«Soundtrack to a Coup d’Etat», «Un simple accident», «Happyend», «Honeymoon», quatre approches politiques

L’expulsion illégale d’une des héroïnes de Soundtrack to a Coup d’Etat, Andrée Blouin, conseillère de Patrice Lumumba harcelée par les colonialistes belges et la CIA.

Au passé, au présent ou au futur, les films de Johan Grimonprez, Jafar Panahi, Neo Sora et Zhanna Ozirna explorent les multiples manières de faire du cinéma à partir des grands enjeux contemporains.

Parmi les sorties de ce mercredi 1er octobre se font écho des films très différents, de la Palme d’or iranienne plébiscitée à la proposition radicale et lumineuse associant archives de la décolonisation trahie et des sommets de l’histoire du jazz, de la dystopie japonaise métissée de teen movie à la bien réelle violence de l’agression russe en Ukraine mise en récit intimiste.

Ce sont quatre manières, parmi d’autres, qu’a le cinéma de s’emparer d’enjeux politiques, où la fiction comme le document, l’invention narrative comme manière à la fois de dire et d’interroger la réalité trouvent à se décliner en déployant les ressources de la mise en scène et du montage.

Aussi éloignés l’un de l’autre soient ces films, ils ont aussi en commun l’importance de leurs bandes-son: c’est un bruit qui lance le récit du film de Jafar Panahi (Un simple accident), la musique à son meilleur est coautrice de la construction du film de Johan Grimonprez (Soundtrack to a Coup d’Etat), la techno rebelle de celui de Neo Sora participe pleinement du récit (Happyend), tout comme les sons de la guerre, off, chez Zhanna Ozirna (Honeymoon).

Et si l’on s’interroge sur l’omniprésence de l’anglais dans trois des titres, ce qui est aussi une question politique, l’offre des grands écrans continue de témoigner des multiples capacités du cinéma à être présent au monde, tel qu’il va et surtout tel qu’il ne va pas.

«Soundtrack to a Coup d’Etat», de Johan Grimonprez

Violentes, somptueuses, immédiatement en tension maximum, la batterie de Max Roach, la voix d’Abbey Lincoln, la fureur faite beauté sublime de son chant comme de son visage, c’est le cri de l’album We Insist! Freedom Now Suite. C’est en 1960 –durant «l’ère des décolonisations»– et après cinquante-deux ans de rapines sanglantes perpétrées par les occupants, le soi-disant Congo belge devrait retrouver son indépendance sous la direction de son leader légitime, Patrice Lumumba.

Patrice Lumumba, le «père» de l'indépendance congolaise assassiné en janvier 1961. | Les Valseurs

Patrice Lumumba, le «père» de l’indépendance congolaise assassiné en janvier 1961. | Les Valseurs

C’est en 1960 et c’est la Guerre froide. À l’ONU, face aux représentants des pays du Sud qui peu à peu se fraient une voie, imposent une voix, les puissances coloniales reconstruisent les conditions de leur domination, de leurs pillages, de leur violence. Le secrétaire général de l’ONU trahit son mandat et très ouvertement se couche devant les oukases des États-Unis.

C’est en 1960 et aux États-Unis s’élèvent des voix nouvelles pour dénoncer l’apartheid légal qui y règne, dont celle de Malcolm X, à la tribune, et celles de géniaux musiciens, sur de multiples scènes. Mais le pouvoir en place comprend aussi la puissance de cette musique, l’instrumentalise tant qu’il peut. La CIA envoie Louis Armstrong en agent d’influence en Afrique, tente de manipuler Dizzy Gillespie et Miriam Makeba.

Cri et chant à la fois d'une grande voix de la communauté noire, en phase avec les luttes antiracistes aux États-Unis et en Afrique du Sud comme avec l'élan anticolonial. | Capture d'écran Les Valseurs via YouTube

Cri et chant à la fois d’une grande voix de la communauté noire, en phase avec les luttes antiracistes aux États-Unis et en Afrique du Sud comme avec l’élan anticolonial. | Capture d’écran Les Valseurs

C’est en 1960, les Congolais croient qu’ils sont libres. Mais les Américains ont besoin de l’uranium du Katanga pour leurs bombes atomiques. Les industries occidentales ne sont pas près de renoncer à s’enrichir des ressources minières. On y est toujours, voir le terrible et magnifique Le Sang et la boue, sorti à la fin du mois d’août.

C’est aujourd’hui et le réalisateur belge Johan Grimonprez déploie des prodiges de rythme et de poésie pour faire circuler les énergies de la mémoire et de la colère, de la compréhension historique et de la révolte politique, avec les images d’archives des grands artistes du bebop en contrepoint de celles des événements, à l’ONU et à la capitale qui s’appelait encore Léopoldville (devenue Kinshasa en 1966). [La richesse des ressources mobilisées par le film est telle qu’on ne saurait trop conseiller de rendre visite au dossier pédagogique mis en ligne par le distributeur –Les Valseurs– et qui s’adresse bien sûr d’abord aux enseignants, mais a de quoi passionner tout citoyen, a fortiori tout citoyen doté d’une paire d’oreilles.]

C’est aujourd’hui et on enrage qu’il n’y ait plus un Nikita Khrouchtchev pour tambouriner avec sa chaussure devant la litanie de mensonges et d’insultes de Donald Trump à la tribune des Nations unies, même avec des effets limités, même sans illusion ce qu’était alors l’URSS.

Tout en questionnant ce qui a changé, des mensonges doucereux du président américain de 1960, Dwight D. Eisenhower, qui vient d’ordonner l’assassinat d’un dirigeant démocratiquement élu aux contre-vérités vulgaires et agressives de son lointain successeur.

