Le cinéma au défi des multiples enjeux de la chute du Mur

L’ange Damiel (Bruno Ganz) dans Les Ailes du désir de Wim Wenders (1987).

Trente ans après l’événement qui a symbolisé l’effondrement du bloc communiste, il apparaît que le cinéma aura eu bien des difficultés à prendre la mesure du tournant historique.

Cela se prononce comme un seul mot: «lachutedumur». Mais on n’est pas très sûr de ce qui est ainsi désigné. Au moins trois événements, évidemment liés, mais de natures très différentes: l’événement précis advenu le 9 novembre 1989, la réunification de l’Allemagne le 3 octobre 1990, la désarticulation du «Bloc de l’Est» qui culmine avec la disparition de l’Union soviétique le 26 décembre 1991.

Cette confusion se retrouve d’ailleurs dans les nombreuses listes, plus ou moins semblables, par exemple ici ou ici, recensant les «films de la chute du Mur».

Il faut dire que le franchissement euphorique de la frontière de béton et de barbelés par les habitant·es de Berlin-Est il y a trente ans a donné lieu à des images diffusées en direct par toutes les télévisions du monde, et avec lesquelles le cinéma ne pouvait pas rivaliser.

Il s’y est d’ailleurs très peu essayé. Les images «réelles» étant si présentes dans les mémoires qu’il aurait été vain de faire rejouer la scène. Les quelques fictions qui évoquent cet événement préfèrent, à juste titre, montrer des images d’archives.

Le Mur de Berlin avait, au cours des décennies précédentes, inspiré, en Occident, de nombreux films, associant le plus souvent récit d’espionnage et discours anticommuniste –exemplairement Le Rideau déchiré d’Alfred Hitchcock. Le meilleur dans le genre, marchant dignement sur les traces du roman de John Le Carré dont il est l’adaptation, reste sans doute L’Espion qui venait du froid de Martin Ritt (1965).

Pas grand-chose de mémorable côté est-allemand –le plus intéressant, Le Ciel partagé de Konrad Wolf (1964), se passe en RDA mais avant la construction du Mur.

Après, en guise de bilan, il y aura eu, à la fois sérieux et archi-prévisible, tant sur le plan politique d’artistique, Les Années du mur de Margarethe von Trotta, traduction fictionnelle de l’histoire du pays divisé.

L’Allemagne d’après

Parmi les films évoquant la suite en Allemagne même[1], Good Bye Lenin! de Wolfgang Becker (2003) offre l’exemple d’un paradoxe typique du cinéma à sujet «politique».

Au-delà de son intrigue familiale, le scénario est en effet une intéressante construction sur le jeu des apparences et des illusions ayant accompagné la réunification.

Good Bye Lenin! de Wolfgang Becker. | Via Océan Films

Mais la réalisation est si conventionnelle qu’elle entraîne une réception paresseuse, elle aussi d’un simplisme convenu, qui ne fait plus dire au film que ce qu’il est admis de devoir penser avant d’y être allé voir –en résumé: hou lala, comme c’était mal, l’Allemagne de l’Est.

Un phénomène comparable s’est produit cet été avec le deuxième film d’un réalisateur, Florian Henckel Von Donnersmarck, dont la première réalisation, La Vie des autres, jeu truqué sur l’intrusion dans l’intimité, vaudeville paranoïaque, ne disait au fond pas grand-chose de l’Allemagne ni passée ni présente, ce qui semble-t-il convient à tout le monde.

Mais le troisième film de FHvD, L’Œuvre sans auteur, reposait, lui, sur une idée forte, celle de la continuité entre l’esthétique nazie et le réalisme socialiste de la RDA pourtant entièrement construite sur un discours antinazi.

À nouveau, une réalisation à la truelle, tout aussi académique que les créations qu’il dénonçait, désamorçait une piste pourtant intéressante, bien au-delà du seul domaine des arts, notamment dans celui de l’urbanisme ou même de l’organisation sociale.

Thriller ou romance, et si possible mélange des deux, les autres films récents, du Tunnel de Roland Suso Richter (2001) au Barbara de Christian Petzold (2012), font de l’Allemagne de l’Est une sorte de Mordor où règne un Sauron rouge qu’il faut évidemment fuir à tout prix.

