«La Voyageuse»: le sortilège de la femme en vert

Iris/Isabelle Huppert, au milieu du courant qui emporte les certitudes.

Les retrouvailles de Hong Sang-soo avec Isabelle Huppert démultiplient les puissances poétiques, aventureuses, comiques et émouvantes du cinéma du grand auteur coréen.

Elle s’éloigne. Sur le chemin dans le parc, elle part vers son prochain rendez-vous. Tout est extraordinaire. Mais quoi exactement? Ni sa silhouette de femme «entre deux âges», ni ses vêtements, ni le décor et encore moins la situation –si on peut parler de situation pour une scène dont, chez pratiquement tous les autres cinéastes, on dirait qu’il ne s’y passe rien.

Alors quoi? Alors exactement cela: la merveille du cinéma de ong Sang-soo, la merveille du jeu d’Isabelle Huppert, la merveille démultipliée de leur rencontre.

Le gilet vert pomme sur la petite robe bleue à fleurs, le bas des jambes nues, la démarche sur les sandales à talon, le corps déjà menu et qui s’amenuise en s’éloignant deviennent des aventures du regard, des propositions où s’assemblent et se reconfigurent sans cesse des alliances de burlesque et de mélancolie.

À ce moment, le film est commencé depuis un petit quart d’heure. On a fait connaissance avec Iris, cette Française arrivée à Séoul on ne saura jamais comment ni pourquoi, et qui essaie de gagner sa vie en enseignant sa langue.

On a fait connaissance aussi avec ce gilet vert dès les premières images, qui nous font débarquer au milieu d’une conversation entre cette étrangère aux manières à la fois un peu brusques et assez maladroites et sa première élève, une jeune femme cultivée (plein de livres à l’arrière-plan) qui joue du piano en amateur.

Qu’as-tu éprouvé?

Tout de suite, la couleur, très présente dans un environnement aux tonalités éteintes, attire l’attention. Cette attention est soulignée par l’initiative d’Iris d’entourer son stylo d’un morceau d’adhésif de la même couleur. Ce n’est rien du tout, ça n’a aucune signification symbolique ni aucune utilité narrative. C’est une note en plus, qui viendrait très tôt redoubler la tonalité d’un motif qui courrait ensuite tout au long d’une fugue musicale.

Justement, la jeune femme est en train, à la demande de sa préceptrice, de jouer du piano. La question n’est pas ce qu’elle joue ni même comment elle joue. Elle est dans ce qu’Iris lui demande ensuite, dans cet anglais très imparfait que parlent, différemment, les deux femmes: «Qu’as-tu éprouvé?» Et surtout, surtout, l’important est dans la difficulté d’I-song à répondre.

Iris s’empare alors du stylo cerclé de vert pour rédiger sur des petites fiches des phrases dans un français très sophistiqué, qui commentent la situation vécue. Son élève devra les lire et les enregistrer sur un magnétophone à cassettes.

Rien n’est expliqué, mais tout est là. On le comprendra encore mieux lorsque la situation se répétera presqu’à l’identique avec la deuxième élève, Won-joo. Elle est différente, plus mûre. Cette productrice de films est accompagnée de son mari, dans leur appartement bourgeois.

Le couple propose à boire à celle qui va peut-être donner des cours. Iris réclame du makgeolli, cet alcool de riz coréen d’apparence laiteuse, qu’elle biberonne avec entrain à la grande joie de ses hôtes. Cette fois, c’est l’homme qui joue de la musique et c’est à lui qu’est posée la question des sentiments éprouvés, suscitant dans les mêmes termes la même incapacité à les exprimer.

Iris avec sa deuxième élève (Lee Hye-young) et son mari (Kwon Hae-hyo): entre l'alcool de riz et les plaisanteries, l'incertitude de la vérité des sentiments. | Capricci

Iris avec sa deuxième élève (Lee Hye-young) et son mari (Kwon Hae-hyo): entre l’alcool de riz et les plaisanteries, l’incertitude de la vérité des sentiments. | Capricci

Won-joo est clairement déroutée par la méthode non-orthodoxe d’enseigner («Sans manuel? –Sans manuel!») d’Iris. Il advient alors une scène très singulière dans le cinéma de Hong Sang-soo. Iris explique l’esprit de sa «méthode», dont on se doute qu’elle l’a improvisée, elle qui n’avait jamais enseigné le français auparavant et ne s’en cache pas.

Mais lorsqu’elle dit qu’au lieu d’apprendre des phrases toutes faites comme dans les manuels, l’important est d’approcher des émotions, d’en percevoir les vibrations, et que pour cela il faut incarner les paroles et les enregistrer, pas difficile d’entendre aussi la méthode, ou la non-méthode, du cinéaste.

Sans manuel (c’est-à-dire sans scénario figé), sans répéter les «phrases toutes faites» des réalisations formatées qui inondent les écrans. Jamais peut-être Hong Sang-soo n’avait formulé si explicitement l’esprit de la mise en scène de ses films.

Dans ce monde d’aujourd’hui, mais un aujourd’hui un peu décalé (pas un smartphone en vue), l’enseignement d’Iris joue le même rôle que le vert de son gilet, ou la singularité de sa façon de marcher: déplacer ne serait-ce qu’un peu, faire vibrer.

Une étrangère pour se raconter

La Voyageuse montre très clairement aussi ce qu’il faut pour faire du cinéma: un appareil d’enregistrement (le magnétophone), de la poésie telle qu’elle existe dans le monde (on croisera deux fois un poème inscrit dans l’espace public), de l’argent (on voit Iris se faire payer), du rêve (Iris s’endort sur un rocher dans un parc).

Pour raconter sa fabrique de cinéma, Hong a besoin de passer par une étrangère. (…)

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Isabelle Huppert : « Hong Sang-soo était comme un peintre qui compose sa palette »

Après In Another Country, façonné au fil des jours en Corée, et La Caméra de Claire, tourné à Cannes comme dans un rêve, Isabelle Huppert retrouve Hong Sang-soo pour La Voyageuse, Ours d’argent au Festival de Berlin. À l’occasion sa sortie, l’actrice revient sur son travail avec le réalisateur prolifique – son approche alliant improvisation et rigueur –, et sa vision à elle du jeu, sa recherche « d’accès vivants ».

