Cannes 2019, Ep.10:«Le Traître» dans la nuit de Cosa Nostra, et la pénible expérience «Mektoub»

Buscetta, le repenti (Pierfrancesco Favino) témoigne au tribunal.

Le film de Marco Bellocchio reconstitue un épisode décisif de la lutte contre la Mafia, tandis qu’Abdellatif Kechiche plonge le public dans une interminable boucle bruyante et comateuse.

Il est le vétéran de cette sélection officielle, lui à qui l’on doit pas moins de vingt-six longs-métrages depuis ses débuts avec le déjà remarquable Les Poings dans les poches, en 1965.

Marco Bellocchio a réalisé des films sur des sujets extrêmement différents, même si souvent en prise avec l’actualité ou l’histoire récente de l’Italie. C’est à nouveau le cas avec Le Traître, centré sur le personnage de Tommaso Buscetta, dont les témoignages permirent dans les années 1980 le démantèlement de l’une des principales organisations mafieuses d’Italie.

L’obscurité de ce qui habite les autres

Mais le film n’est ni une reconstitution historique, malgré le soin apporté à l’évocation des faits, ni un film de gangsters, malgré la tension extrême qui tient en haleine durant les 2 heures 15 de la projection. C’est encore moins un plaidoyer pour –ou un réquisitoire contre– ce personnage étonnant qu’est sinon le véritable Buscetta, en tout cas le protagoniste du Traître.

Autour de celui-ci, le réalisateur d’Au nom du père, du Sourire de ma mère et de La Belle Endormie poursuit l’exploration qui nourrit tous ses films, celle de la complexité des ressorts humains dans les jeux de pouvoir, de sincérité, de narcissisme, de pulsions, d’enfance qui animent chacun, et chacun différemment.

L’acteur Pierfrancesco Favino, révélé par Bellocchio il y a plus de vingt ans dans son magnifique Prince de Hombourg et devenu un vieux routier des écrans italiens, donne une épaisseur humaine, à la fois opaque et frémissante, au personnage central.

Mais c’est aussi bien l’obscurité de ce qui habite les autres, ses anciens amis criminels qu’il enverra en prison, même lorsque leur portrait n’est qu’esquissé, qui est interrogé par le film.

La «famille» Cosa Nostra, dans son hypocrite et nécessaire unité de façade, avant que le sang ne (re)commence à couler.

Il est en effet évident que si l’appât du gain, centuplé par l’arrivée massive de l’héroïne à Palerme dans les années 1970, est la cause directe de l’explosion de violence inouïe qui en a résulté, l’argent est loin d’être la seule motivation, ou en tout cas le seul socle de références, de ces hommes et de ces femmes.

Une rupture avec le dispositif mental mafieux

Le véritable intérêt de Bellocchio est là, dans ce qui pousse des êtres humains à assassiner amis, femmes et enfants au nom d’un système de pensée qu’ils sont incapables de remettre en question. C’est l’histoire de la Mafia, tragiquement illustrée par les épisodes bien réels de cette période –mais pas seulement, et loin s’en faut.

Si Buscetta est un traître, ce n’est pas seulement pour avoir trouvé dans un interlocuteur exceptionnel, le juge Falcone (qui le paiera de sa vie), l’occasion de reconstruire une autre vision de lui-même que celle fournie par Cosa Nostra.

C’est aussi pour avoir rompu avec tout un ensemble de représentations, qui n’a rien à voir ni avec la loi –on s’en doute–, ni avec la morale la plus élémentaire. C’est ce dispositif mental qui explique que des ouvriers et des chômeurs manifestèrent pour les mafiosi, et que très nombreuses furent, dans les quartiers populaires, les personnes ayant célébré l’assassinat de Falcone.

Lors d’un affrontement en plein tribunal avec le chef suprême de Cosa Nostra, Toto Riina, Buscetta peut bien l’accuser d’être le fossoyeur des soi-disant idéaux de l’organisation mafieuse, ces idéaux ont depuis bien longtemps disparu sous les intérêts de trafiquants et d’assassins, dans un contexte et à une échelle certes bien différente avant l’explosion du trafic de drogue.

La question n’est pas de savoir si l’un ou l’autre a raison, mais de donner accès à des ressorts intérieurs, qui concernent aussi les relations entre hommes et femmes et entre membres d’une famille, bien au-delà du seul cas des organisations de grand banditisme du sud de l’Italie.

L’un des films les plus connus de Bellocchio, consacré à l’assassinat d’Aldo Moro après son enlèvement par les Brigades rouges, s’intitule Buongiorno Notte. Mais c’est toute son œuvre qui pourrait porter ce titre, où la nuit est celle de ce qui –pour le pire, souvent, et parfois aussi pour le meilleur– fait les êtres humains.

Kechiche jusqu’au bout de la nuit

Il y a un an sortait dans les salles françaises Mektoub my love: Canto uno d’Abdellatif Kechiche. Le film s’ouvrait par une très longue scène de sexe, ce qui est devenu depuis les ébats de Léa Seydoux et d’Adèle Exarchopoulos dans La Vie d’Adèle la signature du réalisateur, à qui l’on doit quelques uns des films français les plus importants des quinze premières années du XXIe siècle.

Dans la boîte de nuit, ad nauseam.  (Capture d’écran de la bande annonce de Mektoub my love: Canto uno)

Les trois heures du film se composaient ensuite d’une interminable succession de dialogues insipides entre une poignée de bimbos lobotomisées et quelques dragueurs débiles, durant des vacances sur la plage de Sète au début des années 1990.

Une part importante du film se situait dans une boîte de nuit, occasion de très longs trémoussements de jeunes dames court-vêtues sur des musiques pénibles et tonitruantes. Parmi tous ces braves gens erraient un jeune homme, Amin, représentant clairement Kechiche lui-même à l’époque de la fin de son adolescence.

Kechiche revient avec Mektoub, My Love: Intermezzo. Le schéma est le même, avec quelques variantes. Le film, terminé –ou pas terminé– en catastrophe pour être montré sur la Croisette, en évidente quête d’un succès de scandale, était annoncé comme durant une heure de plus que le premier volet. Finalement, ce sera 3 heures 30.

