«Grand Tour», voyage hypnotique et inquiet

Molly (Crista Alfaiate), la fiancée obstinée sur les traces de son promis en cavale

Le nouveau film de Miguel Gomes circule d’un bout à l’autre de l’Extrême-Orient et dans les imaginaires exotiques au fil d’une comédie romantique subtilement inscrite dans la réalité présente.

Entrez, entrez! On pourrait imiter les bateleurs des baraques foraines tant il y a en effet de l’attraction de saltimbanque dans la nouvelle proposition de Miguel Gomes. Il s’agit d’une invitation au voyage, aux voyages plutôt.

Voyage dans l’espace et voyage dans le temps, voyage dans la réalité et dans l’imaginaire, avec l’insistante suggestion que ces diverses dimensions appartiennent au même monde –notre monde.

Judicieux prix de la mise en scène au dernier Festival de Cannes, Grand Tour déroule un grand huit à travers les souvenirs et les fantasmes, où le monde colonial du début du XXe siècle et l’imagerie orientaliste fabriquée par les récits des explorateurs, des exploiteurs, des romanciers, des illustrateurs et des cinéastes sont des artefacts contigus.

Ils sont aussi réels que des décors construits côte à côte dans un studio de cinéma. C’est-à-dire tout à fait réels, même si pas de la réalité à laquelle ils prétendent.

Réels? Bien sûr: du carton, du plâtre, de la peinture, des projecteurs, des sentiments de domination, des réductions d’histoires longues et complexes à quelques clichés, la prédation économique et la prédation sexuelle. Comme sont réels les films, par exemple celui-ci qui reprend en charge ce formidable trafic, ultra profitable pour certains, mortel pour d’autres.

Mais celui-là permet aussi d’accéder à cette autre dimension d’une même réalité qui fait que ces souvenirs et ces fantasmes habitent le monde contemporain, celui où vous et moi vivons. Comme y vivent en ce moment les hommes et les femmes des métropoles asiatiques, et hommes, femmes et lieux qui sont aussi dans le film.

Pour accéder à cette perception, où l’illusion est une composante nécessaire de la vérité, en passant aussi par les circonvolutions du roman à l’eau de rose et du récit d’aventures formaté, il faut en passer par cet état de légère hypnose, de décentrement mental auquel invite Grand Tour. C’est la voix off qui tout de suite installe cet état de veille flottante, comme le ferait un magnétiseur ou un fakir tel qu’il s’en produisait sur les scènes européennes à l’époque.

Un homme en fuite, une femme qui ne renonce pas

Après un plan majestueux en couleur, arrivent les images en noir et blanc, d’une beauté d’un autre temps, celui de la pellicule. Un homme dont le nom est anglais, mais qui parle portugais, organise un voyage dans une ville d’Extrême-Orient. C’est Rangoun, en Birmanie, pour commencer.

La voix féminine, aux échos asiatiques, raconte ce que fabrique ce beau diplomate de Sa Majesté George V. On est en 1918, Edward s’apprête à quitter la ville pour échapper à sa fiancée qui arrive de Londres. Le voilà parti pour ce «grand tour» à la mode orientale, périple d’Européens fortunés qui exista sous diverses formes à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, reliant des métropoles coloniales: Rangoun, Singapour, Hong Kong, Saigon, Bangkok, Shanghai.

Mais les images sont à nouveau en couleur et tournées dans les rues des mêmes villes aujourd’hui. D’autres voix viennent raconter autrement l’histoire, qui sera celle d’abord d’Edward le fuyard, par fleuves, trains qui déraillent et forêts de bambous, puis de Molly l’obstinée fiancée, qui refuse les plus attrayants partis par attachement à son idée fixe.

Accident de train dans la jungle, et dans le studio de tournage. | Shellac distribution
Accident de train dans la jungle, et dans le studio de tournage. | Shellac distribution

Revoici le noir et blanc, dans d’évidents décors de studio chargeant sans complexe la barque orientaliste, de plantations en hôtel colonial ou en bateau pour commerçants avides et improbables chanteurs d’opéra. L’Anglaise qui comme tout le monde parle la langue du film, le portugais, y croisera le chemin d’une Vietnamienne qui parle, elle, la langue de «sa» puissance coloniale, le français.

Que cherche-t-il vraiment, Edward? Que fuit-il réellement? Les femmes en général, celle-ci en particulier, l’Amour avec un grand A, le couple conventionnel, autre chose? Entre inversion joueuse de la quête amoureuse classique où l’homme est d’ordinaire le chasseur et mystères de ce qui meut les êtres –celui qui s’échappe, celle qui suit ses traces, mais bien d’autres aussi que l’une ou l’autre croisera–, la dynamique mi-burlesque, mi-romantique ouvre sur des zones d’ombre.

Invitation aux voyages, invitation à se faire un film

C’est ainsi que se déploie, avec une continuité de rêverie opiacée qui dissoudrait les limites entre réalisme et fantasmagorie, comédie et mélodrame, la nouvelle proposition du réalisateur de Tabou.

