À voir au cinéma: «Résurrection», «Lady Nazca», «Cabo Negro»

La «Grande Autre» (Shu Qi), témoin des cauchemars de celui qu’elle accompagne, pour le sauver ou le soumettre.

Une fresque hallucinée signée Bi Gan, la découverte obstinée d’un mystère immense dans le film de Damien Dorsaz, une cruelle histoire d’amours et de tendresse avec Abdellah Taïa: de Chine, du Pérou ou du Maroc, ces troisième, premier ou deuxième films font vivre bien des bonheurs de spectateurs.

«Résurrection», de Bi Gan

Ce fut, à la toute fin du dernier Festival de Cannes, une sorte d’hallucination. D’autant plus qu’après dix jours d’immersion dans les grands écrans, le film proposait une traversée de l’histoire du cinéma, sur un mode à la fois funèbre (dans l’univers de Résurrection, le septième art est supposé avoir non seulement disparu mais être oublié) et d’invocation, vers laquelle pointe son titre. Conte fantastique supposément situé dans un monde futur où l’immortalité serait acquise en échange de la perte de la possibilité de rêver, ce qui tient lieu de narration est énoncé sur des cartons rappelant le cinéma muet.

Ce récit s’attache à un dissident, surnommé «le Rêvoleur», et à une femme, dite «la Grande Autre», qui l’accompagne fantômatiquement, pour le faire sortir de son état soumis à des songes multiples et presque tous douloureux et violents. Rien, dans le film du cinéaste chinois Bi Gan, ne permettra de décider si, ce faisant, elle tend à le sauver ou à le faire rentrer dans le rang –ou si c’est la même chose.

Traversée de l’histoire chinoise et de celle du cinéma

Changeant d’apparence dans des environnements eux aussi très différents, le Rêvoleur traverse le XXe siècle, scandé par les traces d’événements historiques ayant marqué la Chine et par différents styles et genres renvoyant à l’histoire du cinéma: burlesque, expressionnisme, film noir, films d’horreur…

À grandes embardées dans des univers visuels spectaculaires et tourmentés, usant et parfois abusant du très long plan-séquence en mouvement qui est devenu un effet de signature repéré dès le premier long-métrage de son auteur, l’excellent Kaili Blues (2015), Résurrection est à la fois extrêmement touffu et solidement organisé en cinq chapitres, suivis d’un épilogue.

Le grand décor factice d’une Chine orientalisante au début du XXe siècle, une fumerie d’opium d’où surgira la figure du Rêvoleur errant. | Capture d’écran Les Films du Losange

Chaque chapitre renvoie à la primauté d’un des cinq sens. La manière dont celui-ci devient le ressort de la fiction, ou du rêve du personnage, est souvent alambiquée, pour ne devenir plus apparente que peu à peu. L’important est dans l’affirmation d’ensemble de ce qui est assurément le projet du jeune cinéaste: la quête d’une mise en scène plus sensorielle que narrative ou esthétisante, malgré la débauche de péripéties et d’inventions formelles.

Cette accumulation n’échappe pas toujours au risque d’une scénographie rococo, mais sait aussi trouver des instants de pure grâce. L’écriture d’un idéogramme sur une mare couverte de lentilles d’eau est un moment inoubliable, la géométrie dangereuse des rails de chemin de fer dans la pénombre mobilise tout un imaginaire, le départ d’un jeune couple à bord d’une immense barge écarlate vers le soleil levant du XXIe siècle laisse une trace troublante, au sortir d’une cavalcade sanglante.

Dans la nuit rouge de la fin du siècle, une des apparences de Jackson Yee, face à une jeune fille de l’obscurité (Li Gengxi). | Capture d’écran Les Films du Losange

Le réalisateur Bi Gan, dont les films bénéficient en Chine d’un succès qui lui permet la présence de deux stars de première grandeur dans les principaux rôles, Jackson Yee et Shu Qi, a désormais les moyens de ses expérimentations avec le langage cinématographique, avec toute la mémoire du cinéma, avec des influences venues de multiples origines. C’est une chance qui peut aussi devenir un piège, auquel Résurrection n’échappe pas toujours.

D’une ampleur et d’une ambition qui lui ont valu, sur la Croisette, le Prix spécial, le film impressionne par sa virtuosité et intrigue par sa tentative paradoxale d’être à la fois immersif, sinon hypnotique, et saturé de clins d’œil, de pas de côté. Ces jeux avec le second degré, a priori antinomiques de la possibilité de s’abandonner à la grande symphonie en cinq mouvements composée par l’auteur d’Un grand voyage vers la nuit (2018), sont le pari singulier, fragile, de cet encore bien plus grand voyage à travers le siècle, sa mémoire, ses délires et ses angoisses.

Résurrection
De Bi Gan
Avec Jackson Yee, Shu Qi, Mark Chao, Li Gengxi, Huang Jue, Chen Yongzhong, Guo Mucheng, Zhang Zhijian, Chloe Maayan, Yan Nan
Durée: 2h40
Sortie le 10 décembre 2025

«Lady Nazca», de Damien Dorsaz

Très vite, une heureuse similitude se dessine entre le film et son héroïne, cette jeune Allemande installée à Lima dans les années 1930, et qui se prend de passion pour les étranges «lignes de Nazca» (ou géoglyphes de Nazca), créées par une ancienne civilisation du plateau andin et qui dessinent d’immenses figures animales dans le désert péruvien.

Pour son premier film, le cinéaste suisse Damien Dorsaz reconstitue pas à pas un parcours initiatique audacieux, d’une marginalité assumée et méthodique, en filmant comme sa Maria explore.

D’abord accompagnée d’un archéologue français (Guillaume Galienne) qui bientôt renoncera, Maria Reiche (Devrim Lingnau) découvre les signes qui décideront de son destin. | Capture d’écran Memento

Interprétée avec beaucoup de présence mais sans effets superflus par l’actrice allemande Devrim Lingnau, l’apprentie archéologue du film est directement inspirée de Maria Reiche, qui joua effectivement un rôle décisif dans la mise à jour de cet impressionnant ensemble vieux de près de 2.000 ans, dans sa préservation et dans l’élaboration d’explications sur leur signification.

Trouvant un juste équilibre entre la singularité de cette figure féminine, la spectaculaire beauté des paysages, le mystère millénaire des longues marques tracées sur le sol et le mystère, peut-être aussi ancien, qui pousse une personne à se passionner, sa vie durant, pour un phénomène qui a priori ne la concerne en rien, Lady Nazca fraie son chemin entre les écueils de la reconstitution historique et de la fable à thèse. (…)

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«Harvest», somptueux et troublant séisme

Ce n’est pas un pigeonnier qui brûle, c’est l’état du monde qui s’effondre.

Fresque historique déjouant tous les poncifs du genre, le film d’Athiná-Rachél Tsangári s’immerge dans une communauté villageoise pour conter le grand basculement vers la violence moderne.

Au plus près du corps vigoureux et pourtant fragile dans sa nudité, il est là d’emblée, élément de ce que nous appelons la nature. Il est là, avec autant de présence et d’intensité que ce lac miroitant et que cette écorce d’arbre, que le vent sur les céréales dorées et que l’insecte sur sa peau.

Harvest affirme immédiatement son inscription sensorielle dans cette campagne vibrante de mille formes de vie, humaines, animales et végétales, domestiquées et sauvages. Quelle époque? D’abord, cela pourrait aussi bien être l’Antiquité; finalement, ce sera plutôt entre la fin du Moyen Âge et le début de la révolution industrielle.

Walter, cet homme blond au physique de lutteur, est un faible. Et cet être si intimement lié à la nature environnante n’y est pas né. Il a été adopté par le village d’agriculteurs sur lequel on voit de loin que s’élève une colonne de fumée.

Lorsqu’il accourt prêter main forte pour éteindre l’incendie, bientôt il se brûle maladroitement et ne pourra plus agir. Il sait qui sont les incendiaires, mais ne les dénoncera pas. Quand des étrangers, dont une très belle femme noire qui suscite aussitôt la concupiscence de tous les hommes et l’hostilité jalouse des femmes, sont découverts et accusés du forfait, il ne bougera pas.

Walter est au centre du film. Il n’y est certes pas un héros. Il est un témoin, à mi-chemin de l’appartenance et de l’exclusion, tiraillé entre des attachements divers, à commencer par ce qui le lie au seigneur du lieu. Celui-ci, Maître Kent, n’en est lui-même propriétaire que pour avoir épousé celle qui en était l’héritière, aujourd’hui décédée, comme est morte l’épouse paysanne de Walter, qui avait, comme domestique, accompagné Kent venu de la ville.

Drôle de seigneur que ce Kent, à la fois arrogant lorsqu’il est juché sur sa jument magnifique et bienveillant avec les villageois, timide et brusque, enfantin et dominateur. Ainsi va le début de ce film qui ne cesse de dérouter par les puissances des sensations qu’il suscite tout en se décalant de tout repère connu ou prévisible. Ni paradis perdu ni enfer sinistre, le monde agraire où commence Harvest est peuplé d’êtres, humains ou pas, qu’aucun simplisme ne fige.

Un film exceptionnel

C’est une formidable opération de mise en scène, autant que de scénario, qu’accomplit la cinéaste grecque Athiná-Rachél Tsangári, avec une œuvre majeure qui fait écho, de manière très différente, à son très beau premier long-métrage, qui l’avait rendue visible dans le monde du cinéma, Attenberg (2010).

C’était il y a quinze ans, elle était la personnalité majeure d’une éphémère «nouvelle vague» grecque, au sein de laquelle ne s’imposa que la figure tapageuse et rusée du seul Yórgos Lánthimos. Depuis, malgré un autre long-métrage, Chevalier (2015), elle avait plus ou moins disparu des radars du cinéma international.

Athiná-Rachél Tsangári réapparaît en Écosse, avec un film exceptionnel. Exceptionnel par sa construction, sa manière de raconter, la façon dont il va donner vie dans de multiples registres à des individus, à une collectivité, à des pratiques –agraires, rituelles, politiques. Et exceptionnel par la cohérence à vif entre cette proposition de cinéma et les événements historiques décisifs auxquels elle se réfère.

Comme le roman éponyme de Jim Crace, paru en 2014 sous le titre français Moisson, dont il s’inspire mais qu’il transforme significativement, Harvest est traversé par un des phénomènes les plus importants de l’histoire humaine, celui que l’on résume sous le terme de mouvement des enclosures.