Si les quarante premières minutes sont à nouveau constituées de scènes de drague niaise sur la plage et de mise en place à la truelle d’une intrigue secondaire sans intérêt, les presque trois heures suivantes sont cette fois entièrement situées dans la boîte de nuit.

À ce degré de répétition d’interminables plans de postérieurs féminins plein cadre se dandinant inépuisablement, on entre dans quelque chose de différent, qui relève du cinéma expérimental. (…)

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Bernardo Bertolucci, qui fut un prince du cinéma en Europe

Le cinéaste italien laisse derrière lui une œuvre inégale mais marquée par quelques films inoubliables.

Il est mort le 26 novembre, à l’âge de 77 ans. C’est la triste fin d’une histoire triste.

Une histoire qui se décline en quatre grands épisodes aux tonalités diverses, mais qui tireront vers le sombre, bien trop tôt.

Jeunesse audacieuse

Bernardo Bertolucci a 23 ans lorsqu’il devient une figure publique importante du cinéma italien –soit, à bien des égards, du cinéma alors le plus fécond du monde. Rossellini et De Sica sont toujours là, Fellini a atteint le sommet qu’il ne quittera plus pendant près de vingt ans, le règne de Visconti est établi, et Sergio Leone arrive. Deux génies à la modernité plus tranchante, Michelangelo Antonioni et Pier Paolo Pasolini, sont déjà reconnus pour leur apport essentiel –sans parler de nombreuses autres personnalités importantes.

À 23 ans, le fils de poète signe son deuxième film, après avoir commencé aux côtés du cinéaste et lui aussi poète Pasolini comme assistant sur Accatone, puis avoir tourné son premier film, La Commare Secca (que personne n’a jamais appelé de son titre français Les Recrues), d’après un scénario de l’auteur de Mamma Roma.

En 1964, au sein de cette exceptionnelle galaxie de talents, Bertolucci fait entendre une musique différente, dérangeante, inventive, qui s’inspire explicitement de la Nouvelle Vague française et surtout de Jean-Luc Godard, avec une approche politique plus explicite.

Juste avant Les Poings dans les poches et La Chine est proche de son compère Marco Bellocchio, Prima della Rivoluzione impose Bernardo Bertolucci comme figure d’une jeunesse audacieuse, qui pousse plus loin les ruptures avec les formes dominantes et les pouvoirs établis.

Bande-annonce de Prima della rivoluzione

Cette approche du cinéma comme arme formelle se traduira par le geste expérimental et agressivement transgressif qu’est Partner (1968), happening filmique aujourd’hui très daté, et la participation au collectif La Contestation (1969), aux côtés notamment de Godard, Pasolini et Bellocchio.

Mais l’autre grand film de l’époque signé par Bertolucci est sans doute le trop peu connu et passionnant La Via del Petrolio (1967), enquête documentaire sur les chemins du pétrole, du golfe Persique aux pompes à essence européennes, d’une lucidité géopolitique remarquable à l’époque –et très significative de l’intelligence et du sens narratif de son auteur.

Chemins obscurs

Les années 1970 s’ouvrent avec le déploiement d’une œuvre ample et profonde, grâce à trois films majeurs, La Stratégie de l’araignée et Le Conformiste, tous les deux en 1970, et Le Dernier Tango à Paris, en 1972.

Bertolucci y explore les chemins obscurs de la fascination, du pouvoir, des formes de domination où l’héritage du fascisme, la domination masculine, l’appel du vide et de la mort construisent, très différemment, des paysages qu’aucune explication simpliste ne saurait contenir et encore moins résoudre.

Tout le monde se souvient du scandale du Dernier Tango –on y reviendra–, qui en aura occulté la complexité esthétique et la profonde tristesse, comme il rejette dans l’ombre la richesse à multiples entrées de La Stratégie, et surtout la puissance glaciale du Conformiste, sans doute le premier véritable chef-d’œuvre de son auteur, avec un Trintignant inoubliable.

Puis, grâce à l’extraordinaire succès du Dernier Tango, Bertolucci réalise avec d’importants moyens sa plus grande œuvre, la fresque 1900épopée italienne, épopée européenne, épopée révolutionnaire.

Récit du basculement dans le XXe siècle d’un monde violent et sensuel, ancré dans la campagne de l’Émilie-Romagne et emporté par un souffle à décorner les manuels d’histoire, 1900 est simultanément étude inspirée des imaginaires et des représentations, des imageries et des idéologies qui y naissent et traverseront les temps, jusqu’au présent de la réalisation.

Sorti à une époque qui réclamait des discours plus carrés, 1900 est un échec public aussi injuste que douloureux pour le réalisateur.

D’une ambition baroque et opératique, les deux films «italo-italiens» qui closent la période, La Luna (1979) et Tragédie d’un homme ridicule (1981), connaissent un destin en demi-teinte. Les temps ont changé.

Fastes orientaux

Les années 1980 voient Bertolucci se lancer, après une longue éclipse, dans sa grande trilogie «orientale»: Le dernier empereur (1987), Un thé au Sahara (1990) et Little Buddha (1993). Orientaux par les lieux où ils sont situés (Chine, Maroc, Tibet), ces films sont surtout des productions internationales fortement marqués par Hollywood. (…)

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Un miracle nommé «Heureux comme Lazzaro»

 

Adriano Tardiolo dans le rôle-titre de Heureux comme Lazzaro

Le nouveau film d’Alice Rohrwacher invente une forme très originale de merveilleux, grâce à la qualité du regard de cinéaste italienne.

Comme son précédent film, Les Merveilles, le troisième long-métrage d’Alice Rohrwacher se déploie dans une société paysanne à l’écart du monde.

Là restent en vigueur au milieu des années 1990 des mécanismes de domination d’un autre âge, auxquels souscrivent tous les protagonistes: la comtesse avide, son fils stupide et arrogant et le régisseur impitoyable qui en profitent, la communauté de paysans, hommes, femmes et enfants qui triment dans les champs de tabac. Parmi eux, Lazzaro est une sorte d’innocent que tous utilisent, et qui ne songe qu’à aider et obéir.

Ensuite, il adviendra bien des choses qu’il n’est pas nécessaire de raconter ici. Le monde changera, celui de la campagne il y a vingt-cinq ans, celui de la ville aujourd’hui. Des formes d’injustice, d’oppression, d’abus s’éloigneront dans la nuit des temps, d’autres s’établiront.