Le régime est-allemand n’est plus l’ennemi bien réel, même si décrit de manière plus ou moins caricaturale, de l’époque du cinéma de propagande anticommuniste des années d’avant la chute, mais un synonyme abstrait et pratique du Mal.

Contrepoint en mineur, quelques documentaires des années post-réunification ont évoqué la réalité de l’existence en RDA, comme Derrière le mur la Californie de Marten Persiel (2015), qui sans complaisance aucune pour la dictature est-allemande montre du pays et de ses habitant·es des visages autrement nuancés.

Il reste alors deux ensembles véritablement ambitieux, cinématographiquement et politiquement, ayant tenté de penser les conséquences de l’événement «lachutedumur» dans ses multiples dimensions. Le premier est un diptyque allemand, le second un quatuor international, mais surtout français. (…)

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«L’Œuvre sans auteur», fresque paradoxale

Parcourant trente ans d’histoire de l’Allemagne, le film évoque les rapports entre l’art et la politique, d’une manière qui contredit complètement la thèse qu’il entend défendre.

Treize ans après La Vie des autres, qui l’a révélé et a bénéficié d’un accueil massivement favorable et d’un Oscar, Florian Henckel von Donnersmarck présente une fresque qui se veut à la fois historique et didactique.

Historique en ce qu’elle couvre trente ans de l’histoire allemande, débutant au milieu des années 1930 alors que Hitler règne sans partage et se terminant en Allemagne de l’Ouest des années 1960, après la construction du mur, mais après un passage important par la RDA de l’après-guerre.

Didactique en ce que le film se veut surtout exposé sur la nature de l’art et sa place dans la société. Son personnage principal, Kurt, a été un petit garçon visitant l’exposition sur «l’art dégénéré» à Dresde en 1937. Il deviendra jeune peintre d’icônes communistes dans les années 1950 puis artiste contemporain de premier plan à l’Ouest, selon une trajectoire plus ou moins inspirée de la vie de Gerhard Richter.

Ellie (Paula Beer) et Karl (Tom Schilling) réussisent à passer à l’Ouest juste avant la construction du mur de Berlin.

Le parcours du héros artiste est dramatisé par une histoire d’amour entre lui et une jeune femme, Ellie. Cette dernière est, sans le savoir, la fille de celui qui, médecin SS, a assassiné la tante bien-aimée de Kurt, celle qui l’avait initié aux beautés de l’art moderne.

Ce très méchant personnage, respecté directeur de clinique sous le Reich et responsable du meurtre de masse des malades mentaux ou réputés tels par le régime hitlérien, a ensuite prospéré sous le socialisme réel version est-allemande puis dans le monde capitaliste. Il fera subir moult tourments à sa fille et à l’amoureux de celle-ci.

Herr Professor Seeband (Sebastian Koch) impose à son futur genre de peindre son portrait en majesté.

Ébats amoureux complaisamment filmés, reconstitution d’époque d’une propreté d’antiquaire chic, personnages taillés dans le marbre d’une psychologie sommaire, rebondissements mélodramatiques occupent sans cesse le devant d’un récit qui expédie en deux clichés des situations historiques essentielles, et esquive ses quelques enjeux plus singuliers, comme l’aveuglement volontaire de la fille du Herr Professor.

Éloge de la figure de l’artiste contemporain sincère et inspiré

Si on peut ici parler de fresque, c’est du fait de la durée du film (3h10) et de l’ampleur des thèmes qu’il aborde. Mais aussi, de manière plus ironique, par la similitude entre le cinéma selon Henckel von Donnersmarck et les fresques édifiantes telle celle que Kurt doit composer pour célébrer l’unité de la classe ouvrière selon les canons esthétiques du réalisme socialiste.

Le discours qu’entend tenir Florian Henckel von Donnersmarck est évidemment hostile à cette utilisation de l’art, il pointe la continuité entre la répression de l’expression créative par les nazis et par les staliniens, pour faire l’éloge de la figure indépendante de l’artiste contemporain dont Kurt est l’incarnation –incarnation rare: la plupart de ses confrères de l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf qu’il a rejointe sont présentés comme des usurpateurs ou des ratés.

Le sulfureux professeur (Oliver Masucci) inspiré de Beuys.