Aux sources du capitalisme

Identifié à des décisions juridiques prises en Grande-Bretagne à partir de 1600, ce mouvement désigne l’appropriation privée de l’ensemble de terres jusque-là en partie partagées communautairement et de pratiques de cultures, d’élevage et de glanage, qui permettaient à la fois la subsistance et structurait l’organisation collective de groupes humains, partout en Europe. (…)

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Athina Rachel Tsangari : « Je voulais démolir l’idée même d’intrigue »

En rupture avec les schémas du film historique comme de la fable morale, Harvest, en salles le 16 avril, est une proposition cinématographique inédite. Au principe du film, la question des enclosures et celle, centrale, des communs qu’elles ont détruits ; une question contée par la mise en scène d’Athina Rachel Tsangari, dont les inventives stratégies de tournage composent une aventure extraordinaire.

Il est absurdement passé inaperçu lors de sa première mondiale au Festival de Venise, en septembre dernier. Le troisième long métrage de la cinéaste grecque révélée en 2010 par Attenberg, film qui était sans conteste le titre le plus important du jeune cinéma grec qui s’est alors surtout fait remarquer avec les réalisations tape-à-l’œil de Yorgos Lanthimos, Harvest, est une œuvre exceptionnelle à plus d’un titre. Il l’est par l’événement historique qui l’inspire, comme par la mise en scène sensuelle et troublante qui le porte.

Au cœur du récit se trouve ce qui est considéré comme l’acte fondateur, ou du moins un des actes fondateurs du capitalisme, le mouvement des enclosures, ce processus qui a vu, en Angleterre de manière exemplaire et coordonnée avec les Inclosure Acts à partir du début du XVIIe siècle, mais en fait de façon très répandue en Europe, les seigneurs progressivement privatiser les terres communales et interdire les pratiques collectives de culture, de pâturage et de glanage. Ce processus s’est accéléré avec le développement de l’élevage industriel en lieu et place de culture vivrières, déclenchant destructions des communautés, exodes ruraux, grandes migrations et création d’une classe ouvrière surexploitée.

La mise en œuvre des enclosures dans un petit village d’Écosse est le principal ressort dramatique du film, film dont la beauté et la richesse consistent précisément à ne pas se laisser modeler par ce seul mécanisme, fut-ce sur le mode de la dénonciation. Aux côtés d’un personnage central, le paysan Walter interprété par Caleb Landry Jones, qui n’a assurément rien d’un héros, la complexité des situations portées par de multiples protagonistes déploie un rapport à la nature, au désir, à la violence et au pouvoir d’une richesse sidérante.

En rupture avec les schémas du film historique comme de la fable morale, Harvest invente un ensemble de propositions cinématographiques directement liées aux conditions de tournage et aux stratégies mises en œuvre par son autrice. Si la question des enclosures, et désormais celle, redevenue centrale dans les combats politiques, des communs qu’elles ont détruits, est bien au principe du film, c’est la grande aventure de sa réalisation, que conte ici Athina Rachel Tsangari, qui fait à son tour de la vision du film qui sort en salles le 16 avril une aventure extraordinaire.  J.-M.F.

Neuf ans se sont écoulés depuis votre précédent film, Chevalier. Qu’avez-vous fait depuis tout ce temps ? 
Oh… j’ai vécu (Rires). Je ne suis pas une rapide, il me faut du temps avant de mettre en œuvre un nouveau film. J’ai enseigné, j’enseigne toujours, à CalArts. J’ai aussi participé à la conception et à la réalisation d’une série, Trigonometry, pour gagner ma vie. Mais j’ai aimé ça, j’aime tout ce qui me donne l’occasion de mettre mon œil dans le viseur d’une caméra. Et sans cette expérience, je n’aurais jamais pu faire Harvest : en travaillant pour la télévision, je me suis habituée à tourner vite, ce qui a été indispensable pour le film. De plus, dans la série, j’ai travaillé avec le chef opérateur Sean Price Williams, on a appris à se connaître et cela a été très important pour le long métrage. Nous avons systématisé ensemble une manière de procéder, en filmant chaque scène en entier, sans arrêter la caméra, ce qui a été une des conditions décisives pour la réalisation de Harvest.

Avant de faire tourner ainsi en plan séquence, vous répétez avec les acteurs ?
Oui, beaucoup. Pour le film, nous avons établi une règle commune à tous les interprètes : qu’ils seraient tous présents en permanence durant quatre semaines de répétitions, et ensuite pendant toute la durée du tournage. C’est très rare, d’ordinaire les acteurs viennent quelques jours, quand ils ont une scène à jouer, ils repartent, ils reviennent… Mais pour Harvest, tout le monde est resté ensemble, comme une troupe de théâtre. Et au cours des répétitions, le scénario évoluait, je le transformais à partir de ce qui se passait au cours de ces séances et ensuite nous répétions la nouvelle version…

Avez-vous une méthode particulière pour organiser ce travail en amont ?
On a commencé les répétitions avec une danse collective – qui est une des scènes du film. Et d’une certaine manière, je dirais que cette danse ne s’est jamais arrêtée. Nous avons littéralement dansé le scénario, sans prononcer un mot. Les dialogues ne sont intervenus qu’au cours de la troisième semaine. Les deux premières semaines, le travail est uniquement corporel. C’est assez proche de la transe. Harvest aurait été infaisable si, tous ensemble, interprètes et équipe technique, nous n’étions pas entré dans cette sorte de transe collective.

Ce qui modifie aussi la nature du récit.
Exactement. Je voulais démolir l’idée même d’intrigue, de ressort dramatique (plot). Ce travail collectif est possible parce qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les premiers rôles et les autres acteurs et actrices, ni entre les différents postes techniques. Nous avons tous dansé ensemble, on parle de soixante-deux personnes, lorsque l’équipe technique nous a rejoints sur le décor. À ce moment, nous avons organisé une sorte de rite de passage pour les intégrer, nous avons toutes et tous marché à travers la campagne et le long du lac, on s’est promenés, on a mangé, on a dormi sur place, on a reçu la pluie et le soleil. Et on était prêts. Nous avons constitué une communauté, dans un rapport très intense avec la nature environnante, qui est à bien des égards le personnage principal du film. Ce processus a créé les conditions nécessaires pour ce projet. Cela a permis de tourner ensuite très vite, en cinq semaines : c’est très peu pour un film en costumes avec beaucoup de personnages. Mais on n’avait pas le choix.

Vous aviez peu de temps de tournage pour des raisons financières, ou à cause de la saison, de la météo ?
Les deux. Il y avait la contrainte de la saison, on était obligé de tourner à la fin de l’été, c’est la date des moissons, on n‘y peut rien. Toute l’histoire se déroule à ce moment, en quelques jours. De plus, il n’y a jamais eu beaucoup d’argent pour la production, mais pour ne rien arranger nous avons perdu une partie du budget à cause des grèves à Hollywood, qui ont bloqué des mécanismes de financement, mis des partenaires en difficulté. À ce moment, il était impossible de retarder le tournage, il aurait fallu attendre un an de plus alors qu’on travaillait depuis des mois avec les acteurs et les techniciens.

A l’origine, le projet de Harvest ne vient pas de vous, il vous a été apporté.
Oui, il m’a été envoyé par Joslyn Barnes, qui est à la fois productrice avec la société Louverture Films, et scénariste. Elle avait acquis les droits de Moisson, le roman de Jim Crace et en avait écrit une adaptation. Elle me l’a envoyée en me proposant de le réaliser, sachant dès le début que je réécrirais en grande partie le scénario, ce qui lui convenait très bien. C’était juste avant le début de la pandémie, donc j’ai eu du temps pour retravailler. Je me suis tout de suite sentie en affinité avec le monde agraire et isolé que décrit le livre, moi qui suis fille de paysans, et qui vis dans une petite île grecque, Syros dans les Cyclades. Lorsque j’y suis, je cultive aussi la terre.

Connaissiez-vous le livre, et le contexte historique auquel il se réfère ?
Je ne connaissais pas le livre, j’avais lu un autre roman de Jim Crace, Quarantaine. J’aime sa manière de se démarquer d’un rapport littéral à l’époque historique, d’ajouter du fantastique, même des éléments de science-fiction dans des récits qui renvoient pourtant à des situations qui se sont produites. Et j’aimais, dans Moisson, le point de vue à certains égards primitifs du narrateur, et de devoir essayer de transcrire cela au cinéma. De privilégier une approche délibérément naïve.

Vous aviez connaissance du phénomène des enclosures, et de leur importance historique ?
J’en connaissais l’existence, mais c’est après avoir lu le livre que j’ai fait des recherches sur le sujet. Il s’agit d’un processus historiquement décisif, d’un tournant dans l’organisation économique, les injustices sociales, le déclenchement des phénomènes migratoires massifs, et ce processus n’a jamais été raconté comme tel, au cinéma en tout cas. Lorsque j’ai rencontré Jim Crace, je lui ai demandé à quelle période il situait l’histoire de Moisson, il a répondu qu’il avait pris grand soin de ne pas être explicite sur ce point. Le processus des enclosures, de l’appropriation des communs agricoles par les propriétaires fonciers s’est déroulé sur plusieurs siècles, de la fin du Moyen Âge au XVIIIe siècle. En Écosse, ça a été plus tardif qu’en Angleterre. À certains égards, le processus d’enclosure est toujours en cours, au sens d’appropriation privée de ce qui était jusqu’alors accessible à tous. Donc je voulais bien comprendre le processus, mais je ne voulais pas l’inscrire dans une datation précise. J’avais besoin de connaître les faits historiques, mais pour pouvoir les évoquer de manière plus générale, plus abstraite, pas en prétendant reconstituer un moment spécifique de l’histoire.  De manière délibérée, il y a dans le film des petits anachronismes dans la description de la vie des personnages, et, plus encore, dans les dialogues. Je ne cherche pas une reconstitution scrupuleuse, l’authenticité se joue ailleurs. Ce rapport indirect aux faits se traduit aussi par la position de Walter, le personnage principal, qui est le narrateur unique dans le roman et le personnage central du film. La plupart du temps, Walter ne se trouve pas sur place quand ont lieu les événements, il les décrit de seconde main, on lui a raconté, ou il devine ou croit deviner. Et moi, je raconte cette histoire d’une manière comparable, je suis comme une glaneuse qui ramasse les traces de ce qui s’est produit. Ou ce qui a été imaginé, rêvé, cauchemardé.