Car la puissance émotionnelle et érudite, rebelle et argumentée du grand set composé par Johan Grimonprez engendre du même mouvement un rare bonheur de spectateur et une lucidité vibrante sur les réalités du monde. Celles d’aujourd’hui aussi bien que leurs racines, d’un siècle de ténèbres à un autre.

Soundtrack to a Coup d’Etat
De Johan Grimonprez
Durée: 2h30
Sortie le 1er octobre 2025

«Un simple accident», de Jafar Panahi

Depuis son apparition au Festival de Cannes, où chacun s’est réjoui de la présence du cinéaste longtemps interdit de voyager, le onzième long-métrage est devenu cet objet consensuel et couvert d’honneurs, désormais y compris représentant français aux Oscars (sic). Instrumentalisé pour des raisons où la diplomatie a plus de place que le cinéma, il reste un film de grand intérêt, même si certainement pas le plus ambitieux de son auteur.

Au début du film, un homme croit reconnaître celui qui fut son tortionnaire quand il était emprisonné dans les geôles de la République islamique d’Iran. Cherchant à confirmer son soupçon, il agrège autour de lui –et de celui qu’il a kidnappé– des personnages très différents, par leur position sociale comme par leur relation avec ce qu’ils ont en commun: avoir été incarcéré pour raisons politiques et soumis à la torture.

Du quotidien parasité par la mémoire terrifiante à la quasi abstraction d'un acte de vengeance qui veut aussi être de justice. | Memento

Du quotidien parasité par la mémoire terrifiante à la quasi abstraction d’un acte de vengeance qui veut aussi être de justice. | Memento

Dans le van blanc de l’artisan Vahid, rendu fragile par son expérience carcérale, se retrouvent ainsi une intellectuelle, un militant enragé de désir de vengeance contre ce qu’il a subi, une jeune femme qui s’apprête à se marier, laissant derrière elle une expérience atroce.

Un simple accident est un film construit sur plusieurs suspens. L’homme ligoté à l’arrière de la camionnette est-il bien le tortionnaire qu’a cru identifier Vahid? Et dans ce cas, que faut-il en faire? Mais le film interroge tout autant la manière dont vivent au quotidien celles et ceux qui ont traversé l’épreuve de la répression. Et l’état général d’une société où, sans organisation commune ni programme, les formes de résistance se multiplient.

Ce synopsis pourrait être celui d’un film didactique, ou d’une pièce de théâtre moral, qui réfléchit sur le bien et le mal, la responsabilité, la légalité, le pardon ou encore la vengeance, dans la veine des Mains sales de Jean-Paul Sartre ou des Justes d’Albert Camus.

Il est d’ailleurs aussi cela. Mais il est d’abord, surtout, un film en mouvement, en même temps qu’une traduction par des moyens artistiques d’une expérience effectivement vécue par son auteur. La puissance impressionnante d’Un simple accident tient à la convergence de deux forces qui habitent simultanément le Jafar Panahi d’aujourd’hui.

Nouvelle et différente est cette force venue de l’expérience de la prison, que le cinéaste iranien a subi à deux reprises. C’est surtout sa seconde incarcération, dont il a fini par sortir au bout de sept mois grâce à une grève de la faim et à une vaste mobilisation internationale, qui a inspiré l’évocation de ce qui se passe dans les prisons iraniennes.

Et, plus encore que son propre sort, celui de ses compagnons de cellule, qui traversent des épreuves souvent encore bien pires. Et qui, pour beaucoup, n’en sont toujours pas sortis. L’énergie singulière née de cette expérience fusionne avec le sens dynamique du récit du réalisateur du Ballon blanc (1995) et de Trois visages (2018), la présence frémissante des interprètes, la capacité à passer du réalisme d’une rue de Téhéran à l’abstraction d’un décor de désert qu’un personnage associera à juste titre à la scène où se jouerait une forme particulière de la pièce En attendant Godot, de Samuel Beckett.

Autour du corps ligoté de celui qui fut peut-être leur tortionnaire, le groupe d'anciens prisonniers en pleine délibération. | Memento

Autour du corps ligoté de celui qui fut peut-être leur tortionnaire, le groupe d’anciens prisonniers en pleine délibération. | Memento

Circulant avec aisance du réalisme à l’onirique, entre images au quotidien qui témoignent des reculs du régime –notamment le port du foulard– et partis pris formels travaillant la durée des plans et les couleurs, le film trouve ainsi un tonus qui emporte au-delà de la seule dénonciation des atrocités commises par l’État iranien.

Car ce que met en scène Un simple accident, le film le plus frontalement en révolte contre la situation dans son pays qu’ait réalisé Jafar Panahi, ne se limite pas à la seule dénonciation des dirigeants et des sbires qui mettent en œuvre leur politique.

Ce que raconte en réalité le film –et à cet égard son titre est plus encore une antiphrase–, c’est la manière dont l’oppression violente pourrit l’ensemble du corps social, le fragmente, éloigne les uns des autres ses victimes, sabote aussi la sensibilité, les repères moraux et les capacités de vivre ensemble de toutes et tous.

Un simple accident
De Jafar Panahi
Avec Vahid Mobasseri, Maryam Afshari, Ebrahim Azizi, Hadis Pakbaten, Majid Panahi, Mohamad Ali Elyasmehr, Georges Hashemzadeh, Delmaz Najafi, Afssaneh Najmabadi
Durée: 1h41
Sortie le 1er octobre 2025

«Happyend», de Neo Sora

Le premier film du réalisateur japonais Neo Sora croise dystopie politique et environnementale dans un avenir proche et récit de passage de l’adolescence à l’âge adulte de deux lycéens. Tandis que la menace d’un séisme d’une violence inédite menace l’archipel nippon et «légitime» par avance l’établissement d’une dictature sécuritaire, Yuta et Kou font les quatre cents coups dans leur lycée de Tokyo.

