À voir au cinéma: «L’Agent secret» et «Histoires de la bonne vallée»

Marcelo (Wagner Moura) en route vers sa ville natale, piège ou refuge?

Ample fresque politique au Brésil sous couleur de polar fantastique avec Kleber Mendonça Filho, comme modeste chronique d’un faubourg de Barcelone avec José Luis Guerín, ces deux films déploient des prodiges de mise en scène.

«L’Agent secret», de Kleber Mendonça Filho

Ronde et jaune d’or, la Volkswagen Coccinelle avec laquelle Marcelo se rend à Recife (nord-est du Brésil). Rondes et jaunes d’or, les cabines téléphoniques d’où l’ancien professeur désormais traqué tente de joindre proches et soutiens.

Que Marcelo soit un universitaire poursuivi par les tueurs d’un grand patron protégé par la dictature brésilienne, on ne le saura pas tout de suite. Mais on aura vu ces objets colorés aux formes accueillantes, en même temps qu’un cadavre qui pourrit en plein soleil devant une station-service et la brutalité menaçante d’un flic qui exerce sans mesure son pouvoir, pour pratiquement rien. Sur la chemise de son uniforme, une tache de sang.

Cela fait partie des «embûches» qui parsemaient cette époque, au Brésil en 1977, comme l’a indiqué un carton. Seulement au Brésil? Seulement à cette époque? Patience…

Grâce à son cinquième long-métrage de fiction, et après notamment le formidable Bacurau (2019, coréalisé avec Juliano Dornelles), le cinéaste brésilien Kleber Mendonça Filho s’affirme comme un metteur en scène de première importance. Ce qu’a d’ailleurs judicieusement salué le prix du meilleur réalisateur au dernier Festival de Cannes, ainsi que celui du meilleur acteur, tout aussi mérité, pour Wagner Moura.

Truffé d’énigmes, de rebondissements, de scènes à haute intensité, L’Agent secret se déploie moins comme un récit que comme un agencement de situations, de sensations, de réminiscences, de rimes visuelles qui composent une sorte de cosmos, d’univers mental.

Il sinue entre gags étranges et brutalités ô combien réalistes des forces de l’ordre, fourmille de personnages «secondaires» dont la présence s’impose immédiatement. Autour d’un Marcelo volontairement «en creux», créature incertaine de son sort et de son identité, ils irradient dans la suite du film alors même qu’il semble passé à autre chose.

À quel prénom devrait répondre celui qui cherche ses origines tout en fuyant ceux qui le traquent? | Capture d'écran Ad Vitam via YouTube

À quel prénom devrait répondre celui qui cherche ses origines tout en fuyant ceux qui le traquent? | Capture d’écran Ad Vitam

Plusieurs menaces rôdent, les réseaux de signes court-circuitent parfois l’ébauche d’une amitié, d’un amour, d’une perspective de sauvetage ou de clarification. Pas à pas, scène après scène, L’Agent secret mobilise un art complexe de la composition, dans de multiples registres, de l’humour noir au polar, de la chronique aux jeux avec les références cinéphiles.

Des requins de plusieurs types se croisent dans les eaux troubles du film, où les cauchemars ont la même consistance que la réalité. Et comme Marcelo en fait l’expérience maladroite, la clandestinité a des exigences qui ne s’apprennent pas en quelques jours, surtout dans l’ambiance amicale d’une pension de famille dont chaque habitant a quelque chose à cacher.

À l'institut médico-légal, peu après la sortie en salles des Dents de la mer, le requin recèle des crimes qui ne sont pas de la fiction. | Capture d'écran Ad Vitam via YouTube

À l’institut médico-légal, peu après la sortie en salles des Dents de la mer, le requin recèle des crimes qui ne sont pas de la fiction. | Capture d’écran Ad Vitam

De qui, ou de quoi, «jambe poilue» est-elle la métaphore, le fantasme ou le nom de code? Qui est «l’agent secret», hormis Jean-Paul Belmondo qui se fait des films dans une comédie de l’époque (Le Magnifique), image entrevue sur l’écran du cinéma dont le grand-père du fils de Marcelo est le projectionniste?

Les spectateurs du précédent film de Kleber Mendonça Filho reconnaîtront cette salle, une de celles qui figuraient parmi les cinémas de Recife aujourd’hui disparus, auxquels il consacrait la troisième partie de son documentaire Portraits fantômes (2023).

