À voir au cinéma: «Miséricorde », «Barbès, Little Algérie», «Le Sentier des absents»

Au fond des bois de Miséricorde, les rencontres aux multiples enjeux entre Jérémie (Félix Kysyl) et le curé (Jacques Develay) –et les champignons.

Grande œuvre aux apparences modestes, le nouveau film d’Alain Guiraudie trouve d’étranges et beaux échos chez ceux de Hassan Gerrar et Eugénie Zvonkine.

Parmi les dix-sept nouveaux longs-métrages qui sortent dans les salles françaises ce mercredi 16 octobre figurent trois œuvres particulièrement mémorables. Elles sont complètement incommensurables l’une à l’autre; seul le hasard du calendrier les rapproche.

Parmi eux, à l’évidence, figure le septième long-métrage d’Alain Guiraudie, cinéaste auquel il aura fallu une durée injustement longue pour que s’impose qu’il est un des réalisateurs les plus importants de sa génération (on n’a pas dit seulement «réalisateurs français»). Miséricorde est une merveille singulière de modestie et d’immense ampleur, dont on ne comprend toujours pas qu’elle ait été reléguée dans une section parallèle au dernier Festival de Cannes.

Quant aux deux premiers films de Hassan Guerrar et d’Eugénie Zvonkine, une fiction et un documentaire, ils sont, chacun dans son registre propre, de réels et très heureux accomplissements.

Ah, mais attendez… Rien à voir entre eux, ces trois films? Mais si, bien sûr. Le premier est tourné par Guiraudie dans sa région natale en revendiquant l’inspiration de souvenirs personnels, le deuxième réalisé dans et à propos du quartier qui permet à Guerrar de dire beaucoup de son histoire et de son rapport au monde, le troisième directement issu d’une très douloureuse expérience vécue par Eugénie Zvonkine.

Ils sont trois manières très cinématographiques, quoique complétement différentes, non pas de parler de soi, mais de partir d’une intimité vécue pour déployer des manières de percevoir et de raconter le monde. Trois formes de mobilisation du «je», cette ressource inépuisable du cinéma, souvent de regrettables et narcissiques façons. Cette fois, ces trois fois, pour le meilleur.

«Miséricorde» d’Alain Guiraudie

Jaunes, ocres, brunes, les feuilles mortes jonchent le sol. Elles ont commencé de se mêler à la terre. Détrempées par les pluies, des branches tombées se décomposent, les matières se mêlent. C’est l’automne. C’est l’humus. C’est un grand processus d’où va renaître la vie, plus de vie encore.

Se mêler pour plus de vie est le grand principe de tout le cinéma d’Alain Guiraudie. Son nouveau film en donne une traduction magique et terrienne, amusée et émue, inquiétante et burlesque. Sous cette terre, d’où vont jaillir avec une coquine turgescence des morilles, il y a aussi un cadavre.

On a vu la violente bagarre, et le coup mortel porté par Jérémie à Vincent. On a perçu autre chose aussi, tandis que les deux hommes se tapaient dessus. Chez Guiraudie, c’est toujours ainsi, il y a plus que ce qu’on voit. Entre Jérémie et Vincent circulent la haine et la fureur, mais aussi du désir et une mémoire avec des moments très joyeux. Ce qui n’arrange rien.

Jérémie est de retour dans ce village d’Aveyron où il a grandi, où il a été l’ami d’enfance de Vincent et l’apprenti de son père, le boulanger de Saint-Martial. Il est revenu à l’occasion de la mort de cet ancien patron, qui ne fut pas qu’un patron. Il est accueilli à bras très grand ouverts par Martine, la veuve. Mais pas par l’ancien camarade.

Le reste de la famille, et Walter le voisin, observent. Mais pas le plus proche de Martine, le curé. C’est peu de dire qu’il s’en mêle. Tel un personnage de dessin animé, il semble être partout, surgir au milieu de la nuit, apparaître dans la forêt, en toute situation prêt à délivrer ce qui semble parole d’évangile, mais toujours très adaptée à la situation précise, avec une sorte d’ironie aussi incisive que douce.

Pourtant, malgré sa soutane d’un autre temps, le prêtre n’est pas un personnage de dessin animé ni une figure abstraite, mais un homme de chair et de sang, d’émotions et de pulsions. Comme elle et ils le sont tous –l’essentiel se jouant entre une femme (Martine) et cinq hommes (Jérémie, Vincent, Walter, le curé, auxquels s’ajoute le gendarme venu enquêter sur l’absence de Vincent).

Entre eux se met en place un trafic intense et trouble de regards, de gestes, de suggestions où les mots «amour» et «désir» circulent comme les lourds nuages de novembre, crèvent en orages des sens ou s’effilochent en jeux de dupes, en menaces, en sous-entendus. Où est Vincent? Pourquoi Walter tire-t-il au fusil sur Jérémie? Sombre thriller, comédie des bois et fable sensuelle entre table de cuisine et confessionnal, Miséricorde mêle les registres comme l’eau et les feuilles se mêlent à la terre.

