guérilleros et leurs otages ne cessent de voir leur monde se reconfigurer relativement. Pas de coup de théâtre psychologique ou de « moment de vérité » dramatique, mais un incessant miroitement de sensations, de sentiments, de perceptions qui réorganisent, le plus souvent de manière subie plutôt que voulue, la place de chacun dans le monde réel et dans les représentations qu’il s’en fait – le « chacun » étant aussi bien les spectateurs que les personnages, pour autant que lesdits spectateurs acceptent cette véritable aventure qu’est ce spectaculaire film d’action.

C’est à l’intérieur de ce processus ambitieux et complexe qu’il faut saluer ce que fait d’unique Isabelle Huppert, dont on ne compte plus les interprétations magnifiques. Le plus beau, le plus juste et le plus émouvant de sa participation au film, dans le rôle d’une missionnaire française, est la manière dont elle est ici parfaitement en phase avec son personnage : à la fois un individu singulier, vedette française connue dans le monde entier, et un composant de cet ensemble. On cherche en vain quelle autre grande actrice serait aussi bien capable de se fondre dans le fourmillement des hommes, des bêtes, des éléments naturels, des bruits, des signes, des ombres et lumières, comme elle le fait ici. Il y a sans aucun doute là infiniment plus d’art que dans les innombrables numéros de virtuosité occupant tout l’espace narratif et spectaculaire, ces « performances » qui plaisent tant aux médias et aux votants des oscars et des césars. Aux antipodes de ce cirque qui fait disparaître le monde, Captive, Brillante Mendoza, Isabelle Huppert ouvrent un espace immense et immensément peuplé, dérangeant et vivant.

NB: Cette critique a été publiée sur Projection publique le 2 février 2012 lors de la présentation du film au Festival de Berlin.

Cannes Jour 6: de l’air, enfin!

In Another Country, de Hong Sang-soo avec  Isabelle Huppert, Yu Junsang, Yumi Jung (compétition officielle)

Like Someone in Love d’Abbas Kiarostami avec Rin Takanashi, Tadashi Okuno, Ryo Kase (compétition officielle)

A mi-Festival, il faut admettre qu’au moins pour ce qui est de la compétition officielle, le bilan se révélait plutôt mitigé. Surtout, même les films les plus accomplis, comme Au-delà des collines de Cristian Mungiu ou Amour de Michael Haneke (sur lequel on reviendra) ne distinguaient pas par leur grande légèreté. Et puis voilà que coup sur coup, deux films de joie et de grâce s’en viennent faire souffler sur Cannes un vent libérateur, dont on espère qu’il parviendra même à chasser la pluie qui inonde la Croisette depuis vendredi.

Aussi différents que possible, ces deux films ont pourtant un autre point commun: ils sont nés l’un et l’autre d’un croisement entre deux mondes.

In Another Country de Hong Sang-soo (compétition officielle) s’inscrit de plein droit dans l’œuvre au long cours du cinéaste coréen. Celui-ci y retrouve notamment son goût pour les récits construits sur des variations, bifurcations et répétitions, et l’humour vaporeux des conversations sous l’emprise du soju, alcool national absorbé en massive quantité. Mais lui qui avait naguère immergé son univers dans un cadre français (Night and Day, 2008) invite cette fois une actrice française, Isabelle Huppert, jouant le rôle d’une réalisatrice française, Anne, en brève villégiature dans une station balnéaire coréenne.

Trois histoires, ou plutôt trois possibilités d’histoires qui se répondent et s’éclairent, résonnent des sourires et de mélancolie que chacune réfracte sur les autres. Elles composent ce film ludique et lumineux …

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Sur cette terre

Mercredi 24 sort en salles un film sans égal, White Material de Claire Denis. Il est si beau qu’on peut le trouver « difficile », si on apporte dans la salle trop de discours déjà existants. Ce serait se priver d’une expérience exceptionnelle.