Le mouvement des enclosures est associé à l’Angleterre, même s’il ne s’y est pas limité, et le roman ne donne aucune indication précise de lieu. Pourquoi avoir choisi de tourner en Écosse ?
Je voulais échapper aux codes des reconstitutions filmées si courantes dans le cinéma anglais, tout le côté antiquaire et touristique. L’Écosse est bien moins domestiquée, à tous égards, c’est vrai des paysages comme des gens, et plus encore dans la partie occidentale. En outre, j’ai su très vite qu’une de mes références principales serait le western, en particulier ce qu’on appelle les westerns crépusculaires, exemplairement le John McCabe de Robert Altman. Les westerns anti-héroïques. Il y a de fait une continuité entre l’histoire que je raconte et l’univers du western, puisqu’à la suite du mouvement des enclosures en Écosse, beaucoup de paysans sont partis, ils ont formé, avec les Irlandais, le gros des troupes de la conquête de l’Ouest américain. Ceux qui ont donné naissance à la mythologie de la frontière américaine étaient pour la plupart écossais ou irlandais, venus de villages comme celui du film.

Vous ne cherchez pas une reconstitution historique impeccable, mais il émane du film une impression d’authenticité rare.
Cela tient à la fois au lieu et à la manière dont nous avons travaillé. Dans la région où j’ai tourné, près du Loch Nell, les paysages ont un aspect idyllique, quasi-paradisiaque, mais peuvent devenir très âpres et sauvages. De même pour la météo. Dans cette région, nous avons trouvé ce lieu qui a été une propriété agricole comparable à celle du seigneur dans Harvest, mais qui n’avait plus été cultivé depuis deux siècles. Nous avons recréé les champs, nous avons travaillé avec des archéologues spécialistes des anciennes semences, nous avons planté des grains similaires à ce qui poussait autrefois à cet endroit, du seigle et du lin. J’ai vécu deux ans dans la région, je faisais le casting sur place en même temps, la grande majorité des gens qu’on voit dans le film sont des habitants des environs. Je ne voulais pas de figurants venus d’ailleurs, je voulais des acteurs impliqués, même pour les petits rôles. Chaque membre de la communauté villageoise de Harvest a un nom et une histoire, même si ce n’est pas énoncé. Nous avons construit le village ensemble, nous nous sommes occupés des bêtes et des champs. Beaucoup de celles et ceux qui jouent ont dans la vie les mêmes relations familiales qu’ils et elles ont à l’écran. Certains savaient déjà s’occuper des chèvres ou des cochons. Ils ont aussi apporté beaucoup d’objets du quotidien qui étaient utiles pour le tournage, des paniers, des ustensiles de cuisine, des vêtements… Ce film aurait été impossible à réaliser si je n’y avais pas passé tout ce temps et développé ces relations avec toutes ces personnes. C’est un processus continu, qui va de la réinvention in situ de cette vie de village à ce qu’on voit sur l’écran. S’il y a un exemple dans le cinéma qui m’a servi de référence de ce point de vue, c’est tout ce qu’avait expérimenté pour ses films Peter Watkins, de Culloden à La Commune.

Cela implique donc une manière particulière de travailler avec les acteurs.
Durant les auditions pour les rôles, je n’explique rien du rôle ou des détails de l’histoire, même si on se parle pendant des heures. Je suis attentive à leur sensibilité, à ce qui les touche, à comment il ou elle le manifeste. C’est comme ça que je les choisis. Ensuite, je ne parle jamais de la psychologie des personnages avec les acteurs, je discute beaucoup avec eux mais de tout autre chose, de l’actualité, de leurs goûts musicaux, de plats qu’on aime manger, etc. Et le scénario ne donne pas beaucoup d’indications non plus à cet égard, c’est véritablement un squelette narratif. (…)

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«“Les Feux sauvages”, un film comme un arbre»: entretien avec Jia Zhang-ke

Qiaoqiao (Zhao Tao) en 2006, au moment de sa rupture avec Bin.

À l’occasion de la sortie de son nouveau film, fresque amoureuse et politique, le cinéaste chinois explicite ses méthodes singulières et les enjeux de son œuvre.

Le quatorzième long-métrage de Jia Zhang-ke est, d’abord, un film d’amour. Amour d’une femme et amour du cinéma. La femme aimée est à la fois une personne «dans la vie», Zhao Tao, qui est aussi l’épouse du réalisateur, la grande actrice Zhao Tao, et tous les personnages féminins qu’elle a incarnés dans les films de Jia depuis Platform en 2000.

Le geste très émouvant que représente Les Feux sauvages à son égard consiste à rendre sensible la richesse des continuités entre ces modes d’existence comme de ce qui les distingue, au cours d’un quart de siècle, et les évolutions, pas uniquement physiques, qui inévitablement se sont produites.

Et c’est ainsi que le film est, du même mouvement, déclaration d’amour au cinéma, pour sa capacité non seulement à garder traces mais à mettre en relations dynamiques, sensorielles, riches de significations multiples, des «états des personnes» et des «états du monde» qui se sont trouvés enregistrés, pour partie de manière volontaire, mais aussi du fait même du procédé cinématographique et de tout ce qu’il archive, au-delà des histoires racontées et des thèmes traités.

Et c’est ainsi que Les Feux sauvages (Caught by the Tides en anglais), œuvre d’une importance exceptionnelle qui fut un des événements du dernier Festival de Cannes, s’avère être comme déclaration d’amour à une femme et au cinéma un formidable récit de ce qui s’est produit en Chine au court du premier quart du XXIe siècle, soit une mutation planétaire d’une ampleur sans équivalent, du moins à ce rythme et à cette échelle, dans l’histoire humaine.

Ce bouleversement concerne les paysages, les rapports humains, les technologies, les comportements individuels, les habitats, la communication, les loisirs… Autant de dimensions qui ne sont pas ici décrites de l’extérieur, mais qui affleurent au fil des situations romanesques, avec une présence et une finesse sensible qu’aucun constat ne saurait atteindre.

En composant à partir d’images filmées par lui au cours des années 2001-2020 un récit construit autour des personnages de fiction joués par Zhao Tao, qui croise à plusieurs reprises dans les films précédents des hommes joués par le même acteur, Li Zhubin, puis en prolongeant au présent ce récit, Jia Zhang-ke explore une manière inédite de mobiliser les puissances du cinéma pour comprendre le monde –la Chine, évidemment, mais pas uniquement.

Né de la pandémie

Comment est né le projet très particulier qu’est Les Feux sauvages?
L’origine du film remonte à 2001, au moment où le numérique a permis une légèreté de tournage inédite, la possibilité de filmer avec très peu de moyens. À cette époque, Zhao Tao, le chef opérateur Yu Lik-wai et moi avons pris l’habitude de partir en voyage, sans but précis. J’avais à l’esprit l’approche de Dziga Vertov, du «ciné-œil» comme manière de se confronter à la vie dans tous ses aspects avec les moyens du cinéma, et de chercher à documenter la réalité selon le plus possible d’angles de vision. Sans que cela n’ait jamais été un véritable projet, j’imaginais un film qui se serait intitulé L’Homme à la caméra numérique.

Nous avons fait cela tous les trois pendant des années, entre nous on appelait cela «partir chasser» depuis que Yu Lik-wai nous avait dit qu’en anglais c’était le même mot, to shoot, pour tirer et pour filmer. Nous sommes donc allés «chasser» dans de très nombreux endroits en Chine au cours des vingt premières années du siècle, en laissant faire le hasard en ce qui concerne les rencontres, avec des personnes et avec des espaces. Il s’agissait évidemment pour l’essentiel de documentaire, mais parfois je proposais à Zhao Tao d’apparaître dans le champ, d’y circuler avec un petit élément de narration, l’esquisse d’un personnage de fiction, et nous filmions ce qu’elle en faisait, ce qu’elle inventait.

Jia Zhangke et Zhao Tao dans la vraie vie (ici en 2015). | Jean-Michel Frodon

Jia Zhang-ke et Zhao Tao dans la vraie vie (ici en 2015). | Jean-Michel Frodon

À l’époque, vous n’aviez pas de projet défini pour utiliser ces images?
Non, et d’ailleurs je n’ai rien fait de tout ce «butin de chasse» durant toutes ces années, pendant lesquelles ces expéditions étaient régulièrement interrompues pour travailler sur les films que j’ai réalisés ou produits. Mais avec Zhao Tao et Yu Lik-wai, nous reprenions nos départs à la chasse dès qu’on en avait le loisir.

Au fil du temps, j’ai changé d’outils, je suis parfois revenu au 16 ou au 35 millimètres sur pellicule, ou nous avons utilisé des caméras numériques plus sophistiquées, la RED, l’Alexa, etc. J’avais donc une énorme quantité d’images, sur des supports et dans des formats très variés. J’ai adoré l’expérience de ces tournages en tant que telle, je n’éprouvais pas le besoin de travailler à un montage de ce qui avait été enregistré. Jusqu’à ce que se produise début 2020 la mise à l’arrêt presque complète des possibilités de travailler du fait du Covid et du confinement.

Les Feux sauvages est donc d’une certaine manière né de la pandémie?
Oui, mais pas immédiatement. Les premiers mois, je me suis contenté de la seule activité professionnelle encore possible, l’enseignement dans le cadre de l’école de cinéma de la province du Shanxi, que j’ai créée. J’ai continué d’enseigner, désormais en ligne, et j’ai aussi travaillé à l’écriture de scénarios. Mais à un moment, j’ai repensé à tout ce qui avait été filmé au cours des «parties de chasse» et j’ai décidé de m’y replonger. À ce moment, je n’avais pas encore de projet précis, il ne s’agissait pas d’en faire un film. C’est vraiment en visionnant tout ce qu’on avait accumulé que je me suis dit qu’il y avait un film à inventer à partir de tout ce matériel, et que j’ai commencé à mettre en place un projet de production.

Jia Zhangke. | Ad Vitam

Jia Zhang-ke. | Ad Vitam

Comment avez-vous procédé?
Le premier travail a été de tout transférer sur un support unique à partir duquel il serait possible de travailler, et dans lequel je pourrais circuler facilement. À cause de la pandémie, nous étions enfermés à la maison, soumis à énormément d’interdits, le temps semblait s’être arrêté. Dans un tel contexte, cet ensemble d’images était une façon de retrouver le monde alors qu’on en était coupé.