« Les Amitiés invisibles »: haut les masques

les-amities-invisibles-de-christoph-hochhausler-avec-florian-david-fitz_5459558Les Amitiés invisibles de Christoph Hochhäusler. Avec Florian David Fitz, Lilith Strangenberg, Horst Kotterba, Ursina Lardi. Durée : 1h53. Sortie : 18 novembre.

Un peu après le milieu de son film, Christoph Hochhäusler, qui est non seulement un des meilleurs réalisateurs allemands en activité mais aussi un des meilleurs critiques de langue germanique, livre le fin mot de son film. Surgissant de nulle part, c’est à dire du cœur enfoui des Amitiés invisibles, Humphrey Bogart lance les rotatives qui vont démasquer les malfaisants de Bas les masques (Richard Brooks, 1952). Et il s’offre le luxe d’avertir au téléphone la crapule qu’il va démasquer, avec cette réplique qui vaut son pesant de croyance dans la démocratie et les puissances des médias pour la soutenir : « that’s the press baby, there is nothing you can do about it ».

Les Amitiés invisibles est le très sombre contrechamp contemporain du film de Brooks. Soit un personnage de journaliste vedette, une sombre affaire de manipulations par des industriels pour obtenir le droit d’utiliser des produits toxiques, des politiciens, une enquêté, des jolies filles, des morts suspectes, des filatures, toute la panoplie de ce sous-genre particulier du film noir qu’aura été, à l’ère de l’âge d’or de Hollywood et d’une certaine croyance de l’Amérique en elle-même, le film d’enquête journalistique.

Flambeur et frimeur, rusé et obstiné, Florian, le personnage central est un digne héritier des héros les plus ambigus concoctés jadis par Hollywood. Dans l’Allemagne contemporaine (le film est très précisément situé, et pourtant il vaut pour tout l’Occident), Florian comme jadis le personnage de Bogart joue un rôle avec lequel il s’arrange, mais qui s’appuie sur une figure-type.

Et la mise en scène, presque miraculeusement, retrouve la fluidité élégante, les tempos syncopés, les ressources des ombres profondes, des décors épurés et des trajectoires errantes, les  élégances de grand seigneur de l’image au milieu de la fange des truanderies : tout le troublant arsenal du meilleur du cinéma de genre de l’âge classique.

Il y a un pur plaisir de spectateur à regarder le nouveau film de l’auteur du Bois lacté, de L’Imposteur et d’Une minute d’obscurité. Ce plaisir est à la fois redoublé et déplacé par la tension qui s’instaure peu à peu entre la mise en œuvre réussie des règles du genre et la prise en compte des caractéristiques du monde contemporain.

Un monde qui n’est certes plus celui du milieu du 20e siècle, un monde où les systèmes de contrôle et de visibilités, les possibilités de manipulations des apparences, les « puissances du faux » comme dirait un célèbre aristocrate de la littérature, déploient des réseaux dont l’enchevêtrement et l’évanescence ne réduisent pas l’efficacité, bien au contraire. Dans ce monde là, il arrive des choses fort étranges aux figures classiques du cinéma, et de la démocratie.

La réussite singulière de Christoph Hochhäusler  tient à sa capacité à ne jamais céder d’un côté ni de l’autre, à ne sacrifier ni le jeu réglé des séductions et des perversions à l’ancienne ni la paranoïa postmoderne comme principe organisateur d’une réalité au cynisme aussi cool que possible, et prête aux pires brutalités dès que de besoin.

 

 

« Une jeunesse allemande » : ils les avaient tant aimés, la révolution et le cinéma

jeunesse-allemandeUne jeunesse allemande de Jean-Gabriel Périot. Durée : 1h33. Sortie le 14 octobre.

Constat à première vue plutôt étrange : au cours des années 1960, tous ceux qui allaient composer la Fraction armée rouge en Allemagne, ceux que la police et les médias appelleront « la Bande à Baader », ont eu une relation forte avec le cinéma. A chacun de ces jeunes gens, d’abord séparément, l’utilisation de la caméra et la création d’images sont apparues comme un projet désirable, et un outil révolutionnaire capable de transformer la société.

Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Ulrike Meinhof, Jan-Carl Raspe et Holger Meins ont tous eu affaire d’une manière ou d’une autre avec cette pratique. Ils ont écrit sur des films, joué dans des films, réfléchi au cinéma et aux images, réalisé des films, Meins étant celui qui aura eu la relation la plus systématique, à l’intérieur puis en marge de la célèbre DFFB, l’école de cinéma de Berlin, où ont aussi étudié nombre des meilleurs jeunes cinéastes allemands, de Farocki et Bitomski à Petzold et Schanelec.

Cinéaste travaillant depuis 10 ans à partir de documents d’archives recomposés pour produire une interrogation politique et poétique, Jean-Gabriel Périot passe cette fois au format du long métrage en composant un récit du passage à l’action armée de quelques représentants de la jeunesse allemande révoltée des années 60, jusqu’à leur mort en prison le 18 octobre 1977.

Film de montage historique, Une jeunesse allemande ne dissimule ni la générosité des motivations de départ, ni les vertiges propres au passage à la guérilla urbaine, ni l’impasse d’une tentative de soulèvement révolutionnaire dans une société qui n’y est nullement prête, et l’absurdité sanglante d’y persévérer.

Une jeunesse allemande est donc est très bon récit documentaire à la fois d’une situation historique précise, celle qu’a connu l’Allemagne des années 60 et 70, et d’un problème politique spécifique, celui de l’action violente organisée dans un pays développé et démocratique – la démocratie n’ayant bien sûr jamais empêché un Etat et ses représentants de se livrer à des actes totalement anti-démocratiques lorsque ses intérêts essentiels lui paraissaient menacés.

Il est aussi un questionnement au présent, questionnement sur ce qui nous relie encore, ou pas, aujourd’hui, à ce qui s’est joué alors, miroir à facettes pour refléter les formes actuelles de la violence politique, la montée des pratiques de contrôle autoritaire dans les pays occidentaux, le piège en abime de l’utilisation du mot « terroriste » par les autorités et les médias, par-delà les décennies et la diversité des situations.

Mais Une jeunesse allemande bénéficie de cette dimension supplémentaire : la relation de ses protagonistes au cinéma, qui travaille plus ou moins secrètement tout le film, et au sein de celui-ci récuse implicitement la place du cinéma comme simple outil pour raconter ce qui s’est passé. Que le travail avec les images ait été perçu comme moyen de comprendre le monde et de le transformer demeure en effet une question d’actualité, un demi-siècle après la montée de la contestation en RFA, 40 ans après le climax sinistre des années 76-77.

Cette question, Périot en la constatant chez ses personnages, se la pose aussi à lui-même et à sa propre pratique. Et peu à peu, une autre histoire se tresse à celles, déjà riches et complexes, que prenait explicitement en charge Une jeunesse allemande.  Sous le signe explicite de Jean-Luc Godard, avec qui s’ouvre le film, le cinéma aura bien été perçu par de nombreux jeunes gens engagés dans une volonté de faire advenir un monde moins injuste comme une arme révolutionnaire.

Un des effets, indirect mais nullement anodin, de ce rapport au cinéma, aux images, à la mise en scène, concerne la pratique de l’action violente, qui vise d’abord à « faire image », à traduire sur un mode spectaculaire la possibilité de secouer, voire de détruire, le système dominant. Avoir réfléchi et pratiqué la mise en scène de cinéma aura fait partie de l’arsenal de la Fraction armée rouge.

Mais symétriquement, en accompagnant l’impasse sanglante dans laquelle s’enferment les jeunes gens animés par leur volonté d’en découdre avec le vieux monde, le film prend aussi en charge l’incapacité du cinéma à produire de manière efficace des effets de transformation essentiels.

Il le fait sans illusion mais sans cynisme, sans complaisance ni pour ceux qui sont allés au bout d’une logique sans issue, ni pour ceux qui les ont traqués et écrasés.  Cette histoire, celle d’une jeunesse qui ne fut pas qu’allemande mais aussi états-unienne, française, italienne, japonaise…, même avec chaque fois des contextes particuliers, et des modalités de passages à l’acte eux aussi singuliers, cette histoire est également celle d’un moment de l’histoire du cinéma, d’une promesse non tenue dont il aura été porteur.