Franchir les seuils

Réussir ainsi ce mélange de matérialité quotidienne, d’érotisme, d’humour, d’angoisse et de fantastique est une prouesse de mise en scène, d’interprétation et de construction narrative. Mais pas seulement. C’est la traduction en langage de cinéma de ce qu’orchestre Guiraudie depuis ses débuts, déjà les moyens-métrages Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge en 2001.

Depuis, le cinéaste de L’Inconnu du lac et de Rester Vertical n’a cessé, dans le registre du conte, le plus souvent en lien avec ce Sud-Ouest rural d’où il est issu, et désormais en réinventant pour l’écran des fragments de son roman-fleuve Rabalaïre, d’exalter les remises en cause des limites.

Ces remises en cause n’impliquent pas nécessairement la provocation transgressive, mais en revendiquent la possibilité. Elles concernent le fait de traverser, de franchir des bornes qui passent pour naturelles. Concernant l’ensemble des rapports aux êtres, et entre les êtres, elles sont la mise en acte de ce dont est porteur l’idéal trans, comme rapport au monde bien au-delà de la seule identité genrée.

Modeste histoire entre une demi-douzaine de personnages dans un coin paumé du Rouergue, Miséricorde est aussi une ample parabole cosmique et politique. Où l’humus évoqué au début est une matérialisation des puissances fécondes de ces interactions de toutes natures.

Face à celui qui est arrivé de l'extérieur, le cercle local autour de Martine (Catherine Frot), et les regards convergents de Walter (David Ayala), des gendarmes (Sébastien Faglain et Salomé Lopes) et de la femme de Vincent (Tatiana Spivakova). | Les Films du Losange

Face à celui qui est arrivé de l’extérieur, le cercle local autour de Martine (Catherine Frot), et les regards convergents de Walter (David Ayala), des gendarmes (Sébastien Faglain et Salomé Lopes) et de la femme de Vincent (Tatiana Spivakova). | Les Films du Losange

Deux autres gestes récurrents dans Miséricorde sont d’autres manifestations très concrètes, très quotidiennes, de ces puissances. On n’a peut-être jamais vu un film qui montre autant des personnages, surtout Jérémie, l’agent actif venu de l’extérieur, passer des seuils. Entrer ou sortir d’une maison, ou d’une pièce, d’une église, d’une cuisine ou d’une sacristie, occupe une place aussi inhabituelle que significative, alors qu’une des règles d’or de l’écriture classique de scénario est de les bannir systématiquement. Un unique seuil occupe une place à part: le bord de la falaise où le personnage se rend avec un funeste projet.

Ces seuils ne sont bien sûr pas seulement des lieux architecturaux, ils valent pour tous les autres sens qu’on leur associe. De même que les multiples échanges de vêtements et le fait de se déshabiller ou pas devant un ou une autre participent de la possibilité de jouer avec des apparences qui sont des marqueurs d’identité, voire de la possibilité d’en changer.

La formule qui a couru à Cannes lors de la présentation du film était que Miséricorde est «un film de cul où personne ne baise». Ce n’est pas faux, avec toute la dimension humoristique que cela implique. Mais ce n’est qu’une dimension de ce grand déplacement, de cet hymne à la reconfiguration, à l’hospitalité aux autres y compris dans leurs dimensions de troubles, hymne que le choix des corps, le choix des cadres et des lumières, et la vivacité faussement nonchalante de la réalisation magnifient scène après scène. Car Miséricorde est aussi, ou d’abord, un immense plaisir de cinéma.

Miséricorde
d’Alain Guiraudie
avec Félix Kysyl, Jacques Develay, Catherine Frot, Jean-Baptiste Durand, David Ayala
Durée: 1h43
Sortie le 16 octobre 2024

«Barbès, Little Algérie» de Hassan Guerrar

Au début de ce film aussi débarque un homme jeune, venu de l’extérieur et pourtant lié par de multiples attaches à ce qui est autant un milieu qu’un lieu. Ici aussi, la proximité entre le réalisateur et ce lieu, et celle entre le réalisateur et ce personnage, se devinent immédiatement.

Le rapprochement s’arrête là, même s’il y a un intrigant effet miroir entre le tissu de relations dans la France rurale de l’un et dans le quartier parisien extrêmement cosmopolite qu’est Barbès.

Préfecture (Khaled Benaïssa) et Malek (Sofiane Zermani), dans le mouvement incessant des élans, des joies et des drames du quartier. | Jour2fête
Préfecture (Khaled Benaïssa) et Malek (Sofiane Zermani), dans le mouvement incessant des élans, des joies et des drames du quartier. | Jour2fête

Franco-Algérien, Malek s’installe donc dans un nouvel appartement rue Affre, entre les métros La Chapelle et Barbès-Rochechouart, tout près de l’église Saint-Bernard. Il découvre ses nouveaux voisins et ses nouvelles voisines. Beaucoup sont de même origine que lui, pas tous ni toutes. Surtout, ils et elles sont loin de se ressembler, ni de lui ressembler. (…)

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Alain Guiraudie : « Nous ne sommes plus les mêmes mais nous venons de là »

Très remarqué au Festival de Cannes malgré son confinement dans une section parallèle, le septième-long métrage d’Alain Guiraudie, Miséricorde, sort dans les salles françaises le 16 octobre. Inspiré comme le précédent de certains éléments de son copieux roman Rabalaïre, mais dans une tonalité très différente de Viens je t’emmène (2022), le film renoue avec les terres natales du cinéaste, un village de l’Aveyron, et plus généralement ce Sud-Ouest rural auquel il demeure très attaché.