Cela fait un élément de plus dans cet écheveau de liens entre passé et présent, formes d’héritage et de transmission, qui irrigue toute l’architecture virtuose de L’Agent secret, qui aurait pu lui aussi s’appeler «Portraits fantômes».
Virtuose? Assurément. Mais que la mise en scène soit d’une extrême virtuosité –et surtout que celle-ci ait l’élégance de ne jamais s’afficher– n’est pas une qualité en plus, mais sinon le sujet, du moins l’enjeu du film.

D’une époque de terreur il y a un demi-siècle à un présent marqué par la montée du fascisme, sans grande déclaration, l’histoire de Marcelo qui ne s’appelle pas Marcelo active les puissances du cinéma pour donner accès à ce qui change et à ce qui revient. Et offre cette rareté: un vertige intelligent et lucide.

L’Agent secret
De Kleber Mendonça Filho
Avec Wagner Moura, Maria Fernanda Candido, Gabriel Leone, Carlos Francisco, Alice Carvalho, Robério Diógenes, Hermila Guedes, Laura Lufési, Roney Villela
Durée: 2h39
Sortie le 17 décembre 2025

«Histoires de la bonne vallée», de José Luis Guerín

La rivière s’appelle Besos («bisous» en espagnol), le canal où tout le monde se baigne même si c’est interdit se nomme Rec, comme l’abréviation qui indique que la caméra filme. Petits jeux de mots fortuits, qui ne serviraient à rien chez un autre que le réalisateur espagnol José Luis Guerín, qui d’ailleurs ne s’en avise pas.

Mais lui, il est ce cinéaste qui sait depuis quarante ans faire résonner ensemble les signes qui décrivent des lieux, des histoires, des mémoires, des imaginaires. Tout écho fait sens, toute coïncidence devient un indice. Ainsi en va-t-il de ce film qui semble glisser naturellement dans la géographie, humaine, physique, historique et émotionnelle, de ce qui fut un village, puis une banlieue et est en train de devenir un quartier de Barcelone.

Le titre à nouveau en traduit le nom, Vallbona. Ce fut un verger pour la grande ville, ce fut une promesse de jardins partagés, détruite par le franquisme. C’est resté longtemps –et encore un peu aujourd’hui– un territoire d’inventions minuscules, jour après jour, par celles et ceux qui y vivent. Tout a changé, les gens, les lieux, les modes de vie. Quelque chose existe encore. (…)

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Cannes 2025, jour 6: «Magellan» et «L’Agent secret», résistance, baleine et requin

L’agression contre les idoles, tournant du récit de Magellan de Lav Diaz.

Le film de Lav Diaz et celui de Kleber Mendonça Filho empruntent des voies somptueuses de fiction cinématographiques pour inscrire des épisodes sombres de l’histoire de leurs pays dans le présent.

Ce sont deux grands cinéastes venus de ce qu’il est désormais convenu d’appeler «le Sud global» –en français facile: ni européens ni nord-américains. Ils ont dominé la journée du dimanche, juste avant l’entrée du festival dans sa deuxième partie.

Bref aparté: jusqu’en 2017, le festival de Cannes commençait un mercredi de mai et se terminait le dimanche, selon une trajectoire à peu près continue. À partir de 2018, il a commencé le mardi pour s’achever le samedi, décision qui ne manquait pas de bonnes raisons, dont le fait de laisser le dimanche libre au sortir du marathon.

Cette modification en apparence minime a en fait profondément modifié le vécu de la manifestation par celles et ceux qui y participent. De manière imprévue, elle a coupé son déroulement en deux, il y a désormais une «première semaine», le weekend clôturant la phase la plus glamour, celle où il y a la concentration maximum de stars hollywoodiennes.

À partir du lundi, la «deuxième semaine», pas moins riche sur le plan cinéphile, l’est beaucoup moins sur le plan de l’éclat médiatique, beaucoup de gens commencent à faire leurs valises, il y a moins de monde dans les restaurants, moins d’équipes de télé du monde entier, etc.

