À voir au cinéma: «Au pays de nos frères», «Jeunesse 2», «Deux sœurs», «La Fin de l’âge de fer»

Soumise à de multiples pressions, la jeune fille afghane qui comprend et ne peut agir, dans le premier épisode d’Au pays de nos frères.

De diverses manières, le secret court entre les épisodes du film de Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi, dans la vitalité des ouvriers que filme Wang Bing, entre les sœurs de Mike Leigh, comme dans les motivations de l’activiste imaginé par Clément Schneider.

«Au pays de nos frères» de Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi

Le lycée et les tomates à cueillir, la vie avec les copains, le poids de la famille et la cousine qui lui sourit. La vie de Mohammad, adolescent brillant, est l’invention tendue, quotidienne, d’une circulation entre des pôles qui s’ignorent ou se repoussent. Quand, en plus, un policier lui impose de travailler à son service, puis demande encore plus, il faut trouver l’oxygène d’une existence assiégée, sans illusion et sans sentimentalisme.

C’est le premier chapitre, en 2001, de ce récit situé parmi les réfugiés afghans en Iran. Le pays du titre du film, c’est l’Iran, tel que le désigne, entre espoir et ironie amère, les millions de réfugiés afghans qui y vivent. Au fil des crises qui ont frappé leur pays de manière ininterrompue depuis plus de cinquante ans et du fait de la proximité de langue des deux pays (une majorité d’Afghans parlent le dari, dérivé du persan), les flux migratoires n’ont cessé d’augmenter, pour des vies marginalisées, méprisées, au-delà des affichages de solidarité entre «frères».

Le premier long-métrage de Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi est bien un récit, qui court sur vingt ans, grâce à ses trois chapitres centrés chaque fois sur un personnage central –Mohammad, Leila, Qasem– à dix ans d’écart. L’une des grandes réussites d’Au pays de nos frères tient à cette composition, qui fait vivre la singularité de situations, dans des époques et des environnements différents, selon des dramaturgies particulières. Le film donne simultanément à percevoir la continuité de destins, avec tout un système d’échos et de rimes –les prénoms, les événements, les codes visuels, la musique.

L’adolescent de 2001; la jeune femme au service de riches Iraniens libéraux en villégiature au bord de la mer Caspienne et qui doit cacher à ses employeurs la mort de son mari en 2010; le père ayant appris la mort de son fils tué en Syrie –où Téhéran a formé des bataillons d’Afghans (les fatemyoun), envoyés en première ligne pour défendre Bachar el-Assad– et dont la famille est, au bout de quarante ans, naturalisée, suscitent chaque fois un parcours peuplé de présences fortes, inscrites dans le contexte historique du moment et dans un tissu de relations intimes.

Mohammad, un garçon parmi tant d'autres migrants et un jeune homme singulier. | JHR Films

Mohammad, un garçon parmi tant d’autres migrants et un jeune homme singulier. | JHR Films

Au cœur de chaque histoire vibre un secret, qui condense toute l’injustice de modes de vie soumis à des rapports de force, des possibilités de dire et des obligations de taire, d’autant plus prégnantes que personne n’est apparemment «méchant» dans les scènes auxquelles on assiste.

L’autre grande qualité du film, au-delà de la finesse féconde de sa construction, tient à cette forme de douceur qui préside à la réalisation. Les situations sont dures, dans le quotidien comme à l’échelle des violences politiques, militaires, sociales au sein desquelles elles adviennent.

Leur dureté est à la fois poison et tristesse, sans obérer un «la vie continue» ni naïf ni complice, juste factuel, et qui sait faire place à cette continuation que prend en compte l’organisation sur deux décennies, au lieu de jouer l’éclat dans l’instant, si aisément spectaculaire et si éloigné des réalités.

L’attention aux personnes, aux lieux, même aux chiens dans l’épisode central, le refus du tape-à-l’œil racoleur augmentent, en les respectant, la perception de la dureté de ces vies. Celles-ci sont très précisément situées et relèvent de la condition spécifique des Afghans en Iran, de la guerre américaine de 2001 à la chute de Kaboul aux mains des talibans en août 2021 (et au Covid-19, en même temps).

Mais elle vaut aussi à bien des égards, sans prétendre rien simplifier, pour l’immensité des détresses des exilés qui sont aujourd’hui des centaines de millions dans le monde, soumis à l’accumulation des injustices, des racismes, des violences. Il est dans l’esprit même du film de ne pas le dire, mais de le rendre très sensible.

Au pays de nos frères
De Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi
Avec Hamideh Jafari, Mohammad Hosseini, Bashir Nikzad
Durée: 1h35
Sortie le 2 avril 2025

«Jeunesse (Les Tourments)» de Wang Bing

Plus d’un an après Jeunesse (Le Printemps), Wang Bing poursuit son ample trilogie qu’il consacre à celles et ceux qui travaillent dans les milliers d’ateliers de confection de Zhili, dans la grande banlieue de Shanghai (est de la Chine). Deuxième volet, Jeunesse (Les Tourments) renforce le sentiment de maelström qu’inspire parfois la manière de filmer du cinéaste chinois.

4Face à la dureté des conditions de travail, des stratégies de survie au quotidien entre jeunes ouvriers et ouvrières. | Les Acacias

Ce film traduit le mouvement survolté des très longues journées de travail devant les machines à coudre éclairées au néon, s’exprime dans le staccato des répliques, blagues, défis, bribes de confidences échangées par les jeunes gens qui triment sans répit. Il se matérialise dans les longs mouvements de caméra accompagnant la circulation des dortoirs aux ateliers, couloirs et escaliers dans le même bâtiment où sont confinées ces existences.

La frime et les rires, les discussions tendues pour obtenir de l’employeur quelques centimes d’amélioration des salaires de misère, les colères, les angoisses, deviennent une matière unique, que sculpte la réalisation à fleur de peau de ce formidable documentariste.

Il y a une histoire et mille histoires, il y a la Chine, l’économie planétaire, la guerre des classes, l’opposition frontale entre vie urbaine et rurale, les multiples formes de crimes environnementaux commis par toutes et tous, le sexisme et la frustration partout.

Atelier 57, atelier 41, atelier 34… ça change et c’est pareil. Ils et elles sont venus des villages, souvent de la province rurale et montagneuse de l’Anhui (est de la Chine), veulent accumuler autant que possible, pour combler des dettes familiales, pour se marier, pour acheter un avenir possible. Il y a des bébés et des morts. Des bagarres et des dépressions, des jeux. Parfois, le patron disparaît avant d’avoir payé, ou les flics font une descente.