J’ai perçu le film comme un arbre qui se mettait à pousser chez moi, un organisme vivant qui réussissait à se développer. Au total, cela a été un long processus, de deux ans et demi. Il y avait beaucoup de manières possibles d’agencer les rushes, par exemple en suivant le fil conducteur des lieux, ou en jouant avec des associations poétiques entre les situations. Je percevais l’ensemble comme composé de différents nuages en mouvement, qui nous emmenaient dans une direction ou une autre.

Mais vous avez fini par faire un choix.
Finalement, le fil conducteur le plus solide a été le personnage de Zhao Tao, c’est en quelque sorte le nuage qui s’est imposé. Il y a une grande émotion à accompagner ainsi durant vingt ans l’évolution d’une très jeune femme et tous les changements qu’elle connait. À partir du moment où elle devenait le centre du projet, la part fictionnelle a gagné en importance par rapport à la part documentaire, qui bien sûr ne disparaît pas du tout.

Et dès lors que la dimension fictionnelle était acquise, je me suis autorisé à réutiliser aussi des plans qui figuraient dans les précédents films. Dans Les Feux sauvages figurent ainsi huit plans séquences repris de Plaisirs Inconnus, Still Life et Les Éternels. Cela ne me gênait pas de les réemployer dans la mesure où c’était pour en faire autre chose, leur donner une autre signification que dans les films d’origine.

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Éviter toute approche nostalgique

Au générique figurent une coscénariste, Wan Jia-huan, et un consultant, Lian Yi-rui. Quel a été leur rôle?
Wan Jia-huan est une jeune scénariste qui avait déjà travaillé sur mon documentaire Swimming Out Till the Sea Turns Blue. Elle a regardé tous les rushes tournés dans les années 2000 et 2010, dont elle ne savait rien. Elle avait donc un regard neuf, et c’est au croisement de ces deux approches, la sienne et la mienne, que nous avons commencé à construire la ligne narrative du film. Au fil des discussions, nous avons abouti au choix de suivre un récit chronologique, alors que la réponse la plus évidente aurait été d’assembler les séquences comme des souvenirs, depuis le présent, comme une série de flashbacks pas forcément reliés entre eux.

Nous avons choisi d’éviter toute approche nostalgique comme toute déconstruction ou tout point de vue depuis le présent. Suivre la chronologie signifie raconter une histoire comme elle a été vécue, au fil du temps et sans pouvoir en modifier les enchainements. À un moment, Wan Jia-huan s’est inquiétée que le résultat reste trop proche de mes précédents films, mais pour moi il s’agit d’une histoire qui a en effet déjà eu lieu, et que j’ai racontée avec mes autres films, mais que je raconte à présent autrement.

Qiaoqiao (Zhao Tao) et Bin (Li Zhubin) à Datong, dans la province du Shanxi (centre-est de la Chine), en 2002. | Ad Vitam

Qiaoqiao (Zhao Tao) et Bin (Li Zhubin) à Datong, dans la province du Shanxi (centre-est de la Chine), en 2002. | Ad Vitam

Nous avions elle et moi des approches très différentes du matériel filmé. Pour moi c’était une sorte de Rubik’s cube géant dont il fallait faire s’assembler les facettes de manière harmonieuse, alors qu’elle était beaucoup plus concentrée sur un déroulement linéaire cohérent. Les échanges à partir de ces deux approches ont été très féconds. Et bien sûr nous avons co-écrit la dernière partie du film, celle située au présent, à partir de ce à quoi nous étions arrivés avec les images déjà existantes. (…)

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Femmes dans l’histoire, lumineuses «Nelly et Nadine», maléfique «Leni Riefenstahl»

 
Nadine Huong, visage surgi d’une archive de 1945 qui devient le point de départ d’une grande enquête, et d’une très belle histoire.

Compositions inventives à partir d’archives inédites, le film de Magnus Gertten et celui d’Andres Veiel construisent des évocations riches de découvertes et de questions.

Elles ont l’une et les autres à un moment été dans un camp de concentration nazi. Mais pas du tout de la même façon. Ce sont trois femmes dont l’existence a été marquée de manière décisive par l’histoire du XXe siècle, et en particulier la Seconde Guerre mondiale et les processus sinistres qui y sont liés.

On hésite à écrire «trois femmes». Disons plutôt deux femmes et une femme, tant les parcours, les manières d’exister sont éloignées et, à bien des égards, antinomiques. L’une, Leni Riefenstahl, est très célèbre et à des titres divers attire l’attention depuis près d’un siècle. Les deux autres sont peu connues, même si leur vie est extrêmement remarquable, individuellement et ensemble.

Les deux films d’enquête documentaire composée à partir d’archives qui se trouvent sortir ce même mercredi 27 novembre sur les écrans français racontent énormément d’une histoire qui est aussi la nôtre, au présent. Tout ce qui se ressemble, comme tout ce qui distingue les choix de réalisation de ces deux films, participe d’une compréhension des ressources du cinéma au travail pour approcher des réalités, des événements, des êtres humains.

Au passage, on notera aussi combien il est instructif que ces histoires, ô combien européennes (allemande, scandinave, belge) et liées intimement à d’autres continents (l’Afrique pour l’un, l’Asie et l’Amérique du Sud pour l’autre), résonnent d’autant mieux qu’elles ne sont pas, pour l’essentiel, des histoires françaises.

«Nelly et Nadine» de Magnus Gertten

Les premières images, sidérantes, sont une archive d’il y a quatre-vingts ans. Filmées en un lent travelling latéral, des dizaines, des centaines de femmes exultent de bonheur. On ne sait pas d’abord pourquoi. Ce sont des survivantes de plusieurs camps de concentration allemands qui arrivent à Malmö en 1945, grâce à des convois de la Croix-Rouge suisse qui les a sorties de l’enfer.

En suédois, une voix off, celle du réalisateur Magnus Gertten, dit avoir consacré une grande partie de sa vie à découvrir qui elles sont. Il en nomme quelques-unes, esquisse leur parcours. S’arrête sur une photo, isolée au sein du groupe, d’une Asiatique d’une étrange beauté androgyne, en uniforme rayé de déportée. Grâce aux efficaces administrations suédoise et suisse, on sait son nom, comme celui de toutes celles qui ont débarqué ce 28 avril 1945. Elle se nomme Nadine Huong.

Le film raconte un peu de son extraordinaire existence, pour l’essentiel depuis des documents concernant une autre femme à l’existence tout aussi extraordinaire, Nelly Mousset-Vos. Cette cantatrice belge décédée en 1987 a laissé de très nombreux documents sur son passé, qui dormaient dans une malle chez sa petite fille Sylvie, aujourd’hui épouse d’un fermier du Nord de la France. À l’époque, la famille avait préféré faire le silence sur cette femme trop libre, et garder la malle fermée.

Un journal, des lettres enfin mises à jour racontent cette rencontre assez sidérante, le soir de Noël 1944 dans le camp de Ravensbrück. Là, au plus sombre de la terreur et du dénuement, commence une improbable et assez magnifique histoire d’amour entre Nelly et une autre prisonnière, Nadine Huong.

De leur passé respectif, de leurs engagements, de la place de la jeune femme chinoise née en Espagne au sein du salon littéraire du 20 rue Jacob à Paris, autour de l’écrivaine américaine Nathalie Barney, jusqu’à leur vie de couple à Caracas dans les années 1950 et 1960, Nelly et Nadine déploie peu à peu les multiples fils de vie.

Dans les archives longtemps restées cachées de Nelly Mousset-Vos, un portrait d'elle à l'époque de sa célébrité sur scène. | L'Atelier Distribution

Dans les archives longtemps restées cachées de Nelly Mousset-Vos, un portrait d’elle à l’époque de sa célébrité sur scène. | L’Atelier Distribution

Si le film s’appuie sur les journaux étonnamment précis et circonstanciés que Nadine a tenus au long de sa vie, sauf pour ce qui concernait les activités de Claire, son pseudonyme dans la résistance belge, il s’organise aussi à partir de multiples autres apports.

L’un d’eux tient à la mise en récit, dont on ne peut savoir dans quelle mesure il est joué, ou rejoué, de la découverte des archives par cette femme aujourd’hui grisonnante, Sylvie Bianchi, la petite fille de la chanteuse d’opéra –dont la propre histoire, sans être le sujet du film, est elle aussi singulière.

Complétée par d’autres documents écrits, sonores et visuels mis à jour, et mise en forme par le réalisateur, cette construction biographique, historique, romanesque, sentimentale, s’enrichit également de la richesse des usages domestiques de caméras 8mm, utilisées à de multiples reprises dans l’entourage de Nelly et Nadine, des années 1930 aux années 1970.

Sylvie, la petite fille de Nelly, écoute un enregistrement de sa grand-mère. | L'Atelier Distribution

Sylvie, la petite fille de Nelly, écoute un enregistrement de sa grand-mère. | L’Atelier Distribution

Des entretiens, des photos, des sons, et ces bobines de films à usage privé permettent au film de Magnus Gertten de raconter, autour de ces deux femmes dont les prénoms font le titre de son film, tout un écheveau de parcours humains aussi passionnants qu’émouvants.

Il s’inscrit aussi dans cet ensemble très riche de réalisations récentes où les archives sur pellicule (et parfois en vidéo) enregistrées dans le cadre familial ou amical offrent des compréhensions inédites, des Années Super-8 de David et Annie Ernaux à Une famille de Christine Angot ou à Marx peut attendre de Marco Bellocchio, pour mentionner des exemples extrêmement différents par ailleurs.

En soi, ces usages ne sont pas nouveaux. Leur multiplication et les diversités des manières dont ces archives sont utilisées, au sein de projets portés par une écriture cinématographique, étendent et approfondissent les perceptions du passé, selon des articulations entre destins individuels et histoires collectives toujours plus complexes et significatifs.

Nelly et Nadine
de Magnus Gertten
Durée: 1h33  
Sortie le 27 novembre 2024

«Leni Riefenstahl, la lumière et les ombres» d’Andres Veiel

Nelly Mousset-Vos a laissé derrière elle une caisse d’archives. Leni Riefenstahl en a laissé… 700. Le caractère délirant de cette accumulation fait partie de ce à quoi se confronte le film, qui revient sur celle qui fut actrice en vue du cinéma allemand des années 1920, la cinéaste attitrée des grands événements orchestrés par les nazis, une intime d’Adolf Hitler et de Joseph Goebbels, puis l’architecte obstinée d’une reconstruction de son propre personnage dans l’après-guerre, jusqu’à sa mort à 101 ans, en 2003.