Et donc ce dimanche était aussi, en compétition officielle, le jour de deux grosses productions étatsuniennes, The Phoenician Scheme de Wes Anderson, copie conforme des enfantillages luxueux de ce réalisateur depuis ses débuts, et Die, My Love de Lynne Ramsay, nouvelle complaisante plongée dans la psyché malade de l’Amérique, embarrassant d’inintérêt.

Mais, donc, magnifiques ouvertures à la deuxième semaine, un immense cinéaste à l’œuvre déjà considérable, assez peu présent à Cannes malgré sa filmographie nourrie, le Philippin Lav Diaz, et l’une des rares figures reconnues du cinéma brésilien, Kleber Mendonça Filho, qui a lui été régulièrement accueilli sur la Croisette, où on a notamment découvert le formidable Bacurau en 2019.

Qu’il s’agisse de Magellan (présenté dans la section Cannes Première) ou de L’Agent secret (en compétition), chacun des deux déploie les ressources de partis pris stylistiques affirmés pour évoquer un événement historique marquant de son pays.

Ce sera un thriller aux franges du fantastique pour Kleber Mendonça évoquant la dictature militaire à la fin des années 1970, une chronique en vignettes apparemment hiératiques et incandescentes de beauté chez Lav Diaz pour conter la tentative ratée de prise de possession et de conversion au catholicisme d’îles des Philippines par le navigateur portugais Fernão de Magalhães, que les Français appellent Magellan.

«Magellan» de Lav Diaz

Des îles qui seront bientôt appelées Moluques par leurs envahisseurs venus de la péninsule ibérique, on voit d’abord les habitants d’origine, selon ce qui relève davantage d’une imagerie de paradis perdu que d’une description précise de l’organisation des sultanats qui en contrôlaient le pouvoir.

Mais, de manière inhabituelle chez cet auteur qui a sans cesse exploré l’histoire de son pays, surtout récente et contemporaine, le film s’attache surtout au cheminement des colonisateurs, reconstituant les péripéties du long voyage de Magellan.

Le capitaine (Gael García Bernal) hanté par son projet de conquête de terres et d'êtres vivants auxquels il ne comprend rien. | Nour Films

Le capitaine (Gael García Bernal) hanté par son projet de conquête de terres et d’êtres vivants auxquels il ne comprend rien. | Nour Films

Film d’époque en costumes constitué de plans fixes admirablement composés, Magellan est très différent de la plupart des quelque vingt-cinq autres films du cinéaste.

D’une durée modérée (2h36) pour un réalisateur connu pour ses œuvres fleuves, il évoque souvent davantage certains films de Manoel de Oliveira, consacrés à d’autres colonisations, que la luxuriance sensuelle et poétique, fréquemment en noir et blanc, de l’essentiel de l’œuvre de l’auteur de Norte, la fin de l’histoire, de La femme qui est partie et de La Saison du diable.

Ce renouvellement stylistique n’enlève rien à l’intensité des séquences, où l’apparent hiératisme de la réalisation s’avère vite une façon d’accueillir au contraire une multitude de vibrations physiques, émotionnelles, politiques, dans ce qui est à la fois un grand film d’aventure et une méditation qui renouvelle, par son absence de lyrisme convenu, l’idée même du film d’aventure.

La figure de Magellan a nourri des imaginaires multiples et contradictoires, dont les lecteurs de Qui a fait le tour de quoi? ont pu avoir un aperçu érudit et réjouissant. Mais là n’est pas l’enjeu du film, malgré son titre, et malgré, fait sans précédent chez Lav Diaz, la présence d’un acteur occidental célèbre, Gael García Bernal.

Magellan n’est pas un traité d’historien, c’est un conte mythologique où les îles lointaines sont comparables à la baleine de Moby Dick aussi bien qu’à un but de pouvoir et de richesse, vers un monde auquel ceux qui le conquièrent ne comprennent rien.

Tout aussi obscures sont les formes de soumission comme de résistance des habitants, résultantes de forces complexes, instables, qui peuvent avoir des effets terrifiants sans que personne n’ait su les contrôler entièrement. À nouveau un thème qui est loin d’être confiné au passé.

