«Suzanna Andler» comme un ouragan, lent

En portant au cinéma la pièce de Marguerite Duras, Benoît Jacquot trouve avec Charlotte Gainsbourg les voies d’une émotion à la fois vitale et proche du surnaturel, au diapason des courants les plus intimes.

On entend les vagues, là en bas, la mer immense au pied de la falaise, sous la terrase de l’imposante villa. La lumière est pâle et froide. Pâle et froide semble cette femme, pas très jeune avec quelque chose d’enfance, ineffaçable. Elle aussi est en proie à un ressac sans fin.

Suzanna, épouse du millionnaire Jean Andler et «une des femmes les plus trompées de la Côte d’Azur» comme elle le dit elle-même, est venue louer une grande maison pour elle et sa famille, l’été suivant. Après le départ de l’agent immobilier surgit son amant, Michel. Plus tard elle sera au bord de l’eau, avec son amie Monique.

Elle parle presque toujours à mi-voix, Suzanna. Elle dit des vérités, les siennes, qui ne sont pas toujours les mêmes. Elle ment aussi, par jeu c’est- à-dire par réflexe vital, par peur, par incertitude, ou sûrement aussi pour d’autres raisons, que nous ne saurons pas.

Elle porte une minirobe noire Yves Saint Laurent, festonnée de petites perles de verre scintillantes[1], on dirait une gamine, ou une pute, ou une fée, ou une femme du monde, ou une amazone, ou une épouse bourgeoise, ou rien de tout ça.

Vertige d’un costume, avec lequel rime et jure un autre qui le masque ou le dévoile, ce manteau d’une fourrure indécidablement vraie (les années 1960) ou fausse (aujourd’hui).

Une scène pour des spectres

La mort est là, partout. Dans la lumière, dans les silences. Elle est furieusement banale. Ou alors peut-être tout le monde est mort, déjà, et il s’agit du songe d’une Suzanna défunte. Un seul plan, très bref –le métro aérien, la nuit– a suffi à entrouvrir l’idée qu’on ne se trouve pas forcément là où le prétendent les images et les dialogues.

Il y a aussi cet homme, jeune, très masculin, Michel le «journaliste qui écrit dans de sales journaux», selon la formule de Suzanna. Il est très physiquement présent, pressant et pourtant flotte l’idée qu’il n’est peut-être pas du tout là, lui qui surgit et disparaît comme un fantôme.

Son meurtre, comme le suicide de Suzanna, sont des pistes un peu plus qu’ébauchées, suggérées par l’incroyable travail d’invocation qu’accomplit ici la mise en scène de Benoît Jacquot.

Le leg de Marguerite Duras

Il y a un demi-siècle que Marguerite Duras a confié à son jeune ami d’alors cette pièce qu’elle n’aimait pas, pour qu’il en fasse le film que lui entrevoyait. Écrite en 1968, brièvement jouée en 1969, on voit bien pourquoi son autrice alors aimantée par le cinéma ne se souciait pas de cette affaire –«ce n’était pas le moment», dira-t-elle. Le texte de la pièce, aujourd’hui rééditée avec une belle préface de Jacquot, est une architecture sèche, ultra-précise dans les indications scéniques comme dans les constants décalages de ce que disent les personnages, sur ce qu’ils ont fait, sur ce qu’ils éprouvent.

Ce qu’ils ont vraiment fait, on le saura pas, et ça n’a aucune importance. Ce qu’ils éprouvent vraiment, on ne le saura pas non plus, et tout est là. Tout est dans ces approximations successives, parfois contradictoires entre elles, parfois volontairement trompeuses, ou inutilement sincères, ou incertaines de leur propre justesse. C’est très exactement là que le cinéma peut à son tour, littéralement, entrer en scène. (…)

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Face et pile du cinéma: «Ondine» et «Lux Æterna»

Christoph (Franz Rogowski) et Ondine (Paula Beer). | via Les Films du Losange

Le long-métrage de Christian Petzold et celui de Gaspar Noé sont l’un et l’autre des films fantastiques, portés par des interprètes remarquables, et pourtant aux antipodes l’un de l’autre.

Pile et face? Ils sont loin d’être les deux seuls côtés possibles du cinéma, mais parmi les pas moins de quatorze nouveaux longs-métrages qui arrivent sur les écrans français ce 23 septembre, ces deux titres n’apparaissent pas seulement comme les plus dignes d’intérêt, ils dessinent une possible carte, très partielle mais très parlante, des manières de mobiliser l’art du film.

