À voir au cinéma: «Les Damnés», «Le Mohican», «Prima la vita»

Dans Les Damnés, la guerre comme le cinéma ne la montre jamais.

Film de guerre par Roberto Minervini, thriller politique en Corse par Frédéric Farrucci ou déclaration d’amour à son père et au cinéma par Francesca Comencini trouve chacun une tonalité singulière au sein de genres codifiés.

«Les Damnés» de Roberto Minervini

Il fait froid. On ne sait pas où on va. La petite troupe de cavaliers et de fantassins en uniforme bleu avance dans un territoire mal connu. Il faut se ravitailler, installer des campements, rester sur le qui-vive. La mort est alentour, mais aussi des ennuis plus quotidiens, des doutes, des raisons d’agir. Faire la lessive. Rassurer. Se distraire. Parler ou se taire.

Accompagnant un escadron de soldats nordistes, Roberto Minervini réinvente carrément ce genre si courant qu’est le film de guerre. Tous les pays du monde ou presque ont réalisé des films de guerre, généralement en rapport avec des conflits auxquels ils ont été mêlés. Ils y développent des points de vue variés, allant d’une approche militariste à une approche pacifiste, où l’héroïsme individuel, la constitution d’un groupe supposé représentatif de la nation, voire de l’humanité, est mise en évidence par des circonstances extrêmes.

Dans ces films, la guerre, le phénomène guerrier, ce qui se produit en situation de guerre importe beaucoup moins que les effets qu’il est possible d’en tirer, du côté du spectacle –y compris pour en dénoncer la fascination spectaculaire, ce que faisait Apocalypse Now tout en en tirant bénéfice– ou du côté du «message», politique le plus souvent, éventuellement moral ou même métaphysique (chez Terrence Malick par exemple).

Tous les pays ou presque ont produit des films de guerre, mais aucun autant que les États-Unis, qui ont largement modélisé le genre depuis la Première Guerre mondiale (l’entrée «films de guerre américains» de Wikipedia comporte 712 pages, sans être exhaustive).

Le film de guerre est, comme les autres grands genres hollywoodiens, un des outils avec lesquels les États-Unis ont construit leur propre image, pour les Américains comme pour le reste du monde. Image singulièrement biaisée –ce serait pareil ailleurs, mais les USA ont une «puissance de feu» sans égale sur les imaginaires.

Cinéaste italien travaillant depuis quinze ans et sa «trilogie texane» à montrer d’autres visages des États-Unis que ceux qu’eux-mêmes mettent en avant (son quatrième film, tourné en Lousiane, s’intitule de manière programmatique The Other Side), Minervini quitte après cinq longs-métrages, jusqu’au magnifique What You Gonna Do When the World’s on Fire?, le contemporain explicite pour sembler se tourner vers la reconstitution historique.

Un film d’époque, notre époque

De reconstitution historique il s’agit en effet, avec une précision des matières, des vocabulaires, des façons de penser et d’agir infiniment plus rigoureuse que la quasi-totalité des films de guerre américains. Il ne s’agit pas ici de mettre une bonne note sur le plan historiographique, il s’agit d’apprécier combien ces tissus, ces armes, ces manières de parler suscitent de sensations, d’émotions, de trouble et d’intelligence pour le spectateur.

Le cinéaste se tient entièrement du côté de ce que les grands historiens contemporains de la guerre comme Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau ont appelé «le fait combattant»: la compréhension de la guerre à partir du vécu des soldats et des conditions concrètes d’existence sur le front.

De conciliabules autour d’un feu en escarmouches incompréhensibles avec un ennemi à peine entrevu, face aux beautés sublimes et aux violences extrêmes de la nature autant qu’aux pénuries matérielles, aux malentendus au sein d’une hiérarchie opaque, mais aussi avec des gestes de compassion et de courage surgissant du terrain et des circonstances, le film trouve une dramaturgie intense et vivante, qui pour une fois ne prend pas son public pour des gosses uniquement friands de simplisme et de scintillement.

Un film qui comporte aussi son lot de scènes d'action, mais où le mot «action» change de sens. | Les Films du Losange

Un film qui comporte aussi son lot de scènes d’action, mais où le mot «action» change de sens. | Les Films du Losange

Le fait d’avoir situé ce récit, d’un romanesque que n’aurait pas désavoué Jack London, durant la guerre de Sécession, est à double titre légitime, car ce conflit est bien plus significatif de la naissance des États-Unis réels, tels qu’ils existent jusqu’à aujourd’hui, que la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776. D’innombrables historiens en ont fait le constat, et c’est aussi ce que traduit –avec le rôle de nation building du cinéma en Amérique– le nombre considérable de films sur la guerre de Sécession, par opposition à la rareté des films sur la guerre d’indépendance, parfois appelée la Révolution américaine.

La manière dont Minervini filme des soldats aux motivations hétérogènes et souvent incertaines, confrontés aux frimas d’un hiver rigoureux de 1862 dans le nord d’une Californie encore largement inhabitée par les Blancs autant qu’au risque d’être tués ou capturés par l’ennemi, peut aussi bien évoquer dans une certaine mesure la situation de soldats aujourd’hui, en Ukraine par exemple.