On songe à ce que cette précédente évocation avait déjà d’onirique, même si la relation entre les deux films reste assez distendue –et pas du tout nécessaire pour qui n’aurait pas vu le long-métrage d’il y a douze ans. Car s’il est là aussi question de mémoire imaginaire des colonies, portugaises en Afrique dans un cas, anglaises et françaises en Asie dans l’autre, le «périmètre», géographique mais aussi mental, n’est pas le même.

Edward (Gonçalo Waddington), amoureux transi de peur, mais peur de quoi? | Shellac Distribution

Edward (Gonçalo Waddington), amoureux transi de peur, mais peur de quoi? | Shellac Distribution

Avec le nouveau film, les jeux troublants s’étendent à des imaginaires bien plus vastes, et bien plus partagés au cours de cette aventure mentale, sensorielle, saturée d’évocations et de réminiscences dans le même mouvement que porteur d’une charge critique contemporaine. (…)

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«Perfect Days», «Augure»: vive l’exotisme!

Une image, peut-être rêvée, peut-être transcription visuelle d’un rituel de soin ancestral, peut-être invention trompeuse, mais riche de cette incertitude, dans Augure de Baloji.

La douceur attentive aux gestes du soin d’un lieu public dans le film de Wim Wenders, comme la mise en résonance flamboyante et furieuse de plusieurs récits et modes de vie dans celui de Baloji sont des ouvertures inspirées aux richesses du divers.

Infiniment différents entre eux, le film de Wim Wenders et celui de Baloji donnent, ensemble, l’envie de reprendre à son compte le plaidoyer, aussi nécessaire que sans illusion quant à ses chances de réussir, que consacrait il y a plus d’un siècle Victor Segalen au mot «exotisme» et à l’idée à laquelle il renvoie vraiment.

Dans son Essai sur l’exotisme, un texte d’une actualité intacte, il écrivait: «Il eut été habile d’éviter un vocable si dangereux, si chargé, si équivoque. […] J’ai préféré tenter l’aventure, garder celui-ci qui m’a paru bon, solide encore malgré le mauvais usage, et tenter, en l’épouillant une bonne fois, de lui rendre, avec sa valeur première, toute la primauté de cette valeur. Ainsi rajeuni, j’ose croire qu’il aura l’imprévu d’un néologisme, sans en partager l’aigreur et l’acidité. Exotisme; qu’il soit bien entendu que je n’entends par là qu’une chose, mais immense: le sentiment que nous avons du Divers.»

Ce sentiment du divers, l’attention à ce qui n’est pas soi, ce qui n’est pas comme soi, rayonne de manière singulière dans les deux films. Ce sentiment rayonne doucement, dans le regard d’un cinéaste européen sur une situation au Japon, mais aussi dans la manière de rendre émouvante et belle l’activité la moins valorisée qui soit, le nettoyage de toilettes publiques. Et il rayonne d’un éclat ardent à travers l’évocation d’êtres et de comportements habités de rapports au monde d’une société congolaise à la fois traditionnelle et mondialisée.Situés à des antipodes esthétiques, les deux longs-métrages partagent la vertu de questionner les regards, les habitudes de récit, grâce à des propositions déliées des facilités convenues tout en jouant hardiment avec de grands repères. Il n’est pas fortuit qu’ils aient aussi en commun d’accueillir chacun des séquences de rêve, qui inscrivent ce que raconte chaque film dans un paysage encore plus vaste.

«Perfect Days», de Wim Wenders

Perfect Days est une sorte de bonheur d’autant plus inattendu qu’il y a longtemps que le réalisateur d’Alice dans les villes et des Ailes du désir ne s’était montré aussi convaincant, en tout cas avec un film de fiction. Quelques semaines après la découverte du beau documentaire Anselm, voici un conte contemporain d’une très belle tenue, juste, émouvant et drôle.

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Hirayama (Koji Yakusho) en compagnie de sa nièce à qui il montre comment aimer les arbres. | Haut et court

Un plan filmé comme par Yasujiro Ozu (dont Wim Wenders avait si bien évoqué le parcours dans Tokyo-ga) a montré cet homme nommé Hirayama s’éveiller et se préparer à partir au travail au volant de sa camionnette professionnelle, revêtu de sa combinaison floquée The Tokyo Toilet.

Ajoutons sans attendre qu’alors qu’il parcourt les rues de la capitale japonaise en chemin vers ses lieux de labeur quotidien, la présence sur la bande-son de The Animals interprétant leur version historique de «The House of the Rising Sun» est à soi seul un de ces cadeaux discrètement élégant qui parsèment le film et contribuent au bonheur de sa vision.

«L’élégance» est un des mots qui définit le mieux le comportement du taciturne Hirayama, et cela d’autant mieux que son travail consiste à nettoyer les WC publics de la capitale, tâche dont il s’acquitte avec un soin méticuleux. Dans chacun de ses gestes, aussi peu considéré soit le travail qu’il effectue, il manifeste une attention, une précision, une efficacité, qui sont une manière de prendre soin d’un espace public utile à toutes et tous, et donc aussi des gens qui en seront les usagers.