À l’occasion du décès de son ancien patron, le boulanger du lieu, un homme, Jérémie (Félix Kysyl), revient au village où il a grandi. Son arrivée est le point de départ d’une multiplicité d’attirances, de souvenirs, d’affrontements et des rapprochements entre lui, la veuve (Catherine Frot), son fils (Jean-Baptiste Durand), un voisin (David Ayala), le curé du village (Jacques Develay), puis le gendarme qui enquête sur la disparition du fils (Sébastien Faglain). Dans les couleurs d’un automne somptueux et les noirceurs de nuits propices à de multiples secrets, avec un humour aussi ravageur que pince sans rire, Guiraudie déploie les puissances sensuelles et critiques de son cinéma. Celui-ci s’inscrit désormais dans un ensemble de pratiques artistiques où figure également la littérature, avec les romans Ici commence la nuit, Rabalaïre et sa suite, Pour les siècles des siècles, tous chez P.O.L, et également la photographie.

Miséricorde est le nouveau joyau modeste et inoubliable d’une œuvre qui, depuis les moyens-métrages Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge en 2001, puis le long Pas de repos pour les braves (2003), et avec ces sommets qu’ont été Le Roi de l’évasion (2009), L’Inconnu du lac (2013) et Rester vertical (2016), s’impose titre après titre comme une des plus inventives et nécessaires du cinéma français de ce premier quart de siècle. Vibrant d’une réjouissante manière de transformer le quotidien en mystère, aux confins de l’érotisme et du mysticisme, le film est un hymne vigoureux aux multiples cheminements du désir sous toutes ses formes, et entre tous les vivants. J.-M. F.

Les lecteurs de votre roman fleuve, Rabalaïre, identifient immédiatement les situations de Miséricorde comme inspirées de certains épisodes du livre. Comment avez-vous décidé de circonscrire cette intrigue-là ?
Je ne le sais pas de manière précise. Je sais seulement que j’ai eu envie de repartir de ce noyau constitué par le rapport à l’enfance et à l’adolescence, aux relations multiples et intenses de cette période de la vie, et de la façon dont on les vit, et éventuellement les affronte quand on retrouve des années plus tard les mêmes personnes et les mêmes lieux. Il y a clairement une dimension personnelle, ça recouvre pas mal de fantasmes adolescents, les miens et ceux de gens que j’ai connus, la rivalité avec un copain, mais aussi le temps qui a passé. Nous ne sommes plus les mêmes mais nous venons de là. Aussi l’amour, ou le désir, pour le père d’un copain, pour la mère d’un copain… J’ai toujours aimé brasser des choses intimes avec le pur plaisir de filmer, des souvenirs de cinéma, et des références mythologiques – la tragédie grecque n’est pas loin, et aussi la mythologie chrétienne, Abel et Caïn… Mais le passage du livre au film n’est pas clair pour moi : autant j’arrive à dire le cheminement qui me mène du cinéma à l’écriture, par frustration devant les contraintes qui s’imposent quand on fait un film, autant le chemin inverse me reste opaque.

Que trouvez-vous frustrant au cinéma ?
Oh c’est simple, si on peut avoir trente jours de tournage pour un film on est content, et les journées, même très remplies, ne sont pas extensibles. On est toujours limité par le temps. Alors que l’écriture est sans limite, on a autant de temps qu’on veut, c’est un de mes grands plaisirs. À quoi s’ajoutent les joies presque inépuisables de la digression, quand j’écris je peux suivre autant de chemins de traverse que je veux.

Donc, de tous les ressorts dramatiques enchevêtrés dans Rabalaïre, celui qui prévaut pour Miséricorde, c’est le rapport entre le garçon qui revient au village, Jérémie, et Vincent, son ancien copain d’enfance, le fils du boulanger qui vient de mourir.
Non c’est beaucoup moins univoque, c’est aussi le rapport au boulanger mort lui-même, et à sa veuve… Et pas seulement, c’est l’entrelacement des relations. Cet entrelacement dans l’histoire, c’est aussi l’écheveau de ce que je raconte, et de la manière de me situer par rapports à ces actes. Paradoxalement, alors que je trouve toujours la fin des films quand j’arrive au terme du premier jet du scénario, à ce moment je m’aperçois que cette situation était là depuis le début, que j’avançais vers elle sans vraiment le savoir. Et cette fin, que je connais, elle ne prend réellement son sens qu’encore bien après, quand le film est terminé. Aujourd’hui, il est pour moi évident que ce qui se passe dans le dernier plan de Miséricorde est ce qui m’a fait faire le film. Mais il a fallu que je le fasse, ce film, pour le comprendre. Cela ne devient clair pour moi qu’après l’avoir achevé. Le livre, ou plutôt des composants du livre, agissent plutôt comme des propulseurs, ils me lancent en avant dans la réalisation du film. La scène du confessionnal était déjà dans Rabalaïre, comme la noyade de Ici commence la nuit me lance dans L’Inconnu du lac.