Cette manière de filmer possède une évidente dimension documentaire, mais selon une approche très différente d’un des rares films de guerre dont on aurait pu être tenté de rapprocher Les Damnés, La Bataille de Culloden de Peter Watkins, qui mobilisait le vocabulaire du reportage de guerre télévisuel à propos d’un affrontement ayant eu lieu en 1746.

Le souffle du romanesque et le mordant du réalisme. | Les Films du Losange

Le souffle du romanesque et le mordant du réalisme. | Les Films du Losange

Dans Les Damnés, le souffle du romanesque est bien présent, les grands espaces comme les enjeux des actes humains organisent la narration, mais jamais selon les codes habituels du film de guerre.

«Film d’époque» au sens courant de cette expression, qui désigne un récit situé dans une époque révolue, Les Damnés, qui fut une des belles découvertes du dernier festival de Cannes (donc avant les élections américaines), est pourtant bien un film de notre époque.

Qu’il se situe durant ce conflit là rappelle combien la guerre civile étatsunienne reste active dans la vie politique du pays, comme en témoignent une part notable des déclarations de Donald Trump et d’Elon Musk, autant que la présence de drapeaux confédérés dans les rassemblements MAGA. La damnation dure plus qu’on ne croirait.

Les Damnés
de Roberto Minervini
avec René W. Solomon, Jeremiah Knupp, Cuyler Ballenger, Tim Carlson
Durée: 1h29
Sortie le 12 février 2025

«Le Mohican» de Frédéric Farrucci

Au début, le visiteur était amical, il venait boire un verre avec Joseph le berger. Mais le berger l’a envoyé paître. Il savait à qui il avait affaire: à un émissaire de ceux à qui «on ne peut pas dire non». Ceux-là, on ne les verra jamais.

Mais on verra la kyrielle de ceux qui font qu’en effet, on ne peut pas leur dire non: gros bras stipendiés, complices tenus par un réseau d’allégeance où la tradition donne la main à la connivence, notables corrompus ou lâches, chefs de bande, policiers complices ou impuissants, simples citoyens qui ne veulent pas d’ennuis, ou empochent sans poser de question quand l’occasion s’en présente. Et aussi, tueurs qui savent pouvoir tirer en pleine rue, en pleine ville, sans risquer grand-chose.

Le berger Joseph (Alexis Manenti), moins seul qu'il ne croit. | Ad Vitam

Le berger Joseph (Alexis Manenti), moins seul qu’il ne croit. | Ad Vitam

Mais Joseph a dit non. Non à l’abandon de la terre où il élève ses chèvres sur le littoral corse, alors que désormais le mètre carré y vaut une fortune. Du «non» de Joseph naît un film d’action étonnamment crédible sur les plages estivales saturées de touristes, sur le port d’Ajaccio comme dans le maquis, thriller qui est aussi un conte politique singulièrement vif.

Le deuxième long-métrage de fiction de Dominique Farrucci mobilise avec efficacité les ressorts du film de traque, en cavale aux côtés de Joseph poursuivi par les sbires du grand banditisme en cheville avec les promoteurs immobiliers.

Mais le titre Le Mohican ne renvoie pas seulement au statut de dernière figure d’une espèce menacée de disparition, mais aussi au fait que le berger rebelle a été surnommé ainsi sur les réseaux sociaux, à l’initiative de sa nièce. (…)

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«Les Fantômes», traque hantée par le cauchemar syrien

Rencontres furtives, même douleur, stratégies différentes (Adam Bessa et Julia Franz Richter).

Le film de Jonathan Millet convoque les ressources du thriller pour raconter les réponses de survivants dans un monde en clair-obscur.

Ce fut une des belles découvertes du dernier Festival de Cannes, où il a fait l’ouverture de la Semaine de la critique. Les Fantômes, premier long-métrage de fiction de Jonathan Millet, est un film aux enjeux brûlants liés à l’histoire contemporaine, et aussi une belle proposition de cinéma.

Les fantômes que mentionnent le titre sont multiples, et de natures différentes. Fantômes, ces Syriens ayant dû fuir en Europe la dictature de Bachar el-Assad et qui sont interdits par nos lois d’une pleine existence, tout en vivant à la fois ici et encore dans la douleur des souvenirs.

Fantômes les sbires du régime syrien, infiltrés parmi les émigrés, pour les espionner et parfois encore les persécuter, ou grapillant une bienveillance qu’une partie des citoyens et des organisations d’Europe portent à qui vient de ce pays martyr.

Et fantômes, les centaines de milliers de victimes de l’écrasement du mouvement de libération syrienne, qui hantent la mémoire de leurs compatriotes survivants, et rôdent malgré tout dans la mauvaise conscience d’un continent qui a détourné les yeux de leurs souffrances et de leur sacrifice, et qui organise encore leur mort par noyade en Méditerranée.

Ces derniers, les morts de Syrie, resteront hors-champ dans ce film presque entièrement situé entre l’Est de la France et l’Allemagne. Mais leur mémoire, et celle de l’espoir démocratique noyé dans le sang, habitent les espaces incertains où les premiers, les survivants, traquent les seconds, et sont traqués par eux.

De multiples lignes de tension

Habité d’une fureur inspirée par le sort atroce de ses proches, Hamid a rejoint le réseau clandestin qui tente d’identifier et de neutraliser, par des moyens légaux ou non, les tortionnaires de Damas établis en Europe.