La première demi-heure du film accompagne la journée de Hirayama, du lever au coucher, et aux rêves qui s’en suivent. Un moment privilégié de cette journée se déroule dans le jardin d’un temple, où l’homme photographie rituellement les jeux du soleil dans les feuilles d’un arbre qu’il sera ensuite amené à appeler son «ami».

Le cinéaste dont le premier film s’intitulait Summer in the City a toujours montré une attention particulière aux paysages urbains et par moments, le nouveau film évoque le si beau Lisbonne Story. Et bien sûr, le Japon, en particulier Tokyo, est un lieu d’inspiration privilégié pour Wim Wenders. Tout cela concourt à la grâce légère qui imprègne, assez miraculeusement, le début du film.

Ensuite, une série de (petits) rebondissements, émouvants ou amusants, viendront émailler cette trajectoire. Au passage, ces péripéties mettront en jeu, de manière à la fois légère et attentive, aussi bien les relations familiales que ce qui se bouleverse dans le passage de l’analogique au numérique, et la possibilité d’en discuter l’irréversibilité.

Mais l’essentiel, tandis que se succèdent sur la bande-son les titres d’une playlist d’anthologie (Patti Smith, Otis Redding, les Kinks, Nina Simone… et bien sûr Lou Reed, dont une chanson donne son titre au film) est l’incarnation, par l’absolument parfait Koji Yakusho, d’une manière d’habiter le monde. De l’histoire personnelle de Hirayama, on entreverra les arrière-plans, on partagera les émotions et les choix. Mais c’est la relation à l’espace, au temps, aux personnes, aux autres êtres vivants, à la lumière, au mouvement, qui est le véritable enjeu de ce film à la fois inspiré et apaisé.

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Perfect Days de Wim Wenders, avec Koji Yakusho, Tokio Emoto, Arisa Nakano

Séances

Durée: 2h05 Sortie le 29 novembre 2023

«Augure» de Baloji

D’abord, l’histoire de cet homme noir qui retourne au village accompagné de sa femme blanche enceinte et y est accueilli avec une hostilité incompréhensible par toute sa famille semble forcée, peu crédible. Mais déjà, à Kinshasa puis dans un paysage de désert minier, on a vu autre chose: une attention aux espaces, aux environnements.

3Paco (Marcel Otete Kabeya) et sa bande dans leur repaire précaire. | Pan Distribution

Puis, surgissent ces enfants des rues, diables travestis, explosifs d’invention vitale et de violence. Viendra plus tard la sœur du futur papa rejeté par les siens, elle aussi ostracisée pour son histoire d’amour avec un étranger (un Sud-africain) et sa volonté de s’affranchir des traditions.

Augure se déploie en zigzags et embardées, autour de ces trois figures principales et aussi de celle de la mère, renfermée sur sa douleur et sa solitude. Le film déroute, mais s’étoffe en un patchwork baroque, où s’imposent des visions puissantes. Elles semblent d’abord pièces rapportées, effets de manche formels, il apparaît grâce au rythme du montage et à la bande-son qu’elles sont au contraire essentielles. (…)

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«Stars at Noon», l’amour au cœur des ténèbres

Daniel (Joe Alwyn) et Trish (Margaret Qualley), une passion en miroir dans le dédale de l’oppression.

Grand Prix du jury au Festival de Cannes 2022, le nouveau film de Claire Denis mobilise les codes du thriller et de la romance, et les transforme en cauchemar envoûtant et sensuel.

Corps fragile, peau offerte, mobile, gracile, tendue, elle erre parmi les vestiges de ce qui fut peut-être une émeute, dans une ville d’abord déserte. C’est l’aube, sans doute. Au sol et sur les murs, des inscriptions en espagnol contre les abus du pouvoir. Plus tard, des enfants jouent au foot sur la chaussée, des camions pleins de soldats en armes passent lentement.

La violence, les pénuries de tout, la prédation sexuelle, le lointain souvenir d’un geste révolutionnaire, héroïque et généreux transformé en dictature, rôdent comme ces grands oiseaux noirs qui tournent dans le ciel au-dessus de la ville.

On ne sait pas encore où on est –au Nicaragua, soumis à la dictature sandiniste. Ni pourquoi cette jeune Américaine s’y trouve: la réponse, au-delà d’une fumeuse affaire d’articles pour un magazine américain, ne viendra jamais.

L’actrice et la musique

Mais on sait très vite, et de manière très sûre, que celle qui habite pratiquement chaque plan est une formidable actrice, une présence d’elfe érotique et fragile, un précipité de volonté au bord de la rupture, entre jubilation de l’instant et terreur.

Et, à bien des égards, ce qui émane de Margaret Qualley répond de ce qu’est le film tout entier: torride et trouble, éperdument vivant, en déséquilibre au bord du gouffre. Sans être une débutante, loin s’en faut, puisqu’on l’a notamment vue dans Once upon a Time… in Hollywood et la série Maid, l’actrice y est une révélation, obsédante d’une intensité capable de toutes les modulations, de toutes les ruptures de ton.

On l’a dit à propos de l’interprète principale, on aurait pu essayer de le faire avec la musique de Stuart Staples et Tindersticks, complices au long cours du cinéma de Claire Denis. Le jazz doucement funky, à la fois murmure sensuel, menace à mi-voix et floutage des perceptions, «dit» le film tout entier. Et de manière peut-être plus explicite que ne le ferait son scénario.