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White Material est un film impossible. Je veux dire un film qui naît d’un espace impossible, un rêve habité de tant de cauchemars qu’il s’effondre en lui-même. C’est l’affirmation héroïque – avec la dose de folie que contient l’héroïsme –  de la possibilité de faire exister des êtres humains dans un territoire saturé de trous noirs. Ces trous noirs ont des noms qu’on écrit avec des majuscules. L’Afrique. Le Colonialisme. La Misère. La Violence. Le Désespoir. La Guerre. Comme autant de divinités cannibales, instituées en puissances absolues et éternelles. Des entités noires qui absorbent toute lumière, toute intelligence. Il faut croire que ça doit arranger beaucoup de monde de ne rien comprendre. Claire Denis et Marie NDiaye font le contraire. Elles cheminent.

Leurs trajectoires se ressemblent même si elles se sont fait en sens inverse, la cinéaste européenne née et grandie en Afrique, l’écrivaine africaine née et grandie en Europe. Leur rencontre pour écrire ensemble White Material est comme une évidence. Une évidence contre l’impossible : celle d’accompagner pas à pas, terre à terre, pied à pied, des rapports au monde qui sont d’abord et enfin ceux d’être humains. Un monde qui est, aussi, et ô combien, traversé de puissances surhumaines, de passions hors normes, de phénomènes subis : il n’est pas de réalisme qui ne fasse place aux démons, qui ne prenne acte de l’invisible.

Mais l’entreprise de représenter cela, dans un travail de fiction qui est la condition même d’un rapport au monde réel, ne se justifie que dans l’impératif d’être aux côtés des personnes humaines, dans leur singularité et dans l’écheveau d’appartenances et de conditionnements qui les constituent. Puisqu’il apparaît qu’il faut des trajets personnels au long cours pour approcher cela, à en croire l’itinéraire de ces deux femmes artistes, deux auxquelles on doit beaucoup du meilleur de ce qui est écrit en français aujourd’hui, beaucoup du meilleur cinéma français contemporain. Une force de construction et ce qu’on nommera faute de mieux une sensibilité qui se sont constituées à l’échelle de plusieurs continents pour mieux partager l’intime des vibrations de femmes et d’hommes, très en deçà des moralismes, des idéologies, des psychologies et des sociologies. Sur cette planète où nous vivons.

Claire Denis a inventé une manière de faire du cinéma si unique qu’elle déroute souvent. Cette manière s’est construite, pour simplifier, en un prologue et deux temps. Le prologue ce sont deux films directement liés à sa vie, Chocolat et No Man No Run. A partir de son troisième film, S’en fout la mort, et de US Go Home, plus encore avec l’essentiel et méconnu J’ai pas sommeil puis Nénette et Boni, elle a mis au point un cinéma fondé sur une dialectique des espaces, un montage qu’on pourrait dire cubiste où des territoires habités de forces différentes, comme colorés par elles, se juxtaposent, s’opposent, entrent en collision, dessinent un espace à la fois mental et politique qui est la traduction par les moyens du cinéma d’un état du monde. Ensuite, au tournant des années 2000, elle est passé à un mode plus musical, où aux espaces se sont substituées des « nappes » sensorielles, qu’un jeu savant fait glisser les unes par rapport aux autres, dans le temps et l’espace, au plus profond du corps, du cerveau et du sexe de chacun comme à l’échelle d’une planète globalisée. Beau Travail, Trouble Every Day, Vendredi soir, L’Intrus, 35 Rhums. Les corps, les visages, les musiques, les couleurs, les lumières, les actes, les sentiments, le temps lui-même devenaient comme jamais au cinéma un matériau unifié, incroyablement riche mais que rien ne distribuait a priori en catégories distinctes.