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L’important est ailleurs: dans la richesse de chaque instant filmé par la réalisatrice. Il se passe des événements extraordinaires dans son film, et puis souvent des choses banales, ou amusantes, ou effrayantes. Chaque moment est comme saturé de possibilités supplémentaires, chaque image vibre de l’attention précise et douce aux visages, aux brins d’herbe, aux souffles d’air.

Chaque plan, tout en montrant, en racontant, recèle la promesse d’un nombre infini d’autres sensations, d’autres histoires. Si le film est bien le récit d’un miracle, c’est qu’il est lui-même miraculeux.

Autour de Lazzaro peuvent bien affluer des réminiscences venues de Buñuel, de De Sica, de Pasolini, d’Ermanno Olmi. Sa possible sainteté n’a pas plus à être décidée par le film, ou par ses spectateurs, que par les personnages.

Il y a le mystère de ce qu’il est, de sa manière d’exister dans le monde. Et ce mystère engendre un tourbillon d’images, de mots, d’idées, de comique et de drame.

La réalisatrice ne se soucie ni de donner une leçon, ni d’affirmer une puissance fut-elle celle d’une artiste. Elle se contente de croire absolument, ingénument peut-être comme son héros, dans la force d’émotion et de suggestion du cinéma. C’est inexplicable, et d’une évidence absolue. C’est très beau.

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 Heureux comme Lazzaro

d’Alice Rohwacher, avec Adriano Tardiolo, Alba Rohrwacher, Agnese Graziani, Luca Chikovani, Sergi Lopez, Nicoletta Braschi.

Durée: 2h10. Sortie le 7 novembre 2018

 

 

NB : Cet article est une version légèrement différente de la critique publiée sur Slate.fr lors de laprésentation du film en compétition à Cannes

Cannes jour 6: «3 visages» et «Heureux comme Lazzaro», le cinéma comme voyage, miracle et évidence

Le film de Jafar Panahi construit autour de trois figures féminines un voyage dans l’histoire des mœurs et des représentations. Celui d’Alice Rohrwacher confronte à la noirceur du monde l’innocence d’un jeune paysan et la sensibilité du cinéma.

Photo: Behnaz Jafari et Jafar Panahi dans «3 visages».

Il a été tant question de ce film pour des raisons qui ne le concernent pas directement que 3 visages risquait de disparaître devant les déclarations, évidemment légitimes, de solidarité avec son réalisateur et de protestation contre les multiples interdits dont il demeure frappé: pas le droit de filmer, pas le droit de sortir du pays, pas le droit de parler aux médias, pas le droit de montrer ses films dans son pays.

Fort heureusement, les projections cannoises du neuvième long-métrage de Jafar Panahi ont remis les pendules à l’heure juste, celle d’un grand cinéaste, et d’un film qui se suffit pleinement à lui-même.

Un voyage

3 visages est un voyage. Un voyage par la route, de la capitale à un village au nord-ouest de l’Iran, région de langue et de culture azérie. Un voyage dans le temps, qui relie les modes de vie archaïques de villages isolés à l’utilisation des réseaux sociaux sur les smartphones. Un voyage dans l’histoire, l’histoire du cinéma iranien, incarné par les trois visages du titre, ceux d’actrices du passé, du présent et du futur.

C’est Jafar Panahi qui conduit. Il conduit le film, et il conduit la voiture où a pris place une des actrices les plus célèbres en Iran, Behnaz Jafari dans le rôle de Behnaz Jafari. Celle-ci a reçu sur son portable une vidéo montrant une jeune villageoise commettant un suicide par désespoir de ne pouvoir accomplir sa vocation de comédienne, empêchée par ses parents et ne recevant aucune réponse des professionnels avec lesquels elle a tenté d’entrer en contact.

Avec Panahi au volant, elle se rend dans ce village pour en avoir le cœur net. Elle y rencontrera des paysans qui l’admirent comme vedette de la télévision qu’ils regardent chaque soir, mais ont des attentes fort différentes de celles de la visiteuse.

Elle y rencontrera aussi une des plus grandes vedettes du cinéma d’avant la République islamique, Shahrzad. Recluse, invisible, ostracisée et pourtant bien présente, celle qui fut la star de films populaires ayant surtout mis en avant ses attraits physiques est aussi peintre et poète.

Multiples trajectoires

Ce qui précède, qui décrit les grandes lignes narratives de 3 visages, n’en dit presque rien. Justement parce que le film est un voyage, c’est-à-dire un mouvement.

En voiture ou à pied, en paroles et en souvenirs, en gestes et en paysages, le film ne cesse de se déployer selon de multiples trajectoires, qui se recombinent avec humour, avec attention au moindre des personnages secondaires, avec un sens impressionnant du saut périlleux entre anecdote locale et questions globales –les rapports femmes-hommes, humains-nature, présent-passé, image-réalité.

Panahi s’amuse et s’interroge, écoute et regarde. Sans cesse de nouveaux rameaux semblent pousser de la branche maîtresse de son récit (…)

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«L’Intrusa», une guerrière au coin de la rue

Autour du personnage d’une bénévole qui se bat pour concilier ses principes et les pièges d’une réalité violente, le film de Leonardo Di Costanzo construit une aventure à la fois tragique et quotidienne.

Elle s’appelle Giovanna. C’est une héroïne. Pas une héroïne de film, une héroïne dans la vie. Il y en a plein, des Giovanna, même si pas assez. Mais on les voit moins souvent au cinéma que Superwoman ou les X-Men.

Pourtant, elle aussi à des superpouvoirs: la patience, le sang-froid, la fermeté. Et elle aussi se bat contre des super-vilains bien pires que Lex Luthor, Magnéto ou le Joker: la Camorra, la routine, le cynisme.

 

 

Ses aventures ont lieu dans un monde qui ressemble au nôtre en plus extrême, comme Gotham ressemble à New York: les cours et les HLM d’une banlieue, ici près de Naples.

L’Intrusa n’est pas un film d’effets spéciaux et de gadgets. Son seul fantastique nait de la collision entre la planète sombre de la misère des grandes villes contemporaines et l’énergie d’individus qui s’obstinent à bricoler le monde autrement.