Les sensations plutôt que la narration

Adapté de l’éponyme roman hypnotique de Denis Johnson, en poussant plus loin encore l’approche par les sensations plutôt que par l’enchaînement des éléments narratifs, le dix-neuvième long métrage de Claire Denis accompagne la trajectoire chaotique de Trish, qui cherche désespérément à quitter le piège dans lequel elle s’est fourrée en s’installant à Managua, capitale du Nicaragua.

Margaret Qualley fait de Trish, mieux qu’un personnage, l’incarnation du film tout entier. | Ad Vitam

La jeune femme rebondit, ballottée entre un militaire qui abuse d’elle, la séduction graveleuse d’un vieil officiel, la rencontre sous haute tension d’un représentant de la police politique d’un pays voisin, celle d’un compatriote plein de sourires charmeurs et de billets verts, aussi menaçants les uns que les autres.

Sa trajectoire erratique est bientôt aimantée par un Anglais vêtu de blanc et de mensonges. Personne, pas même lui, ne fait semblant de croire que ce Daniel est là pour une mission humanitaire, malgré ce qu’il affirme. La seule vérité, dans ce monde de leurres et de simulacres, sera l’intensité de ce qui se noue entre elle et lui, entre leurs corps, entre leurs désirs, entre leurs projets affichés ou secrets.

Des mains se trouvent, des peaux s’effleurent, des vibrations sont émises et captées. Cela advient, prenant par le travers les aventures, les stratégies, les opérations clandestines aux odeurs de pétrole et de sang. Une bourrasque. (…)

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«Ala Changso», sur la route de plus d’un au-delà

Le pélérinage extrême, au nom d’une dévotion qui est aussi un amour très terrestre.

Sur les hauts plateaux himalayens, le film du cinéaste tibétain Sonthar Gyal accompagne en beauté des manières très particulières de répondre à des questions très communément partagées.

Le mercredi 11 novembre aurait dû voir une situation curieuse avec la sortie simultanée, et pas du tout coordonnée, de deux films originaires du Tibet, région du monde qui n’est pourtant pas une source très fréquente de longs-métrages, et n’est guère présente sur nos écrans.

La pandémie et le confinement en ont décidé autrement, et alors que Balloon, de la figure de proue du cinéma tibétain Pema Tseden, était repoussé à des temps plus cléments, le film de son ancien disciple, Sonthar Gyal, est finalement rendu visible à la même date, mais en ligne, ici.

Il n’est jamais heureux de découvrir un film de cette manière, et c’est particulièrement vrai de celui-ci, où l’espace, la durée et les atmosphères sonores et lumineuses sont si importantes et si remarquablement composées.

Mais on comprend que son distributeur se soit résolu à ce pis-aller, face à la menace d’embouteillage géant lors d’une réouverture des grands écrans pour l’heure encore imprévisible. Et de toute façon Ala Changso mérite d’être découvert, d’une manière ou d’une autre.

«Buvons un coup!» et formule pieuse

Le titre signifie à peu près «Buvons un coup!» dans une des langues parlées au Tibet. Si la formule suggère un hédonisme qui n’est pas vraiment la tonalité du film, il est en revanche en phase avec son côté très physique et dynamique.

Du début à la fin, il s’agira en effet d’un irrépressible mouvement en avant, et d’une certaine ivresse, même si l’un et l’autre se produisent dans des circonstances singulières.

Le mari (Yungdrung Gyal) aide sa femme (Nyima Sungsung) à préparer un périple difficile dont il ne connaît pas les véritables motifs. | via Ciné Croisette

Tout commence avec un couple de paysans, où Drolma, la femme, dissimule à son mari Dorje qu’elle souffre d’un cancer. Lorsqu’elle apprend qu’elle est condamnée, elle décide de se lancer, seule, dans un pèlerinage vers Lhassa, située à des centaines de kilomètres de routes dans les paysages arides des hauts plateaux himalayens.

Encore s’agit-il d’un pèlerinage très particulier, qui s’accomplit non seulement à pied et en récitant constamment une formule pieuse, mais en se jetant au sol tous les trois pas[1].

Avant d’entreprendre ce périple avec une détermination impressionnante, ou absurde selon la manière dont on la regarde, Drolma passe dire au revoir à Norbu, le fils qu’elle a eu huit ans plus tôt d’un premier mari, décédé, et qu’élèvent ses parents à elle. Quasi-mutique, le garçon fait à cette mère qui l’aime mais ne l’a pas gardé avec elle un accueil hostile.

Ensuite… ensuite le mari et le garçon qui n’est pas son fils rejoindront la mère en chemin. Ensuite il se rencontrera sur la route des hommes, des enfants, des animaux aux comportements étonnants, et le plus souvent admirables au point de confiner au miracle.