«L’Agent secret» de Kleber Mendonça Filho

Les forces, et les formes de résistance en situation d’oppression sont aussi au principe du cinquième film du cinéaste brésilien. Aux côtés d’un homme qui se cache, trouve des contacts, mène des enquêtes tandis qu’en 1977 la dictature militaire brésilienne est au plus violent de son oppression sur le pays, le film se met en place comme un puzzle qui renvoie, autant qu’à la virtuosité narrative de l’auteur, aux incertitudes et à l’opacité de la situation. (…)

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Rétroviseurs du présent: «Je suis toujours là», «Spectateurs!», «Le Quatrième Mur»

Eunice Paiva (Fernanda Torres), ses enfants, mais pas leur père –et le sourire comme arme.

Retour sur l’époque de la dictature brésilienne avec Walter Salles, héritage d’une longue histoire du cinéma chez Arnaud Desplechin ou échos actuels de la guerre civile libanaise chez David Oelhoffen: ces films mobilisent le passé pour résonner aujourd’hui.

«Je suis toujours là» de Walter Salles

Malgré l’inquiétante séquence d’ouverture où une femme se baigne dans la mer, scène légère bientôt alourdie de la menace, même encore informulée, d’un vol d’hélicoptère, il faut un peu de temps pour que se précise la singularité du nouveau film de Walter Salles.

Être aux côtés des membres de cette famille très aisée de Rio au début des années 1970, à l’époque où la dictature militaire au Brésil durcit encore sa politique répressive, apparaît d’abord comme une situation décalée. Dans la grande maison de Rubens Paiva, qui a été député d’un parti de centre gauche, sa famille et ses amis vivent, entre plage et soirées amicales, une existence relativement paisible.

La mère, Eunice, les cinq enfants et adolescents qui composent la progéniture, les amis et amies des unes et des autres, sans ignorer la situation, ont des préoccupations et des modes de vie où dominent tracas personnels et plaisirs du quotidien.

Loin des très nombreux films dénonçant les crimes innombrables de la dictature brésilienne, et de leurs homologues installés par les États-Unis pratiquement partout en Amérique latine dans les années 1960-1980, Je suis toujours là approche la question avec une légèreté qui ressemble à ce sourire qu’Eunice exigera de ses enfants, sur toutes les images publiques, après que la terreur se sera abattue sur la maison.

C’est elle, Eunice, qui dit «je» dans le titre. Elle qui peu à peu, de bourgeoise conformiste, devient cette figure de combat, en inventant ses propres armes de résistance, en faisant se construire autour d’elle et des siens d’autres relations, qui ne seront pas seulement tournées vers leur propre cas, leur propre intérieur.

Eunice Paiva, soudain prise dans l'étau –et qui trouvera comment l'affronter. | Studiocanal

Eunice Paiva, soudain prise dans l’étau –et qui trouvera comment l’affronter. | Studiocanal

Le film de Walter Salles raconte une histoire authentique, telle qu’elle a été écrite par le fils, Marcelo Paiva, écrivain et dramaturge brésilien. Il importe, évidemment, de savoir que les faits évoqués ont bien eu lieu, mais on ne sait que trop combien ce «d’après une histoire vraie» ne garantit rien, et est souvent la caution de la médiocrité cinématographique. Ici, c’est tout le contraire.

La force émouvante et dynamique de Je suis toujours là tient pour l’essentiel à trois forces associées. La première, la plus évidente, est la puissance d’incarnation des interprètes, à commencer par Fernanda Torres. Star dans son pays où elle est aussi connue comme écrivaine, elle retrouve Walter Salles trente ans après le beau Terre lointaine, qui avait révélé le cinéaste, avant l’Oscar de Central do Brasil.

Le deuxième atout du film est spatial. Il concerne le sens de la composition des points de vue, essentiellement celui de la mère et des quatre filles, chacune porteuse d’une approche et d’une distance différentes aux événements qu’elles affrontent toutes.

Le troisième est temporel, avec la réussite de l’inscription des faits du début des années 1970 dans une continuité qui court jusqu’à aujourd’hui, articulant ainsi les événements d’alors, leurs échos contemporains, la trajectoire étonnante d’Eunice Paiva, les engagements des différents membres de sa famille, les évolutions de la situation politique brésilienne, y compris les combats pour les droits des peuples autochtones, et la défense de l’environnement.

Dans son pays d’origine, le film est devenu un phénomène à la fois culturel et politique, avec des millions de spectateurs retrouvant le chemin des salles pour un film brésilien pour la première fois depuis très longtemps, et au moment où une tentative de coup d’État par les nostalgiques des tortionnaires des années 1970, dont l’ex-président Jair Bolsonaro, arrive devant la justice.

