Cannes 2025, jour 4: un passé qui ne passe pas

Stéphanie (Léa Drucker), l’enquêtrice passionnée de Dossier 137.

«Dossier 137» de Dominik Moll et «Eddington» d’Ari Aster ont en commun de raviver l’un et l’autre la mémoire d’événements récents, qui éclairent chacun à sa façon l’actualité.

Depuis l’ouverture du Festival, principalement consacrée aux horreurs, catastrophes et drames du monde contemporain, l’interaction des films de cette édition avec l’actualité n’a cessé d’être évoquée.

Mais les films, y compris de fiction, interagissent aussi avec la réalité de bien d’autres manières. C’est le cas de deux des titres en compétition, qui mobilisent le vécu d’époques récentes que nous tendons déjà sinon à oublier, du moins à refouler dans un passé révolu, quand ce qu’elles évoquent influence grandement notre présent.

L’écart temporel entre les faits évoqués et le moment d’en projeter des récits reconstruits par la fiction pour le grand écran, incite –ou devrait inciter– à essayer de mieux comprendre ce qui se passe en ce moment, voire ce qui est susceptible de se passer bientôt.

«Dossier 137» de Dominik Moll

L’effet de cet écart temporel est évident dès les premières minutes, montages de photos prises sur les lieux. Quoi? Nous avons vécu ça? Chez nous? Il y a moins de dix ans?

«Ça», c’est le mouvement des «gilets jaunes», et en particuliers les émeutes sur les Champs Élysées et alentours en décembre 2018. Depuis, le Covid, les guerres en Ukraine et à Gaza, la réforme des retraites, une dissolution, Bétharram et l’élection de Donald Trump ont contribué à reléguer dans un «avant» qui déjà s’estompe, l’ensemble des événements extraordinaires qui se sont produits alors, sous des formes différentes partout en France mais entre autres dans la capitale.

L'inspectrice face au mur des pouvoirs de toute nature qui s'interpose entre elle et les faits. | Haut et court

L’inspectrice face au mur des pouvoirs de toute nature qui s’interpose entre elle et les faits. | Haut et court

Documentaires ou fictions, il existe une filmographie conséquente consacrée aux «gilets jaunes» –ce site en recense vingt-trois, tous documentaires, et il n’est pas exhaustif. Mais une part de l’effet que produit le film de Dominik Moll tient à l’éloignement dans le temps et surtout dans la mémoire collective, et à la force qu’il imprime à ce qu’il faut bien appeler un retour du refoulé.

L’autre ressort majeur, et peu fréquent dans ce genre de film politico-policier, tient à la manière dont est raconté ce que fait concrètement la commissaire enquêtrice de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) interprétée par Léa Drucker dans cette «fiction inspirée de faits réels», comme en avertit un carton au début.

Même si elle se nourrit de nombreux autres ressorts plus classiques, commentaires politiques, relations psychologiques, tensions émotionnelles, rebondissements dramatiques, l’enquête sur les conditions dans lesquelles un jeune manifestant a été grièvement blessé par un tir de flash-ball impressionne et passionne par le détail des procédures et des moyens techniques mobilisés.

La multiplicité et l’hétérogénéité des sources, les manières de pouvoir ou pas s’en servir et les relier, les niveaux d’interférences de forces hétérogènes, ne relevant pas du même domaine et pourtant entrant en résonance ou en conflit, est le carburant le plus efficace pour la trajectoire du film.

Et c’est d’y avoir donné accès qui permet, à la fin, ce que dit l’enquêtrice à sa supérieure, dépliant explicitement les ressorts qui ne sont pas seulement ceux du récit, ou d’un événement précis, mais qui sont au principe même de ce qui fait société, ou devrait le faire, et y parvient de moins en moins.

Le film de l’auteur de La Nuit du 12 est porté notamment par Léa Drucker impressionnante, pour la deuxième fois en tête d’affiche d’un film important de cette édition du Festival après L’Intérêt d’Adam.

Elle y incarne moins une personne, ou même un personnage (de fiction) qu’une idée –la Vérité, la Justice– et il faut en effet toute la force de l’actrice pour que cela ne paraisse pas trop abstrait. En cela, plus encore que comme reconstitution des fameux «faits réels», Dossier 137 à la fois décrit et interroge un état des choses qui est, lui, tout à fait contemporain.

«Eddington» d’Ari Aster

Cette fois ce n’est plus le séisme «gilets jaunes» à l’échelle française, mais le maelström Covid à l’échelle de l’Amérique profonde dont le quatrième film de l’auteur de Midsommar ranime la mémoire, sur un mode de grand guignol déglingué et hyper violent.

Dans une bourgade du Nouveau Mexique où doit bientôt avoir lieu l’élection ou réélection du maire, le port du masque imposé par les autorités mais refusé par le shérif sert de premier détonateur à une succession d’affrontements qui iront du coup de gueule à la gifle, et d’un coup de feu à un massacre à la mitrailleuse lourde.

Le shérif (Joaquin Phoenix) face au maire (Pedro Pascal) dont il convoite le poste. | Metropolitan FilmExport

Le shérif (Joaquin Phoenix) face au maire (Pedro Pascal) dont il convoite le poste. | Metropolitan FilmExport

Au passage sont convoqués les délires complotistes, liés ou pas à la pandémie avec une passion pour la pédophilie et pour le mysticisme, le mouvement Black Lives Matter, les emballements des réseaux sociaux, l’usage délirant des armes à feu, l’invasion manipulée par des intérêts locaux des data centers prédateurs, le conflit avec les communautés amérindiennes, le gouffre sans fond des protestations et contre-protestations de tous les groupes et sous groupes, y compris contre eux-mêmes… (…)

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À voir au cinéma: «Les Damnés», «Le Mohican», «Prima la vita»

Dans Les Damnés, la guerre comme le cinéma ne la montre jamais.

Film de guerre par Roberto Minervini, thriller politique en Corse par Frédéric Farrucci ou déclaration d’amour à son père et au cinéma par Francesca Comencini trouve chacun une tonalité singulière au sein de genres codifiés.

«Les Damnés» de Roberto Minervini

Il fait froid. On ne sait pas où on va. La petite troupe de cavaliers et de fantassins en uniforme bleu avance dans un territoire mal connu. Il faut se ravitailler, installer des campements, rester sur le qui-vive. La mort est alentour, mais aussi des ennuis plus quotidiens, des doutes, des raisons d’agir. Faire la lessive. Rassurer. Se distraire. Parler ou se taire.

Accompagnant un escadron de soldats nordistes, Roberto Minervini réinvente carrément ce genre si courant qu’est le film de guerre. Tous les pays du monde ou presque ont réalisé des films de guerre, généralement en rapport avec des conflits auxquels ils ont été mêlés. Ils y développent des points de vue variés, allant d’une approche militariste à une approche pacifiste, où l’héroïsme individuel, la constitution d’un groupe supposé représentatif de la nation, voire de l’humanité, est mise en évidence par des circonstances extrêmes.

Dans ces films, la guerre, le phénomène guerrier, ce qui se produit en situation de guerre importe beaucoup moins que les effets qu’il est possible d’en tirer, du côté du spectacle –y compris pour en dénoncer la fascination spectaculaire, ce que faisait Apocalypse Now tout en en tirant bénéfice– ou du côté du «message», politique le plus souvent, éventuellement moral ou même métaphysique (chez Terrence Malick par exemple).

Tous les pays ou presque ont produit des films de guerre, mais aucun autant que les États-Unis, qui ont largement modélisé le genre depuis la Première Guerre mondiale (l’entrée «films de guerre américains» de Wikipedia comporte 712 pages, sans être exhaustive).

Le film de guerre est, comme les autres grands genres hollywoodiens, un des outils avec lesquels les États-Unis ont construit leur propre image, pour les Américains comme pour le reste du monde. Image singulièrement biaisée –ce serait pareil ailleurs, mais les USA ont une «puissance de feu» sans égale sur les imaginaires.