Le 22 janvier sort dans les salles françaises le trente-deuxième film de Hong Sang-soo, qui est aussi son troisième avec Isabelle Huppert. Celle-ci y interprète une Française seule à Séoul, et assez perdue, qui gagne difficilement sa vie en donnant des cours de langue. Vêtue d’un chandail vert et d’une robe courte qui lui donnent une apparence aussi singulière que sa situation ou les raisons de sa présence en Corée sont incertaines, Iris fait une série de rencontres, chez ses élèves ou dans les rues et les parcs de Séoul, qui déploient peu à peu une étrangeté à la fois inquiétante et drôle, un mystère d’autant plus profond qu’il semble léger, au détour d’une conversation alcoolisée ou d’une séduction ensommeillée. La Voyageuse cristallise ainsi la formidable énergie poétique du cinéma de Hong Sang-soo. Rencontrée à Paris en mars dernier, peu après que La Voyageuse ait reçu l’Ours d’argent au Festival de Berlin et alors que la comédienne interprétait Bérénice mis en scène par Romeo Castelucci au Théâtre de la Ville, Isabelle Huppert raconte comment elle a travaillé avec le prolifique réalisateur coréen[1], et les méthodes singulières d’un des plus grands artistes du cinéma contemporain. J.M.F.

La Voyageuse est votre troisième film avec Hong Sang-soo. Vous souvenez-vous comment vous l’avez rencontré ?
Oui, je m’en souviens très bien. C’était en 2010 dans le hall du cinéma MK2 Bibliothèque à Paris en compagnie de Claire Denis, qui est très amie avec lui. C’est là que je l’ai salué pour la première fois. Plus tard, j’étais à Séoul pour l’exposition « La Femme aux portraits »[2], qui a tourné dans le monde entier. J’ai eu l’idée de lui envoyer une invitation pour le vernissage, en mai 2011, et il est venu. Il m’a proposé de se revoir, le lendemain nous avons déjeuné ensemble, il m’a emmenée dans un endroit bizarre, avec des toits de voiture au plafond. Je lui ai demandé ce qu’il allait faire, il m’a répondu qu’il allait tourner un nouveau film, mais qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qui s’y passerait, qu’il avait seulement l’idée du lieu, un endroit qu’il aime bien, un petit hôtel au bord de la mer, dans la station balnéaire de Mohang-ni. C’est très représentatif de sa manière : la plupart des cinéastes partent d’un sujet, d’une idée d’intrigue, lui, il peut très bien construire tout un film uniquement à partir du goût qu’il a pour un lieu.

Vous connaissiez bien son cinéma ?
Pas tellement, j’avais vu quelques films après la découverte émerveillée du Pouvoir de la province de Kangwon, en 1998. Je n’avais pas suivi toute sa carrière film par film, mais je savais que j’aimais énormément l’idée du cinéma qu’il incarne. Et donc au cours de ce déjeuner, soudain il me demande si je veux jouer dans son film. Il n’y avait à ce moment pas le début d’un récit, mais j’ai dit oui. Et voilà. Je suis rentrée à Paris, à distance nous avons fixé les dates du tournage, quinze jours début juillet. Ensuite il m’envoyait par mail des fragments des deux premiers épisodes du film qui allait être le long métrage en trois parties In Another Country. 

Vous lui posez des questions ?
Oui, en particulier à propos des costumes. Il me dit de lui envoyer des photos de vêtements que je possède, mais il ne me fait pas de réponse précise, donc finalement j’y vais avec plein d’habits différents, plusieurs valises. Il avait demandé aussi si j’acceptais de venir seule, cela me convenait très bien, il m’a dit qu’il me ferait rencontrer sur place une maquilleuse et une coiffeuse. J’arrive, il vient me chercher lui-même à l’aéroport – ça n’arrive jamais, d’habitude, qu’un réalisateur vienne m’attendre, et en plus il est accompagné de Yoo Joon-sang, l’acteur principal, qui est une célébrité en Corée. On n’est pas du tout dans les manières de faire de la quasi-totalité des tournages, et cela me plaît beaucoup.

À ce moment, existe-t-il au moins un début de scénario ? Les films de Hong sang-soo donnent toujours un grand sentiment d’improvisation.
Ah mais pas du tout ! Tout est écrit de manière très précise. Mais je ne découvrirai le scénario que pendant le tournage, chaque jour pour le lendemain.

Et donc vous avez rencontré la maquilleuse et la coiffeuse…
Hong Sang-soo m’a emmené dans un salon de coiffure, où une esthéticienne m’a maquillé et une coiffeuse s’est occupée de mes cheveux, il m’a demandé ce que j’en pensais et j’ai dit que cela m’allait très bien. Il a dit : « bon, alors on les prend », et elles ont accompagné tout le tournage. Ce n’est que plus tard que j’ai compris qu’elles n’étaient pas des professionnelles du cinéma mais les employées de ce salon de coiffure – elles ne savaient pas vraiment qui était Hong Sang-soo. Mais tout s’est très bien passé.

Et ensuite ?
Je lui ai montré tous les vêtements que j’avais emportés, et il était comme un peintre qui choisit ses tubes de couleur, qui compose sa palette. Il a vu une chemise bleue, achetée dans un supermarché aux Philippines l’année précédente quand je tournais Captive, le film de Brillante Mendoza. Je n’aimais pas particulièrement cette chemise, mais il a dit que pour le personnage du premier épisode c’était exactement ce qu’il fallait. Idem avec une robe orange achetée à Las Vegas et une robe de chez Zara – il voit les assemblages, la langue des couleurs, la beauté et l’humour.
Ensuite on est partis en voiture, on arrive dans un petit hôtel, très rustique. Et le lendemain on commence à tourner, il me donne la description de la première scène, avec tous les dialogues, et on y va. On devait tourner durant douze jours, mais au bout de neuf jours, il me dit : « c’est fini ». J’ai compris qu’il avait fait le long métrage In Another Country avec l’argent qu’on lui avait donné pour autre chose, pour un court métrage, il a utilisé les trois jours restants pour tourner ce court métrage qu’il devait rendre, avec une des actrices du long. Et voilà… Et j’ai absolument adoré le résultat. 