Dès lors, celle qui dit «Je suis toujours là», c’est aussi la démocratie elle-même. Une revendication qui n’a rien d’anodin dans le Brésil contemporain. Ni ailleurs.

Je suis toujours là
de Walter Salles
avec Fernanda Torres, Fernanda Montenegro, Selton Mello, Valentina Herszaje, Luiza Kozovski, Bárbara Luz
Durée: 2h15
Sortie le 15 janvier 2025

«Spectateurs!» d’Arnaud Desplechin

Avant de tourner son neuvième «vrai film», Federico Fellini tourna jadis Huit et demi, interrogeant sa place et ses sentiments de réalisateur –Huit et demi étant bien sûr un vrai film lui aussi.

De même, la nouvelle réalisation d’Arnaud Desplechin, qui est bien elle aussi un vrai film, aurait pu s’intituler Treize et demi. Mais le cinéaste de Rois et Reine et de Roubaix, une lumière choisit d’interroger moins son propre rôle ou les désirs de l’auteur qu’il est que les liens qu’il entretient avec le cinéma, en tant qu’il en a été et en reste spectateur.

Entre la lumière du projecteur au ciné-club du lycée et une possible idylle, Paul D., double fictif d'Arnaud D., choisira. | Les Films du Losange

Entre la lumière du projecteur au ciné-club du lycée et une possible idylle, Paul D., double fictif d’Arnaud D., choisira. | Les Films du Losange

Il construit à cet usage une fiction autobiographique, où une succession de jeunes acteurs interprètent à différents âges ce Paul Dédalus qui est depuis Comment je me suis disputé le double à l’écran du cinéaste.

Mais Desplechin ne se veut pas le seul spectateur à figurer dans son film-miroir. Il en convie d’autres, dont des anonymes qui parlent de leur rapport à la salle, à l’écran, aux émotions que suscitent les films. Il convie des amis et connaissances, cite avec effusion ses grands mentors (le philosophe Stanley Cavell, Claude Lanzmann, Ingmar Bergman et François Truffaut), ressuscite une leçon qu’il a suivie à la fac d’un professeur qui était aussi un cinéaste et critique, Pascal Kané.

Séquence après séquence, très présent en voix off et à travers ses avatars fictionnels, il répond, en son nom et en assumant cette place, à la question du livre fondateur d’André Bazin: Qu’est-ce que le cinéma?

On pourra, on devrait débattre des réponses d’Arnaud Dédalus, s’amuser ou s’agacer d’un raccourci, s’enthousiasmer d’un trait lumineux, d’une émotion dont la sincérité balaie l’idée même de réserve. Mais le plus beau, le plus émouvant dans Spectateurs!, c’est que, bien sûr, il n’y a pas de réponse à la question «qu’est-ce que le cinéma?», et que Desplechin le sait bien. (…)

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«Bacurau», fresque cosmique et combattante

Les paisibles habitants de Bacurau, dont les figures mémorables de Domingas (Sônia Braga, au centre) et Teresa (Barbara Colen, à droite) confrontés aux violences du local et du global.

Sensation du dernier Festival de Cannes, le film de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles s’inspire du western et des grandes peintures murales pour une fable chaleureuse et tonique.

Comme c’est bien, le cinéma! On s’en souvient tout de suite, dès les premières images. Pourtant il ne s’est encore rien passé. Un homme et une femme à l’avant d’un camion, les paysages désertiques dans le nord du Brésil, les bruits, des violences évoquées à mots couvert. Et déjà c’est là.

L’espace et le mouvement, des corps et des histoires, la sensualité et la mort. La femme revient dans son village, au cœur d’une région mise en coupe réglée par les grands propriétaires du coin.

Il y aura des funérailles. Il y aura la fête. Il y aura la guerre. Il y aura des êtres à demi-mythiques sortis du passé et des songes, et des assassins venus du nord –pas le même nord. La musique.

Bacurau est au cinéma ce que sont les grandes fresques, ces murales qui, bien au-delà de Diego Rivera, chantent en couleurs et amples formes partout en Amérique latine les récits épiques des peuples de tout un continent.