Cinéaste italien travaillant depuis quinze ans et sa «trilogie texane» à montrer d’autres visages des États-Unis que ceux qu’eux-mêmes mettent en avant (son quatrième film, tourné en Lousiane, s’intitule de manière programmatique The Other Side), Minervini quitte après cinq longs-métrages, jusqu’au magnifique What You Gonna Do When the World’s on Fire?, le contemporain explicite pour sembler se tourner vers la reconstitution historique.

Un film d’époque, notre époque

De reconstitution historique il s’agit en effet, avec une précision des matières, des vocabulaires, des façons de penser et d’agir infiniment plus rigoureuse que la quasi-totalité des films de guerre américains. Il ne s’agit pas ici de mettre une bonne note sur le plan historiographique, il s’agit d’apprécier combien ces tissus, ces armes, ces manières de parler suscitent de sensations, d’émotions, de trouble et d’intelligence pour le spectateur.

Le cinéaste se tient entièrement du côté de ce que les grands historiens contemporains de la guerre comme Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau ont appelé «le fait combattant»: la compréhension de la guerre à partir du vécu des soldats et des conditions concrètes d’existence sur le front.

De conciliabules autour d’un feu en escarmouches incompréhensibles avec un ennemi à peine entrevu, face aux beautés sublimes et aux violences extrêmes de la nature autant qu’aux pénuries matérielles, aux malentendus au sein d’une hiérarchie opaque, mais aussi avec des gestes de compassion et de courage surgissant du terrain et des circonstances, le film trouve une dramaturgie intense et vivante, qui pour une fois ne prend pas son public pour des gosses uniquement friands de simplisme et de scintillement.

Un film qui comporte aussi son lot de scènes d'action, mais où le mot «action» change de sens. | Les Films du Losange

Un film qui comporte aussi son lot de scènes d’action, mais où le mot «action» change de sens. | Les Films du Losange

Le fait d’avoir situé ce récit, d’un romanesque que n’aurait pas désavoué Jack London, durant la guerre de Sécession, est à double titre légitime, car ce conflit est bien plus significatif de la naissance des États-Unis réels, tels qu’ils existent jusqu’à aujourd’hui, que la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776. D’innombrables historiens en ont fait le constat, et c’est aussi ce que traduit –avec le rôle de nation building du cinéma en Amérique– le nombre considérable de films sur la guerre de Sécession, par opposition à la rareté des films sur la guerre d’indépendance, parfois appelée la Révolution américaine.

La manière dont Minervini filme des soldats aux motivations hétérogènes et souvent incertaines, confrontés aux frimas d’un hiver rigoureux de 1862 dans le nord d’une Californie encore largement inhabitée par les Blancs autant qu’au risque d’être tués ou capturés par l’ennemi, peut aussi bien évoquer dans une certaine mesure la situation de soldats aujourd’hui, en Ukraine par exemple.

Cette manière de filmer possède une évidente dimension documentaire, mais selon une approche très différente d’un des rares films de guerre dont on aurait pu être tenté de rapprocher Les Damnés, La Bataille de Culloden de Peter Watkins, qui mobilisait le vocabulaire du reportage de guerre télévisuel à propos d’un affrontement ayant eu lieu en 1746.

Le souffle du romanesque et le mordant du réalisme. | Les Films du Losange

Le souffle du romanesque et le mordant du réalisme. | Les Films du Losange

Dans Les Damnés, le souffle du romanesque est bien présent, les grands espaces comme les enjeux des actes humains organisent la narration, mais jamais selon les codes habituels du film de guerre.

«Film d’époque» au sens courant de cette expression, qui désigne un récit situé dans une époque révolue, Les Damnés, qui fut une des belles découvertes du dernier festival de Cannes (donc avant les élections américaines), est pourtant bien un film de notre époque.

Qu’il se situe durant ce conflit là rappelle combien la guerre civile étatsunienne reste active dans la vie politique du pays, comme en témoignent une part notable des déclarations de Donald Trump et d’Elon Musk, autant que la présence de drapeaux confédérés dans les rassemblements MAGA. La damnation dure plus qu’on ne croirait.

Les Damnés
de Roberto Minervini
avec René W. Solomon, Jeremiah Knupp, Cuyler Ballenger, Tim Carlson
Durée: 1h29
Sortie le 12 février 2025

«Le Mohican» de Frédéric Farrucci

Au début, le visiteur était amical, il venait boire un verre avec Joseph le berger. Mais le berger l’a envoyé paître. Il savait à qui il avait affaire: à un émissaire de ceux à qui «on ne peut pas dire non». Ceux-là, on ne les verra jamais.

Mais on verra la kyrielle de ceux qui font qu’en effet, on ne peut pas leur dire non: gros bras stipendiés, complices tenus par un réseau d’allégeance où la tradition donne la main à la connivence, notables corrompus ou lâches, chefs de bande, policiers complices ou impuissants, simples citoyens qui ne veulent pas d’ennuis, ou empochent sans poser de question quand l’occasion s’en présente. Et aussi, tueurs qui savent pouvoir tirer en pleine rue, en pleine ville, sans risquer grand-chose.

Le berger Joseph (Alexis Manenti), moins seul qu'il ne croit. | Ad Vitam

Le berger Joseph (Alexis Manenti), moins seul qu’il ne croit. | Ad Vitam

Mais Joseph a dit non. Non à l’abandon de la terre où il élève ses chèvres sur le littoral corse, alors que désormais le mètre carré y vaut une fortune. Du «non» de Joseph naît un film d’action étonnamment crédible sur les plages estivales saturées de touristes, sur le port d’Ajaccio comme dans le maquis, thriller qui est aussi un conte politique singulièrement vif.

Le deuxième long-métrage de fiction de Dominique Farrucci mobilise avec efficacité les ressorts du film de traque, en cavale aux côtés de Joseph poursuivi par les sbires du grand banditisme en cheville avec les promoteurs immobiliers.

Mais le titre Le Mohican ne renvoie pas seulement au statut de dernière figure d’une espèce menacée de disparition, mais aussi au fait que le berger rebelle a été surnommé ainsi sur les réseaux sociaux, à l’initiative de sa nièce. (…)

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À voir au cinéma : «Un parfait inconnu», «La Pie voleuse», «Apprendre», «Slocum et moi»

Apprendre à jouer, jouer à apprendre, à prendre en considération, en affection et en jubilation dans le film de Claire Simon.

De Bob Dylan à un petit banlieusard rêveur des années 1950, dans une école ou un quartier de Marseille, les films de James Mangold, de Jean-François Laguionie, de Claire Simon et de Robert Guédiguian inventent des éclairages inédits.

Une production hollywoodienne avec une star (Timothée Chalamet) dans le rôle d’une star (Bob Dylan), le nouveau film «guédiguianissime» de Robert Guédiguian, un documentaire à l’école, un dessin animé dans la France périurbaine de l’après-guerre: difficile de faire plus hétérogène.

Pourtant, de ces films qui n’ont en commun que de sortir sur les écrans français ce même mercredi 29 janvier, émane une effluve partagée et plutôt surprenante en cette période: une sorte d’optimisme, d’affirmation de possibles.

Déjouant l’imagerie simpliste accolée à l’évolution de Dylan au milieu des années 1960, contant une intrigue à la morale volontariste, posant un regard délibérément orienté vers ce qui se joue de beau et d’essentiel dans l’enseignement, exaltant doucement les puissances d’un désir qui fait grandir, les films de James Mangold, Robert Guédiguian, Claire Simon et Jean-François Laguionie déclinent sur des modes variés cet élan vers le haut.

Aucune conclusion péremptoire à en tirer: juste ce constat du désir de réalisateurs et réalisatrice de vouloir ne pas baisser les bras devant les noirceurs du présent et de l’avenir.

«Un parfait inconnu» de James Mangold

À la différence d’un des précédents films du même James Mangold, réalisateur aussi doué que versatile (Walk the Line, consacré à Johnny Cash), Un parfait inconnu n’est pas un biopic.