Le combat est dur, il n’est pas triste

Voilà l’aventure que raconte Leonardo Di Costanzo. Giovanna dirige La Masseria, un centre qui accueille les enfants d’un quartier dit «défavorisé» (quel mot bizarre). C’est-à-dire qu’elle est, avec les armes de la parole, de l’exemple, de la sensibilité et de la rigueur, une guerrière sans cesse en première ligne.

Ce combat est dur, épuisant, il n’est pas triste. Il est même plein de moments joyeux, inattendus, festifs ou foufous.

Il devient terrible lorsque l’épouse d’un chef mafieux s’installe dans un bâtiment abandonné de La Masseria, et y envoie sa fille. (…)

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«Fais de beaux rêves», un beau cauchemar au nom de la mamma

Le nouveau film de Marco Bellocchio transforme avec élégance un roman sentimental en méditation sombre sur le poids de la famille et sur l’Italie/l’Europe fin de siècle.

Les premières séquences surjouent quelque chose de vieillot et de conventionnel. Non seulement cette situation d’affection débordante entre une jeune femme et son petit garçon est illustrée de manière insistante et littérale, mais on a l’impression d’avoir vu cent fois cet appartement petit bourgeois italien, ces couleurs grèges un peu délavées, cette imagerie où les sixties n’avaient rien de roaring.

Seul élément d’étrangeté dans ce revival délibérément ringard, la présence de Belphégor. En noir et blanc à la télé, tout à fait d’époque, le feuilleton introduit pourtant une touche de fantasmagorie qui est aussi un point d’ironie.

Et puis… Et puis il y a autre chose, qui est le plus important. Sans le savoir (on le vérifiera ensuite), on se doute que le film adapte un roman, on soupçonne que ce roman est une grosse machine sentimentalo-rusée qu’on n’a aucune envie de lire.

 

Mais qu’on est du coup en train d’assister à une sorte de miracle, à une alchimie précieuse : la transformation du plomb dont on fait les best-sellers en or cinématographique.

Fais de beaux rêves raconte, de la fin des années 1960 au début des années 2000, l’histoire du petit garçon du début, traumatisé par la mort de sa maman, devenu un journaliste sportif puis un grand reporter dans la fin du XXe siècle.  

La puissance délicate de la mise en scène

Le scénario recourt à plusieurs ressorts intéressants. Ainsi sa manière d’organiser une circulation dans le temps, où le présent occupe peu à peu plus de place que le passé, tout en maintenant le retour de séquences de l’enfance et de l’adolescence.

Ainsi l’utilisation, outre Belphégor qui joue un rôle particulier dans l’intrigue, des images de télévision ayant scandé l’existence de plusieurs générations d’Italiens : vulgarité abyssale des émissions de variétés et délire obsessionnel de la passion footballistique.

Ainsi, enfin, le surgissement d’éléments marquants de la vie nationale (le scandale des affaires politico-financières) et internationale (la guerre en Bosnie, cette tragédie européenne).

Mais l’essentiel n’est pas là. Il n’est d’ailleurs à proprement parler nulle part –c’est-à-dire partout. Il est tout simplement dans la puissance délicate de la mise en scène de Marco Bellocchio. Dans la grâce des cadres et la précision des ellipses, l’intensité d’un visage dans un clair-obscur, la suspension du récit pour s’arrêter sur une pièce vide, le jeu de la netteté et du flou à l’intérieur d’un plan…

       Valerio Mastandrea

Cette élégance fait songer au chef-d’œuvre le plus discret d’un cinéaste auquel on n’aurait pas imaginé comparer un jour Bellocchio: Sandra de Lucchino Visconti. Cinquante ans après l’admirable et virulent Les Poings dans les poches, premier film de Marco Bellocchio récemment redevenu disponible grâce à une belle édition DVD, on croirait qu’il y a loin de l’énergie transgressive, très Nouvelle Vague, d’alors à l’apparent classicisme de Fais de beaux rêves (qui, dans la filmographie du réalisateur, succède pourtant au complètement barré Sangue de mi sangue).

Critique des images dominantes

On aurait triplement tort. Parce que ce rapprochement avec Visconti se fait justement au nom de ce qui fut si souvent dérangeant, déstabilisant chez l’auteur du Guépard, de Rocco et ses frères et des Damnés. Parce que la critique de l’obscénité des images dominantes court comme un fil souterrain, une mèche précisément allumée par la nostalgie vintage du début.

Un «famille, je vous hais» murmuré

Et parce que sous son apparence plus consensuelle, le film de Bellocchio poursuit bien la même méditation critique, qui met au centre le poids délirant de la famille et de la figure maternelle dans la société italienne, prison mentale et émotionnelle dont les barreaux auront été renforcé par les éléments nouveaux de la fin du XXe siècle, la télévision se substituant à la religion comme prison des esprits.

       Belphégor, fantôme d’un musée de l’enfance

Ni le savoir (la belle séquence de dialogue avec le curé prof de sciences) ni l’amour (rencontre très bien tournée avec Bérénice Béjo en médecin dont ni les baisers ni les prescriptions ne guérissent vraiment) ne permettront la libération de ce Massimo auquel Valerio Mastandrea prête un visage torturé de héros dostoïevskien. 

Fais de beaux rêves est un «famille je vous hais» non plus crié comme naguère, mais murmuré. Il n’en est pas moins prégnant. À cet abime qui hante la plus grande partie de l’œuvre de l’auteur d’Au nom du père et du Sourire de ma mère, la figure effrayante et simplifiée, enfantine et tragique de Belphégor offre une très belle métaphore.  

Fais de beaux rêves de Marco Bellocchio, avec Valerio Mastandrea, Bérénice Bejo, Barbara Ronchi, Guido Caprino.

Durée: 2h10. Sortie le 28 décembre.

«Fuocoammare», what is your position?

Tourné pendant un an à Lampedusa, le documentaire de Gianfranco Rosi, récompensé d’un Ours d’or au Festival de Berlin, construit une compréhension du monde commun au sein duquel est en train de se produire un interminable massacre, avec la mort de milliers de migrants en Méditerranée.