Tout de suite, l’énergie musicale puisée dans la passion des jeunes gens pour l’électro, mais aussi une justesse sensible –pas si fréquente– dans la manière de les filmer, et un sens de l’image où peuvent surgir la surprise d’une installation transgressive et burlesque dans la cour du lycée comme l’étrangeté des discussions observées de trop loin pour les entendre, signent la pertinence d’une mise en scène très ajustée. (…)

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«Frantz Fanon», regard lumineux sur la pathologie coloniale

Devant le personnel de l’hôpital de Blida-Joinville, le docteur Frantz Fanon (Alexandre Desane) donne une conférence où le savoir médical et l’engagement politique sont inséparables.

Reconstituant l’action du psychiatre martiniquais en Algérie, le film d’Abdenour Zahzah met en scène la convergence entre l’activisme pour l’indépendance et la réinvention des méthodes de soin.

Le centenaire de la naissance de Frantz Fanon (le 20 juillet 1925) est l’occasion de la sortie sur grand écran de deux films qui lui sont consacrés, après que cette figure majeure de la pensée inscrite dans l’action au milieu du XXe siècle a été largement ignorée par le cinéma1, même si elle est devenu une référence majeure aussi bien des pensées décoloniales que des musiciens de rap.

Après Fanon, réalisé par Jean-Claude Barny et sorti en France le 2 avril 2025, voici donc celui d’Abdenour Zahzah, dont le titre complet est Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, au temps où le Docteur Frantz Fanon était chef de la cinquième division entre l’an 1953 et 1956.

Le premier cinéaste est antillais (guadeloupéen), le second algérien, deux origines qui font sens à propos d’un médecin, penseur et militant martiniquais, dont une part essentielle de sa brève existence eut lieu en Algérie colonisée, où éclata la guerre d’indépendance, un an après l’arrivée du jeune psychiatre nommé responsable d’un service de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville.

L’un et l’autre films sont consacrés à ce même épisode algérien, ce qui tend à oblitérer une partie du parcours intellectuel et politique de Frantz Fanon, mais met d’autant mieux en évidence l’écart entre les deux. Le premier est un film illustratif, qui avait le mérite d’exister tout en aplatissant cette figure complexe et audacieuse dans un contexte lui aussi simplifié, exception faite du personnage du militaire français tortionnaire et mentalement «torturé» joué par Stanislas Mehrar.

Soigner la «folie» en temps de guerre

Très différent est donc le projet qui atteint les écrans –quelques écrans– ce mercredi 23 juillet. Tourné à Blida (nord de l’Algérie), dans l’hôpital où le psychiatre martiniquais exerça et qui porte aujourd’hui son nom, par un réalisateur qui avait jadis consacré un documentaire pour la télévision au même personnage, Frantz Fanon impressionne par ses choix formels, tout autant que par les éléments qu’il met en avant et qu’il articule entre eux.

Il conte l’arrivée en 1953 à Blida de ce jeune homme noir de 28 ans, qui s’installe avec sa femme (blanche) pour prendre ses fonctions de médecin psychiatre. Il y affronte de manière habile diverses formes de racisme, en même temps que les règles en vigueur dans les institutions psychiatriques.

L’image en noir et blanc, l’intensité des présences physiques, la manière de faire saillir, au détour d’une réplique ou d’un geste, la multiplicité des registres dans lesquels se déploient l’action et la pensée de Frantz Fanon, instaurent d’emblée une tension qui portera la totalité du film d’Abdenour Zahzah.

S’il prend en charge les multiples dimensions de la présence du médecin militant, sa plus grande réussite tient à l’attention portée aux patients et au personnel de l’hôpital. Leurs paroles, leurs façons de parler, leurs usages des langues –français et arabe– font partie de la matière vive du long-métrage.

Aussi prévisible qu’authentique, l’affrontement simultanément médical et politique avec les médecins chefs, qui s’appuient sur une doctrine psychiatrique ouvertement raciste, prend une épaisseur et une richesse singulière grâce à la manière dont on voit Frantz Fanon organiser son service.

Un concert de musique traditionnelle en plein air réunissant soignants et patients, une des initiatives du Dr Fanon pour laquelle il a dû transgresser de multiples règles écrites et non écrites. | Shellac

Un concert de musique traditionnelle en plein air réunissant soignants et patients, une des initiatives du Dr Fanon pour laquelle il a dû transgresser de multiples règles écrites et non écrites. | Shellac

Les réactions des soignants –arabes ou européens– et celles des hommes et des femmes internés pour de multiples motifs, où le statut de colonisé est toujours présent, activent l’énergie intérieure du film d’Abdenour Zahzah. S’y greffera même les troubles des tortionnaires français, quand leurs actes ne les laissent pas indemnes.

Ainsi jouent les interférences de plus en plus fortes avec le combat indépendantiste qui se déroule aux portes de l’hôpital et bientôt y pénètrent, alors que Frantz et Josie Fanon s’engagent toujours davantage pour la libération de l’Algérie. (…)

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«Les mots qu’elles eurent un jour», le silence et 1001 histoires d’un instant d’espoir

La main d’une des anciennes prisonnières, tandis qu’elle nomme ses camarades d’alors, pour la plupart condamnées à mort par l’occupant colonial.

À partir d’images retrouvées d’une libération lointaine, Raphaël Pillosio ouvre la mémoire et l’imagination autour de femmes et d’idées depuis longtemps enfouies.

Elles ont réapparu un jour. Qui, elles? Et aussi, quoi, elles? Quoi? Des bobines de film. Mais pas seulement. Des personnes. Et des histoires.