D’où le deuxième film, La Caméra de Claire, en 2017.
Cette année-là, lui et moi nous sommes aperçus qu’on avait chacun un film à Cannes, lui Le Jour d’après et moi Elle de Paul Verhoeven. Il m’a proposé qu’on en profite pour tourner un film sur place, en six jours, j’ai immédiatement dit oui. Je suis arrivée en avance par rapport à ce que j’avais à faire pour le film de Haneke, il m’avait loué un petit appartement à l’intérieur de Cannes, à l’écart de la Croisette. Et comme ça, aussi avec l’actrice Kim Min-hee qu’il avait rencontrée peu avant et avec qui je m’entendais si bien, nous avons tourné un film pendant le Festival de Cannes presque sans s’en rendre compte. Un peu comme dans un rêve. Cette fois-là, il n’y avait pas du tout de scénario, il a vraiment inventé La Caméra de Claire en le tournant.

Puis, donc, le troisième film…
En février 2023 a eu lieu une intégrale de son œuvre à la Cinémathèque française, je n’étais pas à Paris, je tournais un film en province, je suis revenue pour le voir. Nous avons beaucoup parlé, et au bout de deux heures, il me dit : « ce serait bien de refaire un film ensemble ». J’ai dit oui immédiatement. Il est rentré en Corée, et début avril, il m’envoie le billet d’avion pour un départ le 11 juin. Je pars sans rien savoir du film, absolument confiante et joyeuse.

Il n’avait donné aucune indication ?
Si, à propos du costume, il a insisté pour que ce soit une robe, et une robe courte. Je lui envoie des photos, ça ne lui va pas. La veille du départ, après avoir fait les valises, je fais un tour dans les boutiques autour de chez moi, et dans une boutique où d’ordinaire je ne serais jamais allée je vois une robe en vitrine, je l’essaie, je lui envoie une photo. Réponse : Parfait ! La vendeuse me dit : « on a aussi des gilets qui pourraient aller » et elle me sort ce gilet vert qui devient si présent dans le film. À nouveau je lui envoie la photo, c’était exactement ce qui lui convenait. Et me voilà partie.

À ce moment, vous ne savez rien du personnage ?
Rien du tout ! Le premier soir il a réuni chez lui tous les acteurs et toute l’équipe (qui en plus de Kim Min-hee, désormais en charge de la production, ne comporte que deux autres personnes, une au son et un assistant), ainsi que mon interprète. C’était très chaleureux, mais je n’en savais pas beaucoup plus. Ensuite, il m’a donné le texte pour le premier jour de tournage, le lendemain. C’est là que j’ai réalisé qu’il y avait énormément de dialogue à apprendre.

Tout est écrit ? Le film semble s’inventer pendant le tournage.
Tout est écrit, c’est extrêmement précis. Et c’est très mis en scène, il y a énormément de travail, et d’exigence. Rien n’est improvisé, et en même temps il y a une immense liberté disponible à l’intérieur du cadre strict qu’il indique. Tout est à la fois très léger et très cadré. C’est fascinant. Moi, je ferais volontiers encore dix autres films comme ça avec lui.

Fait-il beaucoup de prises ?
Oui, beaucoup. Sans donner d’indication précise sur ce qu’il faudrait faire ou ne pas faire, il cherche, et nous fait chercher avec lui. Là advient la liberté. Il ne fait pas de grands changements entre les différentes prises de la même scène, il cherche une tonalité, une couleur, des rythmes, et nous, les acteurs, cherchons avec lui. Cette recherche est aussi ce qui permet qu’on atteigne les moments où la scène devient drôle, même s’il n’y a pas d’élément proprement comique dans ce qui s’y produit.

Les décors, les intérieurs sont aussi riches de sens…
Mais ce sont les véritables appartements des acteurs ! Les trois principaux lieux en intérieur sont là où vivent réellement Lee Hye-young, qui joue ma deuxième élève, et Ha Seong-guk, le jeune homme chez qui habite mon personnage. Le premier appartement est en fait celui de Kwon Hae-hyo, qui joue le mari de Lee Hye-young. Cela participe du principe d’aller constamment au plus simple, et au moins cher, mais Hong Sang-soo le vit comme une force, pas comme une contrainte.

C’est aussi le cas en ce qui concerne l’équipe.
Oui, il n’y a plus que trois personnes à ses côtés, il arrive à faire une image magnifique, sans chef opérateur, avec une toute petite caméra que parfois on voit à peine, et aucun projecteur. (…)

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«Les Ombres persanes», «De nos jours…», «Navigators»: du bonheur de voir double

Entre l’ex-actrice Sangwon jouée par l’actrice Kim Min-hee et le chat Nous, des rapports assymétriques qui réfractent de mutiples autres relations (De nos jours…). 

Chacun à sa façon, les films de Mani Haghighi, Hong Sang-soo et Noah Teichner se déploient à partir des effets multiples et féconds d’un dédoublement.

Les sorties cinéma de ce mercredi 19 juillet sont dominées par deux propositions hollywoodiennes très spectaculaires, Oppenheimer de Christopher Nolan et Barbie de Greta Gerwig, sur lesquelles on reviendra. Mais pour que cette paire d’impétrants blockbusters n’occulte pas la totalité du paysage, il convient de porter aussi attention à trois autres nouveautés.

Elles ont la curieuse particularité d’être toutes les trois conçues sur la base d’un dédoublement, avec des effets aussi féconds que différents. Mais elles ont au moins ce point commun d’y trouver une énergie poétique, une puissance de trouble qui mérite notre attention et distille de singuliers plaisirs.

«Les Ombres persanes» de Mani Haghihi

Le cinéaste iranien Mani Haghighi est un adepte des coups de force scénaristiques qui lancent des fictions aux développements inattendus et riches de suggestion.

C’était le cas du grand rocher qui bloquait une route de montagne dans Men at Work (2006), de la décision inexpliquée d’un couple de distribuer des liasses de billets dans une région déshéritée dans Modest Reception (2012), du dragon supposé assoupi au fond d’une vallée où s’est réfugié un dissident dans Valley of Stars (2016), ou encore du tueur en série de réalisateurs dans Pig (2018).