Ça jaillit de partout, ça pétarde, c’est violent, mais incroyablement vivant. Ces jeunes gens, certains des préados et aussi d’autres qui ont dépassé les 30 ans, s’engueulent, se séduisent, font des projets, réalistes ou pas, changent de boîte pour retrouver le même chose, aménagent leur coin de dortoir, partagent un repas. Racontent des histoires, vraies et inventées, en criant pour couvrir le bruit des machines.

Il faut un singulier talent pour à la fois rendre intensément intéressants ces fragments de vie de personnes si loin de qui les verra ici sur un écran et pour laisser percevoir constamment combien, dans l’absolue particularité des lieux, des voix, des manières de s’habiller, de se mettre en colère ou de faire le clown, se rendent visibles les ressorts d’une humanité commune. Plus il est précis dans sa description de comportements et d’existences, plus Wang Bing donne accès à une communauté d’être au monde, partageable à l’infini. Et c’est très beau.

Jeunesse (Les Tourments)
De Wang Bing
Durée: 3h46
Sortie le 2 avril 2025

«Deux sœurs» de Mike Leigh

Mais qu’est-ce qu’elle a, Pansy? Dotée d’un mari paisible et industrieux, vivant dans une petite maison coquette impeccablement tenue d’un quartier calme, flanquée d’un grand fils certes indolent et en surpoids mais paisible, elle est dans un état de fureur permanente, inextinguible, prête à se déverser sur quiconque croise son chemin, familier, médecin, livreur ou quidam au supermarché. (…)

LIRE LA SUITE

«Yamabuki» et «The Wastetown», la fleur et l’eau-forte

Bermani (Baran Kosari), l’héroïne de The Wastetown, prête à utiliser d’autres armes que sa volonté farouche.

Avec des choix stylistiques diamétralement opposés, la vibrante chronique douce-amère de Juichiro Yamasaki et la sombre fable fantastique d’Ahmad Bahrami sont deux belles propositions de cinéma.

Sans nom d’auteur repéré sur les cartes de la cinéphilie, sans acteur connu ni «grand sujet», un film japonais et un film iranien surgissant sur les écrans français un 2 août semblent promis à une bien piètre visibilité. Ce serait très regrettable, tant Yamabuki et The Wastetown, par des moyens complètement différents, déploient de richesse narrative, émotionnelle, suggestive, en mobilisant de multiples ressources cinématographiques.

Chacun des deux films acte de manière évidente l’apparition d’un cinéaste au sens le plus élevé du mot. Et il est beau qu’ils soient à ce point différents l’un de l’autre. Outre la curiosité d’amateurs à l’esprit aventureux, il reste à espérer que la météo, canicule ou mauvais temps, enverra des spectateurs profiter de l’accueil d’une salle où s’ouvrent la carrière de pierre nippone et la casse automobile persane. Ils s’en trouveront bien, au-delà de toute motivation liée à la température ou aux intempéries.

«Yamabuki», de Juichiro Yamasaki

Il faudra un peu de temps pour comprendre que le titre du film de Juichiro Yamasaki désigne à la fois une fleur jaune qui pousse «dans les coins ombragés, à l’écart des regards» (la corète du Japon en français) et une lycéenne qui s’avérera être l’une des principales protagonistes d’un récit à plusieurs dimensions.

Son père, commissaire de police de la petite ville où se déroule toute l’histoire, jouera sans le vouloir un rôle central dans l’existence d’un autre personnage, Chang-su, apparu dès le début.

Une adolescente au prénom de fleur (Kirara Inori), à la recherche de sa place dans le monde. | Survivance

Là aussi, il faudra un moment pour comprendre qu’il s’agit d’un immigré coréen au Japon, pour réaliser la situation de cet ancien champion d’équitation devenu conducteur de chantier dans une carrière de pierre. Ces délais, ces suspenses qui entrebâillent des possibles, font partie de la dynamique de Yamabuki.

La beauté tout en douceur, très corète-style, du film, se construit ainsi par des développements de fragments de vie, interactions paisibles ou surgissements brutaux, mais inscrits dans le tissu des jours, des existences, des espoirs, des inclinations.

Des gangsters à la manque tenteront de s’enfuir avec un magot, une petite fille apprendra à faire du cheval, un père en remplacera un autre, des manifestations silencieuses contre la guerre mèneront à une délicate promenade au bord du fleuve, un bus sera l’éventuel mais peu probable lieu d’une rencontre amoureuse.

Une prostituée chinoise décryptera les rapports de force qui guident ce monde dans lequel une mère réelle et rêvée est partie au loin accomplir un devoir transgressif. La violence, l’injustice, l’incompréhension et la peur existent à plusieurs échelles, ici et partout. Il importe de ne pas les ignorer, ni de leur donner tout pouvoir –y compris tout pouvoir de faire fiction.

Découvert au Festival de Cannes dans le cadre de la sélection de l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (ACID) en 2022, le film circule ainsi entre des figures à la fois attachantes et imparfaites. Il laisse place à des rebondissements parfois tragiques, parfois comiques, parfois comico-tragiques, mais entre lesquels il reste, pour chaque spectateur, des espaces à habiter, des agencements possibles à opérer.

Il y a quelque chose d’admirable, et finalement de très joyeux, même si la plupart des événements que conte le film ne sont pas spécialement réjouissants, dans la manière dont, pour son troisième long-métrage, le réalisateur Juichiro Yamasaki croit absolument en tout ce qui se déploie dans chacun de ses plans.

Chang-su (Kang Yoon-soo) prend soin de celle qui n’est pas sa fille sous le regard de celle qui n’est pas sa femme –du moins officiellement. | Survivance

Il faut une grande foi dans le cinéma, et aussi dans la possible qualité des rapports humains, pour regarder et écouter, donner à regarder et à écouter, ce dîner en famille de Chang-su avec celle qui n’est pas sa femme et celle qui n’est pas sa fille. Ou pour filmer sans se moquer l’amoureux transi de Yamabuki, ou pour laisser une chance à une rencontre entre des hommes (Chang-su et le champion japonais, Chang-su et le commissaire, Chang-su et le père de la petite) que tout destinait à s’opposer.

Que le film porte un nom de fleur prend tout son sens à mesure qu’il laisse grandir ses scènes comme des feuilles et des corolles, distinctes et reliées, avec une évidence vitale qui est la traduction, ultra-modeste et ultra-ambitieuse, d’un art de la mise en scène.

Yamabuki de Juichiro Yamasaki avec Kirara Inori, Kang Yoon-soo, Yohta Kawase, Misa Wada

Séances

Durée: 1h37

Sortie le 2 août 2023

«The Wastetown», d’Ahmad Bahrami

Le registre du deuxième film du réalisateur iranien Ahmad Bahrami est fort différent. Le noir et blanc et le cadre resserré suggèrent des gravures à l’eau-forte, le dessin des personnages comme la radicalité de leur actes inscriront en puissance la dureté des rapports humains qu’il évoque.

