Molly (Crista Alfaiate), la fiancée obstinée sur les traces de son promis en cavale
Le nouveau film de Miguel Gomes circule d’un bout à l’autre de l’Extrême-Orient et dans les imaginaires exotiques au fil d’une comédie romantique subtilement inscrite dans la réalité présente.
Entrez, entrez! On pourrait imiter les bateleurs des baraques foraines tant il y a en effet de l’attraction de saltimbanque dans la nouvelle proposition de Miguel Gomes. Il s’agit d’une invitation au voyage, aux voyages plutôt.
Voyage dans l’espace et voyage dans le temps, voyage dans la réalité et dans l’imaginaire, avec l’insistante suggestion que ces diverses dimensions appartiennent au même monde –notre monde.
Judicieux prix de la mise en scène au dernier Festival de Cannes, Grand Tour déroule un grand huit à travers les souvenirs et les fantasmes, où le monde colonial du début du XXe siècle et l’imagerie orientaliste fabriquée par les récits des explorateurs, des exploiteurs, des romanciers, des illustrateurs et des cinéastes sont des artefacts contigus.
Ils sont aussi réels que des décors construits côte à côte dans un studio de cinéma. C’est-à-dire tout à fait réels, même si pas de la réalité à laquelle ils prétendent.
Réels? Bien sûr: du carton, du plâtre, de la peinture, des projecteurs, des sentiments de domination, des réductions d’histoires longues et complexes à quelques clichés, la prédation économique et la prédation sexuelle. Comme sont réels les films, par exemple celui-ci qui reprend en charge ce formidable trafic, ultra profitable pour certains, mortel pour d’autres.
Mais celui-là permet aussi d’accéder à cette autre dimension d’une même réalité qui fait que ces souvenirs et ces fantasmes habitent le monde contemporain, celui où vous et moi vivons. Comme y vivent en ce moment les hommes et les femmes des métropoles asiatiques, et hommes, femmes et lieux qui sont aussi dans le film.
Pour accéder à cette perception, où l’illusion est une composante nécessaire de la vérité, en passant aussi par les circonvolutions du roman à l’eau de rose et du récit d’aventures formaté, il faut en passer par cet état de légère hypnose, de décentrement mental auquel invite Grand Tour. C’est la voix off qui tout de suite installe cet état de veille flottante, comme le ferait un magnétiseur ou un fakir tel qu’il s’en produisait sur les scènes européennes à l’époque.
Un homme en fuite, une femme qui ne renonce pas
Après un plan majestueux en couleur, arrivent les images en noir et blanc, d’une beauté d’un autre temps, celui de la pellicule. Un homme dont le nom est anglais, mais qui parle portugais, organise un voyage dans une ville d’Extrême-Orient. C’est Rangoun, en Birmanie, pour commencer.
La voix féminine, aux échos asiatiques, raconte ce que fabrique ce beau diplomate de Sa Majesté George V. On est en 1918, Edward s’apprête à quitter la ville pour échapper à sa fiancée qui arrive de Londres. Le voilà parti pour ce «grand tour» à la mode orientale, périple d’Européens fortunés qui exista sous diverses formes à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, reliant des métropoles coloniales: Rangoun, Singapour, Hong Kong, Saigon, Bangkok, Shanghai.
Mais les images sont à nouveau en couleur et tournées dans les rues des mêmes villes aujourd’hui. D’autres voix viennent raconter autrement l’histoire, qui sera celle d’abord d’Edward le fuyard, par fleuves, trains qui déraillent et forêts de bambous, puis de Molly l’obstinée fiancée, qui refuse les plus attrayants partis par attachement à son idée fixe.
Accident de train dans la jungle, et dans le studio de tournage. | Shellac distribution
Revoici le noir et blanc, dans d’évidents décors de studio chargeant sans complexe la barque orientaliste, de plantations en hôtel colonial ou en bateau pour commerçants avides et improbables chanteurs d’opéra. L’Anglaise qui comme tout le monde parle la langue du film, le portugais, y croisera le chemin d’une Vietnamienne qui parle, elle, la langue de «sa» puissance coloniale, le français.
Que cherche-t-il vraiment, Edward? Que fuit-il réellement? Les femmes en général, celle-ci en particulier, l’Amour avec un grand A, le couple conventionnel, autre chose? Entre inversion joueuse de la quête amoureuse classique où l’homme est d’ordinaire le chasseur et mystères de ce qui meut les êtres –celui qui s’échappe, celle qui suit ses traces, mais bien d’autres aussi que l’une ou l’autre croisera–, la dynamique mi-burlesque, mi-romantique ouvre sur des zones d’ombre.
Invitation aux voyages, invitation à se faire un film
C’est ainsi que se déploie, avec une continuité de rêverie opiacée qui dissoudrait les limites entre réalisme et fantasmagorie, comédie et mélodrame, la nouvelle proposition du réalisateur de Tabou.
On songe à ce que cette précédente évocation avait déjà d’onirique, même si la relation entre les deux films reste assez distendue –et pas du tout nécessaire pour qui n’aurait pas vu le long-métrage d’il y a douze ans. Car s’il est là aussi question de mémoire imaginaire des colonies, portugaises en Afrique dans un cas, anglaises et françaises en Asie dans l’autre, le «périmètre», géographique mais aussi mental, n’est pas le même.

Edward (Gonçalo Waddington), amoureux transi de peur, mais peur de quoi? | Shellac Distribution
Avec le nouveau film, les jeux troublants s’étendent à des imaginaires bien plus vastes, et bien plus partagés au cours de cette aventure mentale, sensorielle, saturée d’évocations et de réminiscences dans le même mouvement que porteur d’une charge critique contemporaine. (…)



Paco (Marcel Otete Kabeya) et sa bande dans leur repaire précaire. | Pan Distribution

Le mari (Yungdrung Gyal) aide sa femme (Nyima Sungsung) à préparer un périple difficile dont il ne connaît pas les véritables motifs. | via Ciné Croisette