Loin de raconter la vie de Bob Dylan, il se consacre à la seule période qui va de janvier 1961, date à laquelle le jeune homme de 19 ans venu du Minnesota débarque à New York avec sa guitare, à juillet 1965, au moment du célèbre concert de Newport où Dylan, devenu star du protest song acoustique, impose à son public plusieurs morceaux puissamment électrifiés.

C’est le climax du film, dont le scénario s’inspire du livre justement titré Dylan Goes Electric! Newport, Seeger, Dylan, and the Night that Split the Sixties d’Elijah Wald.

Dylan (Timothée Chalamet) et Joan Baez (Monica Barbaro) en concert au Newport Folk Festival. | Searchlight Pictures

Dylan (Timothée Chalamet) et Joan Baez (Monica Barbaro) en concert au Newport Folk Festival. | Searchlight Pictures

Fort heureusement, Un parfait inconnu ne se contente pas de rejouer cette dramaturgie simpliste, en grande partie grâce à celui dont le nom figure aussi dans le titre du livre, Pete Seeger. Le film de Mangold lui réserve un rôle important et bien plus nuancé que l’incarnation d’un progressisme rétrograde s’opposant à une mutation rock qui, en réalité, avait déjà commencé depuis un bon moment.

Avec Seeger, grâce aussi à la figure spectrale de Woody Guthrie agonisant à l’hôpital et à qui Dylan rendit visite dès son arrivée sur la côte est pour lui chanter son hymne-hommage, c’est aussi l’histoire longue des luttes sociales et de résistances aux multiples oppressions et crimes collectifs fondateurs de l’Amérique qui revient hanter le film –jusqu’à ses dernières images.

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Bob Dylan et Pete Seeger (Edward Norton), le «couple» le plus essentiel du récit.

Dylan est une star «universelle», désormais statufiée par son prix Nobel, mais il n’est pas évident qu’il passionne un public né après non seulement «Blowin’ in the Wind» (1962), mais après «Hurricane» (1975), et même après l’album Love and Theft (2001). D’où l’autre enjeu du film: la relation entre le modèle et l’icône adolescente du moment Timothée Chalamet, qui l’interprète à l’écran.

Chalamet est un très bon acteur, on nous dit que c’est aussi lui qui chante sur la bande-son. Il y a toutes les raisons de reconnaitre une réussite du point de vue de l’interprétation –du rôle comme des chansons. Ce qui ne dispense pas de souligner que le jeune comédien est nettement plus lisse et plus mignon que n’était le Robert Zimmerman qui débarquait à Greenwich Village, avec des sonorités et une présence dont on ne peut guère mesurer aujourd’hui ce qu’elles avaient, plus encore que ses premiers textes, de transgressives.

Bien plus que la précision dans la fidélité aux événements d’alors, qui ont fait l’objet d’un tombereau de biographies, et au-delà des souvenirs émouvants que le film peut évoquer à qui fut peu ou prou contemporain de cette histoire, l’œuvre importe surtout pour la relation entre ce qui se joua en 1961-65 et aujourd’hui.

C’est sur cette autre ligne de crête, entre réalité des enjeux de radicalités –politiques et artistiques– telles qu’elles se sont formulées à une autre époque, et échos avec des réalités contemporaines, celles du spectacle, des technologies, des modes d’engagement, que circule Un parfait inconnu.

Sans vouloir mettre à mal le pacte implicite entre spectateur et production mainstream, il ne cesse d’entrebâiller d’autres portes, d’autres questions, d’autres possibilités de songer, aujourd’hui, à ce qui s’est produit alors, dans les bars folks, sur les scènes avec Joan Baez chantant «We Shall Overcome» («Nous triompherons», tu parles!), et puis l’hymne rageur dénonçant le sacrifice des fils sur le Highway 61, encore à revisiter.

Un parfait inconnu
de James Mangold
avec Timothée Chalamet, Edward Norton, Monica Barbaro, Elle Fanning, Boyd Holbrook
Durée: 2h20
Sortie le 29 janvier 2025

«La Pie voleuse» de Robert Guédiguian

La douzaine d’huîtres sur la terrasse, face à la mer, avec le piano de Rubinstein. C’est, oui, une possible idée non pas du bonheur, mais du bien-être. C’est en tout cas l’idée de Maria, qui n’a pas du tout les moyens de ce que cette situation évoque de luxueux.

Mais, très loin du luxe, elle a sa manière à elle de fabriquer la possibilité de ces moments qui font que, comme disait la chanson, ça vaut le coup de vivre sa vie –pas «la» vie, mais sa vie à elle.

Maria (Ariane Ascaride), son mari (Gérard Meylan), et des ennuis en perspective. | Diaphana Distribution

Maria (Ariane Ascaride), son mari (Gérard Meylan), et des ennuis en perspective. | Diaphana Distribution

Pour cela il faut en passer par des risques, des efforts, des inventions. C’est le joyeux, parfois triste et toujours séduisant mécanisme romanesque mis en place par Robert Guédiguian, avec la complicité du dramaturge et scénariste Serge Valletti.

Il y aura des rebondissements, des coups de foudre, des trahisons, des révélations, tout ce qu’il faut. Mais le 24e film de l’auteur de Marius et Jeannette depuis Dernier Été en 1981 est surtout, grâce aux stimulations d’une fiction inventive et tendre, une invitation à une sorte de flânerie qui n’a rien de futile ni de paresseux. Flânerie dans ce qu’on caricaturerait en le désignant comme «le petit monde de Guédiguian», même si celui-ci en a effectivement fait le cadre d’une grande partie de ses films.

Mais circuler à ses côtés dans les ruelles de l’Estaque, recroiser les visages et les corps, sur lesquels le temps a passé, des acteurs et actrices qui l’accompagnent depuis des décennies (Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin, Gérard Meylan) ou l’ont rejoint depuis (Lola Naymark, Robinson Stévenin, Grégoire Leprince-Ringuet) est bien davantage qu’un geste de retrouvailles affectueuses, même si c’est aussi ça.

C’est aux côtés d’Ariane-Maria, de sa générosité et de ses dissimulations, affirmer simultanément deux enjeux qui méritent attention et engagement. L’un consiste à revendiquer que tout ce qui appartient à des états du monde, de la ville, des rapports sociaux supposément révolus, liés à une époque dépassée, est encore là de multiples manières –des lieux, des gestes, des paroles, des idées, des manières d’agir.

Nul n’ignore que le monde a changé, et pas forcément pour le meilleur. C’est autre chose de faire croire, comme les maîtres actuels s’y complaisent, que tout ce qui a précédé a disparu.

Dans le dédale ludique des péripéties amicales, amoureuses et policières que dessine La Pie voleuse se manifeste, en sourdine mais bien perceptible, tout un répertoire de manières d’être que Guédiguian refuse de laisser invisibiliser, exactement comme son héroïne refuse que son quotidien soit englouti dans une fatalité de pauvreté médiocre.

À cette attention à ce qui, pris un par un, ne serait qu’une collection de détails, et qui ensemble, compose une manière de ne pas se soumettre, fait écho l’autre suggestion obstinée du film, «avec élégance et simplicité» comme indiqué sur une partition de l’œuvre de Rossini qui donne son titre au film, et que joue au piano le petit-fils adoré de Maria.

Cette suggestion obstinée est le choix d’une forme assumée, presque bravache, d’optimisme. Dans un environnement où pratiquement tout incite à la déprime, sinon à la terreur, l’affirmation de possibles bienfaisants à raconter et à défendre ne relève pas d’une illusion, mais d’un choix actif et décidé. Avec un petit verre de blanc, les huîtres.

La Pie voleuse
de Robert Guédiguian
avec Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin, Gérard Meylan, Marilou Aussilloux, Grégoire Leprince-Ringuet
Durée: 1h41
Sortie le 29 janvier 2025

«Apprendre» de Claire Simon

Quand bien même on n’y aurait jamais songé, la richesse du double sens du verbe qui donne son titre au film s’impose très vite. Là, tout le temps, tout le monde apprend. Partout et tout le temps. «Là», c’est une école communale, en banlieue parisienne (Ivry-sur-Seine).