«Ondine», magie blanche d’un conte actuel

Le nouveau film de Christian Petzold, qui est une des principales figures du cinéma allemand contemporain, et peut-être son meilleur, prend à bras-le-corps les ressources romanesques, narratives et imaginaires du cinéma. Transposition libre et contemporaine du mythe de la sirène trahie et vengeresse, il ne cesse d’en inventer la justesse actuelle, inscrite dans le monde et les sentiments d’aujourd’hui.

C’est un véritable tour de magie blanche qu’opère la mise en scène, grâce à l’imparable cohérence des ressources mobilisées. La plus évidente de ces ressources ce sont les interprètes, et d’abord Paula Beer qui, quatre ans après Franz de François Ozon confirme qu’elle est une actrice exceptionnelle.

Elle est comme le film tout entier, d’une beauté évidente et sûre, et qui en même temps ne cesse de se déplacer, de donner à percevoir autre chose, de plus trouble, de plus triste, de plus enfantin, de plus viril, de plus angoissé.

Tout aussi complexe sous une apparence encore plus simple (le beau gars gentil et costaud), Franz Rogowski propose une incarnation d’une grande subtilité, qui lui aussi participe de ce qui pourrait tenir de la prestidigitation, et frôle l’envoûtement.

Mais il faut encore considérer la présence, impressionnante, de ces immenses maquettes de la ville de Berlin dont l’héroïne est l’historienne inspirée, et qui sont comme le pendant ultraréaliste et précis de la présence légendaire du mythe d’Ondine, qui rôde dans les lacs et les étangs d’Allemagne et du monde. Dans l’un d’eux, elle et lui, Ondine et Christoph, plongent jusqu’au fond de l’amour qui les unit.

Ondine, jeune femme d’aujourd’hui et figure mythique, amoureuse radicale et employée municipale. | via Les Films du Losange

Puisque la principale ressource est là: dans la croyance absolue de Petzold en la possibilité de filmer et de faire partager les sentiments de ses personnages, et les émotions qu’ils peuvent inspirer. Admirable acte de foi, dans le cinéma, dans son public, anti-cynisme radical, fièrement à contre-courant.

Sorcière et amoureuse, implacable et vulnérable, Ondine existe absolument dans le monde urbain contemporain et dans l’univers féérique des contes.

Viennent les monstres, les phénomènes surnaturels, les miracles, les rebondissements dramatiques. Dès lors, ils font partie du seul monde qui soit, le nôtre, celui que les films peuvent nous aider à habiter un peu moins mal, sur la terre comme dans les profondeurs des eaux et des songes.

«Lux Æterna», caméras et sorcières

Avec le nouveau film de Gaspar Noé, c’est l’inverse. C’est-à-dire que c’est finalement très proche. Magie noire cette fois, et envers du décors. La fiction ne croit plus à ses propres sortilèges, les ressources du cinéma sont sans cesse attaquées par le travers, critiquées, moquées, dénoncées.

Peu importe quand, comme ici, ce grand mouvement de dérision à la fois sincère et désespéré s’embrase grâce à un combustible fulgurant: les actrices Charlotte Gainsbourg et Béatrice Dalle. (…)

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Cinéma 2014: un Top 10 et un top 10+1

Mon Top 10 des plus beaux plans

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  • Le serpent de Maloja

Il y a en vérité deux plans, un en noir et blanc tourné en 1924 par Arnold Fanck, l’autre en couleur, tourné en 2013 par Olivier Assayas. Par deux fois dans Sils Maria, le serpent de nuages qui donne son nom à la pièce autour de laquelle vibrent et se déchirent les protagonistes s’avance entre les montagnes de l’Engadine, majestueux, spectaculaire, et pourtant tenu à distance, une fois par le lointain de l’archive, l’autre fois par le détournement de l’attention des personnages. Cette manière à la fois d’accueillir la beauté et de ne pas se prosterner devant elle, de construire les conditions d’une admiration extrême et de jouer avec elles, signe un art de la mise en scène d’un niveau qui connaît aujourd’hui peu d’équivalent.

  • La mer de Naomi Kawase

C’est le premier plan de Still the Water. Il montre, de face, des vagues qui semblent se ruer vers la caméra. Ce qui est montré est sans doute une des situations les plus banales et les plus fréquemment enregistrées au cinéma. La manière dont ce plan est filmé est sans précédent. Il ne s’agit pas ici de ruse, de procédé technique astucieux, d’invention d’une stratégie de prise de vue. Il s’agit d’inspiration et de sensibilité. Cette mer qui n’a rien d’exceptionnel, nous ne l’avions jamais vue, jamais vue ainsi, à la fois menaçante et protectrice, mythologique et réelle.