Et c’est ce dont, faisant pendant à Godard à la fin du film de Périot, un autre immense cinéaste, Rainer Werner Fassbinder, semble porter le deuil avec son inoubliable contribution au film collectif L’Allemagne en automne. On le voit réagir avec désespoir, impuissance, désarroi, interroger et critiquer son compagnon et sa mère face à cette situation de toutes parts inacceptable.

Cette séquence célèbre, mais qui trouve ici une force nouvelle, est une des plus justes transcriptions de la fin d’une époque. Et de la crise à laquelle Jean-Luc Godard, à nouveau, répondra trois ans plus tard par son « Sauve qui peut la vie ».

« Amour fou »: détonation de la beauté

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Amour fou de Jessica Hausner, avec Birte Schnoïnk, Christian Friedel, Stephan Grossmann. Durée: 1h36. Sortie le 4 février.

C’est inexplicable, et d’une évidence totale. Une poignée de plans fixes montrant des situations mondaines entre des bourgeois allemands au début du 19e siècle se sont succédés à l’écran, et déjà la certitude est là, que rien ne viendra remettre en question : Amour fou est un film magnifique. L’histoire, qu’éventuellement on reconnaît vaguement – celle de la passion entre le poète Heinrich von Kleist et Henriette, une jeune femme mariée qui les mènera à la mort par double suicide en 1811 – ni les décors ni les costumes ni les comédiens ne semblent spécialement remarquables, et la réalisation paraît d’une simplicité qui confine à l’ascèse.

D’où viennent cette grâce et cette puissance? D’où vient ce sentiment d’être en présence de personnes réelles, charnelles, sensibles, et simultanément d’idées et de sentiments dans ce qu’ils ont de plus impérieux, de plus puissants, de plus abstraits, y compris dans leurs paradoxes, leurs impasses, leurs contradictions et leurs faux-semblants. Ce hiératisme des postures, des expressions et des cadrages souligne l’artifice de la composition, et c’est comme si cet artifice se révélait un chemin secret vers un réalisme infiniment plus réel, plus humain, plus vivant que tous les naturalismes, que les mille reconstitutions historiques qui singent ridiculement un faux présent, un faux passé. Au passage, les visages et les corps, et surtout ceux de l’interprète d’Henriette, Birte Schnoïnk, mais aussi bien les accessoires et les paysages, conquèreront une séduction vibrante, inédite, hors des canons usuels.

Le couple de bourgeois prussiens chez qui s’introduit le poète dépressif, les débats animés par les espoirs et les peurs engendrés par la Révolution française et l’épopée napoléonienne alors à son sommet, les soirées avec piano et voix, les citations littéraires et les commentaires sur la bonne société à laquelle tous appartiennent, sont comme autant de blocs solides, taillés avec une absolue précision, et du coup capables de résonner d’infinies harmoniques, quand elles semblaient d’une matière opaque et dense.  Il se produira bien des événements, burlesques ou tragiques, suggestifs ou incompréhensibles, triviaux ou mémorables, au fil de cet Amour fou qui, au-delà de son apparente simplicité, se révèle à multiples enjeux – huis-clos qui s’échappe dans la nature, histoire d’amour et de mort qui excède le fait divers et la romance, coupe précise et lumineuse dans le cours de l’histoire politique et intellectuelle de l’Europe.

L’essentiel n’est pas dans cet enchainement, à peine dans son dénouement, qu’on peut connaître à l’avance ou pas. Il est dans le petit miracle répété, plan après plan, réplique après réplique, situation après situation, dans ces salons empesés et pour nous de prime abord si lointains dans le temps comme dans l’espace, dans ces paysages hivernaux comme réduits à des épures. Là tout peut arriver et, de fait, tout arrive.

Ce quatrième film de Jessica Hausner prouve, après Lovely Rita, Hotel et Lourdes, combien son talent ne cesse de s’affirmer. Sans doute, selon des perspectives différentes, on trouverait des ascendances à Amour fou, chez Dreyer, chez Straub, chez Oliveira, chez le Rohmer de La Marquise d’O, ou dans Tarot, admirable transposition des Affinités électives de Goethe par Rudolf Thome – ou même, plus surprenant, chez Ozu. Si la cinéaste autrichienne hérite, ou emprunte un peu ici et là (en quoi elle a évidemment raison), ce qu’elle en fait, dans la puissance délicate de chaque instant du film, ne peut tenir qu’à elle, elle et tous ceux qui font le film avec elle, en un miraculeux et instable équilibre toujours  à l’extrême limité du déséquilibre.