Il faudra quelques séquences pour comprendre, comme le font peu à peu les personnages, la situation très originale cette fois mobilisée. Original, le motif du double? Les fictions, livres ou films en connaissent de multiples exemples. Mais, sauf erreur, il est sans exemple que les deux membres d’un couple se trouvent rencontrer un autre couple composé de leurs exacts sosies.

Les individus A1 et B1 (la femme et l’homme du couple 1, Farzaneh et Jalal) croiseront, d’abord sans comprendre, les individus A2 et B2, Bila et Mohsen. Séparément, selon plusieurs des possibles configurations: A1 voit B2, A2 rencontre B1, B1 et B2 se font face, B1 fait croire à A2 qu’elle est B2, etc.

Cette situation fantastique est filmée avec aplomb comme étant réaliste. Elle se déploie au sein d’une fiction dont les codes semblent ceux d’un certain cinéma iranien psycho-moraliste qui doit presque tout à son scénario, exemplairement celui d’Asghar Farhadi, qui, depuis l’Oscar d’Une Séparation, compte beaucoup d’épigones dans son pays.

Farzaneh ou Bila, Jalal ou Mohsen, mais assurément Taraneh Alidoosti et Navid Mohammadzadeh. | Diaphana

Mais semblable dispositif, qui décale les codes du drame sociétal à propos de deux couples par ailleurs différents quant à leur situation familiale (l’un a un enfant, l’autre ne peut pas en avoir), matérielle et affective, vaut mieux qu’un commentaire ironique des codes de ce genre –de la part d’un cinéaste qui a aussi été le scénariste d’Asghar Farhadi à ses débuts.

Une actrice, un acteur et les sortilèges de l’artifice

Cela se joue presqu’entièrement grâce au parti pris de ne pas fournir d’indices visibles permettant au spectateur de différencier des personnages physiquement identiques. Dès lors, s’éveille une forme d’attention et de trouble, alimenté par la très remarquable contribution des deux interprètes, Taraneh Alidoosti et Navid Mohammadzadeh.

Il et elle sont d’ailleurs deux des principales figures d’une nouvelle génération de comédiens du cinéma iranien. Ils figuraient déjà dans Leila et ses frères de Saed Roustaee, un des événements du Festival de Cannes 2022 –Taraneh Alidoosti ayant aussi été en pointe au cours du mouvement «Femme, vie, liberté» qui s’est déroulé en Iran durant l’automne 2022.

Grâce à leur interprétation, Les Ombres persanes devient ainsi une méditation sur le jeu d’acteur et d’actrice, par quoi passe ou ne passe pas la singularité des personnages, au-delà des habituels et conventionnels signes de reconnaissances corporels, vestimentaires, mais aussi psychologiques ou comportementaux.

Cette approche, qui conservera sa part de mystère, s’associe à celle sur le couple, ou plus généralement sur ce qui rend possible ou pas que deux humains s’apparient. Les clivages genrés, dans leurs formes propres à la société iranienne, comme de manière plus générale, y prennent un relief singulier.

Sous un déluge permanent, les situations quotidiennes comme les crises extrêmes prennent une dimension mythologique. | Diaphana

Et c’est du cœur même de ce trouble savamment entretenu, alors que se multiplient péripéties et coups de théâtre, que peut naître une émotion à la fois très simple et très intense, à propos de ce que vont éprouver l’un pour l’autre la femme du couple 1 et l’homme du couple 2.

Cela pourrait être complètement artificiel. En fait, c’est complètement artificiel quant aux moyens narratifs mobilisés, et pourtant, sous la pluie battante qui noie constamment ce film dont la plupart des scènes ont lieu dans la pénombre, c’est une lumière simple et vive qui s’allume, et continue de briller.

Les Ombres persanes de Mani Haghighi avec Taraneh Alidoosti, Navid Mohammadzadeh

Séances

Durée: 1h47   Sortie le 19 juillet 2023

«De nos jours…» de Hong Sang-soo

Dans une succession de chroniques attentives, à la fois tendres, lucides et parfois cruelles, sur ce qui se joue dans le quotidien des gestes, des mots et des silences entre les humains, Hong Sang-soo n’a jamais cessé d’explorer simultanément les possibilités formelles de la narration cinématographique.

Depuis son premier film il y a près de trente ans, Le Jour où le cochon est tombé dans le puits (1996), qui entrelaçait quatre histoires chacune centrée sur un personnage, ses vingt-sept longs métrages sont tous également des expériences narratives.

Avec le dernier en date, il met en place un dispositif particulier, composé de deux récits distincts, mais possédant de multiples caractéristiques communes, et dont les scènes alternent.

Il y aura donc l’appartement de la jeune femme qui accueille sa cousine actrice, revenue de l’étranger où elle est partie étudier l’architecture, et dans lequel débarque une apprentie comédienne. Et il y aura l’appartement d’un poète vieillissant, à qui une étudiante qui est aussi sa nièce consacre un documentaire, et chez qui débarque un apprenti comédien venu prendre auprès de lui quelques leçons de sagesse.

D’un lieu à l’autre, d’un trio à l’autre, des situations similaires vont se succéder, déployant une très subtile irisation de variations, qui relèvent parfois du pur jeu et parfois de notations sensibles et émouvantes.

La maîtresse des lieux, et du chat Nous, entourée de la jeune apprentie actrice et de sa cousine devenue architecte, triangle aux sommets instables et inégaux (Park Mi-so, Song Seon-mi, Kim Min-hee). | Capricci Films

Un suspense traverse chaque situation, ici avec la disparition du chat dans la première et là la capacité ou pas du poète à résister à la tentation de boire et fumer, ce que lui interdit son état de santé. Il y aura ici et là une guitare, des nouilles pimentées, des questions sur le sens de la vie, et de multiples jeux de séduction, de domination feutrée, de dépendance revendiquée, d’actes d’indépendance ou de remise en question.