  • La jeune fille et l’ordinateur

Tout à la fin d’Eden de Mia Hansen-Løve, lorsque s’achève sur un mode désabusé la trajectoire du personnage principal, celui-ci déambule dans un club à demi vide, laissant de côté les autres protagonistes qui appartiennent à une histoire désormais révolue. Il est seul quand la caméra le quitte pour parcourir avec une grâce extrême un espace noir où finit par apparaître une jeune fille dans l’obscurité, seule avec son ordinateur. Belle, glaciale, peut-être un fantôme, le fantôme de cette musique qu’elle distille depuis son Mac, cette apparition incarne avec une puissance qui foudroie la violence du solipsisme où une jeunesse s’est perdue.

  • Le camion rouge comme une promesse

Un étrange agencement de réalisme et de théâtralité a composé le début du film, autour d’une famille marquée par la dépression du père qui abuse de sa petite fille, et les embardées désordonnées de la mère et des enfants pour échapper à ce destin atroce et minable, beaucoup plus grand qu’elles. Mais voici qu’il apparaît, encore plus grand que le destin. On le sent aussitôt. C’est un camion rouge garé près de la mer, c’est un navire de légende et un rêve d’enfant, c’est l’espèce de tapis volant qui permettra l’enchantement à venir de Je m’appelle hmmm… , le si beau film d’Agnès Troublé, dite agnès b.

  • L’homme noir qui marche avec ses bœufs sur la musique du Train sifflera trois fois

D’où viens-tu Johnny? Qui es-tu, toi qui marches dans la poussière de la route, entouré de vaches aux grandes cornes, sans te soucier des voitures qui te frôlent? La chanson sur la bande-son le dit: tu es Gary Cooper en route vers le show down du Bien et du Mal. Tu es le cowboy absolu, toi qui, il y a quarante ans, chevauchais la moto ornée de ces mêmes grandes cornes dans le fulgurant Touki Bouki de Djibril Diop Mambety. Mati Diop, la nièce de Djibril, t’a retrouvé, toi Magaye qui, un peu bourré, gardes encore les vaches près de Dakar. Elle t’a reconnu etn par le miracle d’un plan au début de Mille Soleils, a fait jouer ensemble une mémoire d’Afrique, une mémoire de cinéma, une beauté des humains.

  • Le visage de Charlotte Gainsbourg

En aura-t-on lu, et entendu, des bêtises sur Nymphomaniac, ce grand film puritain et sentimental! Dans le vortex d’inquiétude et d’espérance enclenché par Lars von Trier, très tôt et obstinément, s’impose une surface singulière, mate, tendue, à la fois offerte et rétractée, espace comme promis à toutes les brûlures, toutes les entailles que les humains sont capables de s’infliger. Ce n’est pas un plan à proprement parler (ou alors au sens d’un plan d’immanence), et c’est pourtant bien un bloc circonscrit qui compose le film lui-même, dans sa grande richesse, sa complexité et ses contradictions. Ce «plan» (le visage de Charlotte G.), il réapparait cette année une fraction de seconde, la plus belle du beau film de Benoît Jacquot, Trois Cœurs, autour d’une cigarette au bout de la nuit.

  • Début et fin de Gone Girl

Un homme regarde le visage de sa femme endormie. C’est le premier plan du film de David Fincher. Et c’est le dernier. Ils sont parfaitement identiques, sauf que tout a changé –puisqu’entre les deux, il y a eu le film. Dans ce plan, chaque geste, et chaque mot, prend un sens différent. La terreur est réelle, c’est à dire que le scénario, avec toutes ses circonvolutions abracadabrantes, ouvre sur des abîmes qui n’ont rien de romanesques, et c’est, en passant, une délicieuse déclaration d’amour au cinéma.

  • L’homme noir dans un couloir sombre

On ne voit rien, d’abord. Et puis presque rien. Il y a cet homme noir qui marche dans ce couloir sans lumière. Peut-on dire qu’il en émerge, ou au contraire qu’il appartient à cette obscurité, et à la dureté des pierres –pierres de prison, pierres d’asile– qui enserrent son chemin? Il n’y a pas de réponse, il y la sensation puissante d’un désespoir royal, qui transforme en chant majestueux la détresse infinie des pauvres, des trahis de l’Histoire, des laissés pour compte des fausses modernités et des pseudo libérations. Il marche, Ventura filmé par Pedro Costa, vers les profondeurs de ce Cavalo Dinheiro que peut-être on ne montrera jamais en France, et c’est comme si le cinéma avait été inventé juste pour cet instant-là.

