«Natural Light», «L’Envol», «La Ligne», «L’Immensità»: corne d’abondance européenne

Juliette (Juliette Jouan) dans L’Envol de Pietro Marcello.

Hongroise, italienne, suisse ou française, de multiples propositions de fiction aux tonalités variées illuminent les grands écrans.

Si cette semaine, à nouveau absurdement pléthorique en nouveaux films, est d’abord celle de deux documentaires exceptionnels, De humani corporis fabriqua et Rewind and Play, on y trouve aussi un bon nombre de titres qui méritent de retenir l’attention.

Ainsi de quatre films européens, signés du Hongrois Dénes Nagy, de l’Italien tournant cette fois en France Pietro Marcello, de la Suisse Ursula Meier et de l’Italien Emanuele Crialese. Quatre récits de fiction où figurent côte à côte premier film, retour en forme de cinéastes attendus et découverte imprévue d’une liberté de ton chez qui n’y avait pas habitué.

Cette diversité féconde vaut pour les réalisateurs et réalisatrices, mais aussi pour les acteurs et actrices, avec également un alliage de valeurs sûres et de révélations du meilleur aloi. Elle vaut surtout pour l’éventail très ouvert des thèmes et des tonalités, en se situant dans des périodes différentes (les années 1920, les années 1940, les années 1970, aujourd’hui) chaque fois évoquées selon une approche particulière.

Chaque film existe par lui-même, bien entendu, mais cette profusion est aussi riche de sens, et de promesses.

«Natural Light»

Le chef de groupe Semetka (Ferenc Szabó) plongé malgré lui dans une guerre meurtrière et infâme. | Nour Film

Il y a un cadre historique: après l’occupation de l’Ukraine par la Wehrmacht en 1941, des régiments hongrois sont chargés par les Allemands d’y maintenir l’ordre face à la Résistance. Il y a un cadre matériel: des chemins boueux, le froid glacial, du matériel médiocre, des villages misérables. Et il y a un regard, celui d’un sous-officier malgré lui, méprisé de ses supérieurs et essayant de ne pas se laisser broyer par une situation qui ne fait place que pour les victimes et les salauds.

Pour son premier film de fiction, le jeune réalisateur Dénes Nagy invente plan après plan des manières de rendre présentes dans une singularité vibrante des situations vues cent fois au cinéma, renvoyant à des enjeux que la littérature, les ouvrages historiques et la philosophie ont décrits et interrogés si souvent –dans ce contexte spécifique, celui de la Deuxième Guerre mondiale, et bien d’autres.

C’est la très belle découverte de cette succession de séquences, souvent à partir de prémisses dramatiques très repérables, et qui chaque fois trouvent la part de singularité de la situation évoquée, grâce à sa considération pour les humains, y compris les plus brutaux, les plus horribles, mais aussi pour les objets, pour les bêtes, pour les arbres et la terre elle-même.

Natural Light raconte une histoire, celle du chef de groupe Semetka et des événements atroces ou triviaux auxquels il est mêlé, et de sa possibilité (ou pas) d’y trouver une place d’être humain. Mais tout autant que le déroulement des événements, et des conflits intérieurs qu’ils suscitent chez le personnage, la puissance impressionnante du film tient à la manière de filmer des gestes, des visages, des peaux, des matières.

Pas à pas, le film devient ainsi le déploiement d’une tragédie à la fois collective –y compris avec les échos qu’il se trouve avoir avec l’actualité d’une Ukraine à nouveau sauvagement meurtrie– et individuelle, et la promesse d’une qualité de mise en scène qui pourra trouver, y compris dans de tout autres contextes ou d’autres registres, de multiples possibilités de se déployer.

Natural Light se révèle ainsi à la fois accomplissement sombre et puissant, et lumineuse perspective.