En face des deux mots du titre qui sonnent comme un constat imparable, un label et un verdict, Amour fou, on ne peut qu’en poser un troisième, aussi exigeant, aussi impossible à prouver, à décortiquer ou à mettre en perspective, un mot à prendre comme un roc ou comme un cri : « beauté ».

Cinéma Bauhaus

 

Lullaby to my Father d’Amos Gitai

Elle est belle. Elle est couchée dans l’herbe avec un livre. Elle est enceinte. Elle lit et éclate de rire. Et son rire déclenche les contractions. Autour, personne, la forêt. Un garçon dans la forêt, il y a de la boue. Des chevaux. Un feu. C’est ailleurs, ce n’est pas la même époque, pas la même forêt, pas la même image. Mais où ? Mais quand ? Le violon danse sur la bande son, il est léger et inquiet. La voix de Jeanne Moreau lit une lettre qui parle d’une époque sombre, de la montée des périls. C’est la nuit, la voiture fonce, les flocons de neige se ruent sur le pare-brise.

Ce sont de mouvements, des sensations, des indices qui construisent un récit. C’est une invocation pour un absent, un homme dont on mettra longtemps à deviner le prénom, plus encore à bien comprendre le nom. Munio Weinraub. Sans doute est-ce lui dont on aperçoit le visage sur certaines de ces photos en noir et blanc qui, à l’écran, viennent composer une sorte de tableau, accolées à des documents, à des dessins, à des plans d’architecte. Et sans doute est-ce lui, aussi, que désigne le titre du film, ce père qui est bien en effet celui du réalisateur, Amos Gitai.

Devant un tel film, chacun est à sa place, définie par ce qu’il sait. Les places sont égales, mais différentes, selon que le spectateur connaît ou pas l’histoire tel ou tel aspect de l’œuvre récente de Gitai, œuvre qui pour une grande part s’élabore autour de la mémoire de ses parents, Efratia et Munio. Livres, expositions, spectacles, films, installations conspirent depuis cinq ans à multiplier des traces, à agences des signes qui conspirent à faire percevoir la présence d’une absence – absence de personnes bien réelles aujourd’hui disparues, mais aussi d’une époque, d’une histoire, de certaines idées. Ce que fait Gitai n’a guère à voir avec l’exhibition de son intimité familiale.

Ces deux figures, ces deux parcours, ces deux récits de vie, double expérience dont il est lui-même le produit, permettent au cinéaste de rendre leur place à des pans entiers d’une vision du monde dont il éprouve douloureusement l’affaiblissement, le possible effacement. Et d’abord dans son pays : « Ces expositions, ces lectures publiques, ces livres et ces films visent à empêcher que ces gens et ce qu’ils représentaient soient effacés par le révisionnisme actuellement à l’œuvre en Israël. Il y a aujourd’hui un puissant mouvement qui vise à occulter les idées, et les modes de vie de ceux qui sont venus là autrement que dans le déni des autres, et bien sûr d’abord des Palestiniens. Munio et Efratia représentent des éléments importants de l’histoire israélienne, de l’histoire juive, qui sont aujourd’hui marginalisés. Y compris les idées architecturales de Munio, que les décennies qui ont suivi sa mort ont entièrement contredit, dans une architecture spectaculaire, sans égard pour le contexte, une architecture très dispendieuse en moyens, pour ne pas dire un énorme gâchis de matériaux, d’espace, d’énergie, etc. Tout le contraire de ce que proposait le Bauhaus, et qu’il était venu adapter à l’environnement de la Palestine. Ce gâchis dispendieux et tape-à-l’œil n’est pas propre à Israël, on en trouve des formes bien plus extrêmes ailleurs dans la région, à commencer par les Emirats.  C’est de l’architecture-spectacle. Dans le contexte du pouvoir militaro-religieux sectaire qui caractérise le pays aujourd’hui, il me semble utile de revenir à ces points de départ. »

Sa mère, Efratia, est née en Palestine au début du 20e siècle, il a notamment évoqué sa mémoire, et ce qu’elle mobilise, dans le film Carmel, qui ressort en même temps que Lullaby. Son père, Munio, né en Silésie, a étudié l’architecture au Bauhaus sous la direction de Gropius, de Mies Van Der Rohe et de Kandinsky, avant la fermeture de l’école par les nazis. Arrêté, tabassé, condamné, il est expulsé, et rejoint les rives de la Palestine, où il deviendra un bâtisseur de kibboutz, d’immeubles modernes et de lieux collectifs, adaptant aux conditions locales l’enseignement du Bauhaus.