Ensuite les motivations de la femme seront révélées, l’homme et l’enfant mis au défi de réagir. Ensuite il y aura des cailloux et des divinités, des repas et des fureurs, des orages et des gags. Un âne. (…)

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«Au bout du monde», la jeune fille à la découverte d’un ailleurs vivable

Yoko (Atsuko Maeda) en train de découvrir de nouvelles façons de regarder.

Avec humour et tendresse, le nouveau film de Kiyochi Kurosawa conte une aventure au pays des images toutes faites qui, peu à peu, se peuplent de présences réelles et de possibles échanges.

Qu’est-ce qu’elle fait là, Yoko? Présentatrice d’un programme débile de la télé japonaise, elle rame pour paraître s’enthousiasmer de la poignée de clichés à quoi se résume «L’Ouzbékistan terre de contrastes» qu’elle doit faire découvrir à des téléspectateurs qu’il ne s’agit surtout pas de déranger dans leur confort.

Elle ne connaît rien au pays, ne parle pas la langue, n’aime pas la nourriture, voudrait être à Tokyo avec son amoureux auquel elle envoie chaque jour des SMS, voudrait être chanteuse plutôt que speakerine d’émissions idiotes.

Mais il y a… quoi? Rien de plus, ni de moins, que partout ailleurs. Des gens, des lieux, des lumières. Le temps. La lumière.

C’est une aventure étonnante que raconte Kiyoshi Kurosawa. Une aventure qui semble aux antipodes des films de fantômes pour lesquels on le connaît surtout –et qui n’en est en fait pas si loin.

Au fil de rencontres et de péripéties, Yoko acquiert des fragments d’empathie avec cet univers dont elle ignore tout, qu’elle a mission de réduire à des stéréotypes banals et aguicheurs, et qui ne l’intéressaient pas. C’est un peu étrange ici, un peu dangereux là, un peu émouvant ou comique ailleurs. Petit à petit, ça se combine et se réassemble.

Une douceur amusée

La manière de filmer de Kurosawa est à l’unisson du cheminement de son personnage. Lui aussi, il part systématiquement des cartes postales, de l’exotisme convenu qui colle au nom de Samarcande, de l’imaginaire élémentaire des steppes d’Asie centrale, des représentations toutes faites des habitant·es de l’ex-URSS.

Et pas à pas, avec une douceur amusée, attentive, infiniment modeste, il laisse advenir autre chose, de plus subtil, de plus chaleureux, de plus complexe. (…)

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«Crazy Rich Asians», à la fin, c’est toujours Hollywood qui mange la banane

La comédie sentimentale au casting entièrement asiatique a fait un triomphe aux Etats-Unis. Au-delà du politiquement correct de la mise en lumière des « minorités visibles », retrouvailles avec des mécanismes régressifs et d’exclusion.

De cette variation sur le schéma de Cendrillon à Singapour, on ne se serait sans doute guère soucié, n’eut été le triomphe commercial obtenu aux Etats-Unis, très au-delà de la communauté asiatique qui était sa première cible.

Le film de Jon Chu raconte les tribulations de la sino-américaine (plus exactement de l’Américaine née de parents chinois) Rachel Chu accompagnant son Nick de fiancé chinois de Singapour, dont elle ignore qu’il est l’héritier de la plus riche famille de la ville-Etat.

Le scénario déploie des stratégies classiques, mais qui produisent des effets inattendus.

Crazy Rich Asian associe dépliant touristique coloré et dynamique sur les charmes de Singapour et notations ironiques sur les excès d’une bourgeoisie pourrie de fric à ne savoir qu’en faire et accro à toutes les nano-modes promues par Internet.

Il ne manque pas de marteler le bon vieux message des vertus supérieures de liberté incarnées par les Etats-Unis, face aux sociétés malgré tout archaïques des autres continents.

La panthère jaune

La singularité est qu’ici, tous les personnages sont asiatiques – au moins ont des traits asiatiques. Il apparaît vite que CRA est à bien des égards la version orientaliste d’un précédent carton du box-office, Black Panther.

Les Jaunes ont remplacé les Noirs, la romance Cinderella a remplacé le roman de formation copié sur Le Roi lion, et l’argent a remplacé les effets spéciaux et le Vibranium.

Mais le principe demeure le même, y compris dans le caractère englobant du communautarisme – de même que le film de Ryan Coogler prenait soin d’associer des signes venus des différentes parties de l’Afrique, la famille du prince charmant a des membres en Chine continentale, à Taiwan et à Hong Kong (et le titre élargit à toute l’Asie, ce qui est aller un peu vite en besogne, mais enfin tous ces gens-là sont quand même un peu pareils). (…)

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«La Tendre indifférence du monde» et «Dakini», beautés lointaines

Jamyang Wangchuck et Sonam Tachi Choden dans Dakini

Ce mercredi 24 octobre sortent sur les écrans français, du moins quelques uns d’entre eux, deux films très beaux films. Découverts dans des grands festivals cette année, ils sont originaires de pays d’Asie qui n’occupent pas souvent l’affiche. L’occasion, aussi, d’observer à la fois comment ils fraient leur chemin jusqu’à nous, et comme il nous est possible de les regarder.