Ce ressort, inspiré de l’existence d’une organisation qui existe vraiment, serait à lui seul suffisant pour un thriller contemporain de haute volée, qu’est en effet Les Fantômes. (…)

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«A Man», «Mambar Pierrette» et «Les Prières de Delphine», des films en relief

Dans Les Prières de Delphine, une héroïne du quotidien se raconte.

Le film de Kei Ishikawa, qui fait muter les genres, et les deux films de Rosine Mbakam, où résonnent imaginaires et documentaires autour de deux figures féminines inoubliables, fraient des chemins singuliers par lesquels le cinéma aide à s’interroger et à comprendre.

Il s’en passe des choses parmi les sorties de la semaine. On avouera ici sa perplexité au moment du télescopage entre le film de Gilles Perret, La Ferme des Bertrand, récit documentaire de trois générations d’agriculteurs sur la même exploitation au pied des Alpes, et l’actualité de la révolte paysanne.

On choisira de passer son tour sur la manipulation, qui plaît à tant de gens, de la mémoire de la Shoa avec dispositif rusé qui aurait pu faire l’objet d’un court-métrage cruel et qui, sur la durée, tourne très vite au procédé douteux de La Zone d’intérêt, consacré à la vie bourgeoise et «normale» de la famille du commandant d’Auschwitz dans sa belle villa mitoyenne du camp.

On saluera avec affection et enthousiasme la rétrospective dédiée à l’esprit libre, joyeusement rebelle et toujours inventif de Luc Moullet. On mentionnera cette rareté qu’est –autre télescopage avec l’actualité– un film venu du Yémen, Les Lueurs d’Aden, qui a au minimum pour mérite de rendre visible le quotidien d’une ville et de ses habitants, dans une région de la planète qui n’existe aux yeux du monde que lorsque les terribles conflits qui la ravagent perturbent le commerce international. Mais Aden est une ville où les hommes et les femmes, les femmes plus que les hommes, ont aussi des problèmes quotidiens.

Parmi les dix-huit nouveautés de la semaine, avec regret que le dessin animé They Shot the Piano Player ne soit pas à la hauteur de la belle et terrible histoire de musique et de dictature qu’il évoque, on choisira de porter attention aux deux plus remarquables propositions de cinéma qu’on a trouvées parmi les sorties de ce 31 janvier 2024, venues respectivement du Japon et du Cameroun.

«A Man» de Kei Ishikawa

Un film, deux films, trois films. Sous ce titre d’une radicale (mais trompeuse) simplicité, A Man, plusieurs manières de faire cinéma viennent à la vie. Le premier tiers est une très belle chronique affectueuse, amoureuse, provinciale, autour du rapprochement entre une jeune femme veuve et un garçon arrivé on ne sait d’où. Elle tient la papeterie locale, il dessine durant ses heures de loisirs. Il et elle sont un peu en marge, très seuls.

Le cinéma japonais, mieux que les autres, sait raconter ce genre d’aventure du quotidien, avec une justesse attentive aux détails, aux objets, aux signes mineurs. Il pourrait, cette fois encore, y consacrer un film entier dans cette tonalité, qui se regarderait avec bonheur. Mais ça casse, violemment.

Commence un autre mouvement, d’une tonalité toute différente, du côté du film noir, d’une énigme qui fait bientôt affleurer d’autres anomalies dans le cours des jours et des relations.

Il y aura, plus tard, un deuxième virage, qui mène du côté d’une forme de fantastique réaliste, avec face à un avocat d’origine coréenne menant une enquête sur des emprunts d’identité aux conséquences imprévues, l’irruption d’un personnage d’escroc emprisonné, mais détenteur d’une puissance magnétique de distorsion de la réalité.

Quand l’avocat Akira Kido (Satoshi Tsumabuki) enquête sur le passé d’un mort mystérieux. | Art House Films

Virtuose quant à la construction et très convaincant grâce à l’interprétation, A Man est signé d’un cinéaste, Kei Ishikawa, dont c’est le quatrième long-métrage sans avoir été jusqu’à présent remarqué en Europe. Son film se déploie bien au-delà de cette excellence de bon élève.

À l’image du tableau de René Magritte que paraphrasent les plans d’ouverture et de fermeture, l’enchâssement des récits et des tonalités engendre un questionnement à la fois plus abstrait et plus concret. En donnant au titre du film son sens le plus général, il interroge l’idée même d’identité, de ce qui qualifie chacun et chacune comme ce qu’il ou elle est, tout en interrogeant les manières dont les enjeux identitaires sont activés et manipulés dans le monde actuel, avec des effets destructeurs, pour la collectivité comme pour les individus.

A Man

De Kei Ishikawa
Avec Sakura Andō, Masataka Kubota, Satoshi Tsumabuki, Yōko Maki
Durée: 2h01
Sortie le 31 janvier 2024

 «Les Prières de Delphine» et «Mambar Pierrette» de Rosine Mbakam

Deux films, une offre de cinéma. Chacun peut être vu indépendamment, il est impressionnant de force et de présence. Leur sortie simultanée compose un ensemble qu’on dirait stéréoscopique, tant chaque film augmente la profondeur de l’autre. Les Prières de Delphine est un documentaire tourné à Bruxelles en 2021, Mambar Pierrette une fiction tournée à Douala (Cameroun) en 2023. Au cœur de chacun se trouve une femme, l’existence quotidienne et les combats de cette femme, que chaque titre nomme.

