«West Side Story»: Steven Spielberg désespère de l’Amérique, en chantant

L’affrontement des deux gangs, Blancs contre Colored, motif central du film de 1961 comme de celui d’aujourd’hui, pas forcément avec le même sens.

Le remake de la comédie musicale d’il y a 60 ans retrouve le tonus du show de l’époque tout en procédant à de multiples ajustements, pour proposer une vision d’ensemble bien différente.

La seule question que suscite le film est: pourquoi? Pourquoi refaire un film, celui cosigné par le réalisateur Robert Wise et le chorégraphe Jerome Robbins d’après le musical éponyme, film qui occupe une place si incontestable et incontestée? Et pourquoi Spielberg?

On peut bien sûr songer à l’idée de tirer parti de la visibilité constante du spectacle sur scène avec les tournées mondiales d’un show qui n’a jamais cessé de triompher à Broadway lors de ses multiples reprises. On peut aussi supposer chez le réalisateur le goût de jouer en styliste cinéphile aux variations et notes en bas de page d’une œuvre de référence.

Mais, à assister aux 2h37 de la projection du West Side Story 2021 (la même durée que le film de 1961), il apparaît vite une motivation autrement significative.

L’histoire, qui décline le thème de Roméo et Juliette (devenus Tony et Maria) dans le New York de la fin des années 1950, n’a pas changé. Les chansons n’ont pas changé, même si légèrement réarrangées par David Newman à partir de la musique de Leonard Bernstein, et sans toucher aux paroles de Stephen Sondheim. De même, les chorégraphies ont été relookées par Justin Peck sans toucher à l’esprit de celles de Jerome Robbins.

Le travail d’orfèvre du scénariste

Tout le travail, très subtil, du scénariste et dramaturge Tony Kushner (à qui on doit, outre la pièce majeure qu’est Angels in America, le scénario d’un des meilleurs films de Spielberg, Munich), consiste à introduire dans les dialogues et le scénario des éléments qui ne changent pas l’histoire mais en intensifient certains éléments.

Ces modifications inscrivent davantage le récit dans une réalité sociale –toujours située à la même époque– en rendant plus présents des éléments tous déjà existants, mais soulignés sous l’influence des enjeux actuels, et de l’attention qu’ils attirent à présent. Sont ainsi dramatisés de manière bien plus explicite que dans l’original le racisme endémique de la société américaine, et l’ampleur des inégalités sociales et économiques.

Les dialogues et la mise en scène pointent aussi le sexisme généralisé, montré sous des formes en partie différentes chez les Latinos et chez les petits Blancs qui composent les deux clans qui s’affrontent, ou encore l’usage des armes à feu, notamment chez les jeunes, grâce à un habile détournement du numéro dansé et chanté «Cool», qui passe du chef des Jets dans la version originale au gentil Tony, en prenant un autre sens.

Anita (Ariana DeBose) et Bernardo (David Alvarez) mènent la danse des jeunes Portoricains dans les rues du West Side: sous l’exubérance joyeuse, la combativité pour une place au soleil. | Twentieth Century Fox

En filigrane, mais de manière répétée, le film discute les enjeux d’identité et de communauté, en insistant à plusieurs reprises sur la notion de territoire, et sur ce qui définit les appartenances, compatibles ou pas, à plusieurs systèmes de référence –la nation américaine, la couleur de peau telle que d’autres la voient, la langue, l’origine géographique, personnelle ou familiale, les fratries –et «sorories»– données ou construites.

Catalogue des problèmes de l’Amérique

Soit un catalogue assez vaste des problèmes de société essentiels de l’Amérique actuelle. On peut y ajouter la spéculation immobilière et la gentrification –le West Side du titre, connu désormais comme Upper West Side, est montré comme zone de taudis déjà à demi démolie par les chantiers où va s’élever un quartier huppé qui comprend le prestigieux Lincoln Center.

Les Jets, avec au centre leur chef, Riff, joué par l’impressionnant Mike Faist. | Twentieth Century Fox

Il faut aussi compter parmi les accentuations de cette version le désespoir des petits Blancs: la bande des Jets est composée d’adolescents issus de descendants d’immigrants d’origine européenne paupérisés, sans avenir. Aujourd’hui, ils feraient partie de ceux qui ont attaqué le Capitole en janvier 2021. Le consumérisme, vanté par les femmes dans une des chansons phares, «I Want to Live in America», est davantage montré comme une illusion destructrice.

Les phénomènes de gangs, qui existaient bien sûr déjà à l’époque où Arthur Laurents et Stephen Sondheim écrivaient le texte du show pour Broadway puis où Ernest Lehman l’adaptait pour le grand écran, ont pris aujourd’hui un poids dans la société des États-Unis qui donne un sens plus sombre à la rivalité entre les Sharks portoricains et les Jets.

Au jeu des comparaisons

Au jeu des comparaisons, on peut aussi noter la transformation du vieil épicier amical, Doc, en sa veuve portoricaine –jouée par Rita Moreno qui interprétait la flamboyante compagne du frère de Maria, Anita, dans la version de 1961. Et aussi la transformation d’un personnage secondaire de garçon manqué en figure trans, interprétée par Iris Menas, comédien·ne non binaire.