Bermani prête à tout pour obtenir ce qu’elle veut, face aux hommes qui veulent la dominer, dont le patron de la casse (Babak Karimi). | Bodega

On l’a vue arriver de loin, cette femme seule et qui marche dans un désert sinistre et glacé d’un pas déterminé. Rien ne l’arrêtera, ni les grillages qui entourent l’immense casse auto, ni le gardien à l’entrée, ni la violence des hommes, ni la dureté des matières. (…)

LIRE LA SUITE

«Les Ombres persanes», «De nos jours…», «Navigators»: du bonheur de voir double

Entre l’ex-actrice Sangwon jouée par l’actrice Kim Min-hee et le chat Nous, des rapports assymétriques qui réfractent de mutiples autres relations (De nos jours…). 

Chacun à sa façon, les films de Mani Haghighi, Hong Sang-soo et Noah Teichner se déploient à partir des effets multiples et féconds d’un dédoublement.

Les sorties cinéma de ce mercredi 19 juillet sont dominées par deux propositions hollywoodiennes très spectaculaires, Oppenheimer de Christopher Nolan et Barbie de Greta Gerwig, sur lesquelles on reviendra. Mais pour que cette paire d’impétrants blockbusters n’occulte pas la totalité du paysage, il convient de porter aussi attention à trois autres nouveautés.

Elles ont la curieuse particularité d’être toutes les trois conçues sur la base d’un dédoublement, avec des effets aussi féconds que différents. Mais elles ont au moins ce point commun d’y trouver une énergie poétique, une puissance de trouble qui mérite notre attention et distille de singuliers plaisirs.

«Les Ombres persanes» de Mani Haghihi

Le cinéaste iranien Mani Haghighi est un adepte des coups de force scénaristiques qui lancent des fictions aux développements inattendus et riches de suggestion.

C’était le cas du grand rocher qui bloquait une route de montagne dans Men at Work (2006), de la décision inexpliquée d’un couple de distribuer des liasses de billets dans une région déshéritée dans Modest Reception (2012), du dragon supposé assoupi au fond d’une vallée où s’est réfugié un dissident dans Valley of Stars (2016), ou encore du tueur en série de réalisateurs dans Pig (2018).

Il faudra quelques séquences pour comprendre, comme le font peu à peu les personnages, la situation très originale cette fois mobilisée. Original, le motif du double? Les fictions, livres ou films en connaissent de multiples exemples. Mais, sauf erreur, il est sans exemple que les deux membres d’un couple se trouvent rencontrer un autre couple composé de leurs exacts sosies.

Les individus A1 et B1 (la femme et l’homme du couple 1, Farzaneh et Jalal) croiseront, d’abord sans comprendre, les individus A2 et B2, Bila et Mohsen. Séparément, selon plusieurs des possibles configurations: A1 voit B2, A2 rencontre B1, B1 et B2 se font face, B1 fait croire à A2 qu’elle est B2, etc.

Cette situation fantastique est filmée avec aplomb comme étant réaliste. Elle se déploie au sein d’une fiction dont les codes semblent ceux d’un certain cinéma iranien psycho-moraliste qui doit presque tout à son scénario, exemplairement celui d’Asghar Farhadi, qui, depuis l’Oscar d’Une Séparation, compte beaucoup d’épigones dans son pays.

Farzaneh ou Bila, Jalal ou Mohsen, mais assurément Taraneh Alidoosti et Navid Mohammadzadeh. | Diaphana

Mais semblable dispositif, qui décale les codes du drame sociétal à propos de deux couples par ailleurs différents quant à leur situation familiale (l’un a un enfant, l’autre ne peut pas en avoir), matérielle et affective, vaut mieux qu’un commentaire ironique des codes de ce genre –de la part d’un cinéaste qui a aussi été le scénariste d’Asghar Farhadi à ses débuts.

Une actrice, un acteur et les sortilèges de l’artifice

Cela se joue presqu’entièrement grâce au parti pris de ne pas fournir d’indices visibles permettant au spectateur de différencier des personnages physiquement identiques. Dès lors, s’éveille une forme d’attention et de trouble, alimenté par la très remarquable contribution des deux interprètes, Taraneh Alidoosti et Navid Mohammadzadeh.

Il et elle sont d’ailleurs deux des principales figures d’une nouvelle génération de comédiens du cinéma iranien. Ils figuraient déjà dans Leila et ses frères de Saed Roustaee, un des événements du Festival de Cannes 2022 –Taraneh Alidoosti ayant aussi été en pointe au cours du mouvement «Femme, vie, liberté» qui s’est déroulé en Iran durant l’automne 2022.

Grâce à leur interprétation, Les Ombres persanes devient ainsi une méditation sur le jeu d’acteur et d’actrice, par quoi passe ou ne passe pas la singularité des personnages, au-delà des habituels et conventionnels signes de reconnaissances corporels, vestimentaires, mais aussi psychologiques ou comportementaux.

Cette approche, qui conservera sa part de mystère, s’associe à celle sur le couple, ou plus généralement sur ce qui rend possible ou pas que deux humains s’apparient. Les clivages genrés, dans leurs formes propres à la société iranienne, comme de manière plus générale, y prennent un relief singulier.

Sous un déluge permanent, les situations quotidiennes comme les crises extrêmes prennent une dimension mythologique. | Diaphana

Et c’est du cœur même de ce trouble savamment entretenu, alors que se multiplient péripéties et coups de théâtre, que peut naître une émotion à la fois très simple et très intense, à propos de ce que vont éprouver l’un pour l’autre la femme du couple 1 et l’homme du couple 2.

Cela pourrait être complètement artificiel. En fait, c’est complètement artificiel quant aux moyens narratifs mobilisés, et pourtant, sous la pluie battante qui noie constamment ce film dont la plupart des scènes ont lieu dans la pénombre, c’est une lumière simple et vive qui s’allume, et continue de briller.

Les Ombres persanes de Mani Haghighi avec Taraneh Alidoosti, Navid Mohammadzadeh

Séances

Durée: 1h47   Sortie le 19 juillet 2023

«De nos jours…» de Hong Sang-soo

Dans une succession de chroniques attentives, à la fois tendres, lucides et parfois cruelles, sur ce qui se joue dans le quotidien des gestes, des mots et des silences entre les humains, Hong Sang-soo n’a jamais cessé d’explorer simultanément les possibilités formelles de la narration cinématographique.

Depuis son premier film il y a près de trente ans, Le Jour où le cochon est tombé dans le puits (1996), qui entrelaçait quatre histoires chacune centrée sur un personnage, ses vingt-sept longs métrages sont tous également des expériences narratives.

Avec le dernier en date, il met en place un dispositif particulier, composé de deux récits distincts, mais possédant de multiples caractéristiques communes, et dont les scènes alternent.