L’écart documentaire/fiction, l’écart Afrique/Europe, l’écart Pierrette/Delphine produisent ce sidérant effet de relief, qui augmente encore l’intensité des réalités évoquées. Face caméra, sur son lit, dans un dispositif qui évoque à plus d’un titre l’immense Dans la chambre de Vanda, film fondateur de Pedro Costa, Delphine se raconte. (…)

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«Sabotage», thriller écologiste à l’épreuve des règles du genre

Six membres du commando réuni pour faire sauter un pipeline passent à l’action.

Le film de Daniel Goldhaber met en scène, selon les codes du film de braquage, la préparation d’un attentat par de jeunes activistes défenseurs de l’environnement.

Venus des quatre coins des États-Unis, ou du ranch d’à côté, huit jeunes gens ont convergé vers ce trou perdu dans le désert texan. Le modèle est immédiatement reconnaissable: c’est celui des Sept Samouraïs, ou de la série Mission: impossible: des profils différents, avec des compétences et des motivations diverses, assemblés pour accomplir une tâche particulière.

Sans doute serait-il plus juste de convoquer comme référence la franchise Ocean’s Eleven, puisque l’équipe ainsi constituée a pour objectif de commettre un acte illégal: faire sauter un pipeline. Celui-ci est leur cible, à la fois comme symbole de l’addiction généralisée aux énergies fossiles et comme responsable direct de destructions et d’expulsions locales.

Une part importante du film est consacrée à la préparation de l’attentat, puis au déroulement de son exécution, émaillée de multiples rebondissements. Mais, récit d’une aventure, Sabotage fait aussi place aux réflexions et aux débats qui animent ses personnages, à leurs raisons d’agir et à leurs arguments.

Un double enjeu

Se revendiquant de l’esprit, sinon de la lettre, de l’essai d’Andreas Malm Comment saboter un pipeline, le jeune réalisateur américain Daniel Goldhaber mobilise donc explicitement les codes du film de braquage dans ce contexte très particulier, avec un double enjeu.

Le premier est évidemment de tirer parti des effets de suspense du genre, et de transformer en thriller efficace ce plaidoyer pour que la résistance à la destruction de l’environnement ait éventuellement recours à des actes violents.

L’usage d’explosifs, plus encore peut-être le fait de rompre le tabou fondateur de la propriété privée, sont en effet des actes qu’on peut qualifier de violents, y compris en ne cessant de rappeler qu’à aucun moment il n’est question de tuer ou de blesser qui que ce soit. Ce qui fait une certaine différence avec le sens usuel, jusqu’à une date récente, du mot «terroriste»[1].

Le second enjeu de cet assemblage d’individus différents entre eux, même s’ils appartiennent pratiquement tous à la même génération (un seul, le fermier, est un peu plus âgé), concerne les motivations des protagonistes. Une part essentielle du film est ainsi consacrée aux parcours qui mènent ces jeunes gens au passage à l’acte collectif.

Là se situe la limite du dispositif narratif adopté par le cinéaste: les besoins du genre, qui assure le côté spectaculaire de Sabotage, et potentiellement sa capacité à attirer un public relativement large (encore qu’on doute qu’une sortie le 26 juillet soit à cet égard le meilleur moyen), fragilisent la proposition politique dont il est porteur.

Et cela est vrai quelle que soit l’opinion de chacune et chacun à propos du passage à l’acte lui-même. Le scénario dispose que les parcours individuels des huit protagonistes sont marqués par des drames et des traumatismes personnels. Ces drames et ces traumatismes sont dès lors supposés légitimer l’action radicale illégale.

Ces parcours individuels justifient –ou souhaitent justifier– la décision d’agir au-delà du pacifisme revendiqué, qui est aujourd’hui l’attitude de la quasi-totalité des activistes de l’écologie. Ce qui n’empêche pas du tout que ceux-ci se fassent traiter d’écoterroristes, et soient régulièrement réprimés de manière ultraviolente, aux États-Unis aussi.

Dans le film, cette justification par les trajectoires personnelles est à double détente. (…)

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«Stars at Noon», l’amour au cœur des ténèbres

Daniel (Joe Alwyn) et Trish (Margaret Qualley), une passion en miroir dans le dédale de l’oppression.

Grand Prix du jury au Festival de Cannes 2022, le nouveau film de Claire Denis mobilise les codes du thriller et de la romance, et les transforme en cauchemar envoûtant et sensuel.

Corps fragile, peau offerte, mobile, gracile, tendue, elle erre parmi les vestiges de ce qui fut peut-être une émeute, dans une ville d’abord déserte. C’est l’aube, sans doute. Au sol et sur les murs, des inscriptions en espagnol contre les abus du pouvoir. Plus tard, des enfants jouent au foot sur la chaussée, des camions pleins de soldats en armes passent lentement.

La violence, les pénuries de tout, la prédation sexuelle, le lointain souvenir d’un geste révolutionnaire, héroïque et généreux transformé en dictature, rôdent comme ces grands oiseaux noirs qui tournent dans le ciel au-dessus de la ville.

On ne sait pas encore où on est –au Nicaragua, soumis à la dictature sandiniste. Ni pourquoi cette jeune Américaine s’y trouve: la réponse, au-delà d’une fumeuse affaire d’articles pour un magazine américain, ne viendra jamais.