Recadrages, croquettes et jeux de main

Le cinéaste sud-coréen est célèbre entre autres pour son usage très personnel des zooms, qui opèrent cette fois à nouveau de manière ludique et significative. Mais c’est tout le film qui est construit sur de constants recadrages, le plus souvent effectués par un(e) des protagonistes vis-à-vis des autres. (…)

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«Juste sous vos yeux», une femme trouve son chemin

Sang-ok (Lee Hye-young) et sa sœur (Cho Yun-hee), ensemble et séparées.

Avec humour, tendresse et lucidité, le nouveau film de Hong Sang-soo accompagne son héroïne le long de rencontres où se révèlent, en douceur, les possibilités d’appartenir à un monde et de faire face à un destin.

Une femme qui dort. Une autre femme, éveillée, à ses côtés. La première sort du sommeil. Un rêve est raconté. Elles décident de sortir prendre le petit-déjeuner dans un parc.

On ne sait pas qui elles sont, quels sont leurs liens. Ce n’est pas un secret (on le saura bientôt), juste une façon de laisser prêter d’abord, surtout, attention à des présences, à des matières, à des gestes, à des tonalités de voix –y compris si celles-ci parlent en coréen.

Pas de symboles ni de métaphores

Entrer ainsi dans le nouveau film de Hong Sang-soo, avec si peu d’informations, intensifie une des puissances douces propres à son cinéma, sa capacité de rendre disponible à une infinité de signes minuscules, aux manifestations infimes et décisives de ce qui fait être humain et qui fait de chacune ou chacun un humain singulier.

C’est cela qui se trouve, en effet, juste sous vos yeux. Encore faut-il s’y rendre sensible, et c’est la délicate et toujours mystérieuse alchimie de ce que ce cinéaste invente depuis vingt-six ans (depuis Le Jour où le cochon est tombé dans le puits, sorti en 1996) et dans la succession du même nombre de films.

Le blanc de la couette, le moelleux d’une écharpe, un détail de maquillage, une brève hésitation dans un échange quotidien deviennent des territoires pour l’imaginaire, bien plus encore que des indices d’un sens, d’une intention.

Pas de symboles ici, pas de métaphores: des objets, des textures, des formes, des intensités. Le réel, si on veut. Mais le désigner de cette formule, «juste sous vos yeux», est plus juste, plus clair et plus modeste.

Au coin de la rue, un envol d’affection impromptu, entre sincérité et malentendu. | Capricci

Celle qui, au début, ne dormait pas s’appelle Sang-ok (Lee Hye-young). Elle a autrefois été une actrice connue, puis elle s’en est allée vivre aux États-Unis. Elle est brièvement de retour chez sa sœur, avec laquelle elle aura une explication aigre-douce sur ses choix de vie, avant de rencontrer un jeune admirateur de la comédienne qu’elle fut.

Elle part ensuite pour une promenade souvenir, qui passe par sa maison d’enfance, avant un rendez-vous avec un réalisateur qui voudrait qu’elle joue dans son prochain film.

Pas une histoire, une expérience

On voit ce qu’il se passe, et qui est très simple. On perçoit qu’il se déroule aussi autre chose, d’un peu inquiétant, d’un peu triste. Cela –l’intrigue, comme on dit– serait le scénario du film. Concrètement, ce scénario n’existe pas: Hong Sang-soo a tout à fait cessé d’en écrire, préférant inventer ses films au fur et à mesure, à partir de ce qui émane de ses acteurs et des lieux où il les installe. (…)

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«Introduction», trois fois la vie devant soi

Young-ho (Shin Seok-ho) entre neige et tendresse.

Le nouveau film de Hong Sang-soo assemble en douceur des moments de l’existence d’un jeune homme pour mieux rendre sensibles les impalpables et infranchissables voiles entre les êtres.

Il est tant et tant de manières de faire un film. Hong Sang-soo, ceux qui suivent l’œuvre du grand cinéaste coréen le savent bien, tourne comme on poursuivrait ce qui est à la fois une réflexion intérieure et une conversation –avec ses acteurs, avec ses spectateurs.

La continuité autant que la digression, la capacité à enchaîner des interrogations graves et des idées farfelues, des moments de tendresse ou d’angoisse et des pointes d’humour ou de colère s’inscrit ainsi dans un vaste mouvement.

Ce mouvement renvoie non seulement au considérable ensemble de réalisations existantes, mais aussi à celles qui vont venir, qu’on ne connaît pas encore –il a tourné deux longs-métrages depuis– mais qui en seront la suite naturelle.

Et, comme on se mêlerait à des échanges en se joignant à des amis, ou à des inconnus accueillants, il est possible d’entrer à tout moment dans ce partage au long cours, sans obligation aucune d’en avoir suivi le déroulement antérieur.

Ainsi saura-t-on ou pas que le précédent film, le merveilleux La femme qui s’est enfuie, était organisé en trois épisodes autour d’une jeune femme, auquel celui-ci, construit sur la même structure mais autour d’un jeune homme, Young-ho, fait pendant.

L’étreinte et l’écho

Ainsi reconnaitra-t-on ou pas la plupart des actrices et acteurs d’autres films de Hong, dont celui du film précédent, Hotel by the River, dans un rôle très proche de vieil acteur à la sagesse plus perturbatrice que rassurante.

Autour de la table, dans une apparente convivialité, deux générations et beaucoup de malentendus. | Capricci

On rencontre Young-ho chez son père, médecin habité de troubles, et dont la secrétaire n’est pas indifférente à la présence du garçon. Il rejoint ensuite à l’improviste à Berlin sa copine partie étudier à l’étranger. Puis le voici au bar d’un hôtel avec sa mère, le vieil acteur et un ami, puis sur la plage voisine, où surgit une réapparition onirique de la copine.

Les épisodes se suivent. Ils ne se ressemblent pas, mais se font écho dans des tonalités légèrement différentes, comme si, un peu tard le soir, étaient racontés trois fragments disjoints pour évoquer une personne, un moment de l’existence, un rapport à la vie. À chaque fois une étreinte, chargée dans chaque cas de significations et d’enjeux divers. À chaque fois quelques notes de musique.