Dès le début, Gianfranco Rosi construit l’espace où se jouera son film. À l’écran, en lettres blanches sur fond noir, des données factuelles concernant l’île de Lampedusa et les statistiques des centaines de milliers de migrants qui y arrivent, des milliers morts en mer à l’approche de ses côtes. Puis, aussitôt, un enfant qui grimpe à un arbre, se fabrique un lance-pierre, vise les oiseaux. C’est là, Fuocoammare.

Là, c’est-à-dire dans un territoire à la fois habité du quotidien de gens, hommes, femmes, enfants, et à proximité immédiate d’ une tragédie gigantesque, hors de proportion –une tragédie qu’on décrit, et enterre, avec une poignée de statistiques, ou de nouvelles choc à la télé.

Ces hommes, femmes et enfants à la vie normale, qui se font un café dans la cuisine, qui ont des problèmes de famille, de travail, de santé, ce sont les habitants de Lampedusa, mais aussi les Européens.

Aujourd’hui, les habitants de l’île ne rencontrent plus les milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont survécu à la traversée: les bateaux militaires les interceptent, les encadrent, les convoient vers des camps, ailleurs.

Sauf, bien sûr, ceux qui travaillent à bord des navires, les secouristes, les pompiers, les militaires, les policiers –étranges policiers en combinaisons étanches mais flanqués d’une matraque. Et le docteur. Le docteur Pietro Bartolo, médecin local devenu autorité médicale en charge de l’examen des arrivants, sans avoir pour autant abandonné sa pratique de généraliste avec les autochtones –tâche herculéenne accomplie avec modestie depuis plus de vingt ans.

Des jours scandés de banalité et de tragédie

Il y a un troisième personnage dans ce film documentaire mieux écrit, et plus riche de narration que la plupart des films de fiction. Une sorte d’aède, qui accompagne par la voix et les chansons le déroulement des jours, scandés de banalité et de tragédie: l’animateur de la station de radio locale.

 

Il lui arrive de diffuser cette chanson populaire, «Fuocoammare», inspirée par une catastrophe d’un autre temps, dont le récit surgira un jour d’orage, raconté à l’enfant. Mais le feu à la mer est à présent de toute autre ampleur. Il n’y a plus le feu au lac, c’est un océan embrasé, celui-là exactement dont les miasmes alimentent la popularité des Marine Le Pen et des Sarkozy, des Orban et des Brexit.

Gianfranco Rosi: «Nous sommes les témoins d’une tragédie européenne qui est sans doute la plus grande depuis l’Holocauste et, au lieu de créer un pont humanitaire pour ces gens qui continueront, quoi qu’il leur en coûte, à vouloir échapper aux guerres et aux désastres économiques, nous les laissons mourir en mer par dizaines de milliers.»

Lui, fidèle à ses méthodes, qui lui ont valu un Lion d’or à Venise en 2013 pour son précédent film, Sacro Gra, et qui a valu en février dernier à cette nouvelle réalisation, qui fut un des événements du Festival de Berlin, un judicieux Ours d’or, est resté un an sur place. Il a «pris de lenteur» la frénésie médiatique qui couvre les pires instants du massacre continu en Méditerranée, et puis s’en va.

S’il reste, c’est pour pouvoir construire cela: la recomposition par le cinéma, qui est le contraire de la télévision, d’un monde commun. Un monde où coexistent, selon des modalités variables, les Européens et les Africains, les vivants et les morts, les sauvés, les sauveteurs, les pas sauvés, et tous les autres, nous, vous.

Les jeux et les jours de Samuele l’enfant frondeur, l’engagement d’une incroyable générosité du médecin, le labeur des ouvriers du sauvetage en mer, les souffrances insondables des survivants à la traversée, les rouages bureaucratiques du traitement des corps, plus ou moins en vie, ou pas du tout, la petite cité qui vaque à ses besoins et plaisirs: c’est cet extraordinaire agencement dynamique que réussit le film.

C’est-à-dire bien plus qu’un témoignage ou qu’un cri d’alarme, la possibilité pour chacun de construire sa propre place dans ce monde complexe et mouvant, où l’horreur et le quotidien cohabitent de fait.

Mouvements intérieurs

«What is your position?», répète inlassablement l’homme de quart d’un navire du dispositif Mare Nostrum cherchant à aller secourir une embarcation en perdition. Mais dans la radio crachotante, nulle réponse, sans qu’on sache si ce silence plein de parasite indique un naufrage, ou l’incapacité de répondre.

«What is your position?», semble répéter inlassablement le film. Non qu’il connaisse la réponse, ou prétende intimer quoique ce soit. Mais la question doit être posée, ne pas cesser d’être posée à chacun.

Fuocoammare est bouleversant. Mais pas de ce bouleversement qui tétanise, au contraire comme association d’émotions –au sens premier de mouvements intérieurs. Sans doute le mieux qu’on puisse attendre d’un film en pareilles circonstances.

* À l’occasion de la sortie de Fuocoammare sont aussi distribués en salle les trois premiers films de Gianfranco Rosi, Boatman (1993), tourné sur les ghât de Bénarès, Below Sea Level (2008), réalisé au sein d’une communauté de marginaux dans le désert californien, et surtout l’extraordinaire El Sicario, Room 164 (2010), rencontre avec un tueur de la mafia mexicaine.

Fuocoammare, par-delà Lampedusa de Gianfranco Rosi. Durée: 1h49. Sortie: 28 septembre 2016

Au Festival de Venise, tout de même de belles rencontres

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Le trou est bouché ! C’est la principale et la meilleure nouvelle concernant cette 73e Mostra. Voici 8 ans qu’à côté du Palais du Festival et du Casino, bâtiments vénérables et inadaptés, se tenait cette immense excavation entourée de palissades, début d’un chantier interrompu avant même que soient coulées les fondations du pharaonique palazzo novo pourtant présenté avec éclat et prestigieuse maquettes en 2008.

Ce fameux trou, devenu objet de douloureuses plaisanteries, était la matérialisation du mélange d’impéritie et de combinazzione caractéristique de tant de choses en Italie, y compris son cinéma, y compris sa vénérable Mostra, ancêtre de tous les festivals de films.