Natural Light

de Dénes Nagy, avec Ferenc Szabó, László Bajkó, Tamás Garbacz

Séances

Durée: 1h43

Sortie le 11 janvier 2023

L’Envol

Moment de joie chez les habitants de la ferme d’Adeline (Noémie Lvovsky, au centre) qui abrite les exclus, dont Raphaël (Raphaël Thiery) et sa fille Juliette. | Le Pacte

On retrouve le cinéaste de La Bocca del Lupo et de Martin Eden où on ne l’attendait pas, dans la campagne normande de l’après Première Guerre mondiale. On le retrouve pourtant fidèle à lui-même, par cette façon singulière d’associer des images d’archives à la fiction, par l’attention aux «vies minuscules» dont il sait conter les dimensions épiques, par la capacité à instiller le fantastique dans le réalisme.

Revenu du front en mauvais état, l’ouvrier Raphaël retrouve sa fille Juliette encore bébé, hébergée dans une ferme tenue par celle que les villageois considèrent comme une sorcière. L’envol, ce sera celui de Juliette aux divers moments de l’enfance, de l’adolescence et du début de l’âge adulte. (…)

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«Eo» et «R.M.N.»: venues de l’Est, deux sombres et puissantes visions de l’Europe

Sous les pas et dans le regard de cet autre, l’immense et inquiétant éventail des mœurs contemporaines. 

Dans des tonalités très différentes, l’odyssée épique et burlesque de l’âne filmé par Jerzy Skolimowski et la chronique fabuleuse imaginée par Cristian Mungiu en Transylvanie composent d’impressionnantes représentations du Vieux Continent.

Ce furent deux des films les plus importants révélés par le dernier Festival de Cannes. Ils sont signés par deux figures majeures du cinéma de l’est de l’Europe: le vétéran polonais Jerzy Skolimowski, artiste de premier plan depuis les années 1960, d’une modernité artistique et d’une liberté politique magnifiées par le cinéma; et Cristian Mungiu, qui fut au début des années 2000 le légitime porte-drapeau du nouveau cinéma roumain.

Dans des tonalités très différentes, fable aux confins du fantastique et du burlesque pour le premier, chronique proche du film d’horreur pour le second, ils racontent avec lucidité l’état de l’Europe –pas de l’«Europe de l’Est», mais de ce qui est à la fois notre continent commun et l’espace politico-économique où cohabitent si mal les sociétés contemporaines et les êtres qui les composent.

La coïncidence de leur sortie en France ce mercredi 19 octobre n’est pas forcément heureuse, au sens où Eo et R.M.N. risquent de se faire de l’ombre, alors que l’un et l’autre mériteraient la pleine lumière pour leurs immenses qualités, tant en tant que films que pour les enjeux du monde contemporain qu’ils évoquent.

Cette simultanéité permet du moins de souligner combien le cinéma, dans la diversité des styles et la singularité des expressions personnelles de ses grands auteurs, sait toujours être à même de raconter et de (faire) réfléchir les réalités contemporaines, avec des puissances d’émotion et de suggestion incomparables.

«Eo», de Jerzy Skolimowski

«Eo» est, semble-t-il, le terme équivalent en anglais de «hi-han». C’est aussi le nom de l’âne qui est le héros impressionnant de cette grande aventure que conte le nouveau film du cinéaste polonais.

D’un cirque de Wrocław, dans l’ouest de la Pologne, à un palais italien, en passant par la fête barbare de supporters de football, un camion de boucherie clandestine, un haras hébergeant l’aristocratie de la gent chevaline, ou un élevage de visons voués au massacre, l’âne Eo va connaître une véritable odyssée contemporaine. Et, chemin faisant, rencontrer de multiples spécimens de l’humanité, le plus souvent d’une laideur imbécile et violente –mais pas toujours.

Des chutes (pas seulement d’eau) aussi spectaculaires et disproportionnées que le personnage reste, lui, à juste et fragile échelle. | ARP Sélection

Lorsqu’un véritable cinéaste, comme l’est assurément le réalisateur du Départ, de Deep End et du Bateau phare, filme un âne, celui-ci peut devenir le plus émouvant des personnages, le plus impressionnant des héros.

Immobile ou en mouvement, subissant sans broncher ou réagissant avec une efficacité radicale dépourvue de tout superflu, immense acteur tout d’intériorité et de cohérence, le héros traverse notre sale monde comme le fameux miroir du romanesque. Et sous ses pas naissent des drames atroces et des splendeurs inattendues, des étrangetés et des cruautés.