Là, tout le monde apprend, c’est-à-dire transmet du savoir et des compréhensions, et reçoit du savoir et des compréhensions. Les enfants comme les maîtres –et aussi le directeur de l’école Makarenko, et un peu les parents. Et la réalisatrice, Claire Simon. (…)

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Mais qui est un parfait inconnu ? et pourquoi ? – sur « Un parfait inconnu » de James Mangold

Le nouveau film de James Mangold consacré au début de la carrière de Bob Dylan, interprété par Timothée Chalamet, sort aujourd’hui. S’il joue avec le récit légendaire du tournant dans la musique populaire qui se serait produit au début des années 1960 aux États-Unis, sa force est de questionner les schémas simplistes qui évacuent certaines des principales dimensions politiques et historiques de l’époque.

Au coin d’une rue du West Village, à Manhattan, le jeune type a acheté un sifflet à un marchand ambulant. Intrigué, le marchand lui a demandé s’il avait des enfants : « Oui, j’en ai des centaines de milliers », a répondu le jeune gars. Contre une grande partie de ces « enfants », mais avec pour effet d’en avoir désormais des dizaines de millions, le sifflet va devenir une arme de combat dans le conflit qui va cristalliser un basculement historique. C’est lui qu’interroge, tout autant qu’il le raconte, le film de James Mangold qui sort sur les écrans français le 29 janvier.

Si biopic signifie « film qui raconte la vie d’une personne célèbre », Un parfait inconnu n’est pas le biopic de Bob Dylan. Concernant précisément la période qui va de janvier 1961, date de l’arrivée du chanteur à New York, à juillet 1965, date du concert du Newport Folk Festival où il impose plusieurs morceaux électrifiés à un public massivement acquis à la musique acoustique, le film construit, avec une grande attention aux événements qui se sont alors produits, un ensemble de questions très contemporaines, qui font une grande part de l’intérêt de cette production.

Il est très regrettable qu’une démagogie bas du front ait transformé la judicieuse question de l’auteur de cinéma en caricature réactionnaire. Le cas de James Mangold aurait pu et dû aider à en parler autrement que comme une manière d’attaquer les formes les plus inventives du cinéma au cours de son histoire. Mangold est, en effet, un très bon réalisateur, signataire de nombreuses réussites, de l’indépendant Copland à la superproduction Marvel Logan, en passant par le biopic (pour de vrai cette fois) de Johnny Cash, Walk the Line, et le remake du classique du western 3 h 10 pour Yuma. Coscénariste du film, Mangold n’est pas un simple exécutant du projet, il y est clairement impliqué, mais ce n’est à aucun moment sa mise en scène qui contribue à faire de son treizième long métrage la stimulante mise en question d’un certain nombre de processus à la fois inscrits dans une histoire située et datée – les États-Unis du début des années 1960 – et toujours problématiques dans le monde d’aujourd’hui.

In Real Life

Qui est le jeune type qui a acheté un sifflet au coin d’une rue, cet ustensile strident qui va lancer, au début de Highway 61 Revisited, la rupture de la star solo la plus populaire de son époque avec le genre musical qui l’a consacrée, le folksong ? In Real Life, ce n’est pas Dylan qui a eu cette idée, mais le guitariste devenu organiste Al Kooper. De même que, contrairement à ce que montre la première séquence du film, Pete Seeger n’était pas présent quand le musicien de dix-neuf ans à peine débarqué du Minnesota est allé rendre visite à son héros, le barde de la contestation populaire étatsunienne des années 1930 aux années 1950 Woody Guthrie, agonisant dans un hôpital de la banlieue newyorkaise, et lui a chanté « Song to Woody », l’hymne qu’il avait composé à sa gloire.

Le magazine Variety a effectué une enquête fouillée sur les écarts entre la recension des faits et gestes de Dylan à cette époque, recension méticuleusement documentée par une armée de chroniqueurs et de fans, et la mise en récit pour l’écran – dûment validée par Dylan lui-même. Légitimes, les innombrables raccourcis et altérations opérés par le scénario aident à préciser des situations et, surtout, à interroger ce qu’il s’est joué au fil de ces péripéties. C’est depuis cette approche-là qu’il faut observer le film, qui n’a nul besoin de dévoiler l’existence d’une personne dont la vie est largement connue et dont le cinéma s’est déjà très bien occupé, pas tant à l’époque du si ennuyeux Dont Look Back de Pennebaker, mais avec ce chef-d’œuvre documentaire et poétique qu’est No Direction Home de Martin Scorsese – et aussi avec l’essai joueur de Todd Haynes, I’m Not There, où six acteurs et actrice (Cate Blanchett) incarnaient chacun·e une facette du personnage.

Et donc celui qui achète le sifflet, ce n’est évidemment pas Bob Dylan, qui va bien, merci, mais Timothée Chalamet, qui joue son rôle dans le film de Mangold. La question n’est pas qu’il le joue bien – c’est le cas, Chalamet est un bon acteur, et il nous est affirmé que c’est aussi lui qui chante avec la voix de Dylan. Avec l’aide des outils numériques d’aujourd’hui, c’est très possible et pas très important. L’important est que l’idole d’une génération qui avait seize ans disons entre 1960 et 1975 (génération à laquelle appartient l’auteur de ces lignes) soit susceptible d’exercer la même séduction sur une génération qui a ou a eu seize ans entre 2010 et 2025.

On ne retrouve pas, chez Chalamet, l’âpreté du physique de celui qu’il interprète, ce garçon dont les images d’archives rappellent la rigidité du corps et le visage de chouette blafarde, clignant des yeux dans les projecteurs à l’époque de Freewheelin’, figure moins immédiatement charmante, plus dérangeante.

Chalamet, dans le film, ressemble au jeune Dylan, les costumiers, les maquilleurs et les coiffeurs ont fait le job et le comédien fait le sien, y compris de sale gosse sûr de son génie, manipulateur et peu attentif aux autres. Mais ressembler à Bob Dylan est très différent d’être porteur de ce qu’avaient de perturbant la présence scénique comme la voix et comme, très tôt, la poésie de l’auteur de « Bob Dylan’s Dream » (dès 1963) par rapport aux chansons à texte et aux ballades sentimentales – et déjà, un peu, le jeu à la guitare et certaines sonorités de l’harmonica, avant même les riffs dissonants du passage à l’électrique. Il n’est pas évident de faire ressentir ce qui dissonait de cette manière prometteuse par rapport à la chanson folk comme au rock’n’roll déjà très en verve : depuis, mille formes de radicalités sonores sont passées par les oreilles de centaines de millions d’auditeurs de trois ou quatre générations.

Un parfait inconnu tente de garder la mémoire de ce que l’irruption de Dylan pouvait avoir d’inédit et de dérangeant et de le rendre perceptible à qui est venu vingt ou quarante ans après, mais sans vouloir trop déranger non plus. Il y a là, à l’évidence, une stratégie de marketing cherchant à toucher des publics de générations différentes et entretenant des relations diverses avec l’histoire racontée. Mais cette stratégie, a priori banale, amène à un travail sur la relation à l’histoire, et à la mythologie, qui participe de la singularité du film

Elle se manifeste aussi par le choix de traduire le titre pour la distribution en France alors que tant de films sortent avec un titre en anglais, y compris quand il aurait été très simple de le traduire. Mais si le titre original, A Complete Unknown, trouve aisément un écho chez ceux, pas tout jeunes, qui connaissent par cœur les paroles de « Like a Rolling Stone » dont cette formule est extraite, le film vise plus encore à attirer celles et ceux qui n’en savent rien – celles et ceux qui en savent plus de l’interprète de Call Me by Your Name et de Dune que de celui de « A Hard Rain’s A-Gonna Fall » (1963) ou même de « Cold Irons Bound » (1997).