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Non content d’être comblé, le trou est remplacé par un imposant bâtiment rouge vif, grande salle de cinéma à l’intention non des festivaliers accrédités mais du public, ce qui est sans doute la meilleure réponse possible dans les conditions financières et politiques actuelles.

L’écarlate Sala Giardini ne saurait pourtant suffire à résoudre tous les problèmes qu’affronte la manifestation. Durablement blessée par la concurrence artificielle créée par un Festival de Rome qui n’a jamais trouvé sa raison d’être mais continue de grever les ressources publiques allouées à un cinéma italien qui aurait bien d’autres besoins, elle est surtout prise en tenailles par deux ennemis aussi redoutables que différents.

D’une part elle subit de plein fouet la concurrence du Festival de Toronto, qui l’a supplantée parmi les principales manifestations internationales et commence au milieu du déroulement de la Mostra. D’autre part et peut-être surtout elle souffre du peu d’intérêt des grands médias italiens pour l’art cinématographique, télévisions et journaux du pays qui fut dans les années 50 à 70 la patrie d’un des plus beaux cinémas du monde, mais ne se soucient plus désormais que par les stars hollywoodiennes et les querelles de clocher italo-italiennes.

Un tel environnement explique le caractère hétérogène, pour ne pas dire difficilement lisible, de la sélection vénitienne. Alberto Barbera, la valeureux directeur artistique, doit se battre pour attirer des titres « porteurs », peu demandeurs d’un passage par le Lido aussi onéreux que dépourvus de suites commerciales visibles. Il doit satisfaire au moins un peu aux exigences des groupes locaux. Il doit aussi s’assurer de la venue de quelques grandes figures du cinéma mondial pour rester attractif auprès de la presse cinéphile internationale. Bref il doit effectuer simultanément plusieurs grands écarts dans des directions différentes.

D’où une sélection, toutes sections confondues, très inégale. Une sélection où figurait un objet aussi étrange que symbolique de ces tiraillements : The Young Pope sembla d’abord la réalisation la plus intéressante jamais signée par Paolo Sorrentino. Si on retrouvait les outrances tape-à-l’œil de l’auteur de Il Divo et Youth, ce qu’on était en droit de considérer comme un film, puisque présenté par un grand festival de cinéma, trouvait une sorte d’étrangeté et de liberté dans la disjonction entre ces différents protagonistes et le côté ouvert des éléments narratifs autour du jeune Pape, aussi madré et racoleur que le réalisateur, interprété par Jude Law. Jusqu’à ce qu’il apparaisse qu’il ne s’agissait pas d’un film, mais des deux premiers épisodes d’une série, toutes les qualités inattendues du produit se révélant dues  à son inachèvement, tout en laissant deviner les manipulations auxquelles Sorrentino pourra se livrer dans les épisodes à venir.

il-più-grande-sogno-2016-michele-vannucci-recensione-1-932x460Mirko Frezza, acteur et pesonnage principal de « Il piu grande sogno »

Pourtant, comme chaque année, il aura été possible de faire quelques heureuses rencontres au bord de la lagune, souvent inattendues. Ainsi d’un premier film italien, Il piu grande sogno de Michele Vannucci, aventure frénétique et plus qu’à demi-documentaire d’un groupe de marginaux de la banlieue romaine tentant de se réinventer un avenir, version très contemporaine et très vive de La Belle Equipe.

Autre film italien, mais signé par un des plus grands auteurs du cinéma moderne, Amir Naderi, iranien aujourd’hui exilé de par le monde, de New York à Tokyo, Monte est un conte médiéval et obsessionnel où se rejoue dans la splendeur aride des Apennins une éternelle fable de la solitude et de l’obstination de l’homme à forger son destin qui est le thème majeur de réalisateur.

Capture d’écran 2016-09-06 à 14.58.24« Drum » de Keywan Karimi

Un autre iranien aura lui présenté le plus beau film vu durant ce passage à Venise. Le jeune cinéaste Keywan Karimi n’est hélas pour l’instant surtout connu que comme victime d’une condamnation à 1 an de prison et 223 coups de fouet, à cause d’un remarquable documentaire sur l’histoire contemporaine de l’Iran racontée par les inscriptions sur les murs de Téhéran, Writing on the City. Tourné clandestinement au printemps dernier dans l’attente de l’exécution de la sentence, composé de plans séquences en noir et blanc hypnotique, son premier long métrage de fiction, Drum, est une parabole en forme de conte policier et drolatique, aussi mystérieux que splendide. Ne ressemblant à rien de ce qu’on connaît du cinéma iranien – s’il faut chercher une comparaison ce serait plutôt du côté de Béla Tarr – ce film présenté à la Semaine de la critique est peut-être la plus importante œuvre de cinéma présente à Venise cette année.

THE-ROAD-TO-MANDALAY_webThe Road to Mandaly » de Midi Z

Egalement dans une section parallèle, The Road to Mandalay, le nouveau film du jeune réalisateur birman, mais installé à Taïwan Midi Z aura lui aussi impressionné ses spectateurs. Le mélange de douceur et de violence, de précision et de poésie qui accompagne deux jeunes Birmans sans papiers essayant de survive en Thaïlande est une tragédie réaliste d’une rare puissante. Des personnages, des situations, la réalité et la fiction : dans ces plans fixes mais palpitants de vie, le cinéma est là, il brûle.

A côté, des réalisations dignes d’estime, comme El Ciudadino Ilustre des argentins Mariano Cohn et Gaston Duprat, mise en scène plutôt conventionnelle d’une interrogation aussi judicieuse que douloureuse, celle du divorce, éventuellement violent, entre art et goût populaire. Ce Citoyen illustre aura été le meilleur film de la compétition qu’on ait pu voir, avec Frantz de François Ozon, qui sort dans les salles françaises ce mercredi 7 septembre.

frantz-francois-ozon-avec-pierre-niney-paula--L-2QXuqTPaula Beer et Pierre Niney dans « Franz » de François Ozon

Cette variation sur un beau film d’Ernst Lubitch, L’homme que j’ai tué possède une vertu rare désormais, le parti pris de raconter son histoire sans tricher, avec fois dans son scénario et dans la construction des émotions que les spectateurs sont susceptibles d’éprouver en accompagnant ce récit. Il bénéficie en outre de deux associations bénéfiques.