Du film de 1961 à celui de 2021, Rita Moreno devenue la figure tutélaire qui veille sur le quartier et tente d’empêcher l’irréparable. | Twentieth Century Fox

À la différence de la pièce et du film d’il y a un demi-siècle, le choix des acteurs et actrices respecte l’âge et l’origine des personnages qu’ils jouent –du moins les Portoricains sont-ils joués par des hispaniques, ce qui renvoie à une réalité où les Latino-Américains viennent bien davantage d’Amérique latine que de l’île des Caraïbes.

Le seul sujet contemporain auquel touchait le livret original et dont les adaptateurs récents n’ont pas su ou voulu faire quoi que ce soit concerne le comportement de la police dans les quartiers pauvres.

Comme dans les versions de 1957 (sur scène) et 1961, les flics sont montrés comme simplement dépassés par les événements –y compris en transposant au commissariat la scène «Gee, Officer Krupke», tout en lui laissant un caractère bon enfant malgré la charge violemment ironique des paroles.

De manière cosmétique, des plans d’ensemble viennent rappeler qu’il y avait aussi des Noirs dans cette ville. Et la virtuosité visuelle de Spielberg lui permet d’inscrire le mélo Maria-et-Tony et le drame Jets-contre-Sharks dans un cadre qui ne cesse de jouer entre réalité des situations évoquées et artifice inhérent à un spectacle de Broadway.

Tout cela concourt à produire un effet d’ensemble à la tonalité finalement beaucoup plus sombre que celle de l’œuvre originale, même si l’énergie des numéros dansés demeure.

Les longues ombres portées, métaphores de ce que sont devenues les lignes de faille évoquées il y a 60 ans. | Twentieth Century Fox

À plusieurs reprises dans le film, Steven Spielberg recourt à une figure de style visuelle si insistante qu’elle finit par devenir métaphore de ce que raconte véritablement le fait de refaire aujourd’hui West Side Story. Il s’agit de l’usage, d’ailleurs graphiquement très convaincant, de longues ombres portées. (…)

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Kelly Reichardt, cinéaste essentielle, pour aujourd’hui et pour demain

La réalisatrice pendant le tournage de Wendy et Lucy.

La rétrospective consacrée à la réalisatrice américaine et la sortie de «First Cow» scandent la reconnaissance de plus en plus partagée d’une figure majeure du cinéma contemporain.

Le 14 octobre s’ouvre au Centre Pompidou à Paris une rétrospective intégrale de l’œuvre de la réalisatrice américaine Kelly Reichardt, en sa présence. Le 20 octobre, son nouveau film, First Cow, sort dans les salles. Ces deux événements scandent, en France, la reconnaissance progressive d’une figure majeure du cinéma contemporain.

La première et principale raison de s’intéresser aux films de Kelly Reichardt est simple à énoncer: elle est une excellente réalisatrice. Tous ses films sont passionnants. Ils méritent chacun et pris dans leur ensemble l’attention de quiconque s’intéresse au septième art.

Pour s’en convaincre, il faudra voir River of Grass (1994), Old Joy (2006), Wendy et Lucy (2008), La Dernière piste (2010), Night Moves (2013), Certaines femmes (2016) et donc First Cow, événement du Festival de Berlin 2020 dont l’arrivée sur nos grands écrans a été retardée par la pandémie –et sur lequel on reviendra au moment de sa sortie.

Simple à énoncer, cette raison est en revanche extrêmement complexe à expliciter, tant les choix de mise en scène qui définissent ce qu’on appellerait le style de Kelly Reichardt reposent sur un ensemble de décisions souvent relativement peu spectaculaires. Prises un à une, elles ne semblent pas spécialement originales. Mais, quand on les remet dans la composition d’ensemble, elles prennent tout leur sens.

Une logique intérieure, aussi impérative que délicate

Cet arrangement change à chacun des films. Films qui méritent, comme toujours avec les grands cinéastes, d’être regardés un par un plutôt que d’emblée subsumés sous quelques généralités.

Oui, elle inscrit chaque long-métrage dans un territoire géographique qui joue un rôle décisif dans le récit. Oui, il s’agit toujours d’y circuler, de l’occuper physiquement. Oui, elle aime laisser advenir les événements, fussent-ils minuscules, dans la durée du plan. Oui, les mots sont souvent pour elle un moindre enjeu que les gestes et les espaces.

                              Daniel London, Will Oldham et Lucy dans Old Joy. | Splendor Films

Oui, elle coécrit le scénario de tous ses films depuis Old Joy avec son complice Jon Raymond. Oui, elle semble avoir trouvé avec le chef opérateur Christopher Blauvelt le partenaire idéal pour faire ses images. Oui, elle assure seule le montage.

Oui, elle s’en tient à des économies modestes de production –y compris lorsqu’elle tourne avec des vedettes –Michelle Williams, Jesse Eisenberg, Dakota Fanning, Peter Sasgaard, Laura Dern, Kristen Stewart.