  • Le garçon dans la rue d’Alep

On ne l’aura vu que quelques secondes, vivant. Dans Eau argentée d’Oussama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan, dans une rue en proie à la violence extrême, il raconte avec une ferveur bouleversante son amour du cinéma, sa certitude que montrer, malgré la guerre et la terreur, à cause de la guerre et de la terreur, un film d’Alain Resnais ou de John Cassavetes, c’est travailler à construire de l’humain en chacun, homme et femme, c’est moins mal comprendre le monde où nous vivons, dans ses violences et ses absurdités. Où nous vivons? Juste après, lui, il est mort. Assassiné par la soldatesque de Bachar el-Assad. Quel âge avait-il? On ne sait pas. Moins de 25 ans, assurément.

  • La moto par terre sous la neige

On ne sait pas encore très bien qui est ce type, après les premières scènes de Black Coal, le beau film de Diao Yinan, entre documentaire, polar et fantastique, avec ces histoires de morceaux de cadavres retrouvés aux quatre coins de la Chine. Il neige. C’est la nuit. L’homme est à moto, il roule de manière peu assurée, il est ivre, sans doute. Au sortir d’un tunnel, il dérape et tombe. Rien de spectaculaire dans la lumière jaunâtre des lampadaires au sodium, sur cette voie urbaine, vide, filmée de loin. Et cette chute presqu’au ralenti d’un personnage inconnu est comme un effondrement, le signe cabalistique d’un désespoir universel. Sans raison romanesque ou réaliste connue, aussi mystérieusement qu’imparablement, ce plan d’une tristesse infinie cristallise les impasses d’une société et celles d’une existence.

Et mon top 10+1 de l’année (par ordre alphabétique):

Adieu au langage, de Jean-Luc Godard

Black Coal, de Diao Yinan

Eau argentée, d’Oussama Mohammad et Wiam Simav Bedirxan

Gone Girl, de David Fincher

Mille Soleils, de Mati Diop

Mommy, de Xavier Dolan

Nymphomaniac, de Lars von Trier

P’tit Quinquin, de Bruno Dumont

Sils Maria, d’Olivier Assayas

Still the Water, de Naomi Kawase

Mais aussi, vu en festival mais qui risque de rester inédit: le sublime Cavalo Dinheiro, de Pedro Costa

Lire également, tous les autres Top 10 cinéma de Slate

Le battement des cœurs

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3 Cœurs de Benoit Jacquot, avec Benoît Poelvoorde, Charlotte Gainsbourg, Chiara Mastroianni, Catherine Deneuve, André Marcon. 1h46. Sortie le 17 septembre.

Un quart d’heure après le début du film, Marc, le personnage de Poelvoorde, passe un scanner. On voit un cœur, le sien, un organe tel que le montre l’imagerie médicale. Ce n’est pas ce que montrera 3 Cœurs, film entièrement construit sur les possibles et impossibles accords entre les battements des sentiments de ses trois protagonistes. Par sa manière de rendre visible ce qui ne l’est pas grâce à des représentations codées, il y a pourtant bien quelque chose de l’imagerie médicale dans la manière de Benoît Jacquot de raconter la double histoire d’amour de Marc avec Sylvie et Sophie (Charlotte Gainsbourg et Chiara Mastroianni), les deux sœurs, les deux filles de la reine mère de cette petite ville de province que joue Catherine Deneuve.

On entend donc déjà l’héritage du conte, celui du théâtre du quiproquo amoureux –du Songe d’une nuit d’été à Feydaux en passant par Marivaux. Et en même temps la chronique d’une ville de la province française d’aujourd’hui, et le jeu avec un certain état du cinéma français dont ces trois actrices sont l’incarnation, chacune d’une manière très particulière. Comment agencer tout cela en un mouvement inévitablement composite, paradoxal, contradictoire? C’est tout le suspens de ce film, porté par les variations d’accords entre les mouvements de ce qu’on appelle, faute de mieux, la vie.