Le scénario de Miséricorde est-il précisément écrit, ou s’agit-il plutôt d’indications et de notes ?
Oh non, c’est entièrement écrit. Tout le déroulement, les actions, les circulations, les dialogues. Ce qui n’est pas très présent dans le scénario ce sont par exemple les couleurs de l’automne. Et bien sûr les personnages, quand j’écris je ne sais pas qui jouera.

Mais vous connaissiez les lieux, et en particulier le village où se passe une grande partie du film ?
En fait non, en écrivant je pensais à un autre village. Mais je savais que ce serait dans ma région, sans pouvoir situer le récit dans le véritable lieu de mon enfance, avec ce qui se passe dans le film cela aurait fait des histoires [rires]. Pour le tournage, j’ai envisagé beaucoup de villages aveyronnais, celui du film a l’avantage d’être très proche d’une imagerie de conte, grâce aussi à la forêt qui le cerne.

Le film insiste sur la saison, cet automne qui tire à sa fin, les couleurs rousses et dorées de la forêt, mais peut-être plus encore l’humus, le côté pourrissant, de ce qui va mourir en se mélangeant et d’où renaîtra la vie, qu’annoncent déjà ces champignons vigoureux, ou coquins, ces morilles turgescentes.
Je n’avais pas écrit en pensant particulièrement à l’automne, c’est durant les repérages que cette ambiance s’est imposée comme celle qui convenait. Les couleurs sont importantes, bien sûr, mais aussi les intempéries, la pluie, le brouillard… J’avais espéré avoir plus de brouillard, on a fait avec ce qui arrivait. Les images des feuilles mortes, des morceaux de bois imbibés d’eau participent de la sensualité du film.

Même s’il s’agit cette fois d’honnêtes cèpes et morilles, les champignons rappellent ceux du Roi de l’évasion aux vertus aphrodisiaques mémorables, les dourougnes.
Tout à fait. J’ai l’idée qu’un nombre important de spectateurs ont vu plusieurs de mes autres films, et qu’il peut y avoir comme cela des signes d’un film à l’autre, des échos. Je joue toujours avec ces possibilités, y compris pour déjouer les attentes. Ceux qui connaissent un peu mon travail s’attendent à ce que quelqu’un couche avec quelqu’un, voire que tout le monde couche avec tout le monde. Après… il faut voir ce que fait le film de cette attente. Parce que depuis longtemps, depuis Ce vieux rêve qui bouge en 2001, je travaille aussi l’hypothèse du désir qui ne s’accomplirait pas dans le sexe, et deviendrait en quelque sorte éternel. Il y a une idée comme cela, je crois, dans ce qui anime les prêtres, et les nonnes. À cet égard, le curé du film a un rôle particulier, il dit « nous avons tous besoin d’amour » mais ne se contente pas de le prêcher, il fait advenir les événements. Oui, il est une force dynamique. C’est aussi un ressort comique, mais pas uniquement. Il y a vraiment cette idée de relations de désirs comme moteurs, et c’est lui qui l’incarne le plus directement.

Comme plusieurs autres de vos films, Miséricorde effectue un travail singulier, sinon unique au cinéma, sur les corps, sur leurs manières d’exister, d’être regardés, d’être désirés, y compris s’ils sont très éloignés des apparences supposées séduisantes ou attirantes.
En effet, c’est essentiel. Cela passe d’abord par le casting, qui dans mon cas est extrêmement long. J’y passe un temps fou, mon producteur me disait qu’il n’avait jamais rien vu de comparable. Il ne s’agit pas que de trouver l’interprète qui convient pour chaque rôle, il faut aussi que les corps et les façons de jouer composent un ensemble qui corresponde au film. Il faut qu’ils fonctionnent ensemble. Non seulement, je ne pense jamais aux interprètes quand j’écris, mais en plus, il me faut chaque fois des gens nouveaux, que je ne connais pas. Je ne reprends pas un acteur ou une actrice qui a déjà joué dans un de mes films, pour moi ce n’est pas possible, il continue d’appartenir à ce film-là. Donc c’est long. Et ensuite il y a, en effet, une réflexion sur les enjeux de ces choix, c’est une approche que j’ai d’abord eue instinctivement, qui correspondait à mes goûts pour des corps qui échappent aux canons dominants. Ce n’est que récemment que j’ai commencé à formuler, y compris pour moi, le sens de ces choix, et leurs possibles effets. À l’évidence il y a une dimension politique, dès Du soleil pour les gueux j’ai eu cette volonté d’érotiser des corps de paysans ou d’ouvriers, ce n’est pas ce qu’on voit en général – y compris dans les films gays, dont les personnages sont souvent formatés, physiquement et socialement. Le plus souvent, ils sont très beaux selon les critères classiques, et on ne les voit pas trop avoir des problèmes d’argent.