Mais ce qui frappe, en regardant ses films, c’est surtout leur côté «organique», la manière dont chacun semble se développer selon une logique intérieure, aussi impérative que délicate. Cette logique modélise, selon une alchimie indiscernable, tous ses choix –du casting aux mouvements de la caméra et des personnages en passant par la lumière, l’usage des sons et le choix des musiques sans oublier le rythme du montage.

Les mots sont souvent pour elle un moindre enjeu que les gestes et les espaces.

Le cinéma de Kelly Reichardt échappe à ces deux extrêmes périlleux: la prétention à la «mise en scène invisible», crédo du Hollywood classique prêt à toutes les manipulations; et l’affirmation des effets de style, marque d’un cinéma moderne qui trop souvent s’y est enfermé dans la contemplation de ses propres artifices.

Chez elle, les outils et la mémoire du cinéma font partie des ressources mobilisées de manière assumée, mais sans être utilisées comme un procédé ou une fin en soi

Une «évasion» et des rencontres

Si chaque film raconte un trajet, sans nécessairement relever de ce qu’on appelle le road movie, c’est peut-être qu’elle-même a suivi un singulier parcours.

Née en 1964 dans une morne banlieue de Miami, fille de deux policiers, elle trompe son ennui d’adolescente renfermée en s’initiant à la photo avec l’appareil qu’utilisait son père pour photographier les scènes de crime.

Elle décrira comme une véritable «évasion» le fait d’avoir intégré une école d’art à Boston, puis d’avoir pu travailler comme assistante auprès de cinéastes indépendants à New York, notamment Hal Hartley et Todd Haynes.

                                 Lisa Bowman dans River of Grass. | Splendor Films

Tourné dans les Everglades de son enfance et de son adolescence, son premier film, River of Grass, comporte des éléments autobiographiques, sinon dans l’intrigue, du moins dans l’atmosphère. Il sera achevé grâce à une énergie peu commune et malgré la complète absence de moyens ou d’expérience professionnelle.

Il vaut à la réalisatrice de trente ans la reconnaissance immédiate de son talent après sa sélection au Festival de Sundance. Mais il faudra douze ans à Kelly Reichardt pour arriver à mener à bien le suivant. Entretemps, elle aura enseigné (elle le fait toujours). Elle aura aussi beaucoup exploré les ressources du cinéma expérimental et d’autres formes d’arts visuels.

Elle découvrira également Portland et ses environs, épicentre d’un ample mouvement artistique et sociétal au nord-ouest des États-Unis depuis une vingtaine d’années. L’Oregon deviendra le décor de la plupart de ses films à venir.

Chacun de ses films suit son chemin avec une intensité propre parcourue d’énergies originales.

Old Joy, qui ressort en salle le 13 octobre, permettra un début de visibilité internationale pour cette autrice dont le ton singulier s’affirme avec cette errance de deux amis dans la forêt. On y fait aussi la connaissance de Lucy, la chienne de la réalisatrice, qui occupera un rôle essentiel au point de devenir un personnage à part entière, y compris lorsqu’elle disparaîtra, dans le film suivant.

Et ensuite… Ensuite, il y aura des histoires d’amour, des explosions, des solitudes, des coïncidences, des éclats de rire, des dangers mortels, des Indiens, une avocate, des trahisons, toujours la chienne Lucy, des rivières, un Chinois, la forêt, le désert et la ville, la neige et la canicule… Sans tous les résumer, on peut juste écrire que chacun suit son chemin avec une intensité propre parcourue d’énergies originales, qu’inspire le dieu des petites choses et un grand sens de l’état du monde.

L’Amérique retraversée

Un sens politique donc, même s’il ne se traduit jamais en énoncés –sens qui légitime le titre du livre passionnant qu’a consacré Judith Revault d’Allones à la cinéaste, Kelly Reichardt – l’Amérique retraversée (et qui est aussi le titre du programme de la rétrospective du Centre Pompidou). Cet ouvrage, le premier consacré à la réalisatrice, est d’autant plus bienvenu qu’outre les textes précis et sensibles de son autrice, il est composé en grande partie de documents de travail et d’archives de la cinéaste, qui permettent d’entrer dans le détail de ses manières de faire. Il présente en outre plusieurs entretiens importants, notamment ceux de Reichardt avec Todd Haynes et avec un autre de ses alliés, le réalisateur Gus Van Sant.

Retraversée géographiquement par ses films, l’Amérique du Nord l’est surtout historiquement, et comme imaginaire. La cinématographie de Kelly Reichardt, sous ses approches variées, fait bien cet ample travail de réinterroger les images et les histoires que les États-Unis ont fabriquées et continue de fabriquer, pour elle-même et à destination du monde entier.

Michelle Williams dans La Dernière piste.

L’exemple le plus explicite serait La Dernière piste, qui n’est pas un anti-western, comme on en a connus beaucoup, mais une réinvention critique de tous les codes du genre.

De manière caractéristique chez cette cinéaste, il ne s’agit pas d’inverser les signes: il s’agit de les interroger, de les déplacer, de les reconfigurer – parfois imperceptiblement. Cette approche vaut pour toute son œuvre, même quand elle se montre moins explicite.