Parce qu’il y avait eu un homme, il s’appelait Yann Le Masson. Avec quelques autres, très peu, il avait été de celles et ceux qui aidèrent le peuple algérien à conquérir, au prix d’immenses souffrances, son indépendance. L’indépendance n’est ni la liberté ni le bonheur, mais ça c’est leur affaire, à ceux qui se sont battus pour ce qu’ils souhaitaient et méritaient.

Citoyen français, Yann Le Masson a fait son devoir de citoyen, en aidant ceux qui se battent pour leur légitime citoyenneté. Réalisateur et caméraman, il l’a fait entre autres en filmant, quand filmer pouvait aider. Cela lui a surtout valu des ennuis dans son pays.

Longtemps plus tard, l’âge venu, le même Yann Le Masson vivait sur une péniche. Et un jour, donc, il a trouvé des boîtes de pellicules, déposées sur le pont de sa maison flottante amarrée sur un quai du Rhône. Ce qu’il y avait sur ces pellicules, c’est lui qui l’avait filmé. Longtemps, longtemps avant.

Il avait presqu’oublié qu’il avait enregistré ces visages de jeunes femmes, sorties des geôles françaises en avril 1962, juste après la signature des accords d’Évian (18 mars 1962). Incarcérées à la prison de Rennes, ces combattantes de l’indépendance de leur pays, emprisonnées, certaines torturées, venaient d’être ramenées à Paris par leurs soutiens français, dont Yann Le Masson, avant de repartir en Algérie. Lors d’une réunion dans un appartement de la capitale, il les a donc filmées.

Passage de flambeau

Et puis les films ont disparu. Elles aussi, ces jeunes femmes, ont «disparu», au moins au sens où aucune n’est devenue une figure visible dans son pays, contrairement à de nombreux hommes ayant participé au combat pour l’indépendance.

Et voilà que, comme dans un conte ou une chanson, elles lui revenaient du passé. Mais il était trop vieux à présent pour en faire quelque chose, malgré l’envie qu’il en avait.

Heureusement, comme dans un conte ou une chanson, il y avait quelqu’un d’autre, plus jeune. Celui-là venait de faire un film sur les gens de cinéma –René Vautier, Olga Poliakoff, Cécile Decugis, Pierre Clément… et bien sûr Yann Le Masson– qui avaient dans ces années-là aidé la lutte des Algériens, Algérie, d’autres regards (2004). Celui-là, qui s’appelle Raphaël Pillosio, réalisateur et producteur de documentaires, a repris le flambeau.

Et voici donc aujourd’hui son film, cet objet troublant qui en résulte, aux confins de la recherche historienne et de la légende quasi mythologique. Parce que les boîtes réapparues contenaient les images, mais pas les sons. Pas les voix de ces jeunes femmes, une vingtaine, réunies à Paris dans la joie de leur toute fraîche libération et qu’on sent si proches entre elles des combats menés, y compris ensemble dans la prison.

Il y a des hommes aussi, deux, dans le fond: on ne saura ni qui ils sont ni ce qu’ils font là, ils n’interviennent pas. Elles, elles parlent. Elles rient aussi, elles se regardent, se prennent par le bras ou aux épaules. On perçoit que parfois la parole est véhémente ou murmurante, volubile ou retenue. Dans la présence de ces visages juvéniles, lumineux de 1962 et dans le silence imposé par la perte de l’enregistrement sonore, se déploie un imaginaire, une mémoire, mille et une histoires.

Sur un des plans tournés en 1962, la plupart des jeunes Algériennes tout juste sorties de prison. | JHR Films

Sur un des plans tournés en 1962, la plupart des jeunes Algériennes tout juste sorties de prison. | JHR Films

Images du passé, enquête au présent

Ces très beaux plans en noir et blanc, en groupe ou isolant un visage, auxquels ne se substitue nulle voix off, accueillent en contrepartie des mots absents une attention et une affection. Disons, une possibilité de projection qui intensifie la relation de tout spectateur, de toute spectatrice à ces personnes dont on sait très peu. (…)

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À voir au cinéma: «Banzo», «Ernest Cole, photographe», «Planète B», «Joli joli»

Alphonse (Hoji Fortuna), le photographe témoin engagé au cœur de Banzo de Margarida Cardoso.

Y aura-t-il des bons films à Noël? Oui: un songe élégant et vénéneux sous emprise coloniale et tropicale, l’évocation inspirée du destin tragique d’un grand photographe, un thriller SF et un «musical» ludique.

Noël est une poubelle. On ne paraphrase pas ici Le Père Noël est une ordure: on constate que la date du 25 décembre, dernier mercredi de l’année, sert de déversoir où s’entassent un nombre inhabituel de titres qui n’ont pas trouvé place dans l’embouteillage permanent qu’est devenue la distribution en France.

Parfois, dans les poubelles, on trouve des trésors. Ainsi, d’abord, deux films remarquables, dont on aimerait croire que le fait de concerner des Noirs n’a aucun lien avec leur relégation calendaire, sont à l’affiche. Fiction située dans les colonies portugaises au début du XXe siècle ou documentaire sur un photographe sud-africain des années 1960-80, ils sont pour le premier l’occasion de découvrir une cinéaste, pour le second l’opportunité de remettre dans la lumière d’un artiste oublié.

Il se trouve que Banzo et Ernest Cole, photographe ont aussi en commun de partager une même attention aux ressources, en partie communes et en partie différentes, du cinéma et de la photo.

Sortent ensuite le jour de Noël deux films de genre français qui, avec une belle inventivité même si dans des tonalités très différentes –la science-fiction dystopique, la comédie musicale– confirment la vigueur créative du cinéma dans ce pays. Et combien les codes des genres peuvent nourrir des propositions singulières.