Lorsque les personnages que vous avez écrits trouvent qui va les jouer, cela transforme le film ?
Ça le relance. Les personnages que voient les spectateurs sont le résultat à chaque fois d’une rencontre entre ce que j’ai écrit et ce qu’en font les acteurs. Et moi le premier, je suis surpris à l’arrivée de ce qu’est le film, de ce qu’il active. On me demande souvent si j’ai fait ce que j’avais voulu faire, pour répondre, il faudrait que je sois complètement au clair sur ce que je veux faire, c’est loin d’être le cas. Ou, dans le processus de travail, j’oublie ce que j’avais en tête au début, parce que je suis déplacé par ce qui se produit. Et c’est très bien. Et c’est pareil pour tout le monde sur le film, même si tout était écrit, et si on se parle beaucoup pendant tout le tournage. Mais l’apport des acteurs est considérable. Un bon exemple serait la scène, sans paroles, où Jérémie, Martine et le curé mangent une omelette aux morilles. Il s’y active énormément, dans les gestes, les regards, tout le langage corporel dans une situation aussi banale que manger une omelette autour d’une table. Et cela vient essentiellement des acteurs, Félix Kysyl, Catherine Frot et Jacques Develay, c’est vraiment grâce à eux. J’avais écrit la scène bien sûr, mais ensuite je suis à la fois pris par surprise et écroulé de rire en regardant ce qu’ils en font. Il n’y a eu besoin que d’une seule prise. (…)

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«Viens je t’emmène», film-galaxie au coin de la rue

Médéric (Jean-Charles Clichet) et Isadora (Noémie Lvovsky), tout près d’un plaisir prompt à se dérober.

Circulant en funambule entre drame et vaudeville, le nouveau long-métrage d’Alain Guiraudie invente une sarabande contemporaine où les angoisses, les désirs et les émotions multiplient les courts-circuits, à la fois ludiques et lucides.

Une ligne de crête, on sait ce que c’est. Mais plusieurs en même temps? Cela semble impossible, et pourtant voilà exactement où court et cabriole ce film tout d’audace et d’invention.

L’embêtant est que si on se met à faire la liste des abîmes qu’il côtoie et des obstacles qu’il escalade, on aplatit ce qui justement respire et se déplace sans cesse, pour rire et pour flipper, pour comprendre et pour essayer de faire avec tout ce à quoi on ne comprend rien.

Là, maintenant, ici, dans ce pays et sur ce continent, en cette année et en ce début de siècle.

Chaque personnage de Viens je t’emmène relève d’une définition possible –la prostituée Isadora, l’Arabe SDF Selim, Gérald le mari violent, la jeune femme noire révoltée Charlène, le voisin beauf Monsieur Coq, la cheffe d’entreprise moderne Florence…

Chaque personnage sauf ce drôle de corps qui ne cesse de courir de l’un·e à l’autre, dans les escaliers de son immeuble et dans les rues en pente de Clermont-Ferrand où vient d’avoir lieu un attentat islamiste. Oh là! Plus question de rire alors.

Mais si. Pas de la situation, mais de l’infernal bordel dans nos têtes à tous et toutes, avec ça et tout le reste. Tout le reste, qu’on appellera, faute de mieux, le désir. Ou peut-être le fantasme –qui peut être érotique, et de frayeur, et de repli sur soi, et de violence.

Ce drôle de corps, Médéric, jogger peu compétent et attifé de façon improbable, amoureux enthousiaste mais désorienté, citoyen aux engagements (de gauche) incertains, à demi chômeur, ni riche ni pauvre, ni jeune ni vieux, emporte dans son sillage les multiples versants du monde contemporain.

Et dès lors ce qui définissait chacun des personnages, sans disparaître, s’avère tout à fait partiel, instable, hanté de contradictions. Cela peut tourner en apéro partagé, en étreinte charnelle, en coup de poing dans la gueule, en caresse, en confidence, ou même en tir à balles réelles.

Un art du métissage

Alain Guiraudie cultive cet art du métissage généralisé depuis une trentaine d’années: à ses sept longs-métrages, parmi lesquels ces films repères que sont L’Inconnu du lac et Rester vertical, il faut dans son cas adjoindre comme propositions à part entière les courts et moyens métrages, depuis Les héros sont immortels en 1990, et notamment les fondateurs Ce vieux rêve qui bouge et Du soleil pour les gueux. Fort à propos, les œuvres complètes du cinéaste de Villefranche-de-Rouergue sont à (re)découvrir à la Cinémathèque française jusqu’au 5 mars.

Mi-témoin, mi-acteur, Médéric dans la cité. | Les Films du Losange

Ce métissage, Guiraudie l’a le plus souvent mis en œuvre dans des films-contes situés dans les campagnes de son Sud-Ouest natal revisitées par son regard mêlant féérie et politique, et avec un côté intemporel. Cette fois-ci, entièrement en ville et indubitablement à notre époque, il renouvelle les éléments de son récit sans avoir rien perdu de sa verve.