L’actrice et la musique

Mais on sait très vite, et de manière très sûre, que celle qui habite pratiquement chaque plan est une formidable actrice, une présence d’elfe érotique et fragile, un précipité de volonté au bord de la rupture, entre jubilation de l’instant et terreur.

Et, à bien des égards, ce qui émane de Margaret Qualley répond de ce qu’est le film tout entier: torride et trouble, éperdument vivant, en déséquilibre au bord du gouffre. Sans être une débutante, loin s’en faut, puisqu’on l’a notamment vue dans Once upon a Time… in Hollywood et la série Maid, l’actrice y est une révélation, obsédante d’une intensité capable de toutes les modulations, de toutes les ruptures de ton.

On l’a dit à propos de l’interprète principale, on aurait pu essayer de le faire avec la musique de Stuart Staples et Tindersticks, complices au long cours du cinéma de Claire Denis. Le jazz doucement funky, à la fois murmure sensuel, menace à mi-voix et floutage des perceptions, «dit» le film tout entier. Et de manière peut-être plus explicite que ne le ferait son scénario.

Les sensations plutôt que la narration

Adapté de l’éponyme roman hypnotique de Denis Johnson, en poussant plus loin encore l’approche par les sensations plutôt que par l’enchaînement des éléments narratifs, le dix-neuvième long métrage de Claire Denis accompagne la trajectoire chaotique de Trish, qui cherche désespérément à quitter le piège dans lequel elle s’est fourrée en s’installant à Managua, capitale du Nicaragua.

Margaret Qualley fait de Trish, mieux qu’un personnage, l’incarnation du film tout entier. | Ad Vitam

La jeune femme rebondit, ballottée entre un militaire qui abuse d’elle, la séduction graveleuse d’un vieil officiel, la rencontre sous haute tension d’un représentant de la police politique d’un pays voisin, celle d’un compatriote plein de sourires charmeurs et de billets verts, aussi menaçants les uns que les autres.

Sa trajectoire erratique est bientôt aimantée par un Anglais vêtu de blanc et de mensonges. Personne, pas même lui, ne fait semblant de croire que ce Daniel est là pour une mission humanitaire, malgré ce qu’il affirme. La seule vérité, dans ce monde de leurres et de simulacres, sera l’intensité de ce qui se noue entre elle et lui, entre leurs corps, entre leurs désirs, entre leurs projets affichés ou secrets.

Des mains se trouvent, des peaux s’effleurent, des vibrations sont émises et captées. Cela advient, prenant par le travers les aventures, les stratégies, les opérations clandestines aux odeurs de pétrole et de sang. Une bourrasque. (…)

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«Enquête sur un scandale d’État» et «L’Horizon», l’entropie et l’utopie

Roschdy Zem interprète (admirablement) le héros ambigu d’Enquête sur un scandale d’État.

Alors qu’en cette période préélectorale le cinéma français multiplie les approches de la politique, le thriller de Thierry de Peretti et la fable écologiste d’Émilie Carpentier ouvrent des perspectives sur d’autres façons de faire récit en écho à l’état de la société.

Parmi les nombreuses âneries fréquemment proférées à propos du cinéma français figure celle prétendant que celui-ci ne s’occupe pas de la réalité, ou de la situation politique –ce qui, en fait, veut dire qu’il ne s’en occupe pas comme la télévision, ou comme les Américains, les deux seuls modèles que reconnaissent les donneurs de leçons de soumission.

Même dans ces termes-là, ce reproche n’est plus de mise, et la proximité de l’élection présidentielle voit l’arrivée sur les écrans d’un nombre inhabituel de films concernant explicitement la politique au sens le plus littéral –attentifs à ce phénomène, les Cahiers du cinéma de février consacrent d’ailleurs un dossier à «Filmer la France», à partir de quelques-unes des sorties marquantes du moment.

Sans distinguer ici documentaires et fictions, témoignages, pamphlets, drames, comédies et paraboles, la succession ces dernières semaines, et dans celles qui viennent, de La Fracture, Municipale, Présidents, Nous, Un peuple, Un autre monde, La Campagne de France, La Croisade, En nous, Les Graines que l’on sème, Retour à Reims, Le Monde d’hier, Les Promesses, La Disparition, En même tempsfinissent, par leur nombre même, par donner matière à un apparent paradoxe.

Comme si, au moment où il se répète sans cesse que les Français ne s’intéressent plus à la politique, du moins dans ses procédures instituées, le cinéma tentait de faire contrepoids à ce supposé désintérêt.

Il est plus vraisemblable que les films, de manières variées et avec plus ou moins d’emprise sur l’état du monde, entreprennent de reconstituer un territoire du politique, en écho avec les réalités et les imaginaires d’aujourd’hui. Quitte à souligner ainsi au passage le hiatus si criant entre la politique (la machine et ceux qui l’incarnent) et le politique (les enjeux et les possibilités de partager un espace-temps commun).

Au sein de ce processus, deux des films qui sortent en salles ce 9 février pointent dans deux directions différentes, l’une et l’autre susceptible de contribuer à cette reprise au présent des possibilités de faire récit, de faire proposition sensible, en phase avec l’état de la société française.

«Enquête sur un scandale d’État» de Thierry de Peretti

Enquête sur un scandale d’État prend en charge dans sa construction même la perte de repères, l’effondrement des grilles simplificatrices pour décrire une réalité sociale complexe, en partie opaque, où des puissances hétérogènes capables d’innombrables alliances ou oppositions entre elles ne cessent de recomposer des rapports de causalité, des rapports de force instables et souvent contre-intuitifs.

Initié comme une classique fiction de dénonciation des rouages malfaisants de l’État sur le mode de la révélation salvatrice, le thriller de Thierry de Peretti ne va cesser d’en déjouer, ou plutôt d’en fragmenter la trajectoire, pour une approche finalement plus réaliste, dans son incertitude, que l’énoncé de tout discours.

Le troisième long-métrage du réalisateur des Apaches et de Une vie violente s’inspire d’une véritable affaire, qui avait donné lieu à un livre, L’Infiltré, cosigné par ceux qui deviennent deux des personnages principaux du film, la taupe introduite dans un réseau de trafiquants jouée par Roschdy Zem et le journaliste de Libération qu’interprète Pio Marmaï. La troisième figure centrale est le patron des stups campé par Vincent Lindon.

Le titre d’Enquête sur un scandale d’État renvoie clairement au genre du film d’enquête et de dénonciation, thriller politique mettant à jour les compromissions et les crimes commis par, ou sous couvert des plus hauts dirigeants –politiques, économiques, judiciaires, policiers…

Vincent Lindon campe le patron des stups aux méthodes controversées. | Pyramide Distribution

L’histoire, qui a en effet défrayé la chronique, concerne un chargement de drogue introduit en France. Le scénario se concentre sur le tandem composé d’un infiltré de la police et du journaliste qu’il a contacté pour lui révéler des manquements, voire un important trafic organisé par le patron des flics.

Le film de Thierry de Peretti s’appuie ainsi sur les ressorts classiques du genre –et une très solide interprétation. Mais peu à peu la version de l’infiltré sur laquelle repose la dénonciation apparaît comme moins assurée. Et la croyance, qui le sert, du journaliste dans cette présentation des faits semble moins évidente, les explications du flic ou le travail de la justice restent à tout le moins recevables.

Puis la relation entre le journaliste et l’ex-indic apparaît également comme problématique, tandis que le comportement final de la rédactrice en chef viendra ajouter encore au trouble.

Défaire les certitudes

Plus le film avance, plus il défait la certitude –romanesque, morale, politique– de la distribution du bien et du mal, voire de la matérialité et du sens des faits. (…)

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«Médecin de nuit» et «Sound of Metal» passent les bornes

Vincent Macaigne dans Médecin de nuit, thriller qui ne se laisse pas enfermer dans les règles du genre.

Le film noir d’Elie Wajeman aux côtés d’un toubib en maraude dans la nuit parisienne et l’histoire du musicien de hard rock confronté à la surdité filmée par Darius Marder laissent ouvertes les portes d’un cinéma inventif.

Parmi les sorties de ce mercredi 16 juin, deux films peuvent être rapprochés, pour des raisons superficielles, et d’autres autrement significatives.

Médecin de nuit d’Elie Wajeman et Sound of Metal de Darius Marder ont en commun de plonger dans un univers très contemporain peuplé de personnes en proie à des souffrances, et d’en faire à chaque fois une sorte de thriller. Ce peut être une coïncidence, ou le signe, pas très probant, des pourtant bien réels multiples malaises du monde actuel.

Mais ce qu’ils partagent de plus intéressant tient à ce qu’ils relèvent l’un et l’autre d’un genre, ou d’un sous-genre, dont ils réussissent à conserver les ressources propres sans s’y laisser enfermer.

Film d’action resserré en une seule nuit autour d’une figure qui a beaucoup servi au cinéma, le médecin confronté aux malheurs et aux vilénies du monde, ou portrait tendu d’un type combatif et fier faisant face au handicap sont deux schémas de scénario qui ne brillent pas par leur originalité.

La manière dont les réalisateurs, qui sont aussi dans chaque cas coscénariste du film, s’appuient sur les repères dramatiques existants et des interprétations de haute volée, pour ouvrir grand leur film à une complexité, à une incertitude, à des énergies qui n’ont rien d’univoques, signe la réussite du film français comme du film américain.

«Médecin de nuit»

D’un bout à l’autre de la nuit, d’une zone à l’autre du Paris de ceux qui vont mal –solitude, dépression, drogue et autres pathologies recensées par le Vidal– Mikaël circule au volant de sa voiture. Il n’arrête pas, d’appel en appel, de patient en patient, d’épouse en maîtresse, de sauvetage en combine, de naufragé en menace.

 

Ensemble, Elie Wajeman à la réalisation et Vincent Macaigne dans le rôle-titre composent et recomposent à toute vitesse les assemblages des multiples facettes de ce médecin qui est aussi à sa manière un malade. Malade de ça: être médecin de nuit, forme d’addiction qui peut s’avérer dangereuse, vertige où se fondent narcissisme du sauveteur et fantasme de l’aventurier, goût des marges et compétence efficace, pulsions érotiques, mégalomanie et compassion.

Sans jamais en rajouter, Macaigne à son meilleur fait circuler tous ces affects, toutes ses motivations avec une impressionnante puissance de suggestion, au cours de ces maraudes qui sont aussi l’occasion de rencontres impressionnantes, émouvantes, poétiques.

Au risque des rencontres

La mécanique du thriller autour d’un trafic de Subutex et des périls que font planer les gangsters qui le supervisent, le dilemme affectif entre les deux femmes qui incarnent pour Mikaël deux promesses d’existence contradictoires, les multiples brèves rencontres avec les naufragés des HLM et les épaves des trottoirs s’agencent et se réagencent pour offrir une plongée dans un monde très réel, très proche, et travaillé de l’intérieur par des ressorts fictionnels qui servent à mieux dire la vérité.

On se doute que réalisateur et acteur ont suivi des véritables médecins de nuit, pris connaissance des procédures, observé un grand nombre de situations et de gestes techniques.

On voit qu’ils cherchent constamment à tenir ensemble une version idéalisée, romanesque, du personnage du médecin de nuit et une version réaliste, quotidienne, de ce que font effectivement toutes les nuits les praticien·nes qui assument ces tâches, à Paris comme plus ou moins partout dans les grandes villes d’Europe de l’Ouest.

 

Sonia (Sara Giraudeau) et Mikaël (Vincent Macaigne) face aux lendemains incertains. | Diaphana

Pour tenir cette ligne à haute tension mais disponible aux aléas des rencontres, des apartés, des bifurcations, il faut une foi absolue dans les puissances du cinéma.

Il faut croire sans réserve dans sa capacité à faire vivre ensemble ces dimensions, sur toute la gamme de la fiction et du réalisme, en laissant de l’espace à chacun –à chaque spectateur– pour s’y frayer aussi son propre chemin, avoir ses propres impressions et opinions sur les agissements des uns et des autres.

À ces qualités s’en ajoute une autre, qui réinsuffle d’autres courants, d’autres vibrations à l’intérieur de ce film si habité: la présence des deux personnages féminins, et ce que font les deux actrices qui les incarnent.

Sara Giraudeau, toute en finesse intense où se mêlent force et fragilité, et Sarah Le Picard, impressionnante de fermeté charnelle et intelligente, déplacent par leur jeu plus encore que par leur rôle le centre de gravité du film, ou plutôt le démultiplient, de la plus réjouissante façon.

«Sound of Metal»

Corps tatoué, muscles bandés, regard halluciné, Ruben cogne «comme un sourd», selon l’expression en usage dans la langue française. Il est là pour ça, batteur du groupe de heavy metal qu’il forme avec sa compagne Lou, chanteuse et guitariste, avec qui il sillonne les routes secondaires des États-Unis dans la caravane qui leur sert de foyer, de refuge, d’un concert à l’autre. Un soir, Ruben entend mal. Le lendemain c’est pire. Le diagnostic du médecin est un couperet. (…)

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Le vertigineux miroir de «L’Infirmière»

Ichiko, celle qui soigne, devenue Riso, celle qui se venge (mais toujours l’étonnante actrice Mariko Tsutsui). | Art House Films

Jouant sur les frontières du visible, le film de Kōji Fukada déploie les ressorts d’un thriller étonnamment réaliste grâce à sa façon d’approcher des zones d’ombre.

L’Infirmière est un film fantastique. Fantastique aux deux sens du mot, celui qui désigne le recours à des éléments non réalistes, et comme adjectif élogieux. Les éloges que mérite le film de Kōji Fukada tiennent pour une bonne part à l’usage singulier qu’il fait, justement, du fantastique.

Celui-ci est de prime abord invisible. Tandis que se noue la relation entre un jeune coiffeur et sa cliente, se développe l’histoire de cette jeune femme, soignante à domicile, et des membres de la famille où elle travaille.

 

Pourtant déjà s’esquisse une étrangeté, caractéristique du film tout entier: la cliente du salon de coiffure et l’infirmière sont la même personne, et pourtant pas tout à fait.

Elles habitent bizarrement dans deux endroits très différents, solitaire et recluse observant le garçon de manière intrusive, et membre apparemment très sage d’une famille avec un enfant et son père.

Enlèvement et agression

Puis viendra un drame: le kidnapping de la fille cadette de la famille dont l’infirmière soigne l’aïeule. Et d’autres événements, coïncidences, affrontements, ruptures, dans lesquels la jeune femme semble victime de circonstances, de manipulations et d’agressions injustes.

L’Infirmière est un thriller, dont les ressorts dramatiques jouent de manière à la fois déroutante et, à première vue, tout à fait réaliste. Tout juste si, assez tôt, une séquence onirique inquiétante est venue renforcer l’instabilité du regard que les spectateurs sont invités à porter sur ce qui se déroule. (…)

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«Joueurs» et «Woman at War»: les unes plongent, l’autre tire

Le premier film de Marie Monge s’immerge dans les abîmes du jeu d’argent et du risque extrême, le western écologiste d’Erlingsson s’élance aux côtés d’une guerrière pacifiste.

Photo: À gauche, Stacy Martin dans Joueurs. À droite, Halldora Geirhardsdottir dans Woman at War.

Les semaines se suivent et ne se ressemblent pas. Après plusieurs mercredis avec pratiquement rien à se mettre sous le regard, le 4 juillet cumule les propositions dignes d’intérêt. Parmi elles, quatre documentaires on ne peut plus différents, dont Les Quatre Sœurs de Claude Lanzmann et L’Île au trésor de Guillaume Brac, sur lequel on reviendra.