Et voilà que tout s’anime d’une imprévisible et délicate énergie. Que ça circule, entre les personnages, entre les situations, entre ce moment suspendu et troublant quand la neige se met à tomber sur le garçon qui retrouve la secrétaire de son père à laquelle le lient des sentiments instables, et l’emballement exagérément affectueux de la mère, entre le désir de devenir acteur de Young-ho et les passages en douce du sommeil et du rêve, entre un voyage coup de tête et une baignade glaciale et téméraire.

Éloge mélancolique de la transparence

Il est tant et tant de manières de faire un film, et il semble parfois que Hong Sang-soo soit comme un peintre qui voyagerait avec son carnet de dessin et s’arrêterait de temps en temps pour croquer sur le motif un paysage (humain, émotionnel), une composition. (…)

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«La femme qui s’est enfuie», trois pas vers la perfection

Gan-hee (Kim Min-hee) chez son amie Su-Young (Song Seon-mi), avec pas mal d’alcool et beaucoup à se dire, et à ne pas se dire. | Capricci Films

Entièrement construit autour de personnages féminins, le nouveau film de Hong Sang-soo invente une nouvelle tonalité à son exploration délicate, parfois cruelle et souvent drôle, des mille brins d’émotion qui tissent l’existence quotidienne.

Hong Sang-soo a une façon bien à lui d’entrer, et de nous faire entrer, dans ses films. Par une sorte de politesse attentive et modeste, voici qu’apparaissent des fragments de situations quotidiennes, des figures parmi lesquelles on ne repère pas d’emblée qui seront les protagonistes principaux. Principales, en l’occurrence.

Cette manière de faire est en harmonie avec un cinéma qui se tisse fil à fil d’éléments de l’existence, que la mise en scène agence selon des motifs qui s’avèreront comiques, sentimentaux, dramatiques, sans qu’en apparence rien de décisif ou de spectaculaire se soit joué.

Avec ce vingt-quatrième film (un par an depuis bientôt un quart de siècle), le cinéaste coréen approche, à petites touches, d’une manière de perfection. Petites touches? Il y a en effet quelques raisons de songer à la manière des peintres impressionnistes en regardant, cette fois, les trois rencontres de la jeune femme nommée Gan-hee avec trois amies perdues de vue depuis un certain temps, sans doute depuis qu’elle s’est mariée.

Qui connaît le cinéma de Hong Sang-soo identifie immédiatement l’interprète de celle qui est assurément le personnage permanent, pas nécessairement le personnage principal de La femme qui s’est enfuie, Kim Min-hee, pour la septième fois de suite actrice au cœur des films de Hong. Elle a un peu changé son apparence (les cheveux) et sa manière de jouer (plus intérieure, moins ado), elle est toujours magnétique.

Qui s’est enfui?

Serait-ce elle, la femme dont parle le titre? Il semble d’abord que non, la fuite concerne un autre personnage, secondaire dans le récit. Où est-ce la situation de toutes ces femmes –Gan-hee, chacune de ses trois interlocutrices, et les autres alentours? Ou le titre dit-il quelque chose à l’histoire de Gan-hee et de sa situation affective et conjugale qui ne sera jamais explicité dans le cours du film? Les réponses sont ouvertes et non exclusives les unes des autres. C’est qu’il y a plus d’un dessin dans les tapis de Hong Sang-soo. Comme dans la vie.

Une part importante de l’humour et de la finesse de ce cinéma tient à ce que si les situations, les rapports entre personnages, les enjeux affectifs sont évoqués de biais, c’est par une manière de filmer frontale, très cash. Celle-ci est soulignée par l’usage singulier que fait le réalisateur d’une figure de style dont il est devenu un grand artiste: le zoom –avant ou arrière.

Nul sans doute ne l’utilise de manière à la fois si visible et si subtile. Ces mouvements optiques, artifices revendiqués, soulignent de préférence des détails, des moments en creux, des interstices dans le déroulement des petites intrigues qui parsèment le film et le font avancer. Comme un pianiste qui jouerait forte les notes secondaires de la mélodie, ou un peintre qui donnerait plus de matière aux éléments les moins apparemment centraux de son tableau.

Nulle affèterie ou goût du paradoxe dans cette manière de filmer et de raconter, manière dont le zoom est l’outil le plus aisément repérable, mais la possibilité pour le cinéaste d’inscrire sa ou ses fictions dans le tissu même de l’existence, dans le courant des élans et des blocages du quotidien –pas uniquement celui des personnages isolés par leur situation mais peu ou prou celui de tout un chacun.

Femmes (presque) entre elles

Et surtout ici de toute une chacune, les figures féminines étant au cœur de cette composition en trois temps, rythmé avec élégance par un décalage de durée –une demi-heure pour chacune des deux premières rencontres, 16 minutes pour la troisième, pas moins intense. Hong Sang-soo est un cinéaste de jazz. (…)

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«Hotel by the River», une nuance de blanc plus pâle

Confidences entre Sang-hee (Kim Min-hee, qui illumine de son talent les sept derniers films de Hong sang-soo) et son amie Yeonju (Song Sean-li). | via Les Acacias

Un poète vieillissant et ses deux fils, deux jeunes femmes, des souvenirs qui reviennent: avec une souriante élégance, le film de Hong Sang-soo est une élégie hantée qui abrite des gouffres.

Blanc sur blanc. Sur blanc. Tout autour le paysage couvert de neige. Dans la chambre d’hôtel aux murs et aux rideaux immaculés, deux jeunes femmes allongées, en vêtements clairs dans les draps. Ce qu’elles se murmurent, au bord du sommeil, est comme des nuances de blanc. Des touches minimes d’intimité, de peur devant la vie, de regret.

Un petit acte hors de contrôle, un vol minime (une paire de gants), quelque chose de violent s’est passé pour l’une, dont on ne saura presque rien. Quelque chose de cruel est advenu pour l’autre, une trahison amoureuse, dont on saura un peu. Elle parlent à demi-mots, se taisent. Un rire. Un soupir.

Au rez-de-chaussée de l’hôtel, les deux frères attendent leur père à la cafétéria. Un peu plus loin, dans une autre salle, le père attend ses fils. Malentendu minime. Les fils sont très différents l’un de l’autre, physiquement et psychologiquement. Peut-être y a-t-il eu un lien entre l’ainé et une des jeunes filles, à l’étage.