Il y aura donc l’appartement de la jeune femme qui accueille sa cousine actrice, revenue de l’étranger où elle est partie étudier l’architecture, et dans lequel débarque une apprentie comédienne. Et il y aura l’appartement d’un poète vieillissant, à qui une étudiante qui est aussi sa nièce consacre un documentaire, et chez qui débarque un apprenti comédien venu prendre auprès de lui quelques leçons de sagesse.

D’un lieu à l’autre, d’un trio à l’autre, des situations similaires vont se succéder, déployant une très subtile irisation de variations, qui relèvent parfois du pur jeu et parfois de notations sensibles et émouvantes.

La maîtresse des lieux, et du chat Nous, entourée de la jeune apprentie actrice et de sa cousine devenue architecte, triangle aux sommets instables et inégaux (Park Mi-so, Song Seon-mi, Kim Min-hee). | Capricci Films

Un suspense traverse chaque situation, ici avec la disparition du chat dans la première et là la capacité ou pas du poète à résister à la tentation de boire et fumer, ce que lui interdit son état de santé. Il y aura ici et là une guitare, des nouilles pimentées, des questions sur le sens de la vie, et de multiples jeux de séduction, de domination feutrée, de dépendance revendiquée, d’actes d’indépendance ou de remise en question.

Recadrages, croquettes et jeux de main

Le cinéaste sud-coréen est célèbre entre autres pour son usage très personnel des zooms, qui opèrent cette fois à nouveau de manière ludique et significative. Mais c’est tout le film qui est construit sur de constants recadrages, le plus souvent effectués par un(e) des protagonistes vis-à-vis des autres. (…)

LIRE LA SUITE

Le cinéma iranien, un continent traversé de séismes mais cohérent

Panahi, Rasoulof, Farhadi mais aussi les réalisateurs moins connus d’une centaine de films par an : le cinéma iranien est le seul aujourd’hui qui, dans une grande diversité mais sans véritable rupture, réunit un nombre significatif d’auteurs et d’œuvres occupant des positions multiples face à un pouvoir politique coercitif et conservateur très attentif à cette forme de création artistique.

lus peut-être que dans aucun autre pays au cours des dernières décennies, le cinéma iranien n’a jamais été considéré en Europe indépendamment de la situation politique du pays, ou plutôt de l’idée qu’on s’en faisait. L’Iran demeurant une terre de séismes politiques multiformes, il attire à ce titre une attention sans guère d’équivalent ailleurs dans le monde. Arène d’affrontements intérieurs de grande ampleur (au moins un par décennie depuis la révolution de 1979 et l’avènement de la République islamique qui s’en est suivi), le pays est en conflit avec de nombreuses puissances régionales et internationales (États-Unis, Israël, Arabie saoudite, Émirats). Terre où sont enracinés plusieurs mouvements irrédentistes, le plus visible étant celui des Kurdes, mais les Baloutches sont au moins aussi actifs, il est la patrie d’origine d’une importante diaspora qui héberge plusieurs mouvements d’opposition puissants, au premier rang desquels les Moudjahiddines du Peuple et les royalistes.

Simultanément, même si a priori dans un tout autre registre, le pays se caractérise par une longue histoire d’amour pour le cinéma. Ayant conquis une visibilité internationale en ce domaine à partir du début des années 1990 grâce d’abord à la reconnaissance de l’immense artiste qu’était Abbas Kiarostami, il est depuis très présent dans les grands festivals et dans les salles d’art et d’essai, grâce à la fois au talent de ses auteurs et à cette attention singulière que le pays n’a cessé de susciter, aussi pour des raisons extra cinématographiques. Très logiquement dès lors, le cinéma iranien occupe une place particulièrement significative dans le contexte du récent mouvement de contestation « Femme-Vie-Liberté » qui a suivi la mort de la jeune Mahsa Amini, tuée par les forces de l’ordre le 16 septembre 2022.

Mais le régime n’avait pas attendu ce moment pour faire des réalisateurs des victimes directes de sa politique de répression, en pleine conscience de la visibilité que cela lui donnerait sur la scène internationale. C’est ainsi que deux des réalisateurs iraniens les plus célèbres dans le monde, multiprimés dans les grands festivals internationaux, Jafar Panahi (Léopard d’or à Locarno pour Le Miroir, Lion d’or à Venise pour Le Cercle, Ours d’or à Berlin pour Taxi Téhéran) et Mohamad Rasoulof, étaient déjà en prison (tout comme leur confrère Mostapha Al-Ahmad) lorsqu’a commencé le mouvement de l’automne dernier. En février 2023, ils ont été libérés de prison sans que les charges pesant sur eux soient abandonnées, voire, pour Rasoulof, sous la menace de nouvelles inculpations.

Ces deux grandes figures de l’art du cinéma sont aussi deux opposants déclarés à la politique de la République islamique, comme en témoignent leurs films – ce qui n’est pas le cas du troisième réalisateur jouissant d’une grande renommée internationale, Asghar Farhadi qui, s’il a fini par condamner fermement la répression de la fin 2022, avait jusque-là occupé une position beaucoup plus retenue vis-à-vis des autorités, et vu ses films distribués le plus souvent sans difficulté dans son pays – ce qui n’est évidemment pas les cas des réalisations de Jafar Panahi et de Mohamad Rasoulof.

Panahi, Rasoulof, Farhadi : ces noms incarnent trois des différentes situations des auteurs d’un cinéma iranien toujours très actif, en Iran et hors d’Iran. Mais il faut en fait distinguer quatre positions différentes : les Iraniens qui vivent en Iran et y tournent des films qui y sont distribués, les Iraniens qui vivent en Iran et y tournent des films qui ne sont vus qu’à l’étranger (et sous forme piratée dans le pays), les Iraniens qui vivent complètement ou principalement à l’étranger mais reviennent en Iran pour filmer, et enfin, les Iraniens qui vivent et filment hors d’Iran.

Parmi ceux qui tournent en Iran, tous ne sont pas, loin de là, des opposants. Ont été produits au cours des cinq dernières années dans le pays entre 80 et 120 films par an, dont 84 en 2022, parmi lesquels une cinquantaine a été distribuée. La plupart sont des films de genre (policier, mélodrame, comédie) destinés à un large public local, qui reste friand de cinéma.

D’autres, inventant des réponses singulières aux multiples obstacles élevés par la censure sans pouvoir être en rien accusés de complaisance envers le régime, relèvent d’un cinéma d’auteur ambitieux sur le plan du langage cinématographique – exemplairement, en 2022, Leila et ses frères de Saeed Roustaee, en compétition à Cannes, ou le beau Scent of Wind de Hadi Mohaghegh, grand prix au Festival de Busan, sans oublier le très émouvant Atabai de Niki Karimi. Il faudrait ajouter l’importante école documentaire qui n’a cessé de prospérer dans le pays depuis le début des années 1960, avec des noms tels que Ebrahim Mokhtari (Leaf of Life) ou Mehrdad Oskouei (Des rêves sans étoile), mais aussi les réalisatrices Firoozeh Khosrovani (Radiographie d’une famille) et Mina Keshavarz (Entre les flots), qui auraient mérité d’attirer l’attention bien avant d’être emprisonnées plusieurs semaines en mai 2022.