«Banzo» de Margarida Cardoso

La femme du patron de la plantation dit: «Bientôt, cela fera une histoire. Et moi, je serai un personnage de cette histoire. C’est agréable, de devenir un personnage.» Bientôt, elle sera retournée à Lisbonne, dans la bonne société dont elle est issue, où elle pourra briller en racontant ce qu’elle a vécu. Les histoires, les personnages, c’est pour là-bas.

Ici, dans cette île jamais nommée (Sao Tomé), il n’y a ni histoire ni personnage: il y a le travail, la chaleur, la pluie, l’esclavage déguisé en contrat, la bureaucratie, l’ennui, le désespoir. Le personnage possible, désirable, c’était peut-être ce grand homme noir porteur de tatouages et de fierté. Mais il est tombé raide mort à la première séquence, en vue des côtes de l’île.

De cet homme, qui était peut-être son amant, et des causes de sa mort, le docteur blanc qui vient prendre ses fonctions à l’infirmerie de la plantation de cacao n’a rien à dire. Ne peut rien dire. Il fera son travail, consciencieusement inutile face à la violence réglée et policée, face au banzo, la maladie des travailleurs mozambicains qui se meurent de nostalgie du pays auquel ils ont été arrachés.

Plan après plan, avec une douceur plus coupante que toutes les brutalités de filmage, instillant une beauté vénéneuse et pourtant respectueuse des êtres, humains, animaux, végétaux, météores, fantômes, Margarida Cardoso invente une manière de filmer le colonialisme comme un poison.

Cinéaste portugaise ayant grandi au Mozambique, elle trouve dans le rapport aux lieux –jungle et rivage marin, demeure des maîtres, locaux administratifs et bâtisses misérables– une matière d’autant plus imprégnée de significations et d’imaginaire qu’elle ne s’assujettit pas à «une histoire».

Mise en scène d'un cérémonial qui, prétendant masquer l'oppression coloniale, la matérialise malgré elle, grâce à l'usage subtil des prises de vue du photographe Alphonse, en miroir de la réalisatrice du film. | Damned Distribution

Mise en scène d’un cérémonial qui, prétendant masquer l’oppression coloniale, la matérialise malgré elle, grâce à l’usage subtil des prises de vue du photographe Alphonse, en miroir de la réalisatrice du film. | Damned Distribution

Dès lors, des récits possibles, des légendes connues ou non, des réminiscences peuvent affleurer, fourmiller. Le docteur blanc, conscient de son impuissance, et le photographe noir, qui pour rendre perceptible l’horreur dont parlait Au cœur des ténèbres mais aussi redonner une singularité à la masse des opprimés revendique de mettre en scène des clichés, sont des relais partiels.

Ils participent de la grande invocation, volontairement fragmentaire, que devient Banzo, dont le titre désigne cette maladie délétère qui décime les femmes et les hommes astreints au travail, mais qui, indirectement, n’épargne pas les autres.

Par la composition des images et des rythmes, ce qu’il montre et ce qu’il ne montre pas, le film rend sensible le phénomène colonial comme pathologie, dont toutes et tous souffrent, même si de manière absolument incomparable entre qui en est victime et qui en profite.

Hiératiques et muets, vivants ou fantômes, les hommes et les femmes noires ayant refusé la domination des colons, ou s’en étant échappés, incarnent silencieusement, un peu témoins, un peu victimes, davantage résistants, l’espace mental et politique construit par la cinéaste, avec une envoûtante élégance.

Banzo

de Margarida Cardoso
avec Carloto Cotta, Hoji Fortuna, Sara Carinhas, Rúben Simões, Maria Do Céu Ribeiro
Durée: 2h07  

Sortie le 25 décembre 2024

«Ernest Cole, photographe» de Raoul Peck

Comment est-ce possible? Un étonnement, une incrédulité baignent le début du film. Incroyable que soit à ce point ignoré celui dont la nouvelle réalisation de Raoul Peck porte le nom.

Incroyable, la situation d’oppression et d’injustice caricaturale dans laquelle il a grandi, et travaillé jusqu’à l’âge de 27 ans, ce système aberrant qu’on appelait l’apartheid –et qui continue d’exister, ailleurs, sous des formes en partie différentes.

Une des photos d'Ernest Cole dans l'Afrique du Sud de l'apartheid. | Condor Films

Une des photos d’Ernest Cole dans l’Afrique du Sud de l’apartheid. | Condor Films

Incroyable la brutalité compacte du racisme auquel Ernest Cole se heurte lors de son exil aux États-Unis. Incroyable sa clochardisation, qui le mène à la mort en 1990, à seulement 50 ans. Et incroyable, aussi, ce trésor de 60.000 négatifs retrouvés dans une banque suédoise en 2017, vingt-sept ans après sa mort –et alors que la réalisation du film avait déjà commencé.

Tout en se reformulant au gré des archives et des découvertes, cette surprise et ce trouble, cette incompréhension et ce scandale courent tout au long du film. C’est-à-dire tout au long de la voix off qui du même mouvement suscite les différents niveaux de ce film palimpseste, et les relie.

Une voix qui dit «je», un «je » qui est simultanément celui du photographe sud-africain dont les images ont puissamment contribué à faire connaître la violence abjecte qui régnait dans son pays, le «je» du réalisateur, dont on reconnait peu à peu la voix, et aussi un peu le «je» de chaque spectateur et spectatrice. (…)

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«Grand Tour», voyage hypnotique et inquiet

Molly (Crista Alfaiate), la fiancée obstinée sur les traces de son promis en cavale

Le nouveau film de Miguel Gomes circule d’un bout à l’autre de l’Extrême-Orient et dans les imaginaires exotiques au fil d’une comédie romantique subtilement inscrite dans la réalité présente.