Il y a un conflit entre les deux frères, un conflit aussi entre eux et leur père, qui a abandonné leur mère il y a longtemps. Le père est un poète connu, dans ce pays (la Corée du Sud) où on fait encore cas des poètes. Le fils cadet est un réalisateur connu, dans ce pays (la Corée du Sud), etc. L’aîné cache sa situation familiale à son père.

Un peu plus tard le même jour, brièvement, le poète vieillissant rencontrera les deux jeunes femmes, lors d’un rare plan en extérieur, noyé dans la neige à perte de vue.

Il leur dira la vérité: qu’elles sont belles. Comme il n’a rien d’autre à dire, il le répètera. C’est un peu gênant, et en même temps très juste, très précis. Toute autre phrase serait malhonnête, ou artificielle. Le type est un bon poète.

Des esquisses à l’encre diluée

On songe au titre de la chanson, A Whiter Shade of Pale, tandis que semblent glisser les un sur les autres ces moments d’échanges et de silence, entre ces personnes dont peut se sentir d’autant plus proches que nous ne saurons d’elles que très peu.

Dans le noir et blanc ici presque constamment saturé de lumière (sauf la séquence nocturne, et à l’intérieur d’un restaurant, qui ponctuera le film un peu avant la fin), les fragments de récits concernant l’existence de ces cinq personnages semblent des nappes légères d’émotions, comme des esquisses à l’encre très diluée.

Humour à froid et non-dits: le poète (Kim Joo-bong) et ses deux fils (Yu Jun-Sang et Kwon Hae-hyo). | via Les Acacias

La mort est là, à proximité –et en Asie le blanc est sa couleur. La dureté de l’existence, les rancœurs familiales, les échecs des uns et les impasses des autres habitent le hors cadre, tout près. Le monde d’Hotel by the River n’a rien d’idyllique. Un humour comme une très légère toile d’araignée relie ces séquences, comme on sait l’humour est la politesse du désespoir. (…)

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Pourquoi «Parasite» a triomphé aux Oscars

La victoire historique du film de Bong Joon-ho est le résultat, très ponctuel, d’un grand nombre de facteurs.

Ce qui est arrivé à Bong Joon-ho est, comme il a été largement souligné, exceptionnel. «Exceptionnel» signifie non seulement inédit, mais aussi peu probablement destiné à se reproduire. Ce phénomène est dû à la combinaison d’un nombre inhabituel de facteurs. Certains concernent Hollywood et le vote de l’Academy, certains concernent Bong Joon-ho et son film, certains concernent le cinéma sud-coréen.

Côté Hollywood et les Oscars, il est clair qu’un tel résultat ne serait jamais advenu jusqu’à il y a quelques années: les règles de désignation ont été modifiées, le collège des votant·es a été élargi à partir de 2016, y compris à des personnalités artistiques non-étatsuniennes en 2017, les manipulations de lobbyistes ont été sinon supprimées du moins mieux contrôlées.

Le résultat a été la montée en qualité de la sélection, faisant davantage de place, y compris au sein du cinéma hollywoodien, à des films plus ambitieux, ou du moins affichant des signes d’auteurisme –plus ou moins artificiels dans les cas de nombre des autres récents vainqueurs comme Birdman, Gravity, Moonlight, The Shape of Water ou Roma. Un effet collatéral de cette évolution étant une baisse de popularité de la cérémonie et les moindres effets commerciaux des récompenses, les Oscars ayant commencé à diverger (un peu) du cœur du marketing hollywoodien, centré sur les franchises de super-héros et les romcoms avec stars.

Le bon film au bon moment

À cette évolution générale, on peut peut-être ajouter de manière conjoncturelle une lassitude de la profession de devoir se manifester sous l’influence de débats qui faussent la relation aux films –essentiellement autour de la présence de Netflix, et plus généralement des plateformes de diffusion en ligne.

On voudrait croire qu’il s’agit aussi d’une saine réaction contre un objet aussi sinistre et anticinématographique que 1917 de Sam Mendes, largement annoncé comme favori. Mais l’histoire nous a appris que rien ne garantit qu’une prochaine année ne célèbre un produit aussi frelaté.

À ces facteurs internes s’ajoutent à la fois l’art singulier de Bong Joon-ho et l’efficacité de son film. Celle-ci lui avait déjà valu la plus prestigieuse récompense du monde des festivals, la Palme d’or à Cannes. Il n’était sûrement pas la plus grande œuvre de cinéma en compétition (Bacurau, Roubaix une lumière, Le Lac aux oies sauvages, It Must Be Heaven ou Atlantique y prétendraient à meilleur droit), mais la combinaison la plus efficace de virtuosité de réalisation, de mélange de genres (comédie et horreur) et d’effet de signature, de fort parfum local et de fable universelle et universellement d’actualité à propos des inégalités sociales qui, sous des formes diverses, se creusent partout dans le monde. Parasite aura été the right thing in the right place(s) at the right moment, et en a recueilli les fruits. (…)

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Cinéma: Paradoxe coréen (article du Monde Diplomatique, mars 2019)

Au lendemain de la guerre, alors que la Corée du Sud est une dictature inféodée aux États-Unis, son cinéma s’émancipe des critères hollywoodiens et fait preuve d’une vitalité qui ne s’est jamais démentie depuis. En revanche, les réalisatrices demeurent marginales, conformément à la place des femmes dans la société.