Jafar Panahi est évidemment exemplaire de la volonté de tourner en restant dans son pays, il en fait d’ailleurs un des ressorts dramatiques d’Aucun Ours, avec cette scène devenue immédiatement historique où on le voit mettre un pied de l’autre côté de la frontière pour précipitamment revenir en arrière. Cette situation est aussi celle, par exemple, de Vahid Jalilvand dont on a vu le très critique Beyond the Wall au dernier festival de Venise, un des rares à concerner la véritable préoccupation principale de la population, l’effondrement économique, ou d’Abbas Amini, découvert grâce à Marché noir, lui aussi centré sur la situation économique et sociale, et qui a présenté en janvier 2023 Endless Borders, qui traite de diverses formes d’exil intérieur, au Festival de Rotterdam.

Contrairement à la légende, il est certain que ces films sont tournés au su des autorités, y compris lorsqu’ils sont explicitement interdits de tournage : dans un État policier aussi rigoureux, il est inconcevable qu’un tournage dans l’espace public comme ce fut le cas pour Taxi Téhéran, Trois Visages et Aucun Ours, les trois plus récents titres signés d’une personnalité aussi en vue que Jafar Panahi, ait lieu sans que les autorités soient au courant. Elles les tolèrent voire escomptent en tirer avantage tout en gardant ouverte la menace d’une répression qui peut s’abattre sous de multiples formes, jusqu’aux plus brutales comme les emprisonnements de Jafar Panahi et Mohamad Rasoulof. Mais les formes de rétorsion peuvent être de moindre intensité, ainsi du sort récent d’une autre figure majeure du cinéma iranien contemporain, Mani Haghighi (l’auteur de Valley of Stars et de Pig), qui a pu tourner au grand jour Substraction avec la star et figure de la contestation Taraneh Alidoosti mais s’est vu confisquer son passeport au moment de partir accompagner son film au Festival de Toronto en septembre 2022.

S’il a toujours filmé en Iran, en prenant des risques qui ont fini par se concrétiser en plusieurs condamnations et plusieurs mois en prison, Mohamad Rasoulof, auteur des films dénonçant explicitement la violence des services spéciaux (Les manuscrits ne brulent pas), la corruption (Un homme intègre), l’utilisation de la peine de mort (Le Diable n’existe pas), vivait hors tournage en Allemagne, où il a installé sa famille. Le cas d’Asghar Farhadi, qui a alterné les films tournés en Iran (Une séparation, Un héros) et ceux réalisé à l’étranger sans lien apparent avec l’Iran (Everybody Knows), et qui vit en partie en Iran et en partie à l’étranger, est à cet égard une variante de ce type de situation. Alors que Hit the Road de Panah Panahi et Chevalier noir d’Emad Aleebrahim Dehkordi, pour ne citer que deux exemples récents, sont l’un et l’autre tournés en Iran par un cinéaste qui n’y vit pas, ou n’y vit plus.

La singularité de la relation de ce pays au cinéma fait qu’il présente un cas sans équivalent dans l’histoire, en tout cas à ce degré d’intensité, de qualité et de diversité, qui autorise à parler d’un cinéma iranien en exil, à propos d’un ensemble de films concernant l’Iran réalisés par des Iraniens qui n’y vivent pas et ne peuvent ni ne veulent y retourner pour le moment. (…)

LIRE LA SUITE

«Aucun ours», miroir éclaté d’un monde verrouillé

Qu’a vu l’objectif du réalisateur? Et que peut-il en dire?

Jafar Panahi se met en scène en réalisateur dirigeant en Iran un film tourné en Turquie et confronté aux archaïsmes traditionnels, à de multiples formes de violence et aux rapports incertains des images à la vérité.

«Si vous restez, il finira par vous arriver des ennuis», dit son assistant à Jafar Panahi en tentant de le convaincre de sortir d’Iran. Entendre cette phrase aujourd’hui, alors que Panahi est en prison depuis le 11 juillet dernier, purgeant la peine de six ans de réclusion à laquelle il est condamné depuis 2010, et alors que le pays connaît un immense mouvement de contestation depuis la mort de Mahsa Amini, tuée par les services de police le 14 septembre, résonne avec une force particulière.

Si le film a été réalisé à un moment où ces événements ne pouvaient être prévus dans leur déroulement précis, il est pourtant entièrement habité par les circonstances, les états d’esprit et les affrontements dont cet emprisonnement comme le soulèvement populaire sont des manifestations.

Dans un village iranien tout près de la Turquie, Jafar Panahi joue le rôle de Jafar Panahi dirigeant à distance la réalisation d’un film tourné de l’autre côté de la frontière. Lorsque la connexion internet le permet, il supervise la mise en scène d’une histoire concernant un couple d’Iraniens qui, après avoir été emprisonnés et torturés dans leur pays, essaient d’émigrer en France grâce à des passeports falsifiés.

Hébergé par un paysan et sa vieille mère, le réalisateur venu de Téhéran et qui passe son temps devant son ordinateur suscite par ailleurs la méfiance des villageois, qu’il observe avec un détachement qui se traduit aussi par la manière dont il les prend en photo.

Absorbé par les difficultés de son tournage, Harayé Panahi («monsieur Panahi») ne prête d’abord guère attention au trouble que suscite chez les voisins la rumeur selon laquelle il aurait photographié un couple illégitime au regard des traditions locales.

Des trajectoires tronquées

Au-delà d’une volubile hospitalité de façade, la région se révèle rendue dangereuse par la présence de contrebandiers et de passeurs aux méthodes aussi expéditives que celles des militaires qui les combattent, dans une zone soumise à la fois à des mœurs archaïques, à des difficultés économiques et à un contrôle policier tatillon.

La virtuosité de la composition du film tient à la manière dont il met en scène simultanément plusieurs drames, à des échelles et sur des scènes différentes: l’imposition des règles sociales locales dans le village, le drame des exilés, les tensions sur le tournage, la situation personnelle du réalisateur in real life.

Le réalisateur face à l’assemblée du village, entre négociation et menace. | ARP Sélection

Tout le film se déroule selon des trajectoires tronquées, trajectoires imposées par des circonstances violentes et interrompues par des contraintes de multiples natures. Qu’a photographié Panahi en pointant son appareil hors-champ? Est-il ou non détenteur de la photo qui accuse le couple illégitime et que toute la communauté lui réclame?