Au confluent de trois histoires

Cinéaste de première importance dans le paysage contemporain, Kelly Reichardt est aussi, et du même mouvement, une figure décisive dans trois registres différents, ce qui achève de lui conférer une place d’exception. Elle incarne simultanément une riche histoire, une autre beaucoup moins peuplée et un enjeu essentiel –pas seulement pour le cinéma. Enjeu qui pour l’instant se formule surtout au futur. (…)

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«Le Cas Richard Jewell» de Clint Eastwood, exercice de démagogie calibrée

Richard Jewell (Paul Walter Hauser) soumis au détecteur de mensonge. | via Warner Bros. France

Le réalisateur s’inspire d’un événement advenu il y a près de vingt-cinq ans pour fabriquer une mécanique dramatique en mineur, au message politique très actuel.

Richard Jewell est gros et moche. Il est malséant, voire déplaisant de parler ainsi de quelqu’un, mais c’est le principal ressort du nouveau film de Clint Eastwood. Car Richard Jewell est un héros.

Poursuivant la série de portraits de personnages contemporains qu’il considère comme exemplaires, Eastwood ajoute une nouvelle figure au tueur d’élite Chris Kyle (American Sniper), au pilote Chesley Sullenberger (Sully) et aux trois passagers ayant interrompu un attentat à bord d’un Thalys (Le 15h17 pour Paris).

Tel que joué par Paul Walter Hauser, mais qu’on a toute raison de croire très ressemblant au modèle et à ce qui lui est advenu, en 1996 à Atlanta, Jewell est un adulte de 33 ans qui habite toujours avec sa mère, un homme solitaire et instable, attirant fréquemment les moqueries.

Ses manies et ses obsessions lui valent de perdre souvent son emploi, voire d’avoir des petits problèmes avec la justice. Sa principale obsession est de devenir policier, il l’a d’ailleurs brièvement été, et de faire strictement respecter la loi et l’ordre.

Engagé comme vigile pour les Jeux olympiques qui se tiennent dans la capitale de la Géorgie, son obsession sécuritaire lui permet, malgré l’ironie de ses collègues et l’insouciance du public, de découvrir un colis piégé et d’éviter un massacre.

Célébré par tous les médias, il en devient très vite la tête de turc après que le FBI l’a identifié comme principal suspect dudit attentat. Selon la logique perverse typique des intellectuels, le fait même qu’il ait sauvé des gens en fait un probable coupable.

Un petit film, voulu comme tel

Le trente-huitième film d’Eastwood relate pas à pas ces événements, en mettant en contraste la naïveté au cœur pur du moustachu en surpoids et la rouerie malsaine de ses ennemis, les agents du FBI et les médias vautours –mais aussi de tout ce qui ressemble à de la pensée, théorie policière ou travail de la presse.

Contrairement à ce que claironne la publicité, Richard Jewell n’est pas un très grand Eastwood. Son principal intérêt est au contraire d’être un tout petit film, voulu comme tel. Une série B, aux moyens modestes, et sans vedettes.

L’histoire devait à l’origine être filmée par Paul Greengrass, avec Jonah Hill dans le rôle-titre et Leonardo DiCaprio dans celui de l’avocat qui vient défendre Jewell. Cela aurait donné un tout autre film –on dira pour aller vite un film de gauche, alors qu’il s’agit là sans aucun doute d’un film de droite. Un film fort adroitement agencé, et dont les mécanismes sont bien intéressants à observer, plus encore à l’ère Trump.

Visages de la toute-puissance maléfique de l’appareil d’État, les agents du FBI maltraitent et manipulent. | via Warner Bros. France

Le choix d’acteurs, d’ailleurs excellents, mais peu connus, est le symptôme d’un parti pris qui concerne tout le film: c’est une toute petite histoire, elle ne fait sens qu’en tant que telle. C’est l’histoire de monsieur Tout-le-Monde.

Et il importe au plus haut point de la raconter au ras des pâquerettes: la caractérisation des personnages est simpliste, l’enchaînement de péripéties annoncées des kilomètres à l’avance, le dénouement répond aux règles du genre.

La boussole libertarienne

C’est exactement à ce prix qu’Eastwood, qu’on sait capable de choix de mise en scène autrement audacieuse comme de positions moins conformes à cette histoire officielle et bien pensante qu’il a si vigoureusement dénoncée dans Mémoires de nos pères, peut déployer le mécanisme paradoxal de son film.

En conformité avec l’idéologie libertarienne à l’américaine qui est sa principale boussole politique, le réalisateur peut ainsi à la fois exalter les vertus individuelles des défenseurs de l’ordre, et s’en prendre aux institutions d’État, ici représentées par le corps le plus prestigieux de la police, qu’on voit se livrer à une série de manipulations et de mauvais traitements à l’encontre d’honnêtes citoyens, sans égard ni pour la vérité ni pour la morale. (…)

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Cannes 2019 Ep.1: «The Dead Don’t Die», les morts-vivants manquent de souffle

Bill Murray, Chloë Sevigny et Adam Driver dans The Dead Don’t Die.

Le film de Jim Jarmusch semblait cocher toutes les cases d’une ouverture réussie du Festival de Cannes, mais au-delà du talent du réalisateur et du casting, la proposition tourne court. Peut-être volontairement.