Le fantôme qui hante le fantôme

Libertés avec l’exactitude historique et volonté d’élargir le public vont d’ordinaire avec une simplification de l’intrigue. Une bonne part de l’intérêt d’Un parfait inconnu tient à ce que, à partir de la saga du jeune gars sorti de nulle part qui deviendra une star mondiale tout en ruant dans les définitions qu’on veut lui accoler, cette trajectoire n’en demeure pas moins complexe, voire contradictoire.

L’ascension de Robert Zimmerman dit Bob Dylan, des bars hippies aux sommets des charts, est racontée en prenant en compte, avec une grande virtuosité narrative, une multitude de lignes de tension. Certaines sont sentimentales, polarisées par les figures de Suze Rotolo (rebaptisée Sylvie Russo dans le film pour d’obscures raisons juridiques, alors que tous les autres personnages portent leur vrai nom) et Joan Baez. Certaines sont artistiques, avec l’opposition entre une approche acoustique d’obédience folk et une approche électrifiée d’obédience rock. Certaines sont éthiques, entre engagement pour des causes progressistes et stratégies commerciales. Toutes ces lignes se croisent, se mêlent, s’affrontent, s’incarnent dans des personnages dont certains en sont des représentants types et d’autres des figures qui peuvent être clivées ou contradictoires.

Cet écheveau fait l’épaisseur romanesque du récit, en contrepoint de son atout majeur qui reste la force intacte des morceaux musicaux et des manières de les chanter et de les jouer. La doxa veut que cette histoire, qui culmine avec le concert de Newport en 1965 et le passage en force de Dylan vers le rock avec sa version agressive de « Maggie’s Farm », copieusement huée par une partie du public, soit celle d’un envol vers la liberté de l’artiste singulier rompant les attaches avec toute assignation politique (les luttes pour les droits civiques et contre la guerre au Vietnam) et esthétique (les codes du folksong engagé). C’est d’ailleurs ce qu’il est arrivé à Dylan lui-même de raconter, lui qui a, au cours de sa vie, souvent donné des versions différentes sinon contradictoires de ses choix et de ses actes. Mais ce n’est pas ce qui advient dans le film, contrairement à ce qu’en diront ceux qui préfèrent rester accrochés au mythe simpliste que prêter attention à l’instabilité des significations agencées par le scénario.

Cette instabilité a pour principal point d’activation l’une des multiples relations contées par le film, celle qui concerne Dylan et Pete Seeger. Si, à l’évidence, Dylan-Chalamet occupe le centre de l’écran, s’il est, sous ce double nom, la star, la tête d’affiche, Pete Seeger, joué par Edward Norton, traverse le film de part en part comme un contrepoint chargé d’une autre énergie, porteur d’autres enjeux, vivifié, précisément, de ne pas être une star ni un lonesome hero et de ne surtout pas vouloir en être un – en forçant un peu le trait, on pourrait plaider que c’est lui, Seeger, le « parfait inconnu ».

Cet inconnu, idée autant qu’homme, fonctionne dans le film en faisant résister de manière fantomatique l’ensemble de ce dont le véritable Seeger a été, de fait, l’incarnation : la convergence des luttes populaires étatsuniennes, celles des ouvriers d’usine, celles des paysans expulsés par la sécheresse ou l’expansion des grands propriétaires et celles des migrants, avec les luttes des Noirs pour les droits civiques, contre le racisme institutionnel en vigueur aux États-Unis jusqu’en 1968, et avec la mobilisation d’une grande partie de la jeunesse à la fois contre le consumérisme et contre la guerre au Vietnam. (…)

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«West Side Story»: Steven Spielberg désespère de l’Amérique, en chantant

L’affrontement des deux gangs, Blancs contre Colored, motif central du film de 1961 comme de celui d’aujourd’hui, pas forcément avec le même sens.

Le remake de la comédie musicale d’il y a 60 ans retrouve le tonus du show de l’époque tout en procédant à de multiples ajustements, pour proposer une vision d’ensemble bien différente.

La seule question que suscite le film est: pourquoi? Pourquoi refaire un film, celui cosigné par le réalisateur Robert Wise et le chorégraphe Jerome Robbins d’après le musical éponyme, film qui occupe une place si incontestable et incontestée? Et pourquoi Spielberg?

On peut bien sûr songer à l’idée de tirer parti de la visibilité constante du spectacle sur scène avec les tournées mondiales d’un show qui n’a jamais cessé de triompher à Broadway lors de ses multiples reprises. On peut aussi supposer chez le réalisateur le goût de jouer en styliste cinéphile aux variations et notes en bas de page d’une œuvre de référence.

Mais, à assister aux 2h37 de la projection du West Side Story 2021 (la même durée que le film de 1961), il apparaît vite une motivation autrement significative.

L’histoire, qui décline le thème de Roméo et Juliette (devenus Tony et Maria) dans le New York de la fin des années 1950, n’a pas changé. Les chansons n’ont pas changé, même si légèrement réarrangées par David Newman à partir de la musique de Leonard Bernstein, et sans toucher aux paroles de Stephen Sondheim. De même, les chorégraphies ont été relookées par Justin Peck sans toucher à l’esprit de celles de Jerome Robbins.

Le travail d’orfèvre du scénariste

Tout le travail, très subtil, du scénariste et dramaturge Tony Kushner (à qui on doit, outre la pièce majeure qu’est Angels in America, le scénario d’un des meilleurs films de Spielberg, Munich), consiste à introduire dans les dialogues et le scénario des éléments qui ne changent pas l’histoire mais en intensifient certains éléments.

Ces modifications inscrivent davantage le récit dans une réalité sociale –toujours située à la même époque– en rendant plus présents des éléments tous déjà existants, mais soulignés sous l’influence des enjeux actuels, et de l’attention qu’ils attirent à présent. Sont ainsi dramatisés de manière bien plus explicite que dans l’original le racisme endémique de la société américaine, et l’ampleur des inégalités sociales et économiques.

Les dialogues et la mise en scène pointent aussi le sexisme généralisé, montré sous des formes en partie différentes chez les Latinos et chez les petits Blancs qui composent les deux clans qui s’affrontent, ou encore l’usage des armes à feu, notamment chez les jeunes, grâce à un habile détournement du numéro dansé et chanté «Cool», qui passe du chef des Jets dans la version originale au gentil Tony, en prenant un autre sens.

Anita (Ariana DeBose) et Bernardo (David Alvarez) mènent la danse des jeunes Portoricains dans les rues du West Side: sous l’exubérance joyeuse, la combativité pour une place au soleil. | Twentieth Century Fox

En filigrane, mais de manière répétée, le film discute les enjeux d’identité et de communauté, en insistant à plusieurs reprises sur la notion de territoire, et sur ce qui définit les appartenances, compatibles ou pas, à plusieurs systèmes de référence –la nation américaine, la couleur de peau telle que d’autres la voient, la langue, l’origine géographique, personnelle ou familiale, les fratries –et «sorories»– données ou construites.

Catalogue des problèmes de l’Amérique

Soit un catalogue assez vaste des problèmes de société essentiels de l’Amérique actuelle. On peut y ajouter la spéculation immobilière et la gentrification –le West Side du titre, connu désormais comme Upper West Side, est montré comme zone de taudis déjà à demi démolie par les chantiers où va s’élever un quartier huppé qui comprend le prestigieux Lincoln Center.

Les Jets, avec au centre leur chef, Riff, joué par l’impressionnant Mike Faist. | Twentieth Century Fox

Il faut aussi compter parmi les accentuations de cette version le désespoir des petits Blancs: la bande des Jets est composée d’adolescents issus de descendants d’immigrants d’origine européenne paupérisés, sans avenir. Aujourd’hui, ils feraient partie de ceux qui ont attaqué le Capitole en janvier 2021. Le consumérisme, vanté par les femmes dans une des chansons phares, «I Want to Live in America», est davantage montré comme une illusion destructrice.