Ce qui rôde alentour, ce ne sont pas des ours, mais les violences d’une société verrouillée. Des violences qui, on ne le sait que trop et l’actualité le rappelle chaque jour désormais en ce qui concerne l’Iran, peuvent être mortelles.(…)

LIRE LA SUITE

«Leila et ses frères», tous derrière et elle devant

Leila (Taraneh Alidoosti), combattante aux armes multiples.

Le nouveau film de Saeed Roustaee construit autour d’une mémorable figure féminine un jeu de pouvoirs et d’influences, de manœuvres et de conflits qui fait d’une famille de Téhéran à la fois un miroir de la société et un espace de fiction intense.

Un vieil homme tassé sur une chaise dans un coin, l’air misérable. Un clochard? Non. Plus tard, il occupera le fauteuil de chef d’une riche et puissante famille de Téhéran.

Des centaines d’ouvriers brutalement chassés de leur usine, fermée après que le patron s’est enfui avec la caisse, et qui se révoltent. Cette image-là, puissamment composée autour du mouvement de la foule ponctuée des casques de travail jaunes, on ne l’a jamais vue dans un film iranien alors qu’elle renvoie à une situation très fréquente dans ce pays où ont lieu de nombreux conflits ouvriers, violemment réprimés.

Le vieil homme rejoint une cérémonie religieuse, où se jouent des rapports de force à l’intérieur d’un clan qui l’accueille avec mépris, du fait de sa pauvreté, bien qu’il soit en titre le plus légitime prétendant à en devenir le «parrain».

Parmi les ouvriers, l’un abandonne la lutte collective pour rejoindre ses frères et sœur.

La révolte ouvrière, une des nombreuses images inhabituelles de l’Iran. | Wild Bunch Distribution

Ainsi, se jouant des apparences et des clichés, s’élance la puissante et singulière dynamique du troisième film de Saeed Roustaee, cinéaste découvert l’an dernier grâce à La Loi de Téhéran.

Encore n’en avons-nous pas découvert l’épicentre, vivante tornade de détermination et de stratégie, cette Leila qui figure à bon droit en tête du titre, et qu’interprète de manière impressionnante Taraneh Alidoosti.

Un petit air de Coppola

Lors de la présentation du film en compétition officielle à Cannes, plusieurs commentateurs ont fait la comparaison avec Le Parrain de Coppola. Pas de gangsters cette fois, ni de rafales de mitraillettes, mais le rapprochement n’en est pas moins à certains égards pertinent.

Comme dans la trilogie du cher Francis Ford, il s’agit bien de montrer comment des mécanismes archaïques toujours très prégnants dans la société se combinent ou entrent en conflit avec les mécanismes du capitalisme contemporain.

La famille accueillie par la «famille» dans un palais des merveilles ou un piège.

Dans un cas comme dans l’autre, les événements qui affectent une famille font sens comme description des forces matérielles, financières et imaginaires sur lesquelles fonctionne toute une société. Des forces où, même en l’absence de coups de feu, la violence est omniprésente.

Et là aussi des événements politiques bien réels interfèrent avec le déroulement de la fiction –en ce cas, la rupture unilatérale de l’accord sur le nucléaire par Trump en mai 2018, et ses conséquences ravageuses sur la vie quotidienne de la population iranienne. (…)

LIRE LA SUITE

Cannes, jour 10: fictions à tous les vents du présent

Lokita (Joely Mbundu) et Tori (Pablo Schils), héros malgré eux d’une impressionnante aventure très actuelle.

Dans des registres très différents, «Tori et Lokita» des frères Dardenne, «Nos frangins» de Rachid Bouchareb et «Leila et ses frères» de Saeed Roustaee trouvent des réponses de cinéma pour raconter et interroger le monde contemporain.

Nombre des films projetés durant le Festival font écho à des événements actuels, ou à des situations qui font couramment la une des grands journaux. Ce faisant, le cinéma est évidemment dans son rôle de témoin de son temps.

Mais les manières dont ces faits sont évoqués au moyen de fictions sont aussi une bonne manière de comprendre la multiplicité des choix dont disposent celles et ceux qui font des films, et ce qu’engage leur manière d’y répondre.

On ne reviendra pas ici sur les deux grands films explicitement politiques découverts au début de Cannes, Esterno Notte de Marco Bellocchio et R.M.N. de Cristian Mungiu. Mais, outre les deux évocations des massacres du 13-Novembre présentées à Cannes (après le magnifique Un an, une nuit d’Isaki Lacuesta, qui était, lui, à Berlin), plusieurs films de fiction explorent différentes voies, différentes voix pour raconter les enjeux contemporains.

«Tori et Lokita» de Jean-Pierre et Luc Dardenne

Particulièrement impressionnante parmi ces approches est assurément celle de Jean-Pierre et Luc Dardenne. Les myopes et les paresseux diront que les frères refont plus ou moins le même film, alors qu’au contraire ils ne cessent d’explorer de nouvelles possibilités de prendre en charge la réalité pour en faire à la fois récit et question.

Moment fort de la compétition officielle, Tori et Lokita s’attache au sort d’une adolescente et d’un garçon d’une dizaine d’années, venus d’Afrique noire sans papiers à Bruxelles. Les méandres de leurs activités pour survivre, pour obtenir le droit de rester, pour envoyer de l’argent à la famille, pour rembourser le passeur, fournissent la trame des péripéties du film.

L’argent du trafic où Tori et Lokita voient l’espoir d’un changement de statut, faute d’acceptation par les autorités. | Diaphana Distribution

On y retrouve –mais cela n’a rien de répétitif– l’attention extrême portée aux moyens, aux pratiques, aux mécanismes, aux techniques (de survie), aux façons de se déplacer, de choisir ses mots, ses gestes, ses mimiques. Pour Tori et Lokita, la moindre erreur sur ces sujets très concrets peut être fatale. Et c’est comme si, dans leurs manières de filmer, les cinéastes s’imposaient les mêmes contraintes, la même obligation de précision.

On retrouve l’attention minutieuse à des «systèmes», qui ici tournent surtout autour du trafic de drogue, leurs règles et leurs procédures, aussi rigoureuses que, par exemple, celles de l’administration qui étudie et décide du sort des migrants.

Mais, si le film est riche en émotions et en rebondissements, le parti pris des auteurs de Rosetta et du Silence de Lorna repose surtout sur le choix de ne jamais en rajouter dans le pathos, la psychologie, les cas singuliers. Personne n’est «méchant» dans Tori et Lokita.

Chacune et chacun fait ce qu’il ou elle a à faire, aussi calmement que possible. Il peut advenir que cela ait des conséquences tragiques, voire mortelles, mais sans que ne soit intervenue aucune autre force que les enchaînements des nécessités.