Comme un torrent

Sans qu’on puisse identifier tous les tenants et aboutissants, il est clair que la pandémie et les confinements sont aussi passés par là. En lieu et place d’un film déjà tourné mais bloqué par le Covid-19, Alain Guiraudie a publié l’été dernier un roman-fleuve, où figurent nombre des éléments de Viens je t’emmène. (…)

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«Rester vertical», du côté obscur du désir

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Rester Vertical d’Alain Guiraudie avec Damien Bonnard, India Hair, Raphaël Thiery, Christian Bouillette. Durée: 1h40 Sortie le 24 août 2016

Beaucoup ne connaissent d’Alain Guiraudie que son plus récent long métrage, L’Inconnu du lac, succès surprise –et mérité– de 2013, mais qui était loin de rendre visible l’ensemble de l’univers de ce mousquetaire moderne et occitan. Inventif, ludique, rieur, onirique, ouvert aux flux impétueux du conte mythologique, de l’amour physique et de la nature ensoleillée, son cinéma est toujours prêt à en découdre avec l’oppression des pauvres comme avec les discriminations sexuelles et les formatages de tous poils.

Ses courts et moyens métrages (Les héros sont immortels, Tout droit jusqu’au matin, La Force des choses, Du Soleil pour les gueux, Ce vieux rêve qui bouge) et son premier long métrage, Pas de repos pour les braves (2003), en ont dessiné le territoire, sans comparaison dans le cinéma français. Avant que Le Roi de l’évasion (2009) n’offre ce qui reste à ce jour le film le plus drôle du XXIe siècle –si, si.

Avec Rester vertical, déjà son cinquième long métrage, et qui eut le difficile honneur d’ouvrir la compétition cannoise cette année, Guiraudie retraverse toutes les dimensions de ce monde qu’il met en place depuis 25 ans. Et il s’aventure dans de nouvelles et très stimulantes directions.

De façon plus ou moins indirecte, il y a toujours quelque chose du roman de chevalerie dans ses films. Comme souvent, le héros, c’est-à-dire davantage que le personnage principal, le spectateur lui-même, a des difficultés à se mettre en chemin, à s’abstraire de la routine pour partir affronter les grands vents de l’imaginaire –qui sont, comme on le sait depuis L’Odyssée et des Don Quichotte, des manières singulières d’avoir affaire aux réalités du monde, de notre monde, le seul qui soit. Et même si possible d’y avoir mieux affaire, grâce à la vision renouvelée qu’en offre ledit fantastique.

Il donc faut un certain temps pour apprécier à sa juste valeur l’étrange proposition de cette fiction construite autour de ce Léo, scénariste à la triste figure en vadrouille sur les Causses de Lozère, attiré par un jeune paysan taciturne croisé sur sa route puis par une jeune bergère armée d’un fusil, avec laquelle il aura un bébé.

Commencée dans une tonalité proche du réalisme, le film ne se révèle que peu à peu comme une manière de western mental, de voyage onirique dans les obsessions et les phobies de son personnage principal, qui n’est autre qu’Alain Guiraudie lui-même –auquel ressemble d’ailleurs sacrément son interprète, Damien Bonnard.

Les scènes frontales de sexe, homo et hétéro, les digressions du côté des contes de l’enfance, l’irruption du hard rock dans la campagne française, les SDF d’un port de l’Atlantique, des agriculteurs qui ne ressemblent à aucune imagerie convenue, la Bible et les loups bien réels (et tout à fait légendaires) peuplent ces tribulations picaresques. (…)

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Cinéma: le sexe à l’écran, anatomie d’un rapport

Chacun à leur manière, trois très beaux films,«La Vie d’Adèle», «L’Inconnu du lac» et «Nymphomaniac», ont, en moins d’un an, remis en jeu la question de la représentation de l’acte sexuel au cinéma.

nymphomaniac «Nymphomaniac» de Lars Von Trier. –

Trois très beaux films auront, en moins d’un an, remis en jeu la question de la représentation de l’acte sexuel au cinéma: La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie et Nymphomaniac de Lars von Trier, dont le second volet sort en salles ce mercredi 29 janvier.

Trois films qui, tout en concernant d’autres enjeux, ont le mérite de mettre en évidence la diversité des questions mobilisées par ce sujet. Et de contribuer à dissoudre lentement les anciennes limites largement partagées dans le monde (occidental), même si chaque pays possède ses propres arrangements avec la pudeur, le puritanisme et les interdits religieux.

Au XXe siècle, la situation était relativement claire. La représentation explicite d’un acte sexuel au cinéma relevait d’une transgression qui était cantonnée hors de la distribution commerciale des films dans l’espace public accessible à tout un chacun —avec éventuellement l’exclusion de certaines classes d’âge. On en connaît la principale exception artistique, L’Empire des sens de Nagisa Oshima en 1976, au moment même où se terminait, en France, la parenthèse réglementaire et sociologique 1974-1976, qui avait autorisé, Giscard regnans, la distribution dans les salles commerciales de films dits pornographiques précisément pour recourir à la figuration des organes sexuels en activité.

Sous l’empire de cette limite de «l’explicite», on a ensuite eu droit régulièrement à de petites polémiques sur la question de savoir si les acteurs avaient effectivement fait l’amour devant la caméra. Alimentées par le département promotion, elles avaient l’intérêt de donner une existence fantasmatique à ce qu’on n’avait pas vu à l’écran: elles faisaient avec les moyens de la publicité ce que le cinéaste n’avait pas été capable de faire avec les moyens du cinéma.