Ce parcours se devine peu à peu au fil de Lullaby, mais le film n’est pas une biographie, encore moins une succession d’anecdotes. C’est, par un assemblage complexe de mots, d’images rêvées, d’archives, de musiques, de saynète brechtienne, de témoignages, la recherche fiévreuse et délicate du sens d’une vie, en tant qu’elle ne concerne pas seulement celui qui l’a vécue et ses proches.

La puissance d’invocation du film, et la multiplicité des échos qu’il suscite, tient à sa construction, assemblage de blocs aux formes simples qui permettent des circulations inédites, ouvrent sur des lumières inhabituelles, rapprochent de manière féconde des composants d’ordinaire séparés, sinon exclusifs. On aura reconnu quelques uns des principes de l’architecture et du design inventés par le Bauhaus, et qui en firent un des premiers grands creusets de la modernité.

Amos Gitai confirme s’en être directement inspiré : « Lullaby est un film Bauhaus. C’est un film de rupture, conçu sur la tension entre les fragments. Aujourd’hui, il y a un malentendu sur ce que signifie le Bauhaus. Ce n’était pas un projet formel, c’était un projet politique et social qui trouvait des réponses notamment dans le domaine des formes. On peut dire que le Bauhaus a souffert de la guerre froide, les Soviétiques ne se sont intéressés qu’à la dimension politique, en la noyant dans le kitsch réaliste socialiste, et l’Ouest ne s’est intéressé qu’à l’aspect formel, en le privant de son sens. Avec la victoire de l’Ouest, il ne reste que l’aspect formel. Mais le projet était au point de fusion des deux approches. Et c’est ce que Munio a essayé d’adapter au contexte d’Israël. »

Amos Gitai devant un plan dessiné par Munio Weinraub

dans les bâtiments du Bauhaus à Dessau

Fils d’architecte ayant lui-même passé son diplôme dans cette discipline avant de s’orienter vers le cinéma, Gitai a souvent eu l’occasion de pointer les proximités entre les deux pratiques. Dans Lullaby, on entend un fragment d’un texte de Munio Weinraub sur la primauté de l’ensemble d’un projet sur les détails et ornements qui peuvent s’y trouver, et sur la nécessité de la cohérence. Occasion de souligner, cette fois, une différence entre architecture et mise en scène : lorsqu’on découvre un bâtiment, on voit d’abord l’ensemble, avant d’en découvrir les détails, alors qu’au cinéma, on voit les plans du films un par un, et l’ensemble n’existe qu’à la fin, dans la tête du spectateur, comme résultante de ce qui est advenu instant après instant, situation après situation. Caractéristique de tout film un peu ambitieux – « un grand film n’advient qu’après la fin de la projection, dans ce qu’elle a fait naître comme totalité chez chaque spectateur » aime à dire Amos Gitai –  ce phénomène est vrai à un degré inhabituel dans ce film, dont la richesse ne se ressent véritablement qu’à l’issue de la traversée, jalonnée de moments émouvants, amusants, troublants ou simplement d’une grande beauté, mais qui ne trouvent leur véritable raison d’être que comme composant d’un tout.