Entrez, entrez! On pourrait imiter les bateleurs des baraques foraines tant il y a en effet de l’attraction de saltimbanque dans la nouvelle proposition de Miguel Gomes. Il s’agit d’une invitation au voyage, aux voyages plutôt.

Voyage dans l’espace et voyage dans le temps, voyage dans la réalité et dans l’imaginaire, avec l’insistante suggestion que ces diverses dimensions appartiennent au même monde –notre monde.

Judicieux prix de la mise en scène au dernier Festival de Cannes, Grand Tour déroule un grand huit à travers les souvenirs et les fantasmes, où le monde colonial du début du XXe siècle et l’imagerie orientaliste fabriquée par les récits des explorateurs, des exploiteurs, des romanciers, des illustrateurs et des cinéastes sont des artefacts contigus.

Ils sont aussi réels que des décors construits côte à côte dans un studio de cinéma. C’est-à-dire tout à fait réels, même si pas de la réalité à laquelle ils prétendent.

Réels? Bien sûr: du carton, du plâtre, de la peinture, des projecteurs, des sentiments de domination, des réductions d’histoires longues et complexes à quelques clichés, la prédation économique et la prédation sexuelle. Comme sont réels les films, par exemple celui-ci qui reprend en charge ce formidable trafic, ultra profitable pour certains, mortel pour d’autres.

Mais celui-là permet aussi d’accéder à cette autre dimension d’une même réalité qui fait que ces souvenirs et ces fantasmes habitent le monde contemporain, celui où vous et moi vivons. Comme y vivent en ce moment les hommes et les femmes des métropoles asiatiques, et hommes, femmes et lieux qui sont aussi dans le film.

Pour accéder à cette perception, où l’illusion est une composante nécessaire de la vérité, en passant aussi par les circonvolutions du roman à l’eau de rose et du récit d’aventures formaté, il faut en passer par cet état de légère hypnose, de décentrement mental auquel invite Grand Tour. C’est la voix off qui tout de suite installe cet état de veille flottante, comme le ferait un magnétiseur ou un fakir tel qu’il s’en produisait sur les scènes européennes à l’époque.

Un homme en fuite, une femme qui ne renonce pas

Après un plan majestueux en couleur, arrivent les images en noir et blanc, d’une beauté d’un autre temps, celui de la pellicule. Un homme dont le nom est anglais, mais qui parle portugais, organise un voyage dans une ville d’Extrême-Orient. C’est Rangoun, en Birmanie, pour commencer.

La voix féminine, aux échos asiatiques, raconte ce que fabrique ce beau diplomate de Sa Majesté George V. On est en 1918, Edward s’apprête à quitter la ville pour échapper à sa fiancée qui arrive de Londres. Le voilà parti pour ce «grand tour» à la mode orientale, périple d’Européens fortunés qui exista sous diverses formes à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, reliant des métropoles coloniales: Rangoun, Singapour, Hong Kong, Saigon, Bangkok, Shanghai.

Mais les images sont à nouveau en couleur et tournées dans les rues des mêmes villes aujourd’hui. D’autres voix viennent raconter autrement l’histoire, qui sera celle d’abord d’Edward le fuyard, par fleuves, trains qui déraillent et forêts de bambous, puis de Molly l’obstinée fiancée, qui refuse les plus attrayants partis par attachement à son idée fixe.

Accident de train dans la jungle, et dans le studio de tournage. | Shellac distribution
Accident de train dans la jungle, et dans le studio de tournage. | Shellac distribution

Revoici le noir et blanc, dans d’évidents décors de studio chargeant sans complexe la barque orientaliste, de plantations en hôtel colonial ou en bateau pour commerçants avides et improbables chanteurs d’opéra. L’Anglaise qui comme tout le monde parle la langue du film, le portugais, y croisera le chemin d’une Vietnamienne qui parle, elle, la langue de «sa» puissance coloniale, le français.

Que cherche-t-il vraiment, Edward? Que fuit-il réellement? Les femmes en général, celle-ci en particulier, l’Amour avec un grand A, le couple conventionnel, autre chose? Entre inversion joueuse de la quête amoureuse classique où l’homme est d’ordinaire le chasseur et mystères de ce qui meut les êtres –celui qui s’échappe, celle qui suit ses traces, mais bien d’autres aussi que l’une ou l’autre croisera–, la dynamique mi-burlesque, mi-romantique ouvre sur des zones d’ombre.

Invitation aux voyages, invitation à se faire un film

C’est ainsi que se déploie, avec une continuité de rêverie opiacée qui dissoudrait les limites entre réalisme et fantasmagorie, comédie et mélodrame, la nouvelle proposition du réalisateur de Tabou.

On songe à ce que cette précédente évocation avait déjà d’onirique, même si la relation entre les deux films reste assez distendue –et pas du tout nécessaire pour qui n’aurait pas vu le long-métrage d’il y a douze ans. Car s’il est là aussi question de mémoire imaginaire des colonies, portugaises en Afrique dans un cas, anglaises et françaises en Asie dans l’autre, le «périmètre», géographique mais aussi mental, n’est pas le même.

Edward (Gonçalo Waddington), amoureux transi de peur, mais peur de quoi? | Shellac Distribution

Edward (Gonçalo Waddington), amoureux transi de peur, mais peur de quoi? | Shellac Distribution

Avec le nouveau film, les jeux troublants s’étendent à des imaginaires bien plus vastes, et bien plus partagés au cours de cette aventure mentale, sensorielle, saturée d’évocations et de réminiscences dans le même mouvement que porteur d’une charge critique contemporaine. (…)

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«Pacifiction», splendeur et trouble aux antipodes

Le commissaire de la République De Roller (Benoît Magimel) en compagnie du/de la mahu Shannah (Pahoa Mahagafanau)

Le nouveau film d’Albert Serra compose un thriller paranoïaque. Entre comique et menaces bien réelles, un envoûtement qui déplace tous les codes.