Depuis, Catherine Breillat, Bruno Dumont, Lars von Trier déjà (dans Les Idiots), Vincent Gallo, Larry Clark, Jean-Claude Brisseau, Steve McQueen et bien d’autres ont participé à l’effritement progressif de cette barrière —dans des contextes et avec des visées très variées, mais restant dans le champ du «cinéma d’auteur», celui-ci rendant possible ce qui reste rigoureusement exclu des films visant le «grand public», même saturé de scènes de violence.

La diversité des effets de ces films d’auteur empêche d’en tirer une quelconque généralité, notamment d’édicter une supposée loi départageant les qualités du «montrer» (une libération, puisque c’était interdit, juridiquement ou socialement) et du «ne pas montrer» (le vrai sens de l’art, qui est de donner à ressentir ce qui n’est pas aplati par l’explicitation, singulièrement le cinéma comme art de l’invisible). A partir du refus de cette généralisation, il est possible de prêter attention à ce que fait effectivement chacun des trois films précédemment cités. (…)

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Cinéma mondial, miroir français

Survol du cinéma mondial tel qu’il s’est présenté dans les salles de cinéma françaises durant 2013.

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Adèle Exarchopoulos dans La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche

Sur les écrans, l’offre très riche de films dignes d’intérêt traduit aussi une certaine confusion, et des manques criants. Le critère de description le plus pertinent demeure sans aucun doute l’origine géographique : malgré les effets réels de la mondialisation, les films dans leur immense majorité demeurent inscrits dans des contextes nationaux très identifiables, aussi bien par les histoires qu’ils racontent, par les procédés de mise en scène qu’ils utilisent que, bien sûr, par les interprètes qui les incarnent.

21008786_20130528113637475World War Z de Marc Forster

Les Etats-Unis avaient commencé l’année en force avec le passionnant Thirty Dark Zero de Kathryn Bigelow, l’impressionnant Django de Quentin Tarantino, ou le film le plus ambitieux de Steven Spielberg depuis longtemps, Lincoln. Cette année où le box-office mondial aura été entièrement dominé par des sequels (Iron Man 3, Moi moche et méchant 2, Fast and Furious 6,  Bilbo 2… ) est très rentable pour les studios, et pratiquement sans intérêt en terme de proposition de cinéma de la part des Majors, à l’exception de l’intrigant World War Z, et en reconnaissant que Hunger Games 2 a gardé l’élan du premier.

21062507_20131202101859235Inside Llewyn Davis des frères Coen

De grands auteurs étatsuniens se sont malgré tout distingués, à commencer par l’admirable Inside Llewyn Davis des frères Coen, mais aussi le très réussi Ma vie avec Liberace de Steven Soderberg, The Immigrant de James Gray, un très bon Woody Allen, Blue Jasmine, Mud qui confirme le talent de Jeff Nichols, et le convaincant All is Lost de JC Chandor – tandis que la poudre aux yeux de Gravity connaissait un succès démesuré. On concèdera à Martin Scorsese de s’être répété sans se trahir avec Le Loup de Wall Street.

20536744Il faut faire une place à part à Leviathan de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, production états-unienne (du Sensory Ethnography Lab de Harvard) mais parfait OVNI cinématographique, sans doute la proposition la plus singulière et la plus suggestive qu’on ait vu sur grand écran depuis fort longtemps.

498158Haewon et les hommes de Hong Sang-soo

Parmi les régions du monde les plus fécondes, il faut faire bonne place à la Corée, à l’Amérique latine et au Moyen-Orient. De Corée, on a ainsi vu arriver deux réussites du prolixe Hong Sang-soo, Haewon et les hommes et Our Sunhi, le beau Pink de Jeon Soo-il ou, dans un genre très différent, le dynamique Snowpiercer de Bong Joon-ho. Sans qu’un pays s’impose particulièrement, la galaxie latino-américaine aura présenté nombre d’œuvres de belle qualité, comme No du Chilien Pablo Larrain, d’Argentine Elefante blanco de Pablo Trapero et Leones de Jazmin Lopes, La Sirga du Colombien William Vega et La Playa D.C. de son compatriote Juan Andres Arango, les Mexicains Post Tenebras Lux de Carlos Reygadas, La Jaula de oro de Diego Quemada-Diez et Workers de  Jose Luis Valle…

21004024_2013050716091218Dans un jardin je suis entré d’Avi Mograbi

Quant au Moyen-Orient, il aura surtout attiré attention grâce à des réalisations palestiniennes (Omar de Hany Abu-Assad, Cinq caméras brisées de Emad Burnat et Guy Davidi, A World Not Ours de Mahdi Fiefel) et israéliennes (Dans un jardin je suis entré d’Avi Mograbi, Lullaby to my Father d’Amos Gitai Le Cours étrange des choses de Rafael Nadjari, Invisible de Michal Aviad, Not in Tel-Aviv de Nony Geffen). Mais il faut aussi faire place à sa passionnante proposition des Libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, The Lebanese Rocket Society, sans oublier la surprise saoudienne Wadjda de Haifa Al-Mansour –alors que le pays le plus fécond d’ordinaire dans la région, l’Iran, aura brillé par son absence dans les salles françaises, effet combiné de la glaciation de l’ère Ahmadinejad, d’une frilosité des distributeurs et d’un retard pour quelques œuvres importantes découvertes en festival, notamment celles des deux plus célèbres proscrits, Jafar  Panahi et Mohamad Rassouloff.