En grande partie inédits, les documents –journaux, manuscrits, photos, films, enregistrements sonores– organisés par le réalisateur allemand Andres Veiel sont ainsi la matière de deux opérations simultanées. (…)

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Cannes 2024, jour 5: « Caught by the Tides» et les mélancoliques trésors du temps

Qiao (Zhao Tao) dans l’épisode contemporain de Caught by the Tides.

Proposition de cinéma d’une force exceptionnelle, le nouveau film de Jia Zhang-ke conte du même élan l’émouvante histoire d’une femme et la foudroyante histoire de la Chine contemporaine.

C’est un cas sans précédent dans toute l’histoire du cinéma. Caught by the Tides réussit à mobiliser de manière inédite, et particulièrement féconde, les puissances du cinéma pour raconter le monde dans ses multiples dimensions, dont bien sûr celles du temps.

Il y aura eu, depuis la toute fin du XXe siècle, ce réalisateur chinois qui, sans séparer fiction et documentaire, filmait ce qui arrivait à son pays. Et ce pays, la Chine, empire à la taille d’un continent, entrait à ce moment dans la mutation la plus immense, la plus violente, la plus spectaculaire, la plus décisive pour son milliard et demi d’habitants et pour la planète toute entière.

Et donc Jia Zhang-ke, film après film, avec des histoires d’amitié, des histoires d’amour, des histoires de trahison et des histoires de fidélité, des histoires d’enfance et de mort, aura aussi raconté ce séisme sans équivalent.

Mais de surcroit, à partir de 2000 et de son deuxième film, Platform, il l’aura fait avec au centre de ses réalisations une même actrice, exceptionnelle de présence et de finesse, Zhao Tao. Et voilà que cet ensemble de longs métrages où elle figure enregistre aussi l’évolution d’une femme et d’une actrice, archive les changements physiques et les différents rôles qu’elle a incarné.

Durant les vingt premières années du XXIe siècle, hors projet de film en cours, Jia Zhang-ke accompagné du chef opérateur Yu Lik-wai et de Zhao Tao a aussi énormément tourné.

Il n’a cessé de filmer, avec des petites caméras numériques le plus souvent, parfois en 16 ou en 35 millimètres ou avec des caméras numériques plus sophistiquées, des moments plus ou moins fortuits, au cours de multiples tournages plus ou moins improvisés.

Qiao et Bin (Lin Zhu-bin) en 2001, à l’époque du tournage de Plaisirs inconnus. | Ad Vitam

Ils sont beaucoup allés dans la région centrale de la Chine, le Shanxi, dont est originaire le cinéaste, région rurale et minière, et dans bien d’autres lieux, souvent à l’écart des grands centres urbains. Souvent, sans scénario ni projet particulier, le réalisateur demandait à la comédienne de marcher dans les lieux qu’il avait envie de filmer –et c’était comme si des éclats de fiction, prémisses d’un récit encore à définir, se cristallisaient sous ses pas.

Quand en 2020 s’est répandue, avec la violence qu’on sait, la pandémie de Covid et les réactions de contrôle du pouvoir chinois, Jia confiné chez lui s’est replongé dans cette immense accumulation d’images.

Il y a peu à peu découvert des fils narratifs, autour de Zhao Tao, et avec la possibilité de fabriquer une histoire d’amour et d’abandon avec un personnage masculin, grâce à la présence dans plusieurs films du même acteur, Lin Zhu-bin.

Caught by the Tide, composé aux deux tiers d’images tournées au cours des vingt premières années du siècle sans que nul n’ait su alors qu’elles feraient un jour partir d’un long métrage de fiction, est ce grand récit, de ce qui est arrivé à une femme chinoise incarnée par Zhao Tao, et de ce qui est arrivé à la Chine tout entière.

Un récit cruel et d’une troublante douceur, où les silences du personnage féminin ouvrent sur une expressivité à la fois mélancolique et puissante, qui traverse avec une fascinante énergie intérieure les violences de l’époque et les médiocrités des hommes.

Une femme, une actrice, un pays, des visages

Cette histoire au long cours s’articule autour de trois lieux principaux, la ville minière de Datong dans la Shanxi, où était situé Plaisirs inconnus de Jia Zhang-ke, plus au Sud Fengjie où a été construit le barrage des Trois Gorges, gigantesque catastrophe écologique, où est situé Still Life, et Zhuhuai, épicentre de la version la plus mondialisée de la Chine actuelle, dans l’extrême Sud, où sont tournées certaines des scènes actuelles, avant un retour à Datong. (…)

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«Napoléon», morne plaine de clichés de plusieurs époques assemblés

 
Joséphine de Beauharnais (Vanessa Kirby) et Napoléon Bonaparte (Joaquin Phoenix), couple d’amants mal accordés et d’époux insatisfaits promis à devenir des amis.

La superproduction de Ridley Scott mêle travers du vieil Hollywood et poncifs contemporains, pour un film qui n’a jamais les moyens formels ni le courage de son ambition.

Napoléon est un film d’époques. Pas seulement parce qu’il se situe dans un passé reconstitué, mais parce qu’il combine plusieurs époques… du cinéma. Plus exactement de blockbusters hollywoodiens.

D’emblée, le film de Ridley Scott renoue avec une tradition qui pouvait paraître appartenir à un autre temps, celle où Hollywood faisait des grandes histoires européennes un matériau corvéable à merci pour fabriquer du spectaculaire à sa manière. Et l’usage généralisé de la seule langue anglaise suscite un petit quiz incongru lorsqu’il s’agit de deviner qui sont, à l’écran, les personnages effectivement anglais.

À la désinvolture de l’usage du passé des autres comme terrain de jeu sans règles s’ajoute ici une dimension plus spécifique: la haine de Hollywood pour la Révolution française. C’est une constante depuis au moins Les Deux Orphelines de David Griffith (1921), à quoi souscrit d’emblée la dramaturgie du début du film de Ridley Scott, montrant un peuple abruti de haine et de laideur, assoiffé du sang de la pauvre et si noble Marie-Antoinette, flanquée de ses enfants. S’y ajoute un intrigant portrait de Robespierre montré comme un gros con. Or, Robespierre était beaucoup choses dont on peut discuter, mais il n’était assurément ni gros ni con.

 

Cette description à charge de la Révolution légitime de facto la montée au pouvoir d’un jeune militaire ambitieux. Le général corse va rétablir l’ordre sans s’embarrasser de scrupules ni de légalisme, voire en prenant d’assaut le Capitole… pardon, la Convention, ce qui apparaît comme la plus désirable et la plus raisonnable des réponses aux dérèglements du temps.

S’y ajoute cette bizarrerie, elle aussi très typique de l’époque où Hollywood ne se souciait nullement de l’âge de ses vedettes pour leur confier la tête d’affiche. Napoléon Bonaparte avait 24 ans lors du siège de Toulon; Joaquin Phoenix –le moins que l’on puisse dire à son propos, c’est que ce film n’ajoutera rien à sa carrière par ailleurs admirable (mais certainement à son compte en banque)– en a quant à lui 49 et il fait plutôt un peu plus.

Négation de l’histoire, absence de la politique

Pourtant, si le 34e film du réalisateur de Blade Runner retrouve des procédés qu’on croyait révolus, au moins dans les superproductions «sérieuses» (Napoléon est super sérieux, y compris lorsque l’empereur se permet des facéties, toujours inscrites dans un énoncé verrouillé), il est aussi un film en rapport avec l’état actuel des récits. À deux titres très différents.

Le premier, pas le plus évident, est que l’histoire n’existe pas. Il n’y a pas de peuples, il n’y a pas de raisons politiques ou économiques, il n’y a que des ressorts psychologiques simplistes. Cela mène à faire encore un peu plus des hommes et des femmes autres que les héros une masse informe et abrutie. Rien n’explique par exemple pourquoi tant de gens ont admiré l’empereur dans toute l’Europe, ou la nature des affrontements titanesques qui ont alors eu lieu, au-delà de l’ego du personnage central.

Quelqu’un a dû faire remarquer à Ridley Scott que les petits emberlificotages narcissiques du fils de Letizia Bonaparte avaient, entre autres, causé des millions de morts, d’où l’ajout, à la fin, d’un carton avec statistiques des pertes en vies humaines, ce qui est en fait une manière de leur refuser d’avoir existé en tant que personnes.

Et bien sûr, pas un mot sur toute l’activité strictement politique de Napoléon, en particulier la profonde refonte des institutions et de l’organisation de la France, ou de ce qu’il a représenté pour une partie de l’Europe. Pas un mot non plus sur sa réhabilitation de l’esclavage, aboli par la Révolution. Rétablissement, comme on sait, à l’instigation de Joséphine de Beauharnais et de ses amis du parti colonial et des planteurs aux Antilles. Joséphine est pourtant la seule autre figure majeure du film, construit sur un jeu assez tordu entre le conquérant et l’amoureux, où Bonaparte, invincible sur le champ de bataille, est présenté comme le plus nul des amants.

Pseudo féminisme

Ériger la première épouse de l’empereur en figure centrale expliquant des choix stratégiques de celui-ci (dont, sans rire, son retour de l’île d’Elbe pour tenter de reprendre le pouvoir) consiste à faire place de manière explicite à l’esprit #MeToo. C’est en fait d’une lourdeur et d’une malhonnêteté insignes, sur ce terrain-là aussi. (…)

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«Les Harkis», lumières nuancées sur une tache encore opaque

La jeune recrue Salah (Mohamed Mouffok) reçoit les instructions du sous-officier harki Si Ahmed (Omar Boulakirba).

Le nouveau film de Philippe Faucon revient avec attention et vigueur sur un des aspects décisifs, mais toujours mal connu, de la guerre d’Algérie.

Les Harkis de Philippe Faucon raconte exactement ce qu’annonce son titre: non pas une abstraction, ou même un fait historique, mais ce qu’il est advenu à des personnes. Ce faisant, il prend en charge cette tache sanglante sur ce que certains appellent l’«honneur de la France»: l’abandon par son gouvernement et par son armée de ceux qui, par centaines de milliers, avaient combattu à leurs côtés contre les forces de libération de l’Algérie.

Faucon ne rajoute pas de romanesque, de ruses psychologiques ni d’astuces sociologiques. Avec une impressionnante économie de moyens narratifs, mais une grande attention aux personnages et aux situations, il accompagne les processus qui ont vu des Algériens rejoindre l’armée française, pour des motivations diverses dont le scénario expose un catalogue non exhaustif, et ce qu’il en advint.