Le ciel est rouge sur l’atoll. La marine nationale veille –y compris autour d’un verre, en galante compagnie tarifée, dans un night-club clinquant. Un notable en complet blanc glane les hommages intéressés et distribue les petites phrases à demi-diplomatiques, à demi-venimeuses.

Pacifiction, le nouveau film du réalisateur de Honor de Cavalleria et de La Mort de Louis XIV, Albert Serra, ne ressemble à rien de connu, y compris parmi les précédentes œuvres du cinéaste catalan.

Aux côtés du pontifiant et matois officiel français à qui tout le monde donne du «Monsieur le commissaire», le film déambule avec une nonchalance essorée par la chaleur, les cocktails, les manigances entre lagon et flamboyants, les clichés touristiques et la pauvreté de la plupart des habitants.

À Tahiti, où Benoît Magimel, impérial, c’est le cas de le dire, interprète le plus haut représentant de la République française, nommé là-bas commissaire général et non préfet, les temporalités ne sont pas les mêmes pour tous. Les mots ne signifient pas la même chose en diverses circonstances, les formules officielles, les blagues lourdaudes et les invocations de la tradition servent d’autres objectifs que ce qu’il y paraît.

Ami ou ennemi de qui?

Louvoyant avec une dignité lasse, de sbires en chefs de clans, de patron de boîte de nuit en écrivaine nationale venue faire retraite pour un prochain chef-d’œuvre, d’amiral pontifiant en entraîneuses pas dupes, l’officiel souvent en costume immaculé se révèle peu à peu à la fois comme le protagoniste principal et comme l’un des objets de cette comédie aussi cruelle qu’allusive. Ses soliloques traduisent ses éclairs de lucidité, ses plages d’incompréhension, son désarroi devant une situation fuyante.

Autour du commissaire, notables locaux et émissaire d’une puissance alliée pas forcément amie poussent leurs pions avec une courtoisie hérissée de poignards. | Les Films du Losange

Il n’y a pourtant pas forcément de quoi rire. Il est question de colonialisme et d’influences hostiles de puissances étrangères, de misère endémique et de destruction de la nature. Et même de la possible reprise d’essais nucléaires. Dans les paradisiaques eaux proches, on croise ce qui est peut-être une barque de pêche, et peut-être la partie émergée d’un sous-marin. Ami ou ennemi? Et ami ou ennemi de qui?

Avec un humour gracieux et une sensibilité extrême aux ambiances, aux vibrations, aux rythmes des choses et des êtres, Albert Serra compose ce qui est à vrai dire un vigoureux pamphlet contre les impasses multiples créées par l’occupation française de la Polynésie. Mais il le fait en déjouant sans cesse, avec la complicité frémissante d’ambiguïté de son acteur principal, tout ce qui d’ordinaire ressemble à un pamphlet. Ou d’ailleurs à une comédie.

Un grand film queer

Nul, sans doute, n’incarne mieux l’esprit du film que Shannah (Pahoa Mahagafanau), figure du troisième genre issue d’une tradition de l’île, celle des Māhū, mais personnage très actif et très contemporain. (…)

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«Mosquito», odyssée sauvage

Le brave soldat Zacarias (João Nunes Monteiro), acteur et victime d’une guerre à laquelle il ne comprend rien. | Alfama Films

En Afrique pendant la Première Guerre mondiale, le film de João Nuno Pinto raconte un voyage à travers la jungle qui se transforme en épopée mentale.

Il y a la guerre. Les jeunes gars veulent y aller. Pour se tirer de chez eux, pour voir du pays, pour se battre, pour l’aventure, pour l’honneur du pays… Leurs raisons proclamées ne sont pas forcément claires; qu’importe, ils y vont.

Où? À la guerre donc, mais pas celle qu’ils croyaient. On est en 1917, le Portugal, leur pays, est impliqué dans le conflit mondial. Ils se voient héros entre Marne et Flandre, ils se retrouvent couverts de moustiques à l’autre bout de la planète. C’est où, le Mozambique?

Sur le territoire des mythes

De cette histoire, locale, partielle, authentique, documentée, le film fait d’entrée de jeu la ressource d’un mélange détonnant. Inscrit dans des faits et des lieux, Mosquito gagne également d’emblée en abstraction, par cette mise en orbite de multiples approches, savoirs, mémoires, illusions.

Et donc oui, c’est bien «la» guerre, comme une généralité qui a à voir en même temps avec la boucherie de Verdun et avec l’horreur coloniale, avec la géopolitique et la boue, avec les grands récits héroïques et les sortilèges venus d’autres côtés du monde, avec d’autres idées de ce que c’est que de vivre, et de mourir.

Jeune troufion aussi plein d’ardeur qu’incompétent, Zacarias se retrouve isolé de la troupe, déjà en mauvais état à peine débarquée sur les rivages africains. Le voilà parti pour retrouver son régiment. La traversée de la savane et de la jungle sera une odyssée sauvage.

Sauvage, car si on est bien sur le territoire des mythes, ces mythes ne sont pas les siens, ni les nôtres. Avec et contre les êtres –humains plus ou moins amis, plus ou moins ennemis, animaux, végétaux, terre et eau–, il va s’agir d’un bricolage constant, à la fois vital et vertigineux –dangereux, parfois grotesque, à l’occasion très émouvant.

Le soldat portugais et le soldat allemand (Sebastian Jehkul), ennemis? | Alfama Films

Les rencontres sont autant de défis, les motivations des un·es et des autres ne sont jamais fixes. Mais elles ne sont de toute façon jamais moins légitimes que sa propre présence sur cette terre, que son pays a envahie et qu’il doit défendre contre une autre puissance coloniale (l’Allemagne a des visées sur la région), elle aussi incarnée par des clampins qui ne savent pas ce qu’ils fichent là.