Énergie et sensualité

Il y a ce souffle, cette sensualité, cette explosion d’énergie qui, ailleurs, vibrent sur les murs. Mais sur l’écran, elles sont bien d’aujourd’hui en même temps que saturées de présences mythologiques et historiques.

Avec une énergie à la fois furieuse et tendre, amusée souvent, Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles entraînent dans une sarabande endiablée, dont on voit bien à quelles sources elle emprunte.

Le Manifeste anthropophage et ses suites, mais surtout le lyrisme de «l’Esthétique de la faim» de Glauber Rocha, et tout particulièrement l’incandescence de ce sommet du cinéma novo des années 1960 que fut Antonio das Mortes bouillonnent à Bacurau. Mais ce village qui a soudain disparu de Google Maps se situe bien dans le monde d’aujourd’hui, celui des réseaux sociaux et de Bolsonaro.

Le gouvernement de celui-ci a d’ailleurs entrepris des représailles contre les salles qui montrent le film, que son Prix du jury à Cannes n’aura pas suffi à protéger de la vindicte des autorités.

Lunga (Silvero Pereira), variation post-moderne et ambiguë du bandit d’honneur brésilien.

On connaissait Kleber Mendonça pour ses deux précédents longs-métrages, Les Bruits de Recife et Aquarius. C’est peu dire que l’arrivée à ses côtés comme coréalisateur de Juliano Dornelles (qui était le décorateur de ces deux films) entraîne un changement d’échelle –en fait, leur travail commun sur ce projet a commencé il y a dix ans. À des films urbains, composés sur des détails et une histoire personnelle, succède une œuvre cosmique.

Une utopie et des armes

Cette bourgade perdue dans le Pernambouc qui donne son titre au film était un lieu, utopie comme le Brésil en a hébergé plus d’une, où régnait une vie collective attentive au bien commun et à la liberté de chacune et chacun. (…)

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Le grand souffle de « Ventos de Agosto »

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Ventos de Agosto de Gabriel Mascaro, avec Dandara Mroaes, Geova Manoel dos Santos, Maria Salvino dos Santos, Gabriel Mascaro. Durée : 1h17. Sortie le 26 août.

La barque glisse sans bruit à la surface dans une lumière d’aube du monde. Le heavy metal explose tandis que la fille allongée sur le plat-bord ôte son minuscule maillot de bain. Agiles à la folie, les silhouettes escaladent les interminables troncs et font tomber sans fin les noix dont les coques feront des montagnes. Dans la remorque bourrée de fruits, Shirley et Jeison font l’amour. C’est Eve et Adam, noirs et sublimes, c’est une marginale et un paysan. Mais il refuse qu’elle le tatoue. Elle se fâche et se moque. Au fond de l’eau, il s’enfonce dans les anfractuosités à la recherche des poissons et des poulpes.

Le vent, comme disaient le Christ et Robert Bresson, souffle où il veut. Et il souffle fort, de plus en plus. La côte du Nordeste souffre et s’effrite. Les habitants du Nordeste souffrent et résistent.

C’est une sorte de danse que compose d’abord le réalisateur brésilien Gabriel Mascaro pour son premier long métrage de fiction. Danse des corps sensuels et laborieux, danse de séduction, d’appartenance, quête d’un impossible : maintenir ce qui est depuis si longtemps, vivre du jour qui vient. C’est une légende puissamment inscrite dans un territoire précis, très réel, un conte archaïque et terriblement actuel.

Douce ou violente, la beauté des images, parfois comme des tableaux parfois comme des spectacles d’ombres, se nourrit de l’intensité de ce qui circule, qu’on devine, qu’on ne comprend pas toujours, et puis finalement très bien. Shirley, la jeune fille venue de la ville coiffe la chevelure blanche de sa grand’mère, la vieille paysanne qui ne cesse de râler. C’est lumineux, vibrant de vie, on dirait une toile de Bonnard transfigurée par un ciné-candomblé.

Ventos de Agosto pourrait être ce théâtre des jours et des peines, des amours et des labeurs d’une petite communauté, entre mer et cocotiers, misère et paradis. Mais le film est comme crucifié – oui, il appelle les mots de la religion, sans se réduire à aucune – par deux forces qui le traversent chacune selon son axe.