Diastole de la passion, systole du quotidien

Le cœur de Marc est malade. Dans les situations de tension il s’affole, le film est ainsi, diastole de la passion et systole du quotidien, singularité des tempi affectifs de chacun. La vie est en crise (cardiaque), mais il y a quoi d’autre? Entre celle rencontrée par hasard une nuit et avec qui, au fil des pas des mots et des gestes et des lumières s’était établi un miraculeux unisson privé de lendemain et celle rencontrée dans le scénario d’un ménage, d’une famille, d’une inscription sociale, entre la relation avec la sœur S1 et la sœur S2 (il y a une équation, plutôt de chimie que de maths, au principe du film), mais aussi entre Paris et la province, entre le temps long de la vie de couple et le temps fulgurant de l’embrasement amoureux, entre l’impératif de vérité face à la tricherie d’un politicien et la terreur de la vérité qui va détruire l’être aimé, s’enclenchent un infini agencement des exigences légitimes et des contraintes asphyxiantes qui seraient comme le battement même de nos existences humaines.

 Le chiffre «3» du titre désigne les trois personnages entre lesquels s’instaure le récit, bien sûr. Il dit surtout l’excès ou le dévoiement du chiffre «2» comme principe organisateur de toute vie sociale, sentimentale, psychique, etc. Ce «3» là ce n’est pas 2+1, c’est 2+ (ou -) l’infini, l’autre chose, le différent. L’infarctus du désordre dans les battements binaires est une réelle menace, mais l’absence de ce désordre étouffe et anéantit l’humain, le vivant.

Il y a un scénario au film de Benoit Jacquot, bien sûr, un scénario apparemment très classique mais en fait assez bizarrement construit, avec des moments qui semblent ne jamais devoir finir, des ruptures de ton, des sauts dans le temps, dans l’espace, dans les types d’image, dans les systèmes de récit, qui sont autant de demi-silences, de crescendos, d’andante et de pizzicati, etc. On matérialiserait plus exactement ce film-là, signé du réalisateur de Tosca devenu depuis metteur en scène d’opéra, avec une partition musicale qu’avec un script dans sa forme classique. Y compris les nouvelles syncopes que permettent, ou imposent, Skype et les SMS.

Changeant de registre comme on change de clé, le film s’offre des embardées qui sont comme des commotions, d’une maison bourgeoise à un paysage (enfantin, forcément) de grottes et de cabanes et de désert à l’aube, parfois avec la mémoire des usages les plus beaux qu’avait fait François Truffaut de la voix-off, comme lorsque la voix de Jacquot énonce «Il était… heureux». Bien que cela soit vrai, parce que cela est vrai, un abîme est passé dans ces points de suspension. Et presque tout ce que le film prend en charge, ce qu’il «raconte», comme on dit, se construit dans des affaires de rythmes, qui ne sont évidemment pas seulement des affaires de vitesse ou de lenteur –même si ça aussi. (…)

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Une force obsédante

Nymphomaniac, Volume 2 de Lars von Trier

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Charlotte Gainsbourg et Jamie Bell dans Nymphomaniac Volume 2

Difficile situation, pour le film comme pour le spectateur : Nymphomaniac, Volume 2 est à la fois un film et un demi film. Il est la deuxième moitié d’une œuvre supposée avoir une certaine continuité, et doit en même temps renouveler l’expérience du Volume 1, tout en jouant avec ce que la fin de celui-ci annonçait de celui-là. Cette situation engendre sinon une frustration du moins une bizarre posture comparative, qu’il y a tout avantage à dépasser.

On retrouve, donc, Charlotte Gainsbourg, autoproclamée nymphomane et « être mauvais », racontant différents épisodes de son existence à Seligman, l’homme mûr qui l’a littéralement ramassée dans le ruisseau. Mais de ne plus avoir à être témoin des conditions dans lesquelles il l’a recueillie souligne davantage combien la situation ressemble à celle de la psychanalyse, avec la patiente narratrice allongée et l’homme sage assis à ses côtés, écoutant avec bienveillance, commentant et proposant des associations d’idées. Le schéma abstrait de dramaturgie analytique est même radicalisé, non sans ironie, par l’affirmation de Seligman qu’il serait, quant à lui, dépourvu de sexualité.

Par-delà les péripéties de l’existence de Joe narrées par Charlotte Gainsbourg, bientôt aussi interprète des expériences qu’elle raconte en lieu et place de la jeune Stacy Martin qui jouait ce rôle dans le premier film, c’est bien à l’accomplissement d’une cure qu’on assiste, avec formulation explicite du lieu de la souffrance (gardée plus ou moins obscure dans le premier film) et mise à jour du trauma fondateur à l’origine du comportement compulsif qui la domine avec ce qu’oncle Sigmund appelait « une force obsédante »[1]. Cette scène primitive est placée sous le signe de l’ambivalence des signes du bien et du mal grâce aux figures indécidablement divines ou diaboliques qui entourent la petite Joe au moment de son inaugurale expérience physique et mystique.