La protestation des sons

Mais le film est aussi, est surtout, un implacable réquisitoire, pour lequel Jerzy Skolimowski mobilise une puissante machine de dénonciation: la bande son. Non pas pour recourir aux mots, rares, et la plupart du temps superflus ou ridicules, mais aux bruits.

Jamais peut-être aura-t-on eu affaire à une proposition aussi construite, aussi troublante, aussi furieuse contre l’état du monde grâce à l’utilisation de ses bruits, ceux des humains comme ceux des machines. Et aussi ceux des arbres, des vents, des animaux.

Personnage romanesque à part entière, l’âne n’est ni une métaphore ni un artifice narratif. Nul ne parle à sa place, le réalisateur pas plus qu’un autre. Bien davantage que chez Robert Bresson, dont le si beau Au hasard Balthazar risque de devenir une référence encombrante, et largement inappropriée, l’âne existe comme âne. Et, existant, il fait surgir sous ses sabots l’état de notre réalité. Ce n’est pas joli-joli, mais c’est bouleversant –y compris lorsque c’est, aussi, fort drôle.

Eo de Jerzy Skolimowski, avec Andra Drzymalska, Mateusz Kosciukiewicz, Tomasz Organek, Lorenzo Zurzolo, Isabelle Huppert

Sortie le 19 octobre 2022 Durée: 1h29

«R.M.N.», de Cristian Mungiu

Fresque inventive et complexe, R.M.N. se révèle séquence après séquence un très précis et très inquiétant constat de l’état des mentalités, en Roumanie sans doute, pays que désigne son titre en le réduisant à un sigle comme en abusent les bureaucraties, mais plus généralement en Europe.

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Cannes, jour 7: «R.M.N.» cartographie l’écheveau des replis et régressions de la vieille Europe

Contrairement à son père, l’enfant sait que ce qui lui fait peur ne sera pas combattu par un fusil.

Le film de Cristian Mungiu déploie dans toute son ampleur un constat que décrivent aussi plusieurs autres films du festival, dont deux beaux films portugais étrangement similaires, «Alma Viva» et «Restos do Vento».

R.M.N., le nouveau film de Cristian Mungiu, est sans hésitation l’événement de ce week-end au sein des programmations cannoises, toutes sections confondues.

Cette fresque inventive et complexe est aussi un très précis et très inquiétant constat de l’état des mentalités, en Roumanie sans doute, pays que désigne son titre en le réduisant à un sigle comme en abusent les bureaucraties, mais plus généralement en Europe.

Un petit garçon a vu quelque chose, qui l’a terrorisé. Nous, spectateurs, voyons le petit garçon, mais pas –ou pas encore– ce qui lui fait si peur, et qui demeure hors champ. Puis nous faisons connaissance avec quelques habitants d’une bourgade.

Cette bourgade se trouve en Transylvanie. Mais cela, il faudra du temps pour l’apprendre. Comme beaucoup d’autres informations factuelles, cette localisation ne sera livrée que tardivement par le film.

Aucune maladresse de construction dans cette incertitude, mais au contraire la volonté de rendre sensible la mosaïque instable de définitions géographiques et politiques, des appartenances linguistiques et ethniques qui caractérisent cette région –mais aussi la partie du monde où elle se situe, et dont la nature et les contours (Europe de l’Est, Europe centrale, Roumanie, Europe tout court, Dacie…) fluctuent selon des approches et des intérêts multiples.

Comme l’indiquent les différentes couleurs des sous-titres, on y parle roumain, hongrois, rom, allemand –et à l’occasion anglais, voire français lorsque débarque un éthologue travaillant pour une ONG et venu compter les ours.

Tout aussi peu repérables sont les relations entre les personnages principaux, ce Matthias (qu’un contremaître a traité de «gitan» avant de se prendre un coup de boule), les deux femmes avec lesquelles il a une relation intime, dont la mère de son petit garçon vu au début.