Sur le papier, c’était le choix idéal. Ouvrir le 72e Festival de Cannes avec The Dead Don’t Die ressemblait à l’improbable résolution de la complexe équation du film d’ouverture.

Le film est signé de l’un des grands artistes du cinéma contemporain, Jim Jarmusch, qui plus est figure cannoise consacrée depuis la Caméra d’or pour Strangers than Paradise en 1984 –qui n’était en réalité pas son premier film, précédé sans qu’on le sache alors par le tout aussi étonnant Permanent Vacation.

Sa présence sur la Croisette a été scandée par de nombreuses sélections, ô combien justifiées: Down by Law, Mystery Train, Night on Earth, Dead Man, Ghost Dog, Broken Flowers, Only Lovers Left Alone, jusqu’à ce joyau qu’était Paterson. Du très bon et du encore meilleur, récompensé de divers prix –même si l’un des plus beaux, The Limit of Control, manque à l’appel cannois.

Mais The Dead Don’t Die, c’est aussi un casting all stars, donc une belle montée des marches, ingrédient indispensable d’une ouverture réussie, avec Bill Murray, Adam Driver, Chloë Sevigny, Tilda Swinton (et Danny Glover, Tom Waits et Iggy Pop, qui ne sont pas venus).

Ajoutons enfin cette quadrature du cercle recherchée par nombre de producteurs et de médias: un film d’un grand cinéaste mais entrant dans un genre à la mode, en l’occurrence le film de zombies.

Sur le papier, donc, tout semblait parfait. Sur l’écran, c’est hélas une autre affaire.

Les acteurs, surtout Murray et Driver, déploient toutes les ressources de leur considérable talent. On retrouve avec bonheur l’élégance du filmage de Jarmusch, son humour décalé, un charme indéniable.

D’abord, on est content d’accompagner les tribulations de ces flics d’une petite ville de l’Amérique profonde confrontée à une invasion de morts-vivants, pour cause de manipulations catastrophiques et de mensonges éhontés des industries de l’énergie et des malhonnêtes au pouvoir, déclenchant des calamités sans nom.

On est d’accord sur l’arrière-plan politique, on déguste les touches humoristiques et les petites mises en abyme, on s’amuse à reconnaître Tom Waits en ermite barbu ou Iggy Pop en zombie cannibale accro au café. Tout cela fait de bons moments, mais pas un film.

Embourbé dans le genre

L’une des meilleures blagues de The Dead Don’t Die est le moment où le personnage d’Adam Driver affirme qu’il a lu le scénario et qu’il sait comment le film finit: mal. Mais à ce moment, on a sérieusement commencé à douter qu’il y ait un scénario, tant le film fait du surplace, n’ayant rien à raconter de particulier au-delà de la situation installée durant la première demi-heure.

Soyons clair: on peut faire d’excellents films avec un scénario minimal. (…)

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«Centaure», «The Ride», les chevauchées fantastiques

Venus d’Asie centrale ou des grandes plaines de l’Ouest américain, deux films pourtant très différents –un conte et un documentaire– chantent les chevaux et les hommes, les mémoires et les légendes, pour mieux regarder aujourd’hui.

Il s’envole. Sur le cheval lancé au galop, l’homme semble soudain emporté par un souffle surnaturel.

Ce souffle est tout à la fois celui de la mémoire du peuple de cavaliers que furent les Kirghizes, celui de la colère contre une évolution de la société entre inégalités économiques et influence croissante d’un islamisme rigoriste importé, et celui du cinéma comme élan, comme mouvement physique dans l’espace.

Ce cheval, l’homme que tout le village appelle Centaure l’a volé, à la grande fureur de son riche propriétaire. Il le rendra aussitôt après sa chevauchée fantastique. Lui, l’ancien projectionniste (du temps où la salle de cinéma n’avait pas été transformée en mosquée), désormais ouvrier dans le bâtiment, n’a que faire de posséder l’animal. Ce sont le mouvement et les retrouvailles avec un mythe fondateur qui lui importent.

Les conséquences de son geste forment la trame narrative, riche en rebondissements, de Centaure, le cinquième film d’Aktan Arym Kubat.

Un survivant des promesses du cinéma d’Asie centrale

Celui-ci s’appelait Aktan Abdykalikov lorsqu’on l’a découvert avec son premier film, le magnifique Fils adoptif, en 1998. Il s’inscrivait alors comme une des principales figures de la maigre cohorte des cinéastes très talentueux issus des ex-Républiques asiatiques soviétiques, aux côtés des kazakhs Darejan Omirbaiev, Ermek Shinarbaev et Serguei Dvortsevoi  ou du tadjik Djamshed Usmonov.

C’est peu dire que ces immenses territoires, par ailleurs profondément différents, n’ont pas tenu leurs promesses cinématographiques, au point de disparaître presque entièremnt des zones de visibilités cinéphiles, à l’exception du solitaire Emir Baigazin.