Le Volume 2 est donc construit sur une trame beaucoup plus solide, dont les trois chapitres, respectivement marqués du sceau de la souffrance comme quête d’une retrouvaille de soi, du déni de soi sous la pression de la société, et d’une violente traversée du miroir, constituent des repères plutôt que les embardées aventureuses, apparemment erratiques, de la succession des chapitres du Volume 1. Cette trame mène au vertige, vertige tendu comme l’arbre affrontant le vent des cimes d’un mal de vivre venu des tréfonds de la personne, sans aucune forme de morale pour résoudre ou encadrer ce conflit intérieur que la douleur et la privation – et jamais le plaisir  – viennent redoubler en prétendant le résoudre.

Si la structure du récit devient un peu trop visible (on devine qu’elle se fondrait davantage en regardant le film dans la continuité de ses deux Volumes, on présume qu’elle le fera mieux encore dans la version longue annoncée), ce squelette est habillé d’une chair cinématographique luxuriante déployée par la mise en scène de Lars von Trier. Il y a d’ailleurs quelque injustice à chercher à la disséquer, quand c’est l’unité organique et dynamique de ses composants qui lui donne sa force vitale.

Un de ces composants a le mérite de l’évidence et le défaut de l’impossibilité de le prouver, c’est la ferme beauté de chaque plan, un sens hors pair de la composition visuelle et du jeu entre image et son. Que ceux qui ont des yeux voient. Une autre ressource tient à l’invention permanente aux confins des genres – l’horreur, la comédie burlesque, le film noir, le drame sentimental (mais pas le film érotique) – considérés comme des malles au trésor où puiser de quoi donner forme à des questions intimes, secrètes et simples.

Il faut pour cela aussi l’exceptionnelle qualité du jeu de Charlotte Gainsbourg, oxymore d’extrême présence et d’évanescence au bord de la disparition. Filmée à la perfection par Lars von Trier, cette comédienne décidément exceptionnelle parvient à devenir un être très proche, très humain et en même temps fantomatique : le visage, le corps et la voix même d’un être de fiction.

Ses partenaires, tous très adéquatement choisis, sont excellents : belles retrouvailles avec Stellan Skarsgard en renvoyeur de paraboles et Shia LaBeouf en inopérant homme de sa vie, heureuses rencontres avec Jamie Bell désormais administrateur méticuleux de spectaculaires fouettages postérieurs, une promotion pour le petit danseur de Billy Eliott et regrettable Tintin de Spielberg, et Willem Dafoe en savoureuse ordure de truand paternel. Ils ne sont néanmoins que des partenaires (et Stacey Martin un avatar), alors que Joe/Charlotte Gainsbourg est le matériau même du film : sa parole, ses actes actuels ou remémorés, ses commentaires, ses esquives et combats avec elle-même (oui : son inconscient) sont l’aventure de Nymphomaniac. Aventure étrange et dangereuse, racontée avec les ressources des cinémas de genre mais convoquées pour des usages inédits et passionnants.


[1] « …bien qu’il sache par expérience que cette attente a été trompée, il se comporte comme quelqu’un qui n’a pas su profiter des leçons du passé : il tend à reproduire cette situation quand même, et malgré tout, il y est poussé par une force obsédante. » (Sigmund Freud. Au-delà du principe de plaisir.)

 

Au-delà du principe de plaisir

Nymphomaniac, Volume 1. De Lars von Trier, avec Charlotte Gainsbourg, Stellan Skasgard, Stacy Martin, Shia Labeouf. 1h57. Sortie le 1er janvier.

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Ecrire une critique à propos de ce qui sort en salles, en France, le 1er janvier 2014, sous le titre Nymphomaniac, Volume 1, est un exercice singulier. Il s’agit en effet de la moitié d’un film, clairement présenté comme tel (et pas un épisode complet, comme par exemple avec la trilogie du Seigneur des anneaux).

Encore est-ce la moitié d’une version courte du film, qui, avec le volume 2, durera 4 heures, tandis qu’une version de 5 heures et demie est annoncée pour plus tard en 2014 après une éventuelle première à Cannes. En outre, cette moitié d’une version resserrée commence par un carton informant qu’elle a été censurée, Lars von Trier ayant accepté les coupes opérées, bien que n’y ayant pas pris part. Il faudrait même ajouter qu’il est ici question de la version destinée à la France, des modifications spécifiques étant susceptibles d’être opérées en fonction des règles de censure propres à chaque pays.