Comme filmé à mi-voix

Posé, comme filmé à mi-voix, le film du réalisateur de La Trahison et de Fatima n’en est que plus fort dans sa façon de venir enfin porter une lumière sur cette tragédie si longtemps restée taboue dans l’imaginaire collectif –même s’il y a bien eu déjà un téléfilm sur le sujet en 2006, Harkis, d’Alain Tasma, qui avait eu le courage d’affronter la question, mais qui se passait entièrement en France.

Les ouvrages récents d’historiens (Les Harkis, de Fatima Besnaci-Lancou et Abderahmen Moumen, ou encore Le Dernier Tabou–Les “harkis”restés en Algérie après l’indépendance, de Pierre Daum) ont désormais battu en brèche les légendes entourant cette histoire sombre, longtemps à la fois occultée et caricaturée des deux côtés de la Méditerranée.

Assurément, ce que montre le film de Philippe Faucon n’est pas LA vérité. C’est, au plus près de ce qu’on peut attendre du cinéma, une façon de donner des corps et des visages à ces centaines des milliers d’hommes, soldats d’une sale guerre et qui se retrouvent pris dans un engrenage fatal.

Ni absoudre ni condamner

Ce faisant, Faucon ne simplifie pas l’histoire, au contraire, il en renforce la complexité à travers un ensemble de portraits et de trajectoires individuelles, sans jamais laisser entendre que tout se vaudrait, sans occulter combien le combat pour l’indépendance était fondamentalement légitime.

1199623.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxxÀ l’heure du référendum sur l’autodétermination qui ouvre la voie à l’indépendance, les harkis et leur officier (Théo Cholbi) face à l’angoisse du sort de ceux qui ont porté l’uniforme de la puissance coloniale. | Pyramide Distribution

Aussi nuancée soit-elle, à propos d’événements d’une extrême violence, la lumière que projette Les Harkis n’esquive pas les atrocités et les impasses dans lesquelles tant de personnes ont été prises, et auxquelles tant ont pris une part active. (…)

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«Babi Yar. Contexte», moment-clé de la tragédie humaine

Au nord-ouest de Kiyv, le ravin de Babi Yar, où a eu lieu le pire massacre de la Shoah par balles.

Composé d’images d’archives, le nouveau film de Sergei Loznitsa déploie une réflexion autour d’un gigantesque massacre durant la Seconde Guerre mondiale dont la résonance avec l’actualité est inévitable.

L’Ukraine sous un déluge de feu. Les villages brûlés, les exécutions sommaires, les civils contraints de fuir les bombardements. Impossible de voir les premières images du nouveau film de Sergei Loznitsa sans avoir à l’esprit l’actualité. Elle n’était pourtant pas la même au moment où Babi Yar. Contexte a été composé.

Ces images ont été tournées il y a quatre-vingt-un ans, lors du déclenchement de l’Opération Barbarossa, l’invasion de l’Union soviétique par les armées hitlériennes. Elles ont ensuite été montées pour ce film en 2021, à un moment où une partie de l’Ukraine était certes déjà sous occupation des sbires de Vladimir Poutine, mais où les images mentales associées aux scènes de destruction ne pouvaient être les mêmes qu’aujourd’hui.

 

Babi Yar. Contexte concerne une tragédie historique précise, à savoir le massacre à proximité de Kiev de 33.771 Juifs par des SS secondés par des supplétifs ukrainiens, les 29 et 30 septembre 1941. À aucun moment il n’est question de relativiser ce crime, moins encore de l’instrumentaliser au service de quelque proposition ou réflexion plus générale.

C’est au contraire en abordant avec rigueur et gravité la factualité de ce qu’on sait et de ce qu’on ignore, de ce qu’on peut et de ce qu’on ne peut pas voir, que la nouvelle œuvre du cinéaste d’Austerlitz, de Maidan et de Dans la brume, mobilise dans un même élan l’évocation d’un événement spécifique et des interrogations nécessaires sur le rapport au passé.

De la nature des images

Ces interrogations concernent en particulier la nature des images (d’alors comme d’aujourd’hui) qui sont montrées, et ce qu’il est possible d’en faire. Envahies par les troupes allemandes, l’Ukraine est représentée successivement comme martyre et résistante. On la voit accueillir avec enthousiasme la Wehrmacht puis le bourreau de la Pologne Hans Frank. Puis célébrer dans la liesse le retour de l’Armée rouge.

Qui sont ces gens? Les images ne savent pas cela, mais elles savent ceci: ce sont des gens, comme nous. Il s’agit dans tous les cas d’images de propagande, ce qui ne dit rien de la nature des causes qu’elles prétendent promouvoir. Il s’agit toujours de mises en scène, ce qui ne signifie évidemment pas que les actes montrés n’ont pas eu lieu.

 

À Lvov après l’arrivée des troupes allemandes. | Crédit photo: Dulac Distribution

Qui arrache le portrait de Staline et pourquoi? Qui pose les affiches à la gloire d’Hitler et qui finira ensuite par les arracher? Qui sont ces habitants qui tabassent sauvagement des juifs pris au hasard dans les rues de Lvov en URSS –qui s’appellera ensuite Lemberg sous la domination allemande et qui se nomme aujourd’hui Lviv?

L’avant et l’après du massacre

Dans le titre, «contexte» signifie que le travail de montage d’archives (accompagné sans un mot de commentaire mais avec une bande son composée essentiellement des bruits) propose une perception de ce qui existe comme traces visuelles d’un massacre qui n’a été ni filmé, ni photographié.

On assiste à l’avant et à l’après de ce massacre, à parts égales (chaque partie dure une heure). Au milieu, ce moment invisible et qui habite l’entièreté de l’œuvre: le déchainement d’une violence de masse extrême mais artisanale par opposition à la mort industrialisée des camps d’extermination qu’a été la Shoah par balles, dont l’Ukraine a été le principal théâtre et dont Babi Yar reste l’exemple le plus massif.

On verra quelques images du lieu, cette ravine près de la ville, et on verra aussi ce qu’en a fait ensuite le pouvoir soviétique: un procès et un effacement. Ce procès de quelques uns des meurtriers nazis a pour sa part été amplement filmé[1], tout comme les pendaisons qui s’en sont suivies.

 

Au procès, le témoignage d’une des très rares survivantes du massacre de Babi Yar. | Crédit photo: Dulac Distribution

On y entend notamment le témoignage d’une survivante miraculeusement rescapée, très précise quant au déroulement des événements, comme l’est aussi un jeune SS qui a pris part à la tuerie. Les mots énoncés sont ici non des preuves, mais des traces, qui ont aussi leur place dans ce puzzle fatalement incomplet. Et de même que la rhétorique officielle soviétique aura méthodiquement noyé le génocide des juifs dans l’ensemble des crimes du nazisme, le lieu de Babi Yar sera recouvert par un projet immobilier au début des années 1950, faisant disparaître la quasi-totalité des traces matérielles du meurtre de masse.

Il semble que seule la visite sur les lieux, juste après la retraite allemande, d’une équipe de journalistes américains en novembre 1943 en ait gardé des traces visuelles. Mais il est d’autres sortes de traces: le film accueille ainsi le texte foudroyant, mi-poème funèbre mi-rapport factuel, de Vassili Grossman «Il n’y a plus de Juifs en Ukraine»[2].

Un film pour des spectateurs

Le travail de Loznitsa, cinéaste à part entière travaillant donc aussi bien ce qu’on appelle «fiction», «documentaire», «film essai» ou «film de montage», vise à susciter des émotions et des interrogations en même temps qu’à donner accès à des éléments factuels. Il utilise des méthodes différentes de celles des policiers, des juges d’instruction, des journalistes et des historiens. (…)

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1 — Les images de ce procès ont fourni la matière d’un autre film de Loznitsa, The Kiev Trial, qui a été présenté au Festival de Venise cette année. Retourner à l’article

2 — Publié dans Carnets de guerre, de Moscou à Berlin 1941-1945. Retourner à l’article

Sergei Loznitsa : « Chaque film est comme un théorème que je dois prouver »

En un peu plus de 20 ans et quelque 25 films de longueurs et de natures très différentes, Sergei Loznitsa a construit à la fois une œuvre de cinéma essentielle dans le paysage contemporain et une sorte de machine à comprendre le présent, aussi unique qu’impressionnante par sa capacité éclairante. Entretien fleuve à l’occasion de la sortie en salle le 14 septembre de Babi Yar : Context, montage d’archives concernant le massacre des Juifs par les nazis fin septembre 1941 près de Kyiv.

Le 14 septembre sort en salles le nouveau film de Sergei Loznitsa, Babi Yar : Context, montage d’archives concernant le massacre des Juifs par les nazis fin septembre 1941 près de Kyiv. Nouveau film ? Loznitsa en a depuis terminé deux autres, respectivement présentés au festival Cinéma du Réel (Mr. Landsbergis) et au Festival de Cannes (L’Histoire naturelle de la destruction). Et Babi Yar : Context fait lui-même partie d’un projet au long cours, très représentatif du travail du cinéaste ukrainien. En un peu plus de 20 ans et quelque 25 films de longueurs et de natures très différentes, Loznitsa a construit à la fois une œuvre de cinéma essentielle dans le paysage contemporain et une sorte de machine à comprendre le présent, aussi unique qu’impressionnante par sa capacité éclairante. D’abord formé comme scientifique, le réalisateur né en 1964, élevé à Kyiv avant de bénéficier du meilleur de ce que pouvait offrir la formation de l’école de cinéma de Moscou, le VGIK, au début des années 1990, raconte les processus selon lesquels il a développé des méthodes de travail inédites, pour une œuvre prolifique où se combinent documentaires, films de montages et fictions.

Qu’ils concernent la Seconde Guerre mondiale, la société russe passée ou présente, les mouvements d’indépendance des peuples de l’ancienne Europe de l’Est, à commencer par l’Ukraine où il a vécu toute sa jeunesse, ses films sont de constantes invitations à interroger les mécanismes de pouvoir, de soumission, comme les voies possibles d’émancipation et de responsabilité, collective et individuelle. Ces multiples approches mobilisent un considérable savoir historique et politique, mais aussi, mais surtout, une sensibilité inventive dans la composition des séquences et l’organisation des plans, qui font de ce cinéaste complet un maître incontesté du montage. L’ensemble des savoirs et des talents mobilisés par Loznitsa vise assurément à rendre mieux compréhensibles des événements et des situations, mais surtout à interroger, aujourd’hui, les regards, les habitudes, les conformismes et les aveuglements.