La première concerne l’apparence visuelle du film, avec le surgissement dans un très légitime et élégant noir et blanc de poussées chromatiques utilisées comme le serait une musique de film venant à certains moments intensifier ou commenter un état des relations entre les personnages.

La seconde tient aux deux acteurs, l’allemande Paula Beer, sublimement classique et vraie révélation, et le français Pierre Niney, subtilement postmoderne. La qualité comme la disparité de leur présence à l’image donne à cette histoire d’amour entre une jeune Bavaroise pleurant son fiancé tué au front en 1918 et un soldat français une richesse secrète qui anime de l’intérieur le récit de leurs relations marquées par le jeu entre les apparences et les passions.

maxresdefault-728x410Nick Cave dans One More Time With Feeling

Décidément très présent, mais de manière fort variée, le noir et blanc est aussi une des caractéristiques visuelles du film peut-être le plus émouvant et le plus inattendu découvert sur la lagune. One More Time with Feeling est un documentaire en 3D consacré au musicien Nick Cave décidément très présent au cinéma en ce moment : si Nocturama emprunte son titre à une de ses chansons, s’il signe la BO de Comancheria, il fait aussi une remarquable apparition dans un autre film en 3D, Les Beaux Jours d’Aranjuez de Wim Wenders d’après une pièce de Peter Handke, également en compétition à la Mostra.

One More Time with Feeling est en effet cela : un documentaire en noir et blanc et en 3D sur Nick Cave enregistrant son disque Skeleton Tree, film signé d’Andrew Dominik auquel on devait le remarquable L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford en 2007. Ne serait-il que cela que ce serait un film remarquable, pour cette simple et imparable raison qu’il n’est rien de plus beau peut-être au cinéma que le travail, le travail bien filmé. Mais le film se révèle peu à peu aussi bien autre chose, à mesure qu’affleure peu à peu dans son déroulement la tragédie qui a frappé le musicien, et qui hante l’homme, l’artiste, sa musique et le film de manière à la fois directe et spectrale. One More Time with Feeling était presque d’emblée passionnant, à mesure qu’il se déploie, il devient bouleversant.

La balade magique de « Bella e perduta »

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Bella et perduta de Pietro Marcello, avec Sergio Vitolo, Tommaso Cestrone, la voix d’Elio Germano.

Durée : 1h27. Sortie le 1er juin.

Etrange cinéma italien, qui fut jadis le plus beau du monde. A peine si on y repère en position visible deux représentants dignes de cet héritage encore en activité, mais issus de deux générations déjà anciennes, Marco Bellocchio et Nanni Moretti. Ensuite, leurs soi-disants successeurs sont des histrions berlusconisés (les Sorrentino et autres Garrone) ou des fabricants de téléfilms sans relief. Pourtant les talents, immenses, existent dans la péninsule, mais ils sont presqu’entièrement marginalisés.

De festival en festival, et au gré de sorties souvent trop discrètes, on suit les parcours d’Alice Rohrwacher (Les Merveilles), Pippo Del Bono (Amore Carne, Sangue), Michelangelo Frammartino (Il Dono, Le Quatro Volte), Emma Dante (Palerme), Ascanio Celestini (La Pecora nera), Leonardo Di Constanzo (L’Intervallo), Alessandro Comodin (L’Été de Giacommo) – sans oublier les documentaires de Gianfranco Rosi, de Stefano Savona, de Vincenzo Marra… C’est à la fois beaucoup, par le nombre de films et la diversité des propositions artistiques, et si peu, par l’écho que ces films et leurs auteurs rencontrent, y compris et même surtout dans leur propre pays.

Dans cette mouvance, une place singulière revient à Pietro Marcello, découvert il y a 6 ans grâce à l’admirable La Bocca del Lupo. Il est de retour avec un film sidérant de beauté élégiaque et de pugnacité politique, un conte mythologique vibrant des réalités les plus crues de l’Italie actuelle – du monde actuel.

Avec un naturel de grand conteur, le cinéaste accompagne d’abord le parcours de deux créatures fabuleuses, un jeune buffle à la langue bien pendue et un Pulcinella, individu féérique vêtu de blanc et affublé d’un masque, émissaire d’un monde parallèle auquel a été confié une singulière mission. Marcello les accompagne en caméra portée, reportage sur le vif d’un surgissement magique, alliance modeste et suggestive du quotidien et du surnaturel.

Et voici que, chemin faisant dans la campagne napolitaine, ces personnages de féérie rencontrent un château enchanté, un héro et un dragon. Sauf que ce château, ce héro et ce dragon sont bien réels.

Le château est le Palais Royal de Carditello, joyau de l’architecture baroque tombant en ruine du fait de l’impéritie et de la corruption des autorités locales et nationales. Le héro s’appelle Tommaso Cestrone, paysan du voisinage qui, scandalisé par cet abandon, consacre une énergie et un talent insensés à entretenir les lieux, et à les protéger des invasions du dragon. Lequel n’est autre que la Camorra, la mafia napolitaine qui entend utiliser le domaine comme terrain d’enfouissement des déchets dont le trafic lui est si lucratif, avec des conséquences environnementales désastreuses.

Avec une égale délicatesse de filmage, où l’humour, la tristesse et la colère se donnent la main, Pietro Marcello accompagne les aventures du Polichinelle et la description du combat solitaire du protecteur auto-désigné du palais. Bella e perduta est comme un songe, un songe réaliste et inquiétant, qui tire sa force de l’étonnante grâce avec laquelle sont filmés les champs et les bâtiments, les visages, les arbres et les corps.

Ce cinéma peut être dit véritablement panthéiste, au sens où il ne hiérarchise absolument pas le réel et l’imaginaire, les hommes et les bêtes, la nature et la culture, cinéma « pluriversel » qui avance comme au rythme d’une ritournelle opiniâtre, d’une farandole angoissée. Car si la promenade du Pulcinella commis d’office et de son imposant protégé appartient aux contes, ce qu’ils révèlent sous leurs pas, et qui appartient au monde bien réel de l’argent et de la violence, n’a rien d’enchanté.

 

 

 

« Mia Madre », à bonne hauteur, à bonne distance

Shots from "Mia Madre"Mia Madre de Nanni Moretti, avec Margherita Buy, Nanni Moretti, Giulia Lazzarini, John Turturro.  Durée : 1h47. Sortie le 2 décembre.