Rien de tout cela n’est anodin, ni extérieur à l’enjeu de Nymphomaniac. Lars von Trier est un type sérieux, qui réfléchit avec ses films à un certain nombre de questions, même s’il cherche à donner à ces réflexions des formes susceptibles d’attirer et de séduire –et y réussit souvent. Parmi les nombreux sujets qui l’intéressent assez pour lui donner envie de faire des films figure la manière dont on raconte des histoires, dont on construit des représentations —à cet égard, les expérimentations de Dogville et Manderlay et le jeu formaliste de Five Obstructions avaient fourni nombre de propositions très originales, et passionnantes au moins pour les deux premiers.

La mise en question de la forme «œuvre» comme objet singulier —par exemple un film— fait à l’évidence partie des enjeux de Nymphomaniac. L’intelligence stratégique du cinéaste consiste à ne pas se contenter de mettre lui-même en place les variantes et altérations qui interrogent l’intégrité de l’œuvre, mais à obtenir la collaboration de forces sociales réelles, les procédures plus ou moins officielles, plus ou moins hypocrites de censure, qui contribuent à cette altération selon des formes variées, comme un plasticien offrirait son artefact à la morsure aléatoire de plusieurs acides.

Avec un tel projet, installer l’acte sexuel littéralement représenté au centre de l’affaire revient à s’assurer des réponses des différents gardiens des bonnes mœurs, et développer le projet d’un film de 5h30 à susciter la censure économique des marchands rétifs à semblable format. Le sexe, puisqu’on ne saurait ignorer qu’il va s’agir de cela, est également propre à assurer la curiosité des médias et d’un large public, alors même que l’essentiel des ressorts dramatiques qui portent le film concernent bien d’autres choses.

Durant les deux heures du film, une succession de scènes racontées en flashbacks par une femme nommée Joe évoque une série de situations où elle fait l’amour avec un grand nombre d’hommes, en montrant à l’occasion les attributs physiques de l’une et des autres. Le personnage est le même, mais la femme qui raconte est interprétée par Charlotte Gainsbourg, toujours aussi émouvante lorsque LvT la filme, y compris, comme c’est ici le cas, le visage entièrement tuméfié, alors que les épisodes en flashbacks sont joués par la jeune et charmante Stacy Martin, d’apparence aussi sage que l’essentiel de ses activités est supposé être torride. (…)

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Quand la ville dort, le cinéma se fait

Reportage sur le tournage de «Trois coeurs» de Benoît Jacquot.

L’auteur des «Adieux à la reine» tourne son nouveau film à Valence avec Benoît Poelvoorde, Charlotte Gainsbourg, Chiara Mastroianni et Catherine Deneuve. Cette nuit-là, une idée de la mise en scène qui passerait comme un songe.

Sur le tournage de «Trois coeurs» de Benoît Jacquot / Jean-Michel Frodon

Ils ne se connaissent pas. Ils marchent dans la ville, la nuit. Ils sont déjà amoureux. Ils ne se le diront pas. Ils diront autre chose, ou rien, toute la nuit. Le matin, il reprendra le train pour Paris. C’est au début de Trois cœurs, le nouveau film de Benoît Jacquot. Charlotte Gainsbourg et Benoît Poelvoorde sont dans les rues de Valence qui s’endort. Comme le reste de l’équipe, ils savent qu’il y en a pour toute la nuit.

Il n’est pas si fréquent que les conditions du tournage épousent aussi bien la situation que le film raconte. On voit bien que Benoît Jacquot aime ça. Rien de plus difficile pourtant que de donner vie et intensité à des scènes à ce point privées de tout ce qui nourrit d’ordinaire le spectacle. Des scènes sans rebondissement, sans moment spectaculaire, sans affrontement psychologique ni étreinte passionnée, ni dispute ni bagarre ou poursuite. Une chorégraphie impalpable qui densifie peu à peu la passion surgie de nulle part entre un homme et une femme qui n’étaient pas destinés à se rencontrer.

C’est compliqué, cette abstraction sensuelle qu’il faut construire comme une continuité à partir d’instants nécessairement disjoints, entre lesquels il faut installer la caméra, quelques projecteurs, parfois 3 mètres de travelling, poster des assistants aux carrefours, amener l’appareillage du son, laisser les comédiens se réchauffer puis se remettre en situation.

Pas beaucoup de lumière –«j’éclaire le moins possible, dit Julien Hirsch, le chef opérateur, pour voir la ville, voir ce qu’il y a derrière et autour des acteurs.» Comme tous les autres membres de l’équipe, il a déjà plusieurs fois travaillé avec le réalisateur, ils s’entendent comme larrons en foire:

«Prêt Julien?