C’est aussi cette relation au fragment, aux ressources de la composition, qui permet à Gitai de mener désormais son œuvre en entrecroisant plusieurs domaines artistiques : « J’ai la possibilité d’adapter ce que je veux faire à des lieux différents, y compris en utilisant des fragments de mes films, de même que les films utilisent des fragments de ce que je fais ailleurs. Et le fait de changer de medium révèle des sens nouveaux. Je ne sépare pas les œuvres des archives, tout ce qu’a laissé Munio est riche de sens, les lettres d’Efratia aussi : lorsque c’est Jeanne Moreau qui lit ces lettres, qui étaient pourtant dans une autre langue, et à usage privé, une nouvelle intelligence de l’histoire, et du présent, devient perceptible. Se déplacer dans l’espace fait aussi partie de ce travail : selon que le projet est destiné au musée Reina Sofia de Madrid, au Moma à New York ou à la Cinémathèque française – trois endroits où je vais prochainement présenter quelque chose -,  les mêmes éléments prennent différentes résonnances, doivent être agencés différemment et chaque fois avec des composants nouveaux. Si on se déplace, on ne peut pas se répéter. C’est à mes yeux une des puissances de ce phénomène qu’on voudrait aujourd’hui renvoyer aux ténèbres du passé, la diaspora, le cheminement à travers le monde. »

 

Venez jouer avec les Nazis

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Journal d’une demi Berlinale, n°2

original

Chaque année, le Festival de Berlin présente (au moins) un film situé à l’époque nazie. Ce n’est que la partie la plus visible d’un phénomène massif qui, depuis plus 10 ans, a fait de cette période le sujet de prédilection d’innombrables réalisations de fiction et documentaires, qui ont envahi petits et grands écrans allemands. Au début, il apparut qu’après des décennies d’omerta ou de grande discrétion sur le passé nazi dans les productions grand public, contre quoi s’étaient violemment élevés les jeunes cinéastes de la « Nouvelle Vague allemande » dans les années 60-70 (Fassbinder, Kluge, Herzog, Thome, Reitz…), ce phénomène était une heureuse, même si tardive, détermination à affronter les démons de l’histoire. Avec le temps, il semble que cette propension à  utiliser la période nazie comme cadre de fictions qui, pour la grande majorité, n’inventent rien de nouveau, se transforme en un double piège, assez dégoutant. Piège dramatique qui permet à peu de frais de rendre plus intense les ressorts d’une intrigue banale, formatée, dès lors qu’elle se déroule dans ce cadre là, et qu’au lieu d’opposer classiquement des « bons » et des « méchants » elle les remplace par des « Juifs », ou des « résistants », et des SS. Ça met du piment, c’est sûr. Piège éthique dès lors que, pour ne rien perdre de ses effets, on ne rechigne devant aucun rebondissement spectaculaire, quand bien même cela concerne de tels protagonistes.

Nous en avons eu une illustration avec le « film de nazis » en compétition cette année à la Berlinale, Mein Bester Feind (Mon meilleur Ennemi) de Wolfgang Murnberger, qui met aux prises un juif marchand art et son ami d’enfance devenu SS. Et que je te déguise des juifs en SS et des SS en déportés, et que je te fais rigoler le public avec des quiproquos de boulevard (toujours parfaitement politiquement corrects) entre barbelés et chiens policiers, crématoires et résistance. Tout est bon pour un petit rebondissement de plus, un petit rabiot d’astuce scénaristique.

En 1942, en pleine guerre, avec un courage et lucidité incroyables, Ernst Lubitsch réalisait le jeu de masques et de transfuges To Be or Not to Be, aujourd’hui des tâcherons bricolent n’importe comment des histoires où on s’amuse ad lib à fabriquer des suspens bidon et des travestissements à 2 Reichmarks, sans oublier de faire baisser culotte pour vérifier les prépuces et s’offrir un petit gag croquignolet. Herr Murnberger est certainement convaincu d’avoir réalisé une œuvre sans complaisance envers le nazisme, mais cette manière de jouer avec les événements, les accessoires et les signes de l’ère hitlérienne comme s’il s’agissait de costumes de carnaval est une pernicieuse et très déplaisante manière de fabriquer une autre forme d’innocuité à propos de cette période. C’est transformer en clichés vidés de tout enjeu ce que signifièrent la croix gammée et l’étoile jaune. Sans doute n’est-ce à tout prendre que la preuve que toute mauvaise fiction est nocive, et les occasions de le constater dans d’autres contextes ne manquent pas, mais avec son recours systématique à l’époque nazie transformée en terrain de jeu fictionnel, elle est administrée dans le cadre de la Berlinale, pratiquement chaque année, d’une manière singulièrement insistante.