Révélé au Festival de Cannes, La Tendre indifférence du monde n’est pas spécialement tendre, et encore moins indifférent: dans des paysages citant avec humour les tableaux classiques de la peinture française du XIXe siècle, le cinéaste kazakh Adilkhan Yerzhanov met en mouvement une aventure amoureuse, burlesque et brutale.

Les tribulations de la belle et forte Saltanat et du vaillant et généreux Kuandyk tiennent de la chronique de la corruption générale qui affecte la région, autant que du conte des Mille et Une Nuits. Mais c’est surtout un sens du plan et du cadre, une élégance joueuse et ferme à la fois, qui fait de ce film un grand moment de joie pour ses spectateurs.

Révélé au Festival de Berlin, Dakini tisse élégamment enquête policière et magie. Par les forêts, les montagnes, les villages mais aussi les villes modernes du Bhoutan, Dechen Roder compose une quête sensuelle qui met en jeu les contradictions d’une société où tradition mystique et téléphones portables, attachement à la terre, archaïsme et spéculation se combinent –là comme ailleurs, mais là comme ailleurs selon des modalités particulières.

Dakini conte les tribulation de la belle et forte Choden, accusée d’être une sorcière par les villageois parce qu’elle vient d’ailleurs, et de l’opiniâtre et taiseux Kinley, le policier chargé de l’enquête sur la mort d’un abbesse dans laquelle la jeune femme est la suspecte numéro 1.

Le titre du film, qui est aussi le titre que revendique l’héroïne, désigne des femmes ayant atteint un niveau supérieur de spiritualité –qualité qui, au Bhouthan comme ailleurs, n’est plus forcément très bien cotée.

Le film accompagne ainsi du même mouvement quête spirituelle et enquête policière, avec la force d’une évidence, même quand le surnaturel s’en mêle.

Lointains

Scénarios, mises en scène, interprètes, ce sont deux films aussi réussis que singuliers. Si l’un était américain et l’autre espagnol, il ne viendrait pas à l’idée de les rapprocher. Leur provenance, et certains aspects de la séduction qu’ils peuvent susciter ici, appellent pourtant encore quelques mots, qui les concernent tous deux.

Ces films viennent de loin. «Loin» est évidemment une notion éminemment relative, où la distance n’est qu’un paramètre parmi d’autres –nous avons cessé peu à peu de trouver lointains au moins une partie des cinémas japonais, chinois, sud-coréen, les samouraïs, Bruce Lee, les fantômes et succubes locaux y ont contribué.

Encore faudrait-il questionner ce «nous», désignant non seulement nos concitoyens et nos voisins géographiques, mais aussi les «Occidentaux», et leur fâcheuse tendance à se considérer comme le centre du monde et la mesure de toute chose, au cinéma aussi. Dans l’affaire, le «nous» est aussi problématique que le «eux». (…)

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« La Quatrième Voie », un beau chemin de traverse

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La Quatrième Voie de Gurvinder Singh, avec Suvinder Vikky, Rajbir Kaur, Gurpreet Bhangu, Taranjeet Singh. Durée: 1h55. Sortie le 8 juin 2016

Nous voyons ces deux hommes. Nous ne savons rien d’eux. Ils ne parlent pas. Ils traversent en bus une ville inconnue, puis continuent à pied. Ils sont pressés. Rien de ce que nous percevons, image et sons, n’apporte d’information, sinon qu’on est « en Inde ». En prélude, un carton a mentionné l’Etat du Pendjab en 1984, moment de graves troubles où les Sikhs, majoritaires dans la région, affrontent la police et l’armée, qui détruit le lieu saint, le Temple d’or d’Amritsar, ce qui entrainera quelques mois plus tard l’assassinat d’Indira Gandhi par ses gardes sikhs. Ce sont des informations générales, impossibles à utiliser en relation avec ce qu’on voit à l’écran, en tout cas par qui ne connaît pas bien le pays et son histoire.

Les deux hommes arrivent dans une gare. Ils veulent aller à Amritsar, attendent longuement un train, sont rejoints pas trois autres que leur turban et leur barbe aident à identifier comme Sikhs. Ils ont la même destination. Lorsqu’un train arrive enfin, il leur est interdit à tous d’y monter, mais ils s’y installent en forçant le passage. Dans le fourgon se trouvent d’autres hommes, sikhs également.

L’histoire contée par le film n’est pas commencée. Elle ne se passe pas à ce moment-là ni à cet endroit-là (durant le voyage en train) mais « quelques mois plus tôt » (nouveau carton), dans une ferme et ses environs, campagne et village. Ce qui est bel et bien commencé, et de très appétissante façon, c’est la manière de filmer de Gurvinder Singh, et ce qu’elle engendre.

Les plans séquences, l’attention aux visages et aux gestes, la capacité à accueillir des atmosphères sans les assigner à une signification ou à une symbolique établissent une écriture ouverte, à la fois suggestive et intrigante. D’autant plus intrigante pour un spectateur occidental – et c’est en l’occurrence un véritable bienfait, dès lors qu’on accepte d’accompagner ce qui ne sera jamais ni expliqué par un commentaire (verbal ou visuel), ni assigné à un enchainement narratif.