Ce qui advient ne résulte d’aucune malveillance ou agressivité de quiconque, mais de la situation elle-même, des rapports d’exclusion et de domination comme des mécanismes du marché, rapports et mécanismes mis à nu parce que nettoyés de toute psychologie et de tout moralisme. Et c’est absolument terrifiant.

«Nos frangins» de Rachid Bouchareb

Également en phase avec l’actualité sensible d’aujourd’hui, tout particulièrement en France, le film de Rachid Bouchareb semble pourtant entièrement consacré à des événements vieux désormais de près de quarante ans.

Mais la manière dont le cinéaste d’Indigènes convoque des événements situés sur fond de manifestations contre la loi Devaquet, et plus généralement contre le gouvernement Chirac-Pasqua au milieu des années 1980, est clairement motivée par des considérations très actuelles.

Ces jours-là de décembre 1986, deux jeunes arabes étaient tués par des policiers, l’un à Paris, l’autre en Seine-Saint-Denis (à Pantin). La mort du premier, Malik Oussekine, tabassé à mort par des motards de la brigade des voltigeurs à l’issue d’une manifestation à laquelle il n’avait pas participé, suscita un immense mouvement de colère et de chagrin.

Le père d’Abdel Benyahia (Samir Guesmi) et son frère essaient de comprendre ce qu’il est advenu du garçon disparu le 5 décembre 1986. | Le Pacte

Beaucoup plus discrète fut la réaction à l’assassinat d’Abdel Benyahia par un policier hors service et ivre mort ayant tiré avec son arme de service sur un garçon qui essayait d’empêcher une bagarre.

Le film associe de manière très efficace des actualités télévisées de l’époque et des scènes reconstituées avec des acteurs. Si le récit des faits est là aussi d’une grande sobriété, la manière de raconter vibre d’indignation tout au long de ce réquisitoire contre les agissements de la police française, sur le terrain et à travers les organismes en principe chargés de la contrôler. (…)

LIRE LA SUITE

«Marché noir», la bourse ou la mort

Sur fond d’embargo qui écrase son pays, Abbas Amini mobilise les codes du thriller pour évoquer un monde sous l’empire des trafics qui gangrènent toutes les relations.

Tout de suite, il y a cette tension. Des cadavres, au propre (si on peut dire) et au figuré, des cadavres dans le placard, ou plutôt dans la chambre froide de cet abattoir. Le père d’Amir y travaille comme gardien, cette nuit-là il a eu besoin de son fils pour une tâche macabre.

L’un et l’autre ne sont que les maillons secondaires d’un système complexe et bien réel, et même devenu essentiel dans l’Iran contemporain. Marché noir est un film noir. Le film noir a toujours été un moyen de montrer des dysfonctionnements de la société sous une forme dramatisée, et les films noirs iraniens ne font pas exception.

Parmi les plus réussis, on se souvient d’Un homme intègre de Mohammad Rasoulof, qui évoquait à la fois la répression des protestations étudiantes, les problèmes liés à l’approvisionnement en eau, et l’omniprésence de la corruption. Et bien sûr, La Loi de Téhéran de Saeed Roustayi, succès inattendu et mérité de l’été dernier, qui mettait sous une lumière crue l’importance des trafics de drogue et des phénomènes d’addiction, mais aussi l’inégalité sociale extrême. Marché noir s’attache quant à lui à un phénomène qui, sans être nouveau, a pris des proportions considérables du fait de l’embargo décrété par Donald Trump, et qui étrangle le pays, c’est-à-dire d’abord sa population.

Le film a changé de titre depuis sa présentation dans les festivals internationaux, où il s’appelait The Slaughterhouse –l’abattoir. Si une partie de l’action se déroule en effet dans un abattoir, et si le mot évoque la brutalité des situations auxquelles sont confrontés les personnages, le titre français, outre ses sens plus allusifs, désigne cette économie parallèle désormais au centre des possibilités d’existence de la majorité des Iraniens.

Un double mouvement

Riche en rebondissements, Marché noir accomplit brillamment ce double mouvement qui signe si fréquemment la réussite d’un film: rester concentré sur le sort de quelques protagonistes, des événements qui leur arrivent, de leurs émotions, des conflits qu’ils doivent affronter, tout en faisant de ce nœud dramatique individualisé un moyen de raconter une histoire beaucoup plus vaste. (…)

LIRE LA SUITE

«Le Diable n’existe pas» y va vigoureusement par quatre chemins

Darya (Baran Rasoulof) revenue dans son pays natal pour être confrontée à une vérité qu’elle ne demandait pas.

Le film de Mohammad Rasoulof assemble quatre récits en forme de contes contemporains pour faire éprouver comment l’usage de la peine de mort par un régime répressif contamine chacun.

Le diable n’existe pas est un film composé de quatre récits. Mais c’est un seul et même film, où la succession des situations et des personnages, différents dans chaque épisode, fait sens dans sa totalité.

Il s’agit, en effet, au-delà des narrations particulières, de raconter obstinément l’omniprésence du recours à la peine de mort en Iran, et combien celle-ci a été et reste utilisée contre les opposants. Il s’agit surtout d’en rendre sensibles les effets dans des existences très différentes.

Si le titre du film, qui est aussi celui du premier épisode, fait écho à la notion de «banalité du mal» telle que développée par Hannah Arendt, les quatre volets mobilisent à des titres divers la question de la responsabilité individuelle dans un État totalitaire, la possibilité et le coût de choix personnels face à l’injonction de servir la machine répressive.

Fort heureusement, aucun de ces récits ne se contente d’illustrer une modalité de ce questionnement. Chaque composant, qui est à la fois une nouvelle relativement autonome et un chapitre de l’ensemble, mobilise son énergie propre, ses choix formels singuliers. Ensemble, ils suscitent des échos qui courent tout au long du film, y compris rétrospectivement à mesure que le projection se déroule.

Ces échos sont singulièrement riches dans les premier et troisième épisodes, et deviennent intrigants dans le quatrième où les choix des personnages peuvent apparaître discutables, et sont de fait interrogés.

Pouya (Kaveh Ahangar, à droite), celui qui, au cœur du système répressif, dit non. | Pyramide

Si la composition en quatre parties répond aussi à une stratégie face à la censure (pour un réalisateur officiellement interdit de filmer, il est moins difficile de tourner quatre courts-métrages qu’un long), cette non-uniformité participe aussi de la dynamique artistique du projet.

Fractionné et fluide

Chronique familiale et urbaine, thriller tendu à huis clos, drame sentimental dans les paysages verdoyants du nord-est du pays ou mélodrame familial dans une zone de collines ocres, semi-désertiques, le film revendique la diversité des tonalités visuelles tout autant que narratives.