Les meilleures raisons du monde tendent à s’interposer entre Mia Madre et ses spectateurs. Ce sont les effets logiques de la reconnaissance dont jouit aujourd’hui Nanni Moretti, au nom d’une œuvre remarquable et largement reconnue comme telle. Une œuvre, qui plus est, largement personnalisée, à la fois par le côté toujours en relation avec l’intimité (affective, familiale, politique) de son auteur, et du fait de sa présence à l’écran dans la totalité de ses films.

Il est donc naturel d’aller retrouver il caro Nanni, dans un film qui à l’évidence le concerne de très près. Le personnage principal de Mia Madre réalise des films, et l’événement principal du scénario concerne un événement qui frappe au cœur de chacun comme individu, comme être singulier: la perte d’une mère. Que la mère soit qualifiée dès le titre par un possessif, mia, ne peut que le confirmer – qu’on sache ou pas, mais lui-même n’en a pas fait mystère, que Moretti a effectivement perdu sa mère récemment, ce qui lui a inspiré ce film.

Dès lors, que le personnage qui réalise des films ne soit pas joué par Moretti lui-même, mais par Margherita Buy, et que les films en question ne ressemblent guère à l’œuvre de l’auteur de Palombella rossa et du Caïman, apparaît tout au plus comme un moyen d’élargir, au-delà de son cas personnel, des questions qui travaillent le cinéaste – qui s’est réservé le rôle secondaire du frère, témoin et commentateur des tourments de Margherita confrontée à la maladie de sa mère, à ses problèmes de réalisatrice, et à un conflit avec sa fille adolescente.

Tout cela est bien présent dans le film, et en constitue la trame romanesque et émotionnelle. Ce qui se transmet et ce qui se perd d’une génération à l’autre, la difficulté d’une œuvre collective, et préoccupée du collectif, sans se renier comme individu et comme artiste, les questions de jeu avec les apparences que vient hystériser la star histrion campée avec faconde par John Turturro, composent cette balade avec la création et la mort.

Moretti scénariste et réalisateur y orchestre une circulation entre des moments le plus souvent drôles, d’un comique qui est celui de la pudeur devant le malheur, ou de l’ironie pour prendre en charge les questions les plus sérieuses en s’affranchissant au mieux de l’esprit de sérieux. On rit souvent, on sourit beaucoup, on finit en larmes.

Cette virtuosité narrative repose, comme souvent chez Moretti, sur la capacité à circuler entre réalité, imaginaire, souvenirs, artifice du tournage de la regista Margherita et hyper-artifice des scènes du film tourné par elle. La manière dont Nanni Moretti ne cesse de peaufiner cette souplesse, cette fluidité de circulation entre plusieurs régimes de fiction au sein d’un unique être-au-monde qui ne sépare pas « le réel » de « l’ imaginaire » ou du « fantastique », confirme ce qu’on ne cesse de mieux voir de film en film : le réalisateur de Habemus Papam est le seul héritier légitime de Federico Fellini – notamment parce qu’il s’abstient de toute fantasmagorie grimaçante et tape à l’œil, abusivement labellisée fellinienne, et qu’un Sorrentino incarne à l’extrême.

Au passage, en même temps qu’une méditation nuancée sur le monde du cinéma, son impureté faite d’ambition, de narcissisme, de technologie, des camaraderie, de bricolage, de rêves obstinés, Moretti compose la bouleversante figure d’une femme, la mère, ayant incarné une haute idée de ce que c’est qu’être humain, et ayant dédié sa vie à la partager.

Par quoi s’inscrit explicitement dans le récit du film ce qui en travaille souterrainement toute la mise en scène, toute la quête. Une question qui vibre à l’intersection de deux formules répétées dans le film. Margherita a l’habitude de dire à ses interprètes « je veux voir l’acteur à coté du personnage » – formule obscure, qu’elle est bien en peine d’expliciter lorsqu’à la fin on lui demande : mais qu’est-ce tu veux dire ? Ce qui ne signifie bien sûr pas que la demande n’avait aucun sens, juste qu’elle ne marche qu’acceptée dans son opacité, comme toute incantation. Et par ailleurs, face à la maladie de sa mère, aux médecins, à son frère qui semble toujours en savoir plus long qu’elle, face à sa fille en rupture, face à ses techniciens et à ses comédiens sur le tournage, elle ne cesse de se demander si elle saura  « être la hauteur », et donc à en douter.

« A côté », « à la hauteur » : deux formules spatiales, mais qui bien plus qu’une position dans l’espace désigne des enjeux éthiques et politiques, ceux-là même qui portent tout le film – et tout le cinéma de Moretti. « A côté », dans la capacité à la fois d’être-là et d’ouvrir un écart, une distance où l’autre prend place, « à côté » c’est à dire là où le personnage de fiction et l’acteur bien réel composent ensemble un être plus complexe, qui est l’être de cinéma même, si le cinéma n’est ni une drogue d’oubli ni un dispositif de vidéosurveillance. « A la hauteur », soit en constante interrogation sur les effets et les implicites de ses actes, de ses choix, de ses paroles, inquiétude éthique formulée dans des termes qui renvoient ici à cette activité singulière qu’est la mise en scène, comme positionnement relatif de chacun et des objets et situations, en en évaluant les conséquences.

Et c’est bien ainsi que Moretti filme, singulièrement Mia Madre même si bien sûr le film s’inscrit dans la continuité de son œuvre. A cause de la double dimension très intime (ma mère, mon métier de réalisateur), voire à cause même de l’accumulation des films d’avant, Mia Madre invente ces constants déplacements, réajustements, questionnements du (des ?) sens de chaque distance, de chaque évocation, de chaque écho. Dès lors ce risque mentionné au début de recouvrement du film par son auteur, et de Moretti par sa statue, peut cesser d’être un obstacle, ou disons une simplification. Il devient l’enjeu le plus vertigineux, le plus ouvert du film, qui aura assurément raconté ce qu’il avait l’air de raconter, et fort bien, mais ce sera surtout laissé transporter par une tension plus ample et plus profonde. Et ses spectateurs avec lui.