La Quatrième Voie, dont le titre est lui aussi énigmatique, mobilise le vocabulaire du cinéma fantastique, parfois du film d’horreur, parfois du pamphlet politique, du film d’action, de la comédie, de la chronique sociale, du poème visuel. Il faut un certain temps pour se faire à l’idée que jamais une de ces modalités ne prendra le pas sur les autres. L’interminable débat sur l’exotisme, sur le fait de faire là-bas des films vus ici, trouve ici une réponse singulièrement heureuse, par la manière dont le cinéaste – qui connait fort bien le vocabulaire et l’histoire de l’art du cinéma – choisit de ne pas se soucier d’autres critères que ceux qui régissent le monde où se passe son film.

La famille sikhe au centre du récit, ses démêlés avec les militants en armes, avec les soldats, avec les leaders du village, le sort devenu central du chien de la maison, la beauté fascinante des plans de nature, les dilemmes du père de famille, la peinture des mœurs rurales… ce sont autant de composants, qui s’assemblent selon des logiques inédites, des compositions singulières où le suspens, jusqu’à l’extrême bord d’un gouffre de terreur, la violence, le quotidien débonnaire, affectueux, le souffle lointain, puis soudain proche, de l’actualité politique de la région, fabriquent un monde aux règles inusitées.

Gurvinder Singh a le grand mérite de ne pas filmer pour des spectateurs occidentaux, il travaille de l’intérieur un monde qu’il connaît bien. Et ce double mouvement – proximité entre le film, le sujet, les protagonistes et l’auteur/éloignement pour un public européen – augmente la puissance de suggestion des plans, les ressources poétiques de leur assemblage.

C’est peu de dire que cela ne va pas de soi, la même configuration pourrait produire un résultat incompréhensible, ou de piètre intérêt. Assurément le sens du cadre et de l’image est ici d’un grand recours, et la manière d’utiliser notamment l’obscurité, les basses lumières, la brume, paradoxalement augmente un autre accès au film, aux émotions et aux idées qui l’animent.

Mais il y a davantage, même si cela est difficile à formuler. Disons : un sentiment du monde. Car il s’agit à la fois d’événements politiques très précisément situés, de grandes questions (les minorités, les inégalités, la situation agraire, la lutte armée, le comportement des autorités et des forces de l’ordre) toujours actives dans la société indienne, et d’une parabole universelle. L’élégance attentive de la mise en scène en même temps que sa volonté de ne pas se soumettre à un récit, encore moins à une démonstration, délient les puissances qui habitent ce film, film qui se révèle extrêmement ambitieux malgré son apparente modestie.

On remarquera aussi que c’est le deuxième film indien en quelques semaines, après le déjà remarquable mais tout à fait différent Court de Chaitanya Tamhane, qui témoigne de l’apparition d’une nouvelle génération de réalisateurs dans ce pays, riche des plus hautes promesses.

«Les Délices de Tokyo» ou le miracle des haricots rouges

delices3Les Délices de Tokyo de Naomi Kawase, avec Masatoshi Nagase, Kirin Kiki, Kyara Uchida. Durée : 1h53. Sortie le 27 janvier

À propos du Japon, déjà, il y avait cet exemple fameux où un critique (1) s’émerveillait de se découvrir sensible, et même profondément concerné par le sort de gens aussi éloignés de sa vie réelle que des aristocrates nippons à l’époque médiévale. Du moins les personnages de L’Intendant Sansho de Kenji Mizoguchi affrontaient des épreuves et des tourments qu’il était possible de transposer imaginairement dans des contextes plus familiers. Mais le sort réservé à de la pâte de haricot rouge!

C’est le miracle du film de Naomi Kawase, qui vient prouver de façon apparemment modeste et donc d’autant plus éclatante cette vérité du cinéma: il n’y a pas de petit sujet, il n’y a pas de récit infilmable, et il n’y a pas non plus, malgré tous les fossés historiques, géographiques et culturels, d’étrangeté rédhibitoire, de fossé infranchissable –à condition d’accepter qu’on perd, ou rate toujours quelque chose au franchissement dudit fossé.

Des tribulations microscopiques entre un marchand de pâtisseries traditionnelles installé dans une échoppe elle-même minuscule et une vieille dame un peu fofolle qui tient mordicus à y préparer ces friandises appelées dorayaki, la réalisatrice de Still the Water fait une fresque. Une épopée de l’écumoire, une légende de la gamelle, une métaphysique de la cuisson lente.

Les Délices de Tokyo est un film dont les héros sont des haricots. C’est cela, un(e) grand(e) cinéaste: quelqu’un de capable de filmer des fèves comme des êtres vivants et émouvants. Et ce quand bien même vous n’avez jamais de votre vie mangé d’an, la pâte de haricots rouges sucrés prisée en dessert au Japon, ou si, en ayant goûté, vous n’aimez pas du tout ça (comme moi).

Cinéaste radicale et singulière vivant et travaillant d’ordinaire loin des grands centres urbains et de l’industrie du cinéma (dans la campagne de Nara), saluée dans le monde entier mais peu appréciée par les médias et le grand public de son pays, Kawase réalise cette fois un film clairement destiné d’abord à ses compatriotes. (…)

1 — Jean Douchet, dans un texte pour les Cahiers du cinéma, repris dans le livre L’Art d’aimer.