C’est pour mieux faire entendre la continuité de cette relation à l’extrême violence institutionnelle, qu’elle concerne celles et ceux qui en sont les exécutants, qui s’y refusent, qui en sont victimes, qui cherchent à l’ignorer.

Nana et Javad, les amants séparés par des choix irréconciliables. | Pyramide

Le film est comme une sorte de quatuor, où chacune des histoires, tel un instrument jouant sa propre partition, déploierait dans son registre une mélodie qui viendrait participer d’une composition commune.

Cette virtuosité de composition, tout autant que la dénonciation d’un État dont la brutalité s’inscrit dans la trame d’une normalité quotidienne, et au-delà de la force de chaque épisode pris séparément, justifie amplement l’Ours d’or attribué au film lors du Festival de Berlin 2020.

Depuis la révélation à Cannes en 2005 avec La Vie sur l’eau, son deuxième film, et après le remarquablement accomplissement de cinéma qu’était Un homme intègre, ce septième long-métrage confirme la vigueur de la mise en scène de son auteur, en même temps que sa détermination à porter témoignage des réalités funestes qui définissent son pays.

Le précédent film était centré sur la présence étouffante de la corruption, mais il était aussi hanté par la mémoire de la répression des mouvements démocratiques, notamment portés par les étudiants. Plus frontalement, Les manuscrits ne brûlent pas (très injustement resté inédit en salles) dénonçait explicitement la police politique, les pratiques de la torture et de l’assassinat des opposants par les autorités. (…)

LIRE LA SUITE

«Haut perchés», «Reza» et «Le Déserteur», trois bonnes surprises

Haut perchés: Lawrence, Simon, Louis et Malika, quatre des inconnus qui se retrouvent dans un appartement avec celui qui les a fait souffrir.

Parfaitement dissemblables, ces films français, iranien et nord-américain surgissent en même temps sur les écrans, et témoignent ensemble de l’inventivité du cinéma, un peu partout dans le monde.

Faisons un rêve, comme disait le cher Sacha Guitry. Rêvons que vous qui me lisez avez assez de désir, de temps et de moyens pour aller cette semaine quatre fois au cinéma. Puisque la première fois, et toutes affaires cessantes, devrait être dévolue à Roubaix, une lumière d’Arnaud Desplechin.

Mais voilà que, inattendus, sans carte de visite prestigieuse ni capital médiatique repérable, débarquent pas moins de trois films qui n’ont que deux choses en commun: ils sortent ce même mercredi 21 août, et ils sont surprenants et réjouissants, quoique de manière dans chaque cas très singulière.

Haut perchés

Géométrique, moderne, chic et dépouillé, le lieu est une grande salle à manger-cuisine, dotée d’une baie vitrée avec balcon d’où la vue domine Paris. Cinq personnages y pénètrent successivement, une jeune femme et quatre jeunes hommes. Le dernier est l’occupant habituel de l’appartement, que les quatre autres ne connaissent pas.

Ces cinq-là sont réunis par un projet qui tient du jeu et de l’expérimentation, voire de la cure: ils ont en commun d’avoir été les victimes, chacune et chacun à sa façon, d’un homme qui se trouve enfermé dans la pièce voisine. Quatre d’entre eux y entreront à tour de rôle.

Olivier Ducastel et Jacques Martineau ont conçu un dispositif qui revendique son artificialité et sa théâtralité. Ils y ont convié cinq interprètes peu connus au cinéma (et tous excellents).

Dans la pièce d’à côté se tient un être que le verbiage contemporain définit comme un pervers narcissique. La notion est suffisamment vague pour servir de surface de projection imaginaire à ce qui va se jouer entre les cinq protagonistes.

Il y a mille raisons de se méfier d’un tel agencement. Et une seule, mais décisive, de balayer cette défiance: le plaisir évident, ludique, émouvant, attentionné, à accompagner ces quatre figures différentes (sans aucune prétention à la taxinomie et encore moins à l’exhaustivité) de jeunes hommes gays d’aujourd’hui, et cette femme pleine de vitalité, de bon sens cash et de parts d’ombre.

Nathan (Simon Frenay), Louis (François Nambot), Marius (Geoffrey Couët) et Veronika (Manika Auxire) regardent vers la pièce où est entré Lawrence (Lawrence Valin) à la rencontre de leur tourmenteur commun.

On ne sait dire comment les auteurs et les acteurs réussissent cette transsubstantiation, de l’installation au cinéma. Malgré les aspects douloureux et intimes qui transparaissent dans les récits ou les manières d’esquiver et de jouer avec les signes, malgré le huis clos et l’hypothèse, ni avérée ni levée, que des actes de vengeance sont accomplis hors-champ, dans la pièce à côté, Haut perchés conquiert scène après scène ce qui le sauve: une forme de légèreté, une tendresse pour des personnages loin de n’être que sympathiques, une reconnaissance du jeu, avec toutes les dimensions du mot, qui définit à la fois la situation narrative et sa mise en film.

Le travail sur les lumières délibérément non naturalistes, sur le hors-champ, sur la chorégraphie des corps, ne cesse ainsi de déplacer et d’aérer le rigoureux tissage de dialogues qui est la trame principale, et hautement revendiquée, du film.

Les cinéastes du si vif Jeanne et le garçon formidable, de la belle expérimentation de Ma vraie vie à Rouen et du délicat L’Arbre et la forêt explorent donc avec leur huitième film une autre manière de jouer avec les codes du cinéma.

On peut sans doute y voir un effet de leur adaptation pour le petit écran de Juste la fin du monde, la pièce de Jean-Luc Lagarce. Mais ce passage par une œuvre écrite pour la scène leur a à l’évidence donné une clé pour faire de Haut perchés un film à part entière.

Haut perchés
d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau, avec Manika Auxire, Geoffrey Couët, Simon Frenay, François Nambot, Lawrence Valin
Séances
Durée: 1h30
Sortie: 21 août 2019

Reza

Reza (Alireza Motamedi) qui, à défaut de s’aimer lui-même, aime la lecture, la lumière, sa femme qui l’a quitté et cette Violette qu’il a rencontrée.

Un film iranien qui commence par un divorce et enchaîne sur les relations entre l’homme et la femme qui viennent de se séparer… Quiconque a un peu suivi les productions de cette origine depuis une décennie croira savoir à quoi s’attendre: une chronique des mœurs contemporaines de la République islamique agrémentée de quelques rebondissements, dans le sillage des réalisations d’Asghar Farhadi devenu, depuis le triomphe du très surévalué Une séparation, sorte de moule pour le cinéma iranien –ayant surtout quelques visées à l’export.

Les plaisirs subtils que réserve ce premier film de l’écrivain Alireza Motamedi tiennent en partie dans la manière dont il déjoue cette attente. (…)

LIRE LA SUITE