White Material poursuit et excède cet art du cinéma dont je ne trouve guère d’autre exemple, du moins en Europe – un art qui croise l’hypothèse d’un rapport au monde  sur le mode animiste, évoqué ici il y a quelque semaines, et qui trouverai des échos du côté du Yeelen de Souleyman Cissé ou de Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul, de manière plus lointaine avec Tabou de Murnau, ou de manière plus indirecte chez Tarkovski. Whaite Material marque à cet égard une nouvelle étape, Claire Denis atteint un nouvel état grâce à la rencontre hors norme avec Isabelle Huppert. Il y a là à proprement parler une opération magique, de transfert, d’appropriation et simultanément de non-confusion : Huppert ne joue pas Denis, ni évidemment Ndiaye. Elle ne s’inscrit pas non plus dans l’imitation naturaliste. Interprète du rôle de Maria, qui refuse d’abandonner la plantation de café qu’elle dirige sans la posséder, Isabelle Huppert joue, au plein sens du mot. Et les puissances de la construction dramatique, de la représentation et même de la stylisation sont à l’unisson de la force de présence physique, immédiate, de cette actrice que nous ne risquons en aucun cas de ne pas reconnaître, et qui ne cherche rien de tel. Claire Denis elle-même en parle magnifiquement dans l’entretien qu’elle a donné aux Cahiers du cinéma pour leur numéro de mars (654).

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Marie Ndiaye, Claire Denis, Isabelle Huppert: trois femmes puissantes? Mais d’une puissance qui n’est pas celle du pouvoir.

Evidemment la référence aux Trois femmes puissantes vient à l’esprit à propos de la cinéaste, de l’écrivaine et de l’actrice. Mais au-delà de la formule, la puissance ouverte, féconde (féminine ?) de White Material tient à l’invention de l’espace entre elles, entre ce qu’elles sont, ce qu’elles incarnent, ce qu’elles ont fait depuis des années et ce qu’elles font concrètement pour qu’existe cette œuvre-là. Les personnages masculins (et c’est rendre hommage à la manière dont Isaach de Bankolé en chef guerrillero à demi-héro, à demi-mort, et les habitants mâle de la plantation joués par Michel Subor, Christophe Lambert et Nicolas Duvauchelle, et qui tous habitent ce film, de manière infiniment instable, selon des biais qui sont autant d’interrogations installées par les « trois femmes puissantes » dans l’espace du film qu’elles ont inventé), les personnages masculins à divers titres impuissants du film n’en sont pas moins chargés de multiples intensités. Tout comme les enfants armés qui hantent la forêt, les troupes officielles qui les combattent, les barreurs de route, le maire du village qui cherche à s’arranger et le pharmacien qui refuse ce qui est train d’arriver, ces multiples forces actives captées comme autant de courants qui irriguent  le film. Dangereusement, sensuellement, amoureusement, brutalement.

La difficulté est la masse de mots (descriptions, analyses et jugements de toutes sortes) qui tend à s’interposer entre un tel film et qui le regarde – masse de mots qui sera encore augmentée par les commentaires à la sortie du film. Il est impossible d’en faire abstraction – c’est une des figures de l’impossible que j’évoquais au début. Mais il est possible, grâce au film lui-même, à son rythme, à l’inscription du corps blanc de l’actrice parmi les corps noirs des autres acteurs, du corps frêle de l’actrice dans le paysage de la plantation de café, de l’admirablement non-esthétisante lumière blanche du chef opérateur Yves Cape, de l’agencement hypnotique de présences de différentes natures, relevant de différente temporalité, d’entrer dans un espace-temps débarrassé de ces pesanteurs.

L’histoire se passe en Afrique, les images et les sons naissent d’un site filmé sans clichés ni complaisance. Mais il s’agit au fond de davantage, de la difficulté de trouver sa place sur terre et parmi les autres, de la douleur des déchirures entre des rêves et des faits, du combat de chaque jour pour refabriquer un espace physique où tout ce qui fait vivre ne serait pas abandonné. Là-bas comme ici, pour chacun.