Centaure (Aktan Arym Kubat) en famille, et entre deux mondes (©Epicentre Films)

Du moins retrouve-t-on Aktan Arym Kubat en pleine forme, devant et derrière la caméra. C’est lui en effet qui joue le rôle-titre, moins comme un acteur au sens classique que comme un conteur qui incarnerait son récit en même temps qu’il le narre.

L’interprète comme le cinéaste y déploient un très séduisant assemblage d’humour, de présence physique et de capacité à se mouvoir dans un monde hostile, le réalisateur et scénariste chevauchant avec maestria les questions de l’intégrisme religieux, de la perte de la culture (traditionnelle mais pas uniquement), du fonctionnement d’une collectivité soumise à plusieurs lois différentes.

Un parfum de western

 Centaure est un conte contemporain où se mêlent et s’affrontent anciennes légendes et enjeux politiques et sociaux très actuels. C’est aussi un chant d’une grâce évidente et simple, où les visages, les paysages, la lumière tiennent une place décisive. (…)

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«Detroit», ce film d’horreur qui nous raconte l’Amérique

Avec virtuosité et efficacité, le nouveau film de Kathryn Bigelow reconstitue la nuit sanglante ayant mené au meurtre et aux violences par la police durant les émeutes raciales de 1967.

Un film comme un triangle parfait. Au sommet, un fait qui n’a rien de divers, un fait précis survenu la nuit du 25 juillet 1967. Deux côtés symétriques: ici, toutes les ressources du cinéma de genre; là, la virtuosité d’une réalisation brillantissime. Et la base: l’Amérique elle-même, l’Amérique aujourd’hui telle qu’elle hérite de son histoire réelle, celle qu’elle raconte si peu.

Les faits 

À l’été 1967, les ghettos noirs de la ville de Detroit s’embrasent, nouvel épisode de la révolte contre le racisme qui tournent à l’émeute et la guérilla urbaine. L’armée et la Garde nationale sont envoyés en renforts.

La grande ville industrielle du Michigan en état de guerre.

Depuis l’Algiers Motel, un établissement surtout fréquenté par des Noirs, part ce qui est interprété par les policiers comme un coup de feu. Ils investissent les lieux, où se trouvent entre autres des membres d’un groupe de Rythm’n’Blues alors en pleine ascension, les Dramatics, ainsi que deux jeunes femmes blanches. 

Durant des heures, les flics accompagnés de membres de la garde nationale et d’un agent de sécurité (noir) maltraitent et torturent ceux qu’ils ont trouvé sur place. Trois d’entre eux seront retrouvés morts. Un tribunal entièrement blanc acquittera les représentants de l’ordre.

Le film de genre 

Detroit est un film d’horreur. Il respecte à la lettre les règles d’un sous genre, où un groupe de personnes se retrouve enfermé dans un lieu clos et soumis à la puissance destructrice d’une force maléfique. (…)

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Faire une toile avec des toiles

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Shirley, Visions of Reality de Gustav Deutsch, avec Stephanie Cumming, Christoph Bach. 1h32. Sortie le 17 septembre.

De prime abord, l’entreprise de jouer, à l’écran, des scènes reproduisant à l’identique des tableaux d’Edward Hopper peut sembler gratuite, voire d’un agaçant formalisme. Les premiers plans séquences intriguent pas la fidélité aux tableaux qui inspirent chacun d’entre eux, et déjà s’instaure un premier possible échange : il s’agit d’une fidélité supposée, puisqu’à moins d’être un expert on ne connaît pas par cœur les tableaux qui ont inspiré chaque plan, c’est à l’esprit de la peinture de Hopper qu’ils sont incontestablement fidèles. C’était quoi, cet esprit ? Séquence après séquence, le film en déploie les éléments de réponses, qui mènent à comprendre, au-delà du cas Hopper, ce qui définit un style, la présence d’un artiste.

Surtout, malgré le relatif statisme (mais pas l’immobilité) des images et la parcimonie des sons (mais le silence) se déploie à chaque fois une petite fiction, possible contrepoint narratif d’une proposition visuelle silencieuse et immobile, qui fut peinte et non pas filmée. Voilà qui nourrit davantage ce que chaque spectateur peut faire avec ce qu’il voit et entend, et qui réduit d’autant la vanité du projet.

En outre, chaque séquence est associée par un carton à une date, qui vient scander ainsi une sorte d’histoire de l’Amérique des années 30 aux années 60, avec des repères plus ou moins visibles du côté d’événements marquants (la dépression, le New Deal, la guerre mondiale, la guerre froide, le maccarthysme, Kennedy…) ou de l’évolution des mœurs et des objets du quotidien, notamment des aménagements intérieurs. Le parcours de Shirley, actrice, femme engagée, à la fois héroïne de fiction, repère documentaire et figure issue des toiles, est comme un guide à travers ce monde à la fois archiconnu et mystérieux qui se met ainsi en place.

Et c’est comme si une nouvelle dimension s’ouvrait à l’intérieur de ce jeu entre une « réalité » elle-même fort artificielle, et invisible – ce qu’a en effet peint Hopper dans ses tableaux – et ses « reflets » au statut incertain, à la fidélité impossible à vérifier, à la justesse relevant d’un autre régime, dans le triple mouvement : celui de la relation des plans de cinéma aux tableaux, celui des tableaux au monde, celui des plans de cinéma au monde.

Puisque, on n’y songe que peu à peu tandis que treize plans-tableaux défilent avec une sorte d’aplomb buté, qui finit par prendre une dimension humoristique et est parfaitement en accord avec ce qu’il y a de buté et de frontal dans la peinture de Hopper, plus le film avance et plus se déploie l’interrogation sur le « comment c’est fait ». Interrogation qui n’est pas tant technique, ni même esthétique, qu’intime, charnelle, matérielle – et très ludique. Il y a là des acteurs – et surtout une étonnante actrice, Stephanie Cumming (dont on ne sera pas surpris d’apprendre qu’elle est d’abord danseuse) – qui occupent de manière singulière l’espace du cadre, à mi-chemin entre incarnation très charnelle et statue vivante, selon une mode de présence dont on cherche en vain d’autres exemples. Ils respirent, ils bougent, ils parlent, mais d’une manière qui, sans être outrée, n’est celle des codes du cinéma réaliste, ni celle du théâtre ou de la pantomime. Il en va de même des objets, des lumières, des sons, des matières : tout un déploiements d’éléments hyperréalistes et en même temps d’une abstraction inusitée, qui emprunte à la rhétorique de la peinture et à celle du cinéma.

Et voilà comment, parti comme un pari un peu absurde, Shirley se révèle riche d’une multiplicité d’espaces d’interrogations, à la fois complexes et plaisantes, intrigantes et suggestives. A quoi il faudrait ajouter ceci, qui ne s’explique pas : c’est très beau. C’est très beau grâce à Hopper, bien sûr, mais aussi grâce à Gustav Deutsch, et à la manière dont il réinvente avec empathie mais sans servilité les vibrations mystérieuses des tableaux, dans le registre du cinéma. Quand le film commence, il semble qu’on doive en avoir épuisé très vite les maigres promesses esthétisantes et théoriques, quand il se termine, on aimerait qu’il dure encore longtemps.

 

Festival de Venise, prise N° 4

Ubris Americana

(To the Wonder de Terrence Malick, The Master de Paul Thomas Anderson, At Any Price de Ramin Bahrani)

Dieu, la puissance et l’argent. Les trois films américains de la compétition présentés en début de Mostra (ceux de Brian De Palma et d’Harmony Korine complétant cette très forte délégation) exposent de manière insistante les forces que beaucoup considèrent comme décisives dans leur pays. Le moins intéressant des trois est aussi le plus attendu, To the Wonder de Terrence Malick. Franchissant un grand pas en avant dans le registre du kitsch métaphysique qui lestait déjà gravement The Tree of Life, le réalisateur tartine durant deux heures un emplâtre de cartes postales et de banalités sur le sens de la vie face à la puissance divine avec laquelle les hommes ne savent plus communiquer. La malédiction de l’amour impossible, de la pollution et de l’impuissance à faire le bien pèse dès lors sur eux comme une chape de plomb dont le film trouve une regrettable équivalence esthétique.

(attention, cette photo, la seule disponible,montre l’actrice Rachel McAdams, qui n’a qu’un tout petit rôle, avec Ben Affleck)

Une très belle russe francophone (Olga Kurylenko), le sculptural et laconique American Man Ben Affleck et le prêtre hispano Javier Bardem circulent en tous sens, du Mont Saint Michel aux plaines du Middle West et des supermarchés saturés de produits aux inévitables rivières malickiennes, tandis que pas moins de trois voix off régalent l’auditoire d’interrogations du type « Où est la vérité ? » « Pourquoi pas toujours ? », en trois langues pour convaincre de l’universalité de ces méditations.

Parmi les questions posées, la plus intéressantes est : « pourquoi on redescend ? ». Parce que contrairement à l’inquiétude mystique de Malick, chez ses deux confrères, on ne redescend pas. L’un et l’autre sont dédiés à la capacité, dans deux domaines différents, de produire toujours davantage, de ne pouvoir que foncer toujours en avant – idée aussi sous-jacente mais pas vraiment prise en compte dans To the Wonder. The Master de Paul Thomas Anderson raconte l’histoire d’un « maître à penser », mi-théoricien mi-gourou, qui dans les années 50 essaie de fonder une « école » où les élucubrations scientifiques servent de base à une mystique proche de la métempsychose.  Il est rejoint par un ancien combattant de la 2e guerre mondiale à demi fou et complètement imbibé, dont les comportements erratiques servent au « maître » à la fois de terrain d’expérience, de déversoir émotionnel et, à l’occasion, de protection.

Philip Seymour Hoffman est The Master

Anderson ne manifeste aucune admiration particulière pour ses personnages, on en vient même assez vite à se demander pourquoi il raconte cette histoire de ratés plutôt pathétiques et assez antipathiques, qui n’annoncent pas vraiment la puissance des sectes et autres mysticismes plus ou moins homologués aux Etats Unis. Comme les précédents films du réalisateur, ce qui caractérise The Master est une sorte de puissance brute du filmage, appuyée sur la violence des situations, un indéniable savoir-faire dans le montage et le cadrage, et surtout l’interprétation : Philip Seymour Hoffman filmé comme Welles se filmait dans Citizen Kane et Joaquin Phoenix en allumé dangereux et sentimental en mettent plein les yeux, et les tripes. Pointe alors l’idée que Paul Thomas Anderson filme exactement comme œuvre le Maître de son film : en force et à l’esbroufe, avec une sorte d’intimidation permanente qui ne prend aucune distance avec ce qu’il entend décrire, ce qui risquerait de réduire son emprise sur les spectateurs. The Master, quelle que soit les dénonciations qu’il prétend faire, se révèle ainsi une exemplaire démonstration de force – force de la rhétorique et force physique, sensorielle – dont ses deux personnages principaux sont les représentants. Au lieu de les prénommer Lancaster et Freddie, il aurait dû les appeler Paul et Thomas.

Zas Efron en fils prodigue et speed racer dans At Any Price

Venu du cinéma indépendant, Ramin Bahrani s’approche de la grande forme hollywoodienne avec At Any Price, qui est pourtant aussi le seul des trois films qui prenne un peu de distance avec son sujet. Il s’agit ici, à travers l’histoire d’une famille d’agriculteurs de l’Iowa devenus aussi revendeurs en gros de semences OGM, et avec une variante du côté des courses de stock cars, de raconter la fuite en avant d’une société, la fatalité d’une surenchère sans fin, où l’argent est d’ailleurs moins le véritable objectif qu’une sorte de compteur pervers de cette course insensée. Avec le renfort de Zac Efron et Dennis Quaid, remarquables, Bahrani compose une sorte de fresque malade sur l société américaine dont le monde agricole ne serait qu’un cas particulièrement explicite, fresque qui se transformera en fable (im)morale. Son sens de la présence physique (les grands espaces américains aussi bien que les hommes éperdument lancés dans une fuite en avant) permet à Bahrani de retrouver le sens épique d’une longue tradition du cinéma américain dont deux des précédents grands représentants (T. Malick, P.T. Anderson) sont aujourd’hui ses compétiteurs à Venise. Avec At Any Price, à la différence de ses deux prestigieux ainés, lui trouve une possible circulation entre distance critique et prise en compte des puissances qu’il invoque.

L’ancienne voie des cimes

Sweetgrass de Lucien Castaing Taylor

C’est quoi, ce film ? Un documentaire sur les moutons ? Oui ! Exactement. Et pourtant, dès le premier plan, dès qu’une brebis fixe les spectateurs, les yeux dans les yeux, quelque chose de grandiose et d’inquiétant se met en branle, et qui ne s’arrêtera plus. De l’exploitation agricole, qui pour notre imaginaire ne peut s’appeler qu’un ranch et certainement pas une ferme, aux plateaux d’altitude du Montana et retour, c’est aussi une odyssée que Lucien Castaing Taylor a accompagnée de sa caméra lyrique et attentive.

Inexplicable mais évident : il faut infiniment aimer et connaître la montagne pour être capable de la filmer ainsi – cela dépasse les questions de cadres, de mouvements d’appareil, de lumière et de durée de plan, on est plutôt du côté de la musique, d’une sensibilité aux infimes vibrations, d’une musicalité des nuages, des arbres, des roches et du vent qu’enregistre le réalisateur. Au confluent de plusieurs imaginaires, celui du western, celui de la nature sauvage, celui d’un rapport de travail et d’intelligence entre les hommes, les bêtes et les paysages, celui aussi, moins bienveillant, des relations entre masses d’individus (les moutons), figures d’autorité (les bergers) et instruments de pouvoir (les chiens), le film met en mouvement une incroyable masse d’images mentales, d’affects plus ou moins enfouis, de frayeurs et de rêveries qui viennent de loin, qu’on croyait oubliées.

Plus cowboys (sheepboys ?) que pasteurs, prolétaires d’un âge obsolète et centaures magnifiques tout à la fois, les hommes (et les femmes) que filme Castaing Taylor sont impressionnants d’efficacité face à des conditions de vie et de travail d’une extrême dureté. Colt à la ceinture et talkie walkie en bandoulière, perdus dans une immensité d’une splendeur écrasante, ils sont tour à tour démunis devant la fatigue et les fauves, rednecks macho, et aussi grands costauds capables d’appeler leur mère en pleurant dans le téléphone portable…

Aventure épique où l’horreur réelle et la comédie fantastique ne cessent de faire irruption, Sweetgrass suit pas à pas le long cheminement du troupeau vers les cimes, mais aussi l’inexorable changement des lumières du jour, du soir, de la nuit et de l’aube, les effets de la solitude et du froid, la puissance des orages, l’éclat des yeux du grizzly dans la nuit à côté des milliers d’yeux luminescents des moutons. C’est la dernière grande transhumance, ce sont les derniers praticiens d’un métier ancien et devenu insoutenable autant que non rentable. Dans le camion qui ramène à la maison John Ahern, le vieux guideur de troupeau, passe à la fois l’ombre de William Munny, le westerner has been d’Impitoyable, et celle des ouvriers de Detroit ou de Longwy sous le doigt de plomb d’un changement d’époque qui écrase les hommes. Pas un mot n’a été dit.