Extrêmement présent à toutes les étapes de la fabrication de ses films, cherchant constamment à développer de nouvelles ressources du langage cinématographique, Sergei Loznitsa raconte au cours de l’entretien qui suit sa manière d’associer procédures scientifiques et intuition, exigence théorique personnelle et bonheur fécond du travail en commun, tout en mettant en évidence l’immense diversité des références qui l’inspirent et l’aident à frayer son chemin avec autant d’originalité et de force. Esprit rétif à toutes les formes d’embrigadement, cet artiste qui s’est construit dans le refus de la chape de plomb soviétique incarne au cœur des défis et conflits actuels la revendication d’un humanisme sans frontière, nourri d’une immense inquiétude face à la marche du monde.  J.-M.F.

Si quelqu’un vous demandait où vous vivez maintenant, que répondriez-vous ?
(Rires). C’est difficile à dire. Aujourd’hui, je suis à Berlin, demain je m’envole pour la Lituanie, puis je retourne en Allemagne, puis je vais à Majorque, et ensuite à Sarajevo[1]… Je vis régulièrement à Berlin, mais ces deux dernières années, j’ai passé la plupart de mon temps à Vilnius, où j’ai réalisé trois films. Et l’automne prochain, je serai là-bas pour travailler sur une pièce de théâtre, et pour réaliser d’autres films. Je vais aussi souvent à Bucarest et à Kyiv. Je suppose donc que la réponse à votre question est que je vis en Europe.

Mettre en scène une pièce de théâtre ? C’est quelque chose de nouveau pour vous…
En effet, je n’avais jamais pensé que cela arriverait. Pendant deux ans, le directeur du théâtre a essayé de me faire diriger une pièce, il m’a proposé de travailler avec Jonathan Littell sur son roman Les Bienveillantes. J’ai finalement décidé de tenter le coup, je crois avoir trouvé le moyen de porter à la scène cette immense œuvre littéraire.

Vous avez été élevé en Ukraine (qui faisait alors partie de l’Union soviétique), vous avez reçu une formation de cinéaste et avez commencé votre carrière cinématographique en Russie, vous vivez maintenant en Allemagne. Dans quelle mesure diriez-vous que les pays auxquels vous appartenez — si « appartenir » signifie quelque chose — sont importants pour ce que vous faites ?
Où que je sois, je suis entouré de livres, et je suis avec mon ordinateur. En fin de compte, je suppose qu’ils constituent mon pays. Je pourrais être presque n’importe où tant que j’ai cet environnement et tant que je peux continuer à faire mon travail. J’essaie d’être là où je peux faire mes films dans les conditions les moins dérangeantes, et c’est tout. Berlin est très pratique et accueillante, c’est donc un bon camp de base, mais si quelque chose rendait les choses plus difficiles, je déménagerais. Je suis comme un Gitan.

Qu’est-ce qui vous a poussé à déménager de Kiyv à Moscou au début des années 1990, puis de Moscou à Berlin au début des années 2000 ?
J’ai passé mes 27 premières années à Kiyv, mais après cela, j’ai décidé d’aller de l’avant, de changer de domaine de travail pour entrer dans le monde du cinéma, ce qui était complètement nouveau pour moi. C’était un mouvement tout à fait intuitif. Et puis j’ai passé huit ans dans une école de cinéma, ce qui est énorme. Ce n’est qu’après avoir réalisé mon troisième film, en 2000, que j’ai enfin été sûr que c’était ce que je devais faire, que j’avais pris la bonne direction. Après cela, j’ai continué à déménager là où cela me semblait être l’endroit le plus approprié pour réaliser mes prochains films. Ce qui m’a amené assez rapidement à quitter Moscou pour Berlin : c’est à ce moment-là que j’ai compris ce qui allait se passer en Russie et que nous voyons malheureusement aujourd’hui sous un jour terrible. Aller en Ukraine à ce moment-là n’était pas vraiment une option, il n’y avait pratiquement pas de cinéma ukrainien à l’époque. Le fait de m’être installé en Allemagne, d’où j’ai beaucoup voyagé, m’a permis de réaliser un ou deux films par an.

Vous avez étudié et commencé à travailler dans un domaine scientifique de haut niveau, les mathématiques, la cybernétique, les processus de décision. Dans quelle mesure diriez-vous que ces connaissances, ou plus encore cette façon de penser, sont encore présentes dans votre travail de cinéaste ?
La chose fondamentale que j’ai reçue des mathématiques est de traiter des objets qui n’existent pas. Les mathématiques traitent d’êtres idéaux, abstraits, qui aident à comprendre le monde réel et à agir sur lui. Les réalisateurs de films doivent être conscients que ce que nous traitons n’est pas réel, c’est abstrait, c’est artificiel, mais cela interagit avec la réalité, de plusieurs manières. Au lieu d’objets réels et singuliers, les mathématiques travaillent avec des modèles, toujours. Faire un film, c’est aussi construire un modèle. Et comme en mathématiques, le type spécifique de modèle qu’est un film rencontre à un moment donné la réalité, et la réalité lui donne raison ou tort. Les mathématiques et le cinéma sont tous deux des moyens d’essayer de découvrir l’univers, par le biais de modèles (équations dans un cas, films dans l’autre) qui doivent se confronter à la réalité à un moment donné et se révéler corrects ou non.

Diriez-vous que ce que vous venez d’expliquer concerne surtout l’idée de départ, ou le tournage, ou le montage ?
Il s’agit de toutes les étapes de la réalisation. Lorsque je fais un film, j’essaie d’isoler certains thèmes, certains sujets, pour me concentrer sur eux. Cela définit bien sûr la définition du projet, mais aussi la préparation, la phase de préproduction. Ensuite, c’est aussi déterminant dans tous les aspects du tournage. Enfin, cette méthode est également présente lors de la phase du montage, mais avec une dimension différente. Car le montage doit se frayer un chemin à travers deux approches différentes, il doit s’occuper de la narration, qui relève de la littérature, et il doit s’occuper de la composition, qui relève de la musique — sachant que, à sa manière, la musique relève aussi des mathématiques. Seul le cinéma a la possibilité de s’appuyer sur toutes ces approches pour construire une certaine perception et compréhension du monde.

Diriez-vous que c’est la raison pour laquelle vous êtes devenu cinéaste, parmi les nombreuses options qui s’offraient à vous ?
Exactement. J’essaie toujours d’utiliser les possibilités qui n’existent que dans le langage cinématographique pour dire et découvrir quelque chose. Chaque fois que je fais un film, j’essaie de m’approcher de quelque chose d’inconnu pour moi. À sa façon, chaque film est comme un théorème que je dois prouver, comme en mathématiques. Mais la nature de la preuve est différente. Les mathématiques m’aident donc beaucoup. Quand j’étais jeune, j’ai travaillé dans une institution de cybernétique, sur les systèmes experts, où il faut élaborer de nouveaux concepts de communication, en cherchant à être précis dans la description d’éléments factuels dans un langage particulier — il peut s’agir de nos langages communs ainsi que de langages spécifiques conçus pour les machines, ce que nous appelons parfois des programmes. Il y a une chose très importante concernant les langues, toutes les langues : tant que vous êtes parmi ceux qui utilisent une langue spécifique, vous ne pouvez pas voir les défauts, les erreurs, les malentendus. Il faut faire un pas de côté pour en prendre conscience, et c’est ce que font les mathématiques, ou le cinéma, grâce aux modèles.

Vous avez étudié le cinéma au VGIK[2], la célèbre école de cinéma de Moscou. Votre professeur principal était la très bonne réalisatrice géorgienne Nana Djordjadze. Comment définiriez-vous son enseignement, sa touche personnelle au sein du programme du VGIK ?
J’ai postulé deux fois pour devenir étudiant au VGIK, en 1990 et 1991, et j’ai été refusé deux fois. J’étais déjà vieux pour redevenir étudiant. Chaque fois, j’ai été acceptée au premier niveau de l’examen d’entrée, une conversation, et refusé à la deuxième étape, où il fallait écrire un court texte basé sur trois mots imposés, ce qui n’a aucun sens pour moi. Mais lorsque j’ai été refusé la deuxième fois, en 1991, je suis allé voir Nana Djordjaze, qui était l’une des maîtres du VGIK, et je l’ai suppliée de m’accepter comme auditeur libre. Il faut comprendre l’esprit très particulier de cette époque, juste après l’effondrement de l’URSS. Nana Djordjadze était là, à ce poste au VGIK, grâce à cette atmosphère. À l’origine, un autre cinéaste avait été nommé à ce poste, un réalisateur soviétique traditionnel spécialisé dans les films de guerre de propagande, Iouri Ozerov. Mais il a été refusé par les étudiants, un groupe parmi lequel il y avait Sharunas Bartas, et à la place ils ont imposé la nomination de ces deux Géorgiens très créatifs, Irakli Kvirikadze et Nana Djordjaze. Je suis donc allé à la rencontre de cette dernière et je lui ai dit que j’avais déjà 27 ans et que je ne pouvais pas attendre, et elle a accepté. À ce moment, dans de nombreux endroits en Russie et dans l’ancienne Union soviétique, il y avait l’espoir que beaucoup de choses seraient possibles.

Que s’est-il passé pour vous au VGIK ? Avez-vous apprécié cette période de votre vie ?
Enormément ! J’ai donc d’abord été auditeur libre pendant un an et demi, puis j’ai été inclus dans le programme régulier, que j’avais de toute façon pleinement suivi depuis le début. Il y avait là des professeurs incroyablement brillants, dont beaucoup issus de l’ancienne tradition soviétique, des personnes dotées de connaissances étonnantes, d’une immense diversité de culture et d’une volonté d’enseigner, de partager. Je leur suis extrêmement reconnaissant à tous, ils m’ont littéralement fait. J’ai toujours une dette envers eux. Ce que nous avons appris au VGIK n’était pas seulement technique, c’était ce qu’on pourrait appeler un enseignement des humanités : littérature étrangère, littérature russe, histoire de l’art, histoire du théâtre, histoire du cinéma, histoire de la musique, philosophie, théorie de la perception, théorie culturelle… Ah ! Et la composition musicale, nous devions composer des pièces musicales selon les différentes formes classiques. J’utilise encore cela dans certains de mes films, Funérailles d’Etat est basé sur un schéma symphonique, quand d’autres sont plus proches de la sonate ou de la fugue.