La fièvre, le délire, les hallucinations montent en densité au cours de ce périple impossible et réel (il fut celui du grand père du réalisateur), tout autant que la conscience de l’aberration meurtrière que fut la domination européenne en Afrique, et ses suites jusqu’à aujourd’hui.

Références réelles et légendaires

En jouant sur des références reconnaissables, issues de tout le patrimoine des grands récits, d’Homère à Coppola, des Amazones au vaudou, de l’Anabase à Jules Verne, João Nuno Pinto transforme l’évocation d’une aventure en Afrique du Sud-Est au début du XXe siècle en cauchemar critique très actuel.

Des hommes blancs armés, juchés sur des hommes noirs qu’ils soumettent par la violence. Toute ressemblance, etc. | Alfama Films

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Folies de «Zama», de « L’Empire de la perfection», de «Paranoïa» : trois fois la beauté du geste au-delà du genre

Le songe exotique d’un conquistador perdu, les noces fécondes du tennis, du cinéma et du génie égotiste, le délire de persécution, la possessivité maladive et la perversité du système de santé américain offrent trois propositions mémorables.

Photo: Une image de Zama, le film hypnotique de Lucrecia Martel.

À nouveau une semaine riche en belles propositions de cinéma, avec la sortie ce 11 juillet de trois films aussi mémorables que divers. S’ils ont malgré tout un point commun, c’est d’appartenir chacun à un genre cinématographique –respectivement la reconstitution historique, le documentaire sportif et le film d’horreur psychologique– et de subvertir les lois du genre concerné.

L’opération, si elle n’est pas neuve par elle-même, est particulièrement digne d’intérêt en ces temps de médiocrité régressive, où on finira bien par constater la relation entre les éloges appuyés des conventions, de la série (principe de base de l’industrie), du nanar pour ado crétin et fier de l’être, et la prolifération actuelle des diverses formes de populisme et de fascisme.

Si nombre des plus grands films de l’histoire du cinéma sont des films de genre, la glorification du genre, de la formule, du système codé de références d’emblée partagé n’en est pas moins un carcan mental confortable, vécu comme protecteur au même titre que la tradition et les frontières.

Aux antipodes de cette servitude volontaire, et au-delà de leurs qualités intrinsèques, leur manière de déplacer ou de miner de l’intérieur les règles des genres dont ils relèvent fait la valeur stimulante de ces trois œuvres.

Zama, au cœur des ténèbres

Zama est le quatrième film d’une grande cinéaste, fleuron de cette Nouvelle Vague argentine qui a ravivé les écrans mondiaux au début du XXIe siècle. On connaissait Lucrecia Martel pour des œuvres aux confins du rêve éveillé, manière très personnelle d’interroger l’inscription dans le monde réel des personnes et des groupes à partir du point de vue d’un personnage féminin.

Neuf ans après La Femme sans tête, elle réapparait avec un film (apparemment) très différent: un récit historique, adapté du roman éponyme d’Antonio Di Benedetto.

Au XVIIIe siècle, dans une colonie espagnole d’Amérique du Sud, un noble désargenté attend sans fin la lettre du vice-roi qui lui permettra de rentrer en Espagne où l’attend sa famille. Lorsqu’on le découvre, planté face à la mer, on se demande s’il est une figure historique ou un acteur déguisé. Dans le tourbillon qui va suivre, la question ne disparaitra jamais entièrement.

Aristocratie coloniale arrogante et en voie de décomposition, bandits plus ou moins mythiques, esclaves détenteurs de forces obscures, indigènes aux mœurs étranges, animaux et plantes exotiques défiant les règles et la vraisemblance peuplent ce récit aux franges du fantastique.

Moins héros d’un récit d’aventure que point de croisement des violences, des appétits, des préjugés et des angoisses de son milieu, le juge Don Diego de Zama est une figure à la fois dérisoire et inquiétante. (…)

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«Carré 35», au bout des tortueux chemins de la mémoire

En enquêtant sur la part d’ombre du passé de sa famille, Éric Caravaca rend sensible les blocages et les éclipses du rapport au passé, au plus près de son histoire personnelle, mais avec des échos bien plus vastes.

Nombreuses sont les manières de rencontrer un film. Certains séduisent d’emblée. Certains sont balisés de signes de reconnaissance, qu’on a plaisir –ou pas– à identifier en chemin. Certains s’ouvrent de prime abord sur un inconnu attirant, qu’on a envie d’explorer.

Avec d’autres, le chemin est plus incertain, il faut du temps pour trouver sa propre place avec les images, les sons et les récits proposés –du temps pendant la projection, parfois même seulement après.

 

Le début de Carré 35, le deuxième film réalisé par Éric Caravaca surtout connu comme acteur, laisse perplexe. Des voix off (une femme, puis le cinéaste) accompagnent des images d’archives familiales, évoquant un passé au Maroc dans les années 1950, l’arrivée en France à la décolonisation. Une histoire personnelle dont, malgré l’inscription dans un cadre historique, on ne voit pas bien en quoi elle nous regarde.

C’est que Caravaca procède par ajouts de petits blocs de natures différentes, images de ses parents, entretiens tournés aujourd’hui, retour sur des lieux, scènes d’époque tournées pour les actualités filmées ou télévisées.

Un film de fantômes

Cette composition s’ordonne autour d’une absence, et d’un silence. L’absence d’une grande sœur, née chez les Caravaca avant Éric et son frère, le silence sur son existence même, son sort, sa mort à l’âge de 3 ans, en 1963, même son nom. (…)

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