Mais aussi son père âgé et malade, le prêtre qui est la principale figure d’autorité dans la petite ville, la patronne de la boulangerie industrielle avec qui travaille la maîtresse de Matthias, entreprise qui faute de personnel sur place embauche des travailleurs sri lankais afin de pouvoir toucher des subventions de l’Union européenne.

Ne rien simplifier

La circulation entre les protagonistes, entre les lieux, entre les atmosphères, compose un labyrinthe qui ne cherche à rien simplifier.

Très vite, cette multiplicité devient le véritable ressort dramatique du film, au-delà des démêlés de Matthias avec les deux femmes, et du conflit qui monte lorsque les habitants du cru se mobilisent contre la présence des nouveaux ouvriers venus d’Asie.

À nouveau loin d’être une faiblesse du film, cette multiplicité instable en est l’enjeu même, qui renvoie à de nombreuses formes de fragmentations –genrées, générationnelles, sociales, culturelles– de la société, sans qu’un aspect ne soit présenté comme central. (…)

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Le cinéma au défi des multiples enjeux de la chute du Mur

L’ange Damiel (Bruno Ganz) dans Les Ailes du désir de Wim Wenders (1987).

Trente ans après l’événement qui a symbolisé l’effondrement du bloc communiste, il apparaît que le cinéma aura eu bien des difficultés à prendre la mesure du tournant historique.

Cela se prononce comme un seul mot: «lachutedumur». Mais on n’est pas très sûr de ce qui est ainsi désigné. Au moins trois événements, évidemment liés, mais de natures très différentes: l’événement précis advenu le 9 novembre 1989, la réunification de l’Allemagne le 3 octobre 1990, la désarticulation du «Bloc de l’Est» qui culmine avec la disparition de l’Union soviétique le 26 décembre 1991.

Cette confusion se retrouve d’ailleurs dans les nombreuses listes, plus ou moins semblables, par exemple ici ou ici, recensant les «films de la chute du Mur».

Il faut dire que le franchissement euphorique de la frontière de béton et de barbelés par les habitant·es de Berlin-Est il y a trente ans a donné lieu à des images diffusées en direct par toutes les télévisions du monde, et avec lesquelles le cinéma ne pouvait pas rivaliser.

Il s’y est d’ailleurs très peu essayé. Les images «réelles» étant si présentes dans les mémoires qu’il aurait été vain de faire rejouer la scène. Les quelques fictions qui évoquent cet événement préfèrent, à juste titre, montrer des images d’archives.

Le Mur de Berlin avait, au cours des décennies précédentes, inspiré, en Occident, de nombreux films, associant le plus souvent récit d’espionnage et discours anticommuniste –exemplairement Le Rideau déchiré d’Alfred Hitchcock. Le meilleur dans le genre, marchant dignement sur les traces du roman de John Le Carré dont il est l’adaptation, reste sans doute L’Espion qui venait du froid de Martin Ritt (1965).

Pas grand-chose de mémorable côté est-allemand –le plus intéressant, Le Ciel partagé de Konrad Wolf (1964), se passe en RDA mais avant la construction du Mur.

Après, en guise de bilan, il y aura eu, à la fois sérieux et archi-prévisible, tant sur le plan politique d’artistique, Les Années du mur de Margarethe von Trotta, traduction fictionnelle de l’histoire du pays divisé.

L’Allemagne d’après

Parmi les films évoquant la suite en Allemagne même[1], Good Bye Lenin! de Wolfgang Becker (2003) offre l’exemple d’un paradoxe typique du cinéma à sujet «politique».

Au-delà de son intrigue familiale, le scénario est en effet une intéressante construction sur le jeu des apparences et des illusions ayant accompagné la réunification.

Good Bye Lenin! de Wolfgang Becker. | Via Océan Films

Mais la réalisation est si conventionnelle qu’elle entraîne une réception paresseuse, elle aussi d’un simplisme convenu, qui ne fait plus dire au film que ce qu’il est admis de devoir penser avant d’y être allé voir –en résumé: hou lala, comme c’était mal, l’Allemagne de l’Est.

Un phénomène comparable s’est produit cet été avec le deuxième film d’un réalisateur, Florian Henckel Von Donnersmarck, dont la première réalisation, La Vie des autