Scénarios, nouvelles, entretiens, correspondance… L’immense assemblage de textes écrits ou énoncés par Chantal Akerman que publie L’Arachnéen dans une édition établie et commentée par Cyril Béghin compose à la fois une traversée intime et attentive du parcours de la cinéaste de Jeanne Dielman et une immense proposition littéraire et poétique, aussi profondément hybride que d’une bouleversante cohérence.
« J’ai vu que le lit était plein de sang ». Une phrase, une ligne. On ne sait pas qui dit « je », mais c’est une femme, une jeune femme. Les mots sont simples, ce qu’ils expriment est infiniment complexe, dangereux, obscur. Le sang de qui ? De celle qui écrit ? De celui ou celle dont elle a évoqué auparavant l’absence, après une séparation dont il est incertain si elle est temporaire ou définitive ? Le sang d’une blessure, d’un meurtre, d’un suicide ? D’une coupure anodine ? Le sang des règles ?
« Plein de sang », manière de dire qu’il y a une tache de sang ou véritablement plein, inondé. Liquide ou sec. Gore ou mélancolique. C’est sans fin, il peut être question d’un crime, d’un incident quotidien, de la trace d’une lutte ou d’un acte brutal, de l’hypothèse – espérée ou non – d’un enfantement.
« J’ai vu que le lit était plein de sang ». La phrase ne raccorde pas vraiment avec le reste du court texte dont il est extrait, intitulé La Chambre, à peine trois pages, et qui raconte les actes désordonnés de la narratrice après une rupture, dans les rues et le métro à New York et dans l’appartement où elle habite. Ce texte a existé sous trois formes différentes, écrites et enregistrées, sans avoir atteint la place à laquelle il était destiné, la bande son d’un court métrage. Le court métrage aussi s’intitule La Chambre, c’est la deuxième réalisation de Chantal Akerman, en 1972. Dans le film, plan-séquence de dix minutes, il y a une chambre qui semble à New York, il y a Chantal Akerman dans un lit, il n’y a pas de sang, du moins pas qu’on puisse voir. Le plus important était peut-être « J’ai vu ».
Voilà, c’est tout au début de Chantal Akerman, Œuvre écrite et parlée. Une ligne seulement, à la douzième des mille trois cent quatre-vingt-six pages que comporte cette émerveillante proposition composée par les éditions L’Arachnéen et par Cyril Béghin, grand connaisseur de l’œuvre de la cinéaste belge à propos de laquelle il a déjà souvent publié. Il s’agit, en deux tomes chronologique (1968-1991 et 1991-2015) d’un ensemble de textes écrits par l’autrice de Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, certains comme travaux préparatoires à des films ayant existé ou pas, d’autres rédigés pour de multiples raisons personnelles et de travail. Il y a des livres déjà parus ou pas, du théâtre, des ébauches de nouvelles, des courriers, des chansons, des éléments de dossiers de presse. Figurent aussi des transcriptions d’enregistrements et des entretiens destinés à des médias, et des présentations d’installations vidéo. Certains textes font plus de cent pages, d’autres moins de vingt lignes.
L’ensemble est un magnifique et sobre objet comme sait en créer L’Arachnéen, éditeur auquel on doit, entre autres, un immense travail autour de la pensée en actes et en gestes visibles de Fernand Deligny, travail éditorial au long cours dont le sommet a été la publication de la somme Œuvres. Cet ensemble Akerman est constitué de trois volumes. Le troisième a été composé par Béghin, il comporte une notice explicitant la nature et les sources de chaque texte publié dans les deux autres tomes, ainsi qu’une biographie, une filmographie et une bibliographie exhaustives. Cet appareil informatif est précédé d’une « Présentation » par Cyril Béghin de la réflexion qui a guidé la composition de l’ouvrage, lequel ne prétend nullement réunir tout ce qu’a écrit Chantal Akerman, et d’éléments critiques et analytiques concernant son cinéma et son rapport à l’écrit. Ou plus exactement son rapport aux mots, dans leurs multiples modes d’existence.
L’intitulé de l’ouvrage est à cet égard significatif. Comme y insiste Cyril Béghin, le « et » de Œuvre écrite et parlée ne désigne pas tant une addition que la continuité de ces modes d’énonciation, eux-mêmes intimement intriqués aux réalisations visuelles, qui ne sont pas toutes des films, Akerman étant aussi l’autrice d’un important ensemble d’installations pour les lieux d’art contemporain. Le geste éditorial qu’est l’ouvrage tel qu’il est agencé affirme qu’ensemble, ces énoncés font une œuvre (au singulier), qu’il s’y déploie une proposition cohérente de rapport aux autres et à soi, au monde réel et aux films et écrits de multiples autrices et auteurs différents.
L’introduction insiste sur ce qui s’avère une des qualités majeures de l’œuvre ainsi publiée, ce que Béghin nomme son « instabilité ». Soit la multiplicité des formats, des supports, des modes d’énonciation, mais aussi l’incertitude du statut de ce qui y est conté, décrit, imaginé, et la labilité des régimes d’expression. Le minuscule exemple d’une seule ligne mobilisé ci-dessus vaut exemple de la richesse féconde, toujours potentiellement générative d’autres idées, d’autres paroles, d’autres textes que suscite l’expression verbale de Chantal Akerman.
Elle qui disait « j’ai toujours eu le désir d’écrire (…) Simplement, j’ai eu peur de ne faire que ça. La peur de rester chez soi et de se perdre. Je savais qu’en écrivant des films, je sortirais de ma chambre. » À la lire, on éprouve et la proximité du risque d’un abime sans fond de l’écriture mais aussi de la parole, et la tension entre l’intérieur et l’extérieur, la pratique solitaire et la pulsion vers ailleurs, là où sont les autres.
À juste titre, Béghin caractérise donc du mot « instabilité » l’ensemble de cette production « logique », au sens où elle relève du logos en-deçà de la séparation entre parlé et écrit, et même si la logique au sens courant n’est pas sa caractéristique la plus apparente. Instable assurément, au sens où tout est en mouvement, dans les énoncés et dans leurs modalités d’énonciation. Mais ce qui les tient ensemble, et dont le livre témoigne si fort, c’est la voix. La voix de Chantal Akerman, voix connue, elle qui parle si souvent dans ses films, du premier au dernier, voix ô combien singulière, dans ses caractéristiques audibles, gravité, tessiture, modulations du tabac et des angoisses, mais pas seulement. La preuve : qui n’a jamais entendu la « vraie » voix de Chantal Akerman l’entendra en lisant ces textes.
Cette instabilité peut aussi être la condition d’une forme de solidité, lorsque les écrits témoignent de recherches de terrain approfondies, minutieuses, par exemple dans le centre de réhabilitation pour adolescents de Yonkers dès 1972 (pour un film inachevé), ou pour l’enquête sur le désert à la frontière entre États-Unis et Mexique (Sonora, 2001) qui fera naître un film et une installation.
Ce que faisait, ce que disait ou écrivait Akerman a suscité de multiples références ou rapprochements, qu’elle a presque toujours récusés. Mais il y a en a une qu’elle a elle-même convoqué, celle à la « littérature mineure » comme l’avaient définie Deleuze et Guattari dans leur livre sur Kafka, souvent cité par la cinéaste[1]. Dans cet ordre-là du discours se tiennent et ses films, et ses écrits. Avec sans cesse une exigence du mot juste, et un refus des assignations, qui se cristallisent par exemple dans cette seule réplique, prélevée au sein d’un des plus amples entretiens qu’elle ait jamais accordés, « Bresson est un grand matérialiste, (…) « cinéaste catholique », « cinéaste juif », « cinéaste femme », « cinéaste homosexuel », il faut enlever tous ces qualificatifs, ce n’est pas là que se jouent les choses » (« The Pajama Interview », avec Nicole Brenez, 2011).
Dans son texte de présentation, Cyril Béghin remet à leur place les multiples cadres jamais totalement dépourvus de pertinence mais tous plus ou moins réducteurs, ces trop bien nommées « grilles de lecture » (l’autofiction, le féminisme, le rapport à Israël et au judaïsme, la comparaison avec Marguerite Duras…). Et il rend justice à ces deux horizons décisifs que sont la non-appartenance viscérale, à la fois malheureuse et revendiquée, et, plus tard et grâce à la rencontre avec Sonia Wieder-Atherton, la musique.
S’y aventurer constitue une entreprise éminemment gratifiante.
Mais la beauté de l’ensemble de l’ouvrage édité, au-delà des multiples merveilles qu’il recèle et qu’on ne saurait prétendre énumérer ici, tient à ce qui circule entre les textes, et entre les textes et l’œuvre filmé. La puissance de ces énergies suscitées par la composition publiée ouvre des échos et des espaces poétiques qui construisent des places tremblantes et puissantes à des films qui n’existent pas, mais qui parvinrent à divers états d’élaboration.
Cela construit un territoire peuplé de fantômes, aussi actifs que les « vivants » (les œuvres réalisées) et les documents qui s’y rapportent. Et eux aussi acquièrent, dans le maniement de la langue de l’écrivaine, une dimension fantomatique. (…)
Son nouvel ouvrage,
Quelques-uns des centaines d’ouvrages publiés par les Éditions des Cahiers du cinéma. | JMF