Les phénomènes de gangs, qui existaient bien sûr déjà à l’époque où Arthur Laurents et Stephen Sondheim écrivaient le texte du show pour Broadway puis où Ernest Lehman l’adaptait pour le grand écran, ont pris aujourd’hui un poids dans la société des États-Unis qui donne un sens plus sombre à la rivalité entre les Sharks portoricains et les Jets.

Au jeu des comparaisons

Au jeu des comparaisons, on peut aussi noter la transformation du vieil épicier amical, Doc, en sa veuve portoricaine –jouée par Rita Moreno qui interprétait la flamboyante compagne du frère de Maria, Anita, dans la version de 1961. Et aussi la transformation d’un personnage secondaire de garçon manqué en figure trans, interprétée par Iris Menas, comédien·ne non binaire.

Du film de 1961 à celui de 2021, Rita Moreno devenue la figure tutélaire qui veille sur le quartier et tente d’empêcher l’irréparable. | Twentieth Century Fox

À la différence de la pièce et du film d’il y a un demi-siècle, le choix des acteurs et actrices respecte l’âge et l’origine des personnages qu’ils jouent –du moins les Portoricains sont-ils joués par des hispaniques, ce qui renvoie à une réalité où les Latino-Américains viennent bien davantage d’Amérique latine que de l’île des Caraïbes.

Le seul sujet contemporain auquel touchait le livret original et dont les adaptateurs récents n’ont pas su ou voulu faire quoi que ce soit concerne le comportement de la police dans les quartiers pauvres.

Comme dans les versions de 1957 (sur scène) et 1961, les flics sont montrés comme simplement dépassés par les événements –y compris en transposant au commissariat la scène «Gee, Officer Krupke», tout en lui laissant un caractère bon enfant malgré la charge violemment ironique des paroles.

De manière cosmétique, des plans d’ensemble viennent rappeler qu’il y avait aussi des Noirs dans cette ville. Et la virtuosité visuelle de Spielberg lui permet d’inscrire le mélo Maria-et-Tony et le drame Jets-contre-Sharks dans un cadre qui ne cesse de jouer entre réalité des situations évoquées et artifice inhérent à un spectacle de Broadway.

Tout cela concourt à produire un effet d’ensemble à la tonalité finalement beaucoup plus sombre que celle de l’œuvre originale, même si l’énergie des numéros dansés demeure.

Les longues ombres portées, métaphores de ce que sont devenues les lignes de faille évoquées il y a 60 ans. | Twentieth Century Fox

À plusieurs reprises dans le film, Steven Spielberg recourt à une figure de style visuelle si insistante qu’elle finit par devenir métaphore de ce que raconte véritablement le fait de refaire aujourd’hui West Side Story. Il s’agit de l’usage, d’ailleurs graphiquement très convaincant, de longues ombres portées. (…)

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Kelly Reichardt, cinéaste essentielle, pour aujourd’hui et pour demain

La réalisatrice pendant le tournage de Wendy et Lucy.

La rétrospective consacrée à la réalisatrice américaine et la sortie de «First Cow» scandent la reconnaissance de plus en plus partagée d’une figure majeure du cinéma contemporain.

Le 14 octobre s’ouvre au Centre Pompidou à Paris une rétrospective intégrale de l’œuvre de la réalisatrice américaine Kelly Reichardt, en sa présence. Le 20 octobre, son nouveau film, First Cow, sort dans les salles. Ces deux événements scandent, en France, la reconnaissance progressive d’une figure majeure du cinéma contemporain.

La première et principale raison de s’intéresser aux films de Kelly Reichardt est simple à énoncer: elle est une excellente réalisatrice. Tous ses films sont passionnants. Ils méritent chacun et pris dans leur ensemble l’attention de quiconque s’intéresse au septième art.

Pour s’en convaincre, il faudra voir River of Grass (1994), Old Joy (2006), Wendy et Lucy (2008), La Dernière piste (2010), Night Moves (2013), Certaines femmes (2016) et donc First Cow, événement du Festival de Berlin 2020 dont l’arrivée sur nos grands écrans a été retardée par la pandémie –et sur lequel on reviendra au moment de sa sortie.

Simple à énoncer, cette raison est en revanche extrêmement complexe à expliciter, tant les choix de mise en scène qui définissent ce qu’on appellerait le style de Kelly Reichardt reposent sur un ensemble de décisions souvent relativement peu spectaculaires. Prises un à une, elles ne semblent pas spécialement originales. Mais, quand on les remet dans la composition d’ensemble, elles prennent tout leur sens.

Une logique intérieure, aussi impérative que délicate

Cet arrangement change à chacun des films. Films qui méritent, comme toujours avec les grands cinéastes, d’être regardés un par un plutôt que d’emblée subsumés sous quelques généralités.

Oui, elle inscrit chaque long-métrage dans un territoire géographique qui joue un rôle décisif dans le récit. Oui, il s’agit toujours d’y circuler, de l’occuper physiquement. Oui, elle aime laisser advenir les événements, fussent-ils minuscules, dans la durée du plan. Oui, les mots sont souvent pour elle un moindre enjeu que les gestes et les espaces.

                              Daniel London, Will Oldham et Lucy dans Old Joy. | Splendor Films

Oui, elle coécrit le scénario de tous ses films depuis Old Joy avec son complice Jon Raymond. Oui, elle semble avoir trouvé avec le chef opérateur Christopher Blauvelt le partenaire idéal pour faire ses images. Oui, elle assure seule le montage.

Oui, elle s’en tient à des économies modestes de production –y compris lorsqu’elle tourne avec des vedettes –Michelle Williams, Jesse Eisenberg, Dakota Fanning, Peter Sasgaard, Laura Dern, Kristen Stewart.

Mais ce qui frappe, en regardant ses films, c’est surtout leur côté «organique», la manière dont chacun semble se développer selon une logique intérieure, aussi impérative que délicate. Cette logique modélise, selon une alchimie indiscernable, tous ses choix –du casting aux mouvements de la caméra et des personnages en passant par la lumière, l’usage des sons et le choix des musiques sans oublier le rythme du montage.

Les mots sont souvent pour elle un moindre enjeu que les gestes et les espaces.

Le cinéma de Kelly Reichardt échappe à ces deux extrêmes périlleux: la prétention à la «mise en scène invisible», crédo du Hollywood classique prêt à toutes les manipulations; et l’affirmation des effets de style, marque d’un cinéma moderne qui trop souvent s’y est enfermé dans la contemplation de ses propres artifices.

Chez elle, les outils et la mémoire du cinéma font partie des ressources mobilisées de manière assumée, mais sans être utilisées comme un procédé ou une fin en soi

Une «évasion» et des rencontres

Si chaque film raconte un trajet, sans nécessairement relever de ce qu’on appelle le road movie, c’est peut-être qu’elle-même a suivi un singulier parcours.

Née en 1964 dans une morne banlieue de Miami, fille de deux policiers, elle trompe son ennui d’adolescente renfermée en s’initiant à la photo avec l’appareil qu’utilisait son père pour photographier les scènes de crime.

Elle décrira comme une véritable «évasion» le fait d’avoir intégré une école d’art à Boston, puis d’avoir pu travailler comme assistante auprès de cinéastes indépendants à New York, notamment Hal Hartley et Todd Haynes.

                                 Lisa Bowman dans River of Grass. | Splendor Films

Tourné dans les Everglades de son enfance et de son adolescence, son premier film, River of Grass, comporte des éléments autobiographiques, sinon dans l’intrigue, du moins dans l’atmosphère. Il sera achevé grâce à une énergie peu commune et malgré la complète absence de moyens ou d’expérience professionnelle.

Il vaut à la réalisatrice de trente ans la reconnaissance immédiate de son talent après sa sélection au Festival de Sundance. Mais il faudra douze ans à Kelly Reichardt pour arriver à mener à bien le suivant. Entretemps, elle aura enseigné (elle le fait toujours). Elle aura aussi beaucoup exploré les ressources du cinéma expérimental et d’autres formes d’arts visuels.