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« Ixcanul », « Une histoire birmane »: éloge de l’exotisme

vida23ab_322Ixcanul de Jayro Bustamante, avec Maria Mercedes Croy, Maria Telon, Manuel Antun, Justo Lorenzo. Durée: 1h30. Sortie le 25 novembre.

Une histoire birmane d’Alain Mazars, avec Soe Myat-thu, Thila Min, U Win-tin. Durée: 1h27. Sortie le 25 novembre.

L’exotisme a mauvaise presse, le mot est presque toujours employé de manière péjorative. Le sens qu’il a pris de folklore superficiel dissimulant les réalités d’un pays ou d’une culture éloignée de «la nôtre» (c’est quoi, la nôtre?) est négatif. Mais, dans son principe, le fait d’être confronté aux mœurs et usages fort différents de ceux auxquels on est accoutumés n’a rien de répréhensible, bien au contraire.

En ce qui concerne les films, le reproche d’exotisme s’accompagne souvent d’un deuxième grief, supposé encore plus infâmant: l’idée que les films ainsi qualifiés seraient faits pour les étrangers, les Occidentaux, et pas pour les spectateurs de leur pays d’origine.

Étrange reproche en vérité: il faudrait donc impérativement que les Chinois fassent des films «pour les Chinois» (c’est quoi, «les Chinois»?), les Bulgares pour les Bulgares, les Guatémaltèques pour les Guatémaltèques. La France aux Français, quoi. Et qui a décidé que ce qui intéresse les uns n’intéresse pas les autres?

Fort heureusement, le cinéma, quasiment depuis sa naissance grâce aux opérateurs Lumière envoyés dès la fin du XIXe siècle dans le monde entier, comme leurs collègues de chez Gaumont, Pathé ou Albert Kahn, ont fait exactement le contraire. Exotiques, ils le furent, ah ça oui. Et pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, ils ont montré le monde au monde –et, partout, tout le monde a été passionné, émerveillé, amusé par ça. Même si au passage ont été mis en circulation d’innombrables clichés, simplismes et visions condescendantes qu’il convient de repérer et de combattre, voilà tout de même une idée plus généreuse et plus dynamique que l’injonction du repli sur soi sous-jacente à la haine par principe de l’exotisme.

Les festivals de cinéma sont, et c’est heureux, des machines à produire de l’exotisme. Ils sont par excellence des carrefours où se croisent, se confrontent, consonnent ou dissonent des réalisations venues des innombrables coins du monde. Et ils sont aussi, parfois, les pistes d’envol vers une distribution en salles et/ou une diffusion télé. C’est exemplairement le cas d’Ixcanul du jeune réalisateur guatémaltèque Jayro Bustamante. Depuis son Ours d’argent au Festival de Berlin en février, il a raflé pas moins de quinze récompenses dans autant de manifestations un peu partout sur la planète. Ce qui veut dire d’abord qu’il a été vu pas des milliers et des milliers de gens du monde entier. Mais surtout sa réalisation en offre quasiment un cas d’école en matière d’exotisme bien compris, pour «nous», spectateurs français, européens, Nord-Occidentaux.

Très vite, alors que l’intrigue du film n’est pas encore lancée, les plans sont tournés de telle sorte qu’on s’étonne et se rend attentif à tout ce qu’on perçoit –des visages et des corps «différents», une langue aux sonorités particulières et dont on ne saura pas le nom même si on se doute que c’est celle d’Indiens de cette partie de l’Amérique centrale. Mais aussi des fruits, des tissus, des manières de manger et de s’habiller, une forme particulière de syncrétisme religieux…

Ixcanul n’est pas un traité d’ethnologie chez les Mayas, c’est une histoire pleine de rebondissements et d’émotions. Et assurément si le film en restait à la description simplificatrice (forcément simplificatrice) d’un mode de vie, il tomberait sous le sens négatif du mot «exotisme».

Au lieu de quoi, il met en place autour de la famille dont il conte l’histoire tout un jeu articulant le proche et le lointain, la relation aux populations urbaines hispanophones, le mirage du voyage vers les États-Unis, le rapport complexe, et le cas échéant dangereux, à des croyances qui sont d’abord des moyens de faire avec l’état de la nature et les contraintes du travail, et de la collectivité.

D’autant plus émouvant qu’il est d’une grande sécheresse, sans un gramme de sentimentalisme, Ixcanul donne bien, en effet, le sentiment de découvrir des humains, des paysages, des pratiques auxquelles on n’a pas l’habitude d’avoir affaire –et dès lors qu’on croit pouvoir affirmer que ni les personnages ni les spectateurs ne sont traités de manière infantilisante ou manipulatrice, c’est un réel bonheur que de faire cette rencontre-là.

birmaneLa situation est entièrement différente avec Une histoire birmane. Ici, l’exotisme, au sens de rencontre de deux lointains, ne concerne pas seulement la vision «ici» d’un film de «là-bas». Elle est au principe même du scénario et de la réalisation. Triple exotisme même.

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