— Prêt Benoît!

— On tourne. Moteur.»

Le dernier mot est dit doucement, pas comme une injonction, comme une invite.

«C’est bon, on passe à la suivante.»

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Mais de quel siècle ?

Confession d’un enfant du siècle de Sylvie Verheyde (Sortie le 29 août)

Peter Doherty et Charlotte Gainsbourg

Tout de suite quelque chose ne va pas. Le corps, ou plutôt la présence, la manière d’être là à l’écran de ce jeune homme en costume bourgeois du 19e siècle. Un corps – et un visage – que beaucoup reconnaitront comme ceux du musicien punk rock Peter Doherty, une apparence qui surprendra les autres par son côté poupin, pas tout à fait fini, quelque chose d’imprécis et de flottant dans les traits et la manière d’exister. Ni un homme jeune du 19e siècle (l’idée qu’on s’en fait), ni un héros de film (l’idée qu’on s’en fait).

Ah oui, tout de suite, autre chose aussi ne va pas. L’action se situe à Paris, mais tout le monde parle anglais, à commencer par cette omniprésente et lancinante voix off, qui est supposée être celle d’Alfred de Musset, tout de même.

Tout de suite, ceci et cela que ne va pas suscite un trouble, une curiosité, d’abord un peu sceptique avouons-le, ne serait-ce que parce que la réalisatrice de Stella ne semblait pas particulièrement armée pour une telle entreprise. Mais bientôt il apparaît que ces écarts initiaux suffisent, et annoncent le meilleur : de cette brèche, Sylvie Verheyde va faire un abîme, avec le renfort de Charlotte Gainsbourg, qui tarde à apparaître et aussitôt s’impose, incroyable de justesse et de force fragile. Un abîme fascinant et musical, qui se met à résonner d’improbables échos, entre la mélancolie du dandy et un très actuel mal-être, entre des façons éloignées d’utiliser les mots, pour avouer et tromper à la fois la difficulté d’aimer et de ne pas aimer, façons qui semblent soudain très actuelles, mieux, très quotidiennes, malgré leurs tournures datées et leur vocabulaire choisi.

La lumière, les lumières et les ombres, ont une grande part à la mise en place de ce vertige affectif et sonore. Les extérieurs laiteux, comme pris dans une lumière blanche qui, loin de tout décoratif, invente un espace entre onirisme et trivialité répondent en mineur aux intérieurs, d’une sombre sobriété, qui anéantit les fadaises de la « reconstitution d’époque ». A l’unisson, les corps, ceux des deux personnages principaux mais aussi des autres protagonistes, conquièrent une étrange forme d’existence, à la fois très réelle et fictionnelle, jusque dans l’infilmable scène d’orgie, cérémonial dérisoire tournée sans aucune arrogance envers les situations et ceux qui s’y trouvent confrontés. La gestuelle aussi, très singulière, frôlant le comique parfois (et c’est heureux !), entre chorégraphie, convenances et simplicité.

Lentement mais sûrement, l’entière légitimité d’être allé chercher l’ancien chanteur de The Libertines pour le rôle s’impose. Une star du rock plutôt destroy est-elle l’équivalent contemporain d’un poète romantique d’il y a 150 ans ? Question bidon, en tout cas superficielle et limitée. Analogie bas de gamme et histoire de l’art tâtasse. Le film s’échappe vite de cette facilité, existe pour lui-même, accueille les harmoniques et les contradictions des personnages, des acteurs, des références. Ça bouge. Plutôt lentement, sinon secrètement, mais de manière vivante.

Est-ce la présence de Doherty qui détermine l’usage de l’anglais ? Peu importe, ce décalage devient une précieuse ressource du film, l’entraine vers le cœur de ce qui vibre dans cette réalisation où, dans la littéralité même de la reprise de grands passages du livre de Musset, c’est la notion d’adaptation qui s’évanouit. Au point que la seule fausse note est finalement dans le titre : il ne s’agit ici pas plus du 19e que du 21e siècle, pour tout ce que cela pourrait avoir de sociologique ou d’anecdotique. Il s’agit de personnes humaines affrontées aux choix, engagements, renoncements et aveuglements de la vie, il s’agit de désir, de courage et de lâcheté, de lucidité et d’arrangements. Peut-être, sans doute, était-ce déjà ainsi chez Musset, la distance dans le temps et les couches de vernis scolaire l’avaient occulté. Ce film qui littéralement invente son présent en témoigne avec un éclat d’autant plus fort qu’il semble assourdi.