Il y a cette montée anormale de la puissance du vent, qui amène avec elle un étrange étranger doté d’encore plus étranges instruments, et de complètement étranges pratiques, capturer les orages avec un micro, mesurer les tempêtes avec un appareil rigolo que personne ne risque d’appeler anémomètre. Sur l’écran de son ordinateur, le réchauffement climatique se matérialise en images de synthèse symboliques (des courants figurés sur un planisphère) et porteuse d’apocalypse. Les vagues avancent, elles emportent les tombes au bord de la plage, la plage qui n’existe plus.

Et puis il y a ce cadavre trouvé au fond de l’eau, et que Jeison a refusé de laisser pourrir, qu’il a ramené devant chez lui, au grand courroux de son père, de ses voisins, et de Shirley. Un macab à la Ionesco dans ce trou du fin fond du Nordeste brésilien, avec des flics de chez Kafka, et autant d’explications à son existence de vivant puis de mort que d’interlocuteurs.

La catastrophe cosmique, bien réelle, et le drame local, entre burlesque macabre et polar fantastique, reconfigurent l’assemblage des protagonistes (garçon, fille, vieille, mer, noix de coco, tracteur…). Il y avait une histoire, voilà que deux autres traversent chacune à sa manière la chronique initiale, la déplacent, l’enflent, la tordent vers l’angoisse ou vers le comique.

Sans jamais se départir de cette grâce impressionnante qui imprègne chaque plan, Ventos de Agosto devient ainsi un « film en mouvement », au sens où il est animé de forces nouvelles, qui en transforment les enjeux et, de manière imprévisible mais toujours comme venue de l’intérieur, en font évoluer les enjeux, les attraits, les plaisirs. Son jeune réalisateur semble posséder une mystérieuse boussole cinématographique, qui loin des logiques narratives ou des poncifs visuels, explore avec un curieux mélange d’attention méticuleuse et de vivacité les possibles du monde qu’il a entrepris de filmer.

«Le Sel de la terre» de Wim Wenders: une ode aux clichés

 

Salgado08Cet homme-là est assurément un personnage intéressant. Contraint de fuir la dictature au Brésil, son pays, dans les années 1960, exilé en France mais voyageant dans le monde entier, il est devenu au cours des années 1970 un des photographes les plus célèbres de son époque. Sebastião Salgado a conquis ce statut, et s’y est maintenu durant des décennies, en photographiant certains des lieux les plus déshérités de la planète, plusieurs des pires tragédies qui ont ensanglanté la fin du XXe siècle: les famines au Sahel, les guerres en Yougoslavie, l’extrême pauvreté et la violence un peu partout dans le tiers monde, l’ampleur et le caractère destructeur des migrations de masse sous l’effet de la pauvreté et des guerres, le génocide des Tutsis au Rwanda et ses suites au Congo…

Salgado n’est pas du genre à faire un saut dans un coin où il se passe quelque chose de terrible pour repartir aussitôt. L’essentiel de ses travaux est fondé sur des recherches approfondies, de longue période passées sur place, des rencontres et des échanges avec ceux qu’il photographie, et auxquels il lui est souvent arrivé de se lier de manière durable. A la fois journaliste, militant, chercheur et artiste, Salgado a accompli un énorme travail.

Le résultat, rendu public grâce aux plus grands magazines du monde entier, d’innombrables expositions et une dizaine de livres à grand succès, est un très vaste ensemble de photos caractérisées par un style reconnaissable entre mille. Esthétisation de la misère, sentimentalisme exacerbé, clichés de la souffrance manipulés par la prise de vue et le traitement en laboratoire, utilisation d’un noir et blanc contrasté aux reflets quasi-métalliques. Avec Salgado, les malheurs des hommes mis en images comme des pubs pour Mercedes ou des défilés de mode. Un triomphe.

Wim Wenders, qui dit avoir été bouleversé il y a 25 ans par des images de Salgado, dont il a immédiatement acquis deux tirages qui sont toujours dans son bureau, consacre au photographe un portrait coréalisé avec le fils de son sujet, Juliano Ribeiro Salgado. Ouvertement admiratif, pour ne pas dire hagiographique, le film reconstitue un parcours qui mènera l’homme d’image, revenu dans son pays après le retour de la démocratie, à se consacrer un temps à faire renaitre la flore et la faune dans sa région natale du Minas Gerais. (…)

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