Certains cours ont été particulièrement importants pour vous ?
Je me souviens que notre professeur de littérature, Nina Alexandrovna Nossova, a invité pour le premier cours Otar Iosseliani, qui nous a parlé. Il avait lui-même été étudiant au VGIK, son professeur était Alexandre Dovjenko, on sentait donc cette impression de transmission au long cours. C’était vraiment impressionnant. Et pour le deuxième cours, elle a invité Tarkovski ! Elle était vraiment vieille, presque 80 ans, elle trichait sur son âge pour pouvoir continuer à enseigner. Nous avions aussi trois années d’apprentissage du théâtre, deux fois par an nous devions présenter une courte pièce sur scène. Nana Djordjadze avait trouvé pour nous un grand professeur, Stanislav Mitin, qui deviendrait plus tard également réalisateur de films. Grâce à lui, lorsque je suis passé au cinéma de fiction, je savais comment travailler avec des acteurs.

Il y avait aussi une formation plus technique ?
Bien sûr, notamment une merveilleuse professeure pour ce qui concerne le son, Iliana Popova, à qui je dois cette dimension majeure de mes films qu’est ma façon de travailler la bande son. Nous avons passé beaucoup de temps à travailler sur le son des films de Godard, et c’était vraiment productif. J’ai appris le montage avec une femme merveilleuse, qui avait travaillé avec Artavazd Pelechian, Ludmila Petrovna Volkova. Et autant qu’elle le pouvait, Nana Djordjaze a essayé d’inviter des personnes qui avaient également travaillé en dehors de l’Union soviétique, des personnes avec autant d’expériences que possible. Les différents professeurs avaient des idées différentes, des conceptions différentes, et ils se battaient pour elles, ce qui était également très productif en termes d’éducation. Parce que l’éducation ne consiste pas seulement à acquérir un certain nombre de connaissances, mais aussi à remettre en question les êtres humains et l’organisation de la société. À cette époque, le VGIK était vraiment un terrain fertile, j’ai commencé avec Alexei Guerman Jr, Andreï Zviagintsev, Boris Khlebnikov, etc., cela a été le berceau d’une nouvelle génération. Il est si triste que le VGIK tel qu’il était à l’époque n’existe plus. Maintenant les professeurs et les étudiants sont tous embrigadés, ils soutiennent cet horrible régime. Tout l’esprit de liberté et de découverte a été écrasé.

Être étudiant en cinéma implique aussi de regarder beaucoup de films.
Oui, c’était la deuxième dimension majeure de nos études, même si ce n’était pas principalement à l’intérieur du VGIK lui-même. Nous passions des journées entières à l’école de cinéma et, tous les soirs, j’étais au Musée du cinéma, qui venait d’être créé par Naoum Kleiman[3], qui a également eu une influence majeure. Je regardais au moins un film chaque soir, grâce à toutes les grandes rétrospectives des meilleurs réalisateurs du monde entier que Kleiman organisait. Il m’a offert, ainsi qu’à mes camarades de classe, une compréhension incomparable du cinéma. Le Muzei Kino était ma deuxième école, avec le VGIK. Mais il est détruit aujourd’hui.

Je me demande si vous avez été en relation avec une autre cinéaste importante de la génération précédente, Kira Mouratova[4].
C’était une amie très chère ! Je l’ai rencontrée assez tard, en 2010. C’était après une projection de mon film My Joy. Elle était très directe, elle m’a dit « vous êtes meilleur quand vous faites des documentaires » (rires). Elle avait raison, bien sûr, c’était mon premier film de fiction et j’avais fait beaucoup d’erreurs. Par la suite, je lui ai envoyé tous mes nouveaux films, elle était toujours parmi les premiers spectateurs et ses commentaires étaient toujours justes et utiles. Je ne comprends pas pourquoi elle n’est pas plus connue, c’est elle qui a décrit le plus précisément le subconscient soviétique. Personne n’a réussi aussi bien à construire une image de cette incroyable zone sombre dans laquelle des millions et des millions de personnes ont vécu pendant des décennies. Le Syndrome asthénique est un chef-d’œuvre inégalé en la matière. Mais il ne s’agit pas seulement du passé : en 1989, lorsqu’elle a tourné ce film, elle décrivait déjà le monde tel qu’il est aujourd’hui. Le film était à la fois prophétique et hyper-lucide sur la réalité du passé récent. Lorsque je lui ai montré Maïdan, à Odessa où elle vivait, elle s’est mise en colère contre le film, parce qu’elle estimait qu’il encourageait la violence. Pour elle, toute violence déshumanisait les gens. Je vois maintenant à quel point elle avait raison. Dans son dernier long métrage, L’Eternel Retour en 2012, elle a vraiment inventé un nouvel élément du langage cinématographique, ce qui est très rare, en faisant de la qualité du jeu des acteurs un élément de la dramaturgie elle-même. Personne ne l’avait fait auparavant. Bien sûr, elle appartenait à la fois aux cultures russe et ukrainienne, si quelqu’un lui avait demandé de choisir, elle l’aurait regardé comme un fou. Comme un personnage du Syndrome asthénique (rires).

Bien que vous ayez réalisé deux courts métrages auparavant, est-il juste de considérer La Station en 2000 comme votre véritable point de départ en tant que cinéaste ?
Oui, je suis d’accord. À cette époque, je n’analysais pas ce que je faisais, je suivais simplement mon intuition. Ainsi, avec Pavel Kostomarov, un très bon caméraman, j’ai décidé de partir en voyage à travers la Russie, sans aucune idée préconçue. J’étais sûr de trouver des situations intéressantes qui mériteraient de tourner un film. Et en fait, je pense toujours que c’est la meilleure façon de procéder pour un documentaire : la réalité déclenche l’idée. Et pour cela, la Russie était, et est probablement toujours, un extraordinaire terrain de recherche, en raison de sa taille et de la variété des modes de vie que l’on peut rencontrer.
En Russie, des gens vivent à différentes époques, physiquement et mentalement, certains vivent au Moyen-Âge, d’autres à l’ère industrielle, d’autres encore à l’ère technologique postmoderne. Quoi qu’il en soit, Pavel et moi voyagions en train, à un moment donné, nous nous sommes arrêtés dans une petite ville, à environ 100 kilomètres de Saint-Pétersbourg, pour changer de train. Mais le train que nous attendions a été annulé, et nous sommes restés coincés là, sans même être dans une gare normale : la gare avait brûlé, elle était en ruines. Cela se passait en hiver, avec beaucoup de neige tout autour, et nous étions là, au milieu de nulle part, quand j’ai vu des gens se rendre dans un bâtiment voisin. Nous y sommes arrivés, il s’agissait d’une grande pièce, très éclairée, avec beaucoup de gens, tous endormis. Et beaucoup, beaucoup de ronflements, on pouvait entendre la respiration humaine comme un élément très matériel. C’était une sorte de symphonie de ronflements et de respirations. Puis un train est passé, un gros, l’express Moscou-Saint Petersbourg, très bruyant, comme le tonnerre. Tout tremblait dans le bâtiment. Mais personne ne s’est réveillé, ils ont tous continué à dormir et à ronfler. Il ne s’est rien passé. Pour moi, ce train était comme une matérialisation de la révolution, un événement énorme et brutal mais qui ne change finalement pas grand-chose. J’ai donc pensé que je pouvais faire un film métaphorique sur ce qui s’est passé dans les années 1990 en Russie, dans ce qui était autrefois l’Union soviétique.

Mais vous n’avez pas tourné à ce moment-là ?
Non, ce n’est pas le genre de films que je fais. Je n’avais même pas de caméra avec moi à l’époque. J’ai d’abord dû y réfléchir, puis, avec cette idée en tête, je suis revenu avec Pavel Kostomarov et une caméra. Mais je devais décider quelle caméra. J’ai d’abord essayé avec un appareil numérique, mais cela ne donnait pas ce que je voulais, j’ai décidé d’utiliser de la pellicule, Pavel a construit un objectif spécial qui ferait la mise au point sur le centre de l’image mais garderait les bords un peu flous. Et nous avons tourné le film pendant une année entière. J’étais préoccupé par la dramaturgie du film, je voulais avoir les différentes saisons, enregistrer le mouvement du temps, également à travers les sons. Cela semble assez simple quand on le regarde, mais j’ai beaucoup travaillé, jusqu’à ce qu’il devienne un film allégorique de 24 minutes intitulé La Station. Une fois le mixage sonore et toute la postproduction terminés, je me souviens être rentré chez moi et avoir regardé le résultat sur un téléviseur, à partir d’une cassette VHS, et avoir pensé : OK, c’est très mauvais, j’ai tout faux. Mais le film avait été envoyé à quelques festivals, DOK Leipzig, le festival international du documentaire, m’a invité. Et là, j’ai regardé le film sur un grand écran de cinéma, et je dois dire que je l’ai vraiment aimé. C’est à ce moment-là que j’ai acquis la certitude que faire des films serait mon métier. (…)

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[1] Cet entretien a été réalisé début juillet 2022, dans le cadre de l’hommage rendu à Loznitsa par le Festival du Film de Sarajevo lors de sa 28e édition, du 12 au 19 août. Vifs remerciements à Joël Chapron.

[2] Le VGIK (Institut national de la cinématographie) a été créé en 1919. Plus ancienne école de cinéma au monde, elle est aussi une des plus réputées. Son enseignement, très varié, est organisé en petits groupes d’élèves sous la direction d’un maître, fonction qu’a assumée au fil des décennies du XXe siècle la plupart des grands cinéastes soviétiques.

[3] Naoum Kleiman est un éminent historien du cinéma, qui a créé et dirigé le Cabinet Eisenstein, devenu le point de rencontre de tous les cinéphiles venus à Moscou depuis la fin des années 60. Au début des années 90, il a coordonné et dirigé le Musée du cinéma, jusqu’à son expulsion sous la pression des bureaucrates affiliés à Poutine et de leur homme fort dans le domaine du cinéma, le « tsar » Nikita Mikhalkov.

[4] Kira Mouratova (1934-2018) a réalisé seize longs métrages entre 1961 et 2012, souvent en conflit avec les autorités soviétiques. Elle a travaillé la plupart du temps avec le Studio d’Odessa, la ville ukrainienne où elle a passé la majeure partie de sa vie.