21059105_20131119152244299A Touch of Sin de Jia Zhang-ke

Dans les salles, l’Asie (hors Corée) a été insuffisamment représentée, même si c’est de Chine qu’est venu peut-être le plus grand film de l’année, A Touch of Sin de Jia Zhang-ke, tandis que Hong Kong sauvait la face grâce au très élégant Grandmaster de Wong Kar-wai et à l’émouvant Une vie simple d’Ann Hui. Deux valeurs sures, Kiyoshi Kurosawa (Shokuzai) et Hirokazu Kore-eda (Tel père tel fils) ont conservé au Japon une place honorable. On se souviendra aussi du débutant chinois Cai Shang-jun (People Mountain People Sea) et de son collège thaïlandais Anocha Suwichakompong (Mundane History), en attendant les films importants de Tsai Ming-liang et Wang Bing, sans oublier le Philippin Raya Martin.

Quant à l’Afrique et au Maghreb, ils font toujours figures de parents très pauvres, malgré le magnifique Aujourd’hui d’Alain Gomis et Grigris de Mahmat Saleh Haroun.

20461574Isabelle Huppert dans La Belle Endormie de Marco Bellocchio

Dans une Europe plutôt terne, on aura vu se confirmer un lent réveil de l’Italie, représentée aussi bien par des grands cinéastes chevronnés (Moi et toi de Bernardo Bertolucci, La Belle Endormie de Marco Bellocchio) que par les premiers longs métrages L’Intervallo de Leonardo Di Costanzo , Salvo de Fabio Grassadonia et Antonio Plazza, sans oublier Miele de Valeria Golino ou Amore carne de Pippo Delbono. Deux très beaux films Histoire de ma mort du Catalan Albert Serra et Dans la brume de l’Ukrainien Sergei Loznitsa semblent comme surgis du néant, tout comme le remarquable Vic+Flo ont vu un ours du Québécois Denis Côté, auquel on devait aussi le poétique essai documentaire Bestiaire.

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Juliette Binoche dans Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont  et, ci-dessous, Pierre Deladonchamps et Christophe Paou dans L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie.

 

Reste, bien sûr, le cas français. C’est à dire, comme on se doit de le souligner chaque année, le pays qui reste globalement le plus fécond en propositions de cinéma, même s’il inonde aussi ses écrans – et autant qu’il peut ceux des autres – de navets innombrables et navrants. A tout seigneur tout honneur, il faut saluer d’abord La Vie d’Adèle, d’Abdellatif Kechiche, magnifique réussite d’un très grand cinéaste, consacrée d’une palme d’or, succès en salle en France et à l’étranger, Prix Louis Delluc, œuvre importante et qui le restera quand seront retombées les écumes nauséabondes nées dans son sillage. Mais dans quel autre pays trouve-t-on la même année des œuvres aussi fortes et aussi singulières que La Jalousie de Philippe Garrel, Le Dernier des injustes de Claude Lanzmann, Jimmy P. d’Arnaud Desplechin, Les Salauds de Claire Denis, Jaurès de Vincent Dieutre, Bambi de Sébastien Lifschitz, et encore ces deux véritables coups de tonnerre cinématographiques, Camille Claudel de Bruno Dumont et L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie ? A noter aussi combien plusieurs de ces films – ceux de Kechiche et de Guiraudie, mais aussi de Dieutre et de Lifchitz – résonnent avec les débats qui on agité la société française cette année.

Le jeune cinéma français aura fait en 2013 l’objet d’enthousiasmes parfois disproportionnés. Mais il aura en effet donné naissance à des découvertes réellement prometteuses, qui s’intitulent  Fifi hurle de joie de Mitra Farahani, Ma Belle Gosse de Shalimar Preuss,  Les Lendemains de Bénédicte Pagnot,  Casa Nostra de Nathan Nicholovitch ou encore Deux automnes trois hivers de Sébastien Betbeder.

Quelle est la valeur de cette géographie subjective de l’année de cinéma vue des écrans français ? Elle est à l’évidence conjoncturelle. Mais globalement, elle dessine avec exactitude les zones de force et de faiblesse caractéristiques du cinéma mondial de la période actuelle telle qu’il nous est donné de la percevoir. Avec de réels effets de distorsion, comme l’absence récurrente, chez nous, de la pourtant toujours très dynamique cinématographie indienne, dont le gentillet Lunchbox ne donne qu’une traduction édulcorée, complaisante aux goûts européens, ou la disproportion entre la montée en puissance du cinéma chinois, désormais le deuxième du monde, et l’écho qu’on en perçoit ici. Et pourtant témoin assez fidèle d’un dynamisme à la fois impressionnant et très inégalement réparti du cinéma mondial.