Et, de manière chaque fois singulière, on note l’omniprésence des femmes au centre de films par ailleurs aussi divers que le film d’espionnage Le Dossier Mona Lina, la comédie Tamara Vol 2, le documentaire Femmes du chaos vénézuélien (et évidemment à nouveau Les Quatre Sœurs), sans oublier les reprises de L’une chante, l’autre pas d’Agnès Varda et de Out of Africa d’après Karen Blixen. Au sein de cette offre pléthorique (quatorze nouveautés), deux réalisations centrées sur une figure féminine attirent l’attention: Joueurs et Woman at War.

«Joueurs», un film, une actrice et une cinéaste à l’unisson

Le premier long métrage de Marie Monge est de ces films qui ne cessent de gagner en attractivité à mesure qu’ils se déroulent, et peut-être plus encore ensuite, une fois la projection terminée.

Si le ressort de départ –l’attraction compulsive pour le jeu d’une jeune femme dont la vitalité ne sait où s’investir– peut sembler abstrait, et si la séduction qu’exerce sur elle un garçon hâbleur qui l’entraîne dans les cercles clandestins relève surtout du coup de force scénaristique, plus le film accompagne Ella, plus il se nourrit de présences, d’atmosphères, d’énergies qui en déploient les forces et le sens.

C’est aussi, sinon surtout, qu’Ella est interprétée par cette jeune actrice remarquable qu’est Stacy Martin, qui confirme ici tous les espoirs suscités par ses rôles dans Nymphomaniac et dans Taj Mahal.

L’excellence du jeu des autres protagonistes manifeste la qualité du travail de la réalisatrice avec ses acteurs, comme le déroulement du film multiplie les belles propositions dans ses choix de cadre et de mouvements de caméra, ou dans la relation entre image et son.

Au centre, Stacy Martin et Tahar Rahim.

Joueurs pâtit d’un scénario parfois trop écrit, d’une bande musicale insistante, et d’un goût pour les références –à Scorsese notamment– dont il n’a nul besoin. Mais lorsque Marie Monge laisse vivre son personnage et accueille bruits, lumières et gestes des mondes où celui-ci évolue (les tripots, les hôtels bon marché pour marginaux, mais aussi bien un trottoir parisien ou un restau de quartier), elle atteint une justesse vibrante, du meilleur aloi.

Mieux, le film bénéficie du parallèle qu’il suggère entre la manière dont son personnage plonge dans l’addiction au jeu, et la manière dont la réalisatrice se jette à l’eau de la mise en scène. Dans l’affichage ou même le scénario, tout semble indiquer que Joueurs se joue autour d’un couple. En réalité, il naît de trois femmes: Marie Monge, Stacy Martin et Ella.

«Woman at War», acéré et explosif

La question se pose différemment dans le film de Benedikt Erlingsson, et pas seulement parce qu’aux nuits louches de Paris se substituent les grands espaces d’Islande. Le réalisateur fabrique une véritable horlogerie scénaristique, assumée comme telle avec une tranquille évidence. (…)

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«3 Billboards», au-delà du feu

Construit sur l’affrontement entre une femme seule et une communauté du sud des États-Unis, le film de Martin McDonagh dépasse avec brio le pur thriller.

Le feu. Bien avant les flammes qui viendront embraser l’écran, le film se place d’emblée sous le signe du feu.

Elle brûle, elle brûle de rage cette femme qui débarque dans la petite ville du Sud profond. Elle se consume de fureur contre ce qu’a subi sa fille, violée et tuée. Contre l’inaction ou l’impuissance de la police.

C’est contre elle, et plus précisément son patron, le shérif Willoughby, que Mildred met en place à l’entrée d’Ebbing trois immenses panneaux d’affichage dénonçant la situation.

Ce feu est aussi celui qui couve dans cette société apparemment paisible, mais où le racisme, la violence policière, la fascination des armes ou le machisme définissent la mentalité collective de l’Amérique profonde.

Sans apparaître, les torches du Ku Klux Klan ne sont pas loin, dans cette bourgade au nom fictif que le titre original ne situe pas par hasard dans le Missouri.

Une héroïne qui défie les canons des personnages féminins

Le réalisateur Martin McDonagh mène tambour battant la montée en tension de l’affrontement qui s’organise entre la mère vengeresse et les autorités où, plus que le shériff, l’adjoint brutal et raciste tient l’emploi de l’ennemi désigné.

Selon la tradition du cinéma américain, la «communauté» commente la situation et se distribue entre les différentes attitudes que peut susciter ce conflit.

Celui-ci trouve son énergie autant dans l’apparent potentiel illimité de brutalité, plus proche des films d’horreur que d’une évocation réaliste, que dans la posture déterminée de l’héroïne campée par Frances McDormand, souveraine.

La vigueur et la rigidité de son  personnage pris dans une spirale de fureur défient les canons d’un personnage féminin classique, circulant allègrement entre affirmation de soi et exagération proche du délire.

Serait-il uniquement cela que 3 Billboards rejoindrait avec honneur la liste des petits thrillers tendus et efficaces qui jalonnent l’histoire d’Hollywood.

Mais il est autre chose. Autre chose de particulièrement digne d’intérêt par les temps qui courent. (…)

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