En Corée, le cinéma naît alors que la péninsule vit sous occupation japonaise (depuis 1910). Il devient immédiatement un outil de résistance, investi surtout par des communistes. Na Un-gyu signe en 1926 le premier film connu (mais perdu), Arirang. Toutefois, le cinéma tel qu’on le connaît aujourd’hui est né de la guerre civile (1950-1953) qui a abouti à la partition du pays. Le cinéma nord-coréen existe, notamment du fait de la passion jamais démentie des leaders successifs de la République populaire démocratique de Corée (RPDC) pour le grand écran. Il comprend quelques curiosités dans le style réaliste socialiste, mais n’a pas apporté de contribution mémorable au septième art. À l’inverse du cinéma sud-coréen…

À l’issue de la guerre, le Sud est une dictature directement inféodée aux États-Unis, qui assureront son essor économique en même temps que l’écrasement brutal de toute opposition. Instruments zélés de la politique américaine dans un contexte de guerre froide exacerbée, ses dirigeants tiennent néanmoins à manifester le nationalisme dont ils se revendiquent. Une des traductions les plus explicites en sera l’établissement d’un système de quotas (formalisé juridiquement en 1967) spécifiant que pour chaque film étranger distribué sur le territoire devront sortir deux films coréens. Ils l’imposent aux Américains, qui ont pourtant su faire plier des pays moins directement soumis à la suprématie de Hollywood. Peut-être pensait-on à Washington comme à Los Angeles que les Sud-Coréens ne tiendraient pas le rythme face à la déferlante hollywoodienne. Fatale erreur…

À partir de la fin des années 1950 se développe une importante industrie qui produit, à la chaîne et à la va-vite, pour tenir la règle du « deux pour un », des films (mélodrames, policiers, aventures « historiques », films de guerre…) souvent appelés quota quickies (1), d’une médiocrité prévisible. Cette industrie, placée sous le contrôle idéologique étroit du gouvernement, est pour l’essentiel sous la coupe économique de la mafia locale.

Il n’empêche : presque mécaniquement, la quantité finit par engendrer, parfois, la qualité, et les premiers noms de cinéastes notables apparaissent. Ainsi le talentueux Shin Sang-ok (Une fleur en enfer, 1958 ; L’Invité de la chambre d’hôte et ma mère, 1961). Il deviendra le personnage principal d’une aventure rocambolesque qui le transforme un temps en cinéaste officiel sous Kim Il-sung, sans qu’on ait jamais su s’il était volontairement passé au Nord ou s’il avait été enlevé, comme il l’affirmera après avoir réussi à s’enfuir aux États-Unis. Ainsi, également, l’étonnant Kim Ki-young, auteur d’une œuvre transgressive, très chargée en connotations à la fois sociales et sexuelles, dont le chef-d’œuvre demeure La Servante (1960), digne d’un Luis Buñuel. Ainsi, surtout, celui qui est désormais considéré comme le plus grand cinéaste de son pays : Im Kwon-taek, aujourd’hui auteur de 104 films, dont il déclare volontiers que les 70 premiers, réalisés dans le cadre des quota quickies, ne valent pas un clou. Ce qui est exagéré, certains étant loin d’être sans qualités. Mais ils n’égalent pas les grandes œuvres de la maturité, notamment Nez cassé (1980), Mandala (1981), Gilsoddeum (1985), La Mère porteuse (1986), Come Come Come Upward (1989), Fly High Run Far (1991). À partir de La Chanteuse de pansori (1993), son talent commencera à être reconnu en Occident, avec en particulier Le Chant de la fidèle Chunhyang (2000) et Ivre de femmes et de peinture (2001), prix de la mise en scène au Festival de Cannes en 2002. À elle seule, la filmographie incroyablement riche et diverse d’Im Kwon-taek prend en charge la quasi-totalité des facettes de l’histoire politique, culturelle et religieuse de son pays.

Après la répression des forces démocratiques, qui culmine avec le massacre de Kwangju, en 1980  (2), la contestation s’accompagne d’un cinéma semi-clandestin, où des réalisateurs engagés tournent des brûlots contre la dictature. Ils apportent une tonalité nouvelle, enrichie de l’influence des Nouvelles Vagues européennes et asiatiques. (…)

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«Parasite» et l’art du chaos

Couronné de la Palme d’or, le film de Bong Joon-ho associe drame, burlesque et fantastique pour évoquer avec une vigueur élégante et dérangeante un monde d’injustice et d’inégalités.

Tout auréolé des feux de sa Palme d’or, Parasite arrive sur les écrans. Rarement récompense suprême au Festival de Cannes aura semblé aussi incontestable.

Elle consacre du même mouvement un film à la fois jouissif et ambitieux, un cinéaste remarquable, la Corée du Sud devenue pays de cocagne cinématographique, grâce au talent de ses artistes mais aussi à l’existence de l’un des meilleurs systèmes de soutien public au cinéma, et même un continent, l’Asie, qui ne cesse d’affirmer sa fécondité –ce que traduit la succession des deux Palmes d’or, après le très réussi Une affaire de famille du Japonais Kore-eda en 2018.

Il ne faudrait pourtant pas que toutes ces excellentes raisons générales fassent disparaître les qualités singulières du film, qui atteint à une sorte d’état de grâce dans la combinaison des multiples ingrédients qu’il mobilise.

Des bas-fonds à la ville haute

Dans les bas-fonds de la grande ville contemporaine vit une famille si pauvre qu’elle n’a pas de nom de famille. À bout de ressources, privés même de l’essentiel (la connexion à internet), ses quatre membres –papa, maman, la fille, le fils– entrevoient une issue en devenant chacun quelqu’un d’autre et en parvenant successivement à s’introduire dans une autre famille.

Ki-taek, le père de la famille pauvre (Kong Sang-ho) dans son gourbis. | Via Les Jokers

Cette famille-là a un nom, les Park. Elle ne vit pas dans un gourbis en sous-sol, mais dans une sublime maison d’architecte de la ville haute. Papa, maman, la fille, le fils vont durant toute la première phase du film adopter à leur service chacun un membre de la première famille, sous un nom fictif et dans une fonction usurpée: chauffeur pour monsieur, gouvernante pour madame, professeur d’anglais pour le garçon et de dessin pour la fille.

Sur ce schéma de conte ironique qui n’évacue rien de la violence des inégalités sociales sans surcharger ses protagonistes (les pauvres ne sont pas affreux, sales et méchants, ni d’ailleurs gentils; les riches ne sont pas caricaturés), délicatesse qui distingue le film de Bong des comédies italiennes à la Dino Risi, Parasite développe une succession de situations qui ne cessent d’enrichir le motif général, sans se soumettre à une logique démonstrative ni à une unité de ton.

Sens graphique et sensualité

Ce mélange, très difficile à tenir sur la durée et qui accueillera en chemin deux autres personnages surnuméraires et des dimensions burlesques, violentes ou fantastiques, est le véritable carburant du cinéma de l’auteur de The Host. (…)

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