Elle découvrira également Portland et ses environs, épicentre d’un ample mouvement artistique et sociétal au nord-ouest des États-Unis depuis une vingtaine d’années. L’Oregon deviendra le décor de la plupart de ses films à venir.

Chacun de ses films suit son chemin avec une intensité propre parcourue d’énergies originales.

Old Joy, qui ressort en salle le 13 octobre, permettra un début de visibilité internationale pour cette autrice dont le ton singulier s’affirme avec cette errance de deux amis dans la forêt. On y fait aussi la connaissance de Lucy, la chienne de la réalisatrice, qui occupera un rôle essentiel au point de devenir un personnage à part entière, y compris lorsqu’elle disparaîtra, dans le film suivant.

Et ensuite… Ensuite, il y aura des histoires d’amour, des explosions, des solitudes, des coïncidences, des éclats de rire, des dangers mortels, des Indiens, une avocate, des trahisons, toujours la chienne Lucy, des rivières, un Chinois, la forêt, le désert et la ville, la neige et la canicule… Sans tous les résumer, on peut juste écrire que chacun suit son chemin avec une intensité propre parcourue d’énergies originales, qu’inspire le dieu des petites choses et un grand sens de l’état du monde.

L’Amérique retraversée

Un sens politique donc, même s’il ne se traduit jamais en énoncés –sens qui légitime le titre du livre passionnant qu’a consacré Judith Revault d’Allones à la cinéaste, Kelly Reichardt – l’Amérique retraversée (et qui est aussi le titre du programme de la rétrospective du Centre Pompidou). Cet ouvrage, le premier consacré à la réalisatrice, est d’autant plus bienvenu qu’outre les textes précis et sensibles de son autrice, il est composé en grande partie de documents de travail et d’archives de la cinéaste, qui permettent d’entrer dans le détail de ses manières de faire. Il présente en outre plusieurs entretiens importants, notamment ceux de Reichardt avec Todd Haynes et avec un autre de ses alliés, le réalisateur Gus Van Sant.

Retraversée géographiquement par ses films, l’Amérique du Nord l’est surtout historiquement, et comme imaginaire. La cinématographie de Kelly Reichardt, sous ses approches variées, fait bien cet ample travail de réinterroger les images et les histoires que les États-Unis ont fabriquées et continue de fabriquer, pour elle-même et à destination du monde entier.

Michelle Williams dans La Dernière piste.

L’exemple le plus explicite serait La Dernière piste, qui n’est pas un anti-western, comme on en a connus beaucoup, mais une réinvention critique de tous les codes du genre.

De manière caractéristique chez cette cinéaste, il ne s’agit pas d’inverser les signes: il s’agit de les interroger, de les déplacer, de les reconfigurer – parfois imperceptiblement. Cette approche vaut pour toute son œuvre, même quand elle se montre moins explicite.

Au confluent de trois histoires

Cinéaste de première importance dans le paysage contemporain, Kelly Reichardt est aussi, et du même mouvement, une figure décisive dans trois registres différents, ce qui achève de lui conférer une place d’exception. Elle incarne simultanément une riche histoire, une autre beaucoup moins peuplée et un enjeu essentiel –pas seulement pour le cinéma. Enjeu qui pour l’instant se formule surtout au futur. (…)

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«Le Cas Richard Jewell» de Clint Eastwood, exercice de démagogie calibrée

Richard Jewell (Paul Walter Hauser) soumis au détecteur de mensonge. | via Warner Bros. France

Le réalisateur s’inspire d’un événement advenu il y a près de vingt-cinq ans pour fabriquer une mécanique dramatique en mineur, au message politique très actuel.

Richard Jewell est gros et moche. Il est malséant, voire déplaisant de parler ainsi de quelqu’un, mais c’est le principal ressort du nouveau film de Clint Eastwood. Car Richard Jewell est un héros.

Poursuivant la série de portraits de personnages contemporains qu’il considère comme exemplaires, Eastwood ajoute une nouvelle figure au tueur d’élite Chris Kyle (American Sniper), au pilote Chesley Sullenberger (Sully) et aux trois passagers ayant interrompu un attentat à bord d’un Thalys (Le 15h17 pour Paris).

Tel que joué par Paul Walter Hauser, mais qu’on a toute raison de croire très ressemblant au modèle et à ce qui lui est advenu, en 1996 à Atlanta, Jewell est un adulte de 33 ans qui habite toujours avec sa mère, un homme solitaire et instable, attirant fréquemment les moqueries.

Ses manies et ses obsessions lui valent de perdre souvent son emploi, voire d’avoir des petits problèmes avec la justice. Sa principale obsession est de devenir policier, il l’a d’ailleurs brièvement été, et de faire strictement respecter la loi et l’ordre.

Engagé comme vigile pour les Jeux olympiques qui se tiennent dans la capitale de la Géorgie, son obsession sécuritaire lui permet, malgré l’ironie de ses collègues et l’insouciance du public, de découvrir un colis piégé et d’éviter un massacre.

Célébré par tous les médias, il en devient très vite la tête de turc après que le FBI l’a identifié comme principal suspect dudit attentat. Selon la logique perverse typique des intellectuels, le fait même qu’il ait sauvé des gens en fait un probable coupable.

Un petit film, voulu comme tel

Le trente-huitième film d’Eastwood relate pas à pas ces événements, en mettant en contraste la naïveté au cœur pur du moustachu en surpoids et la rouerie malsaine de ses ennemis, les agents du FBI et les médias vautours –mais aussi de tout ce qui ressemble à de la pensée, théorie policière ou travail de la presse.

Contrairement à ce que claironne la publicité, Richard Jewell n’est pas un très grand Eastwood. Son principal intérêt est au contraire d’être un tout petit film, voulu comme tel. Une série B, aux moyens modestes, et sans vedettes.

L’histoire devait à l’origine être filmée par Paul Greengrass, avec Jonah Hill dans le rôle-titre et Leonardo DiCaprio dans celui de l’avocat qui vient défendre Jewell. Cela aurait donné un tout autre film –on dira pour aller vite un film de gauche, alors qu’il s’agit là sans aucun doute d’un film de droite. Un film fort adroitement agencé, et dont les mécanismes sont bien intéressants à observer, plus encore à l’ère Trump.

Visages de la toute-puissance maléfique de l’appareil d’État, les agents du FBI maltraitent et manipulent. | via Warner Bros. France

Le choix d’acteurs, d’ailleurs excellents, mais peu connus, est le symptôme d’un parti pris qui concerne tout le film: c’est une toute petite histoire, elle ne fait sens qu’en tant que telle. C’est l’histoire de monsieur Tout-le-Monde.

Et il importe au plus haut point de la raconter au ras des pâquerettes: la caractérisation des personnages est simpliste, l’enchaînement de péripéties annoncées des kilomètres à l’avance, le dénouement répond aux règles du genre.

La boussole libertarienne

C’est exactement à ce prix qu’Eastwood, qu’on sait capable de choix de mise en scène autrement audacieuse comme de positions moins conformes à cette histoire officielle et bien pensante qu’il a si vigoureusement dénoncée dans Mémoires de nos pères, peut déployer le mécanisme paradoxal de son film.

En conformité avec l’idéologie libertarienne à l’américaine qui est sa principale boussole politique, le réalisateur peut ainsi à la fois exalter les vertus individuelles des défenseurs de l’ordre, et s’en prendre aux institutions d’État, ici représentées par le corps le plus prestigieux de la police, qu’on voit se livrer à une série de manipulations et de mauvais traitements à l’encontre d’honnêtes citoyens, sans égard ni pour la vérité ni pour la morale. (…)

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Cannes 2019 Ep.1: «The Dead Don’t Die», les morts-vivants manquent de souffle

Bill Murray, Chloë Sevigny et Adam Driver dans The Dead Don’t Die.

Le film de Jim Jarmusch semblait cocher toutes les cases d’une ouverture réussie du Festival de Cannes, mais au-delà du talent du réalisateur et du casting, la proposition tourne court. Peut-être volontairement.

Sur le papier, c’était le choix idéal. Ouvrir le 72e Festival de Cannes avec The Dead Don’t Die ressemblait à l’improbable résolution de la complexe équation du film d’ouverture.

Le film est signé de l’un des grands artistes du cinéma contemporain, Jim Jarmusch, qui plus est figure cannoise consacrée depuis la Caméra d’or pour Strangers than Paradise en 1984 –qui n’était en réalité pas son premier film, précédé sans qu’on le sache alors par le tout aussi étonnant Permanent Vacation.

Sa présence sur la Croisette a été scandée par de nombreuses sélections, ô combien justifiées: Down by Law, Mystery Train, Night on Earth, Dead Man, Ghost Dog, Broken Flowers, Only Lovers Left Alone, jusqu’à ce joyau qu’était Paterson. Du très bon et du encore meilleur, récompensé de divers prix –même si l’un des plus beaux, The Limit of Control, manque à l’appel cannois.

Mais The Dead Don’t Die, c’est aussi un casting all stars, donc une belle montée des marches, ingrédient indispensable d’une ouverture réussie, avec Bill Murray, Adam Driver, Chloë Sevigny, Tilda Swinton (et Danny Glover, Tom Waits et Iggy Pop, qui ne sont pas venus).

Ajoutons enfin cette quadrature du cercle recherchée par nombre de producteurs et de médias: un film d’un grand cinéaste mais entrant dans un genre à la mode, en l’occurrence le film de zombies.

Sur le papier, donc, tout semblait parfait. Sur l’écran, c’est hélas une autre affaire.

Les acteurs, surtout Murray et Driver, déploient toutes les ressources de leur considérable talent. On retrouve avec bonheur l’élégance du filmage de Jarmusch, son humour décalé, un charme indéniable.

D’abord, on est content d’accompagner les tribulations de ces flics d’une petite ville de l’Amérique profonde confrontée à une invasion de morts-vivants, pour cause de manipulations catastrophiques et de mensonges éhontés des industries de l’énergie et des malhonnêtes au pouvoir, déclenchant des calamités sans nom.

On est d’accord sur l’arrière-plan politique, on déguste les touches humoristiques et les petites mises en abyme, on s’amuse à reconnaître Tom Waits en ermite barbu ou Iggy Pop en zombie cannibale accro au café. Tout cela fait de bons moments, mais pas un film.

Embourbé dans le genre

L’une des meilleures blagues de The Dead Don’t Die est le moment où le personnage d’Adam Driver affirme qu’il a lu le scénario et qu’il sait comment le film finit: mal. Mais à ce moment, on a sérieusement commencé à douter qu’il y ait un scénario, tant le film fait du surplace, n’ayant rien à raconter de particulier au-delà de la situation installée durant la première demi-heure.

Soyons clair: on peut faire d’excellents films avec un scénario minimal. (…)

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«Centaure», «The Ride», les chevauchées fantastiques

Venus d’Asie centrale ou des grandes plaines de l’Ouest américain, deux films pourtant très différents –un conte et un documentaire– chantent les chevaux et les hommes, les mémoires et les légendes, pour mieux regarder aujourd’hui.

Il s’envole. Sur le cheval lancé au galop, l’homme semble soudain emporté par un souffle surnaturel.

Ce souffle est tout à la fois celui de la mémoire du peuple de cavaliers que furent les Kirghizes, celui de la colère contre une évolution de la société entre inégalités économiques et influence croissante d’un islamisme rigoriste importé, et celui du cinéma comme élan, comme mouvement physique dans l’espace.

Ce cheval, l’homme que tout le village appelle Centaure l’a volé, à la grande fureur de son riche propriétaire. Il le rendra aussitôt après sa chevauchée fantastique. Lui, l’ancien projectionniste (du temps où la salle de cinéma n’avait pas été transformée en mosquée), désormais ouvrier dans le bâtiment, n’a que faire de posséder l’animal. Ce sont le mouvement et les retrouvailles avec un mythe fondateur qui lui importent.

Les conséquences de son geste forment la trame narrative, riche en rebondissements, de Centaure, le cinquième film d’Aktan Arym Kubat.

Un survivant des promesses du cinéma d’Asie centrale

Celui-ci s’appelait Aktan Abdykalikov lorsqu’on l’a découvert avec son premier film, le magnifique Fils adoptif, en 1998. Il s’inscrivait alors comme une des principales figures de la maigre cohorte des cinéastes très talentueux issus des ex-Républiques asiatiques soviétiques, aux côtés des kazakhs Darejan Omirbaiev, Ermek Shinarbaev et Serguei Dvortsevoi  ou du tadjik Djamshed Usmonov.

C’est peu dire que ces immenses territoires, par ailleurs profondément différents, n’ont pas tenu leurs promesses cinématographiques, au point de disparaître presque entièremnt des zones de visibilités cinéphiles, à l’exception du solitaire Emir Baigazin.

Centaure (Aktan Arym Kubat) en famille, et entre deux mondes (©Epicentre Films)

Du moins retrouve-t-on Aktan Arym Kubat en pleine forme, devant et derrière la caméra. C’est lui en effet qui joue le rôle-titre, moins comme un acteur au sens classique que comme un conteur qui incarnerait son récit en même temps qu’il le narre.

L’interprète comme le cinéaste y déploient un très séduisant assemblage d’humour, de présence physique et de capacité à se mouvoir dans un monde hostile, le réalisateur et scénariste chevauchant avec maestria les questions de l’intégrisme religieux, de la perte de la culture (traditionnelle mais pas uniquement), du fonctionnement d’une collectivité soumise à plusieurs lois différentes.

Un parfum de western

 Centaure est un conte contemporain où se mêlent et s’affrontent anciennes légendes et enjeux politiques et sociaux très actuels. C’est aussi un chant d’une grâce évidente et simple, où les visages, les paysages, la lumière tiennent une place décisive. (…)

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«Detroit», ce film d’horreur qui nous raconte l’Amérique

Avec virtuosité et efficacité, le nouveau film de Kathryn Bigelow reconstitue la nuit sanglante ayant mené au meurtre et aux violences par la police durant les émeutes raciales de 1967.

Un film comme un triangle parfait. Au sommet, un fait qui n’a rien de divers, un fait précis survenu la nuit du 25 juillet 1967. Deux côtés symétriques: ici, toutes les ressources du cinéma de genre; là, la virtuosité d’une réalisation brillantissime. Et la base: l’Amérique elle-même, l’Amérique aujourd’hui telle qu’elle hérite de son histoire réelle, celle qu’elle raconte si peu.

Les faits 

À l’été 1967, les ghettos noirs de la ville de Detroit s’embrasent, nouvel épisode de la révolte contre le racisme qui tournent à l’émeute et la guérilla urbaine. L’armée et la Garde nationale sont envoyés en renforts.

La grande ville industrielle du Michigan en état de guerre.

Depuis l’Algiers Motel, un établissement surtout fréquenté par des Noirs, part ce qui est interprété par les policiers comme un coup de feu. Ils investissent les lieux, où se trouvent entre autres des membres d’un groupe de Rythm’n’Blues alors en pleine ascension, les Dramatics, ainsi que deux jeunes femmes blanches. 

Durant des heures, les flics accompagnés de membres de la garde nationale et d’un agent de sécurité (noir) maltraitent et torturent ceux qu’ils ont trouvé sur place. Trois d’entre eux seront retrouvés morts. Un tribunal entièrement blanc acquittera les représentants de l’ordre.

Le film de genre 

Detroit est un film d’horreur. Il respecte à la lettre les règles d’un sous genre, où un groupe de personnes se retrouve enfermé dans un lieu clos et soumis à la puissance destructrice d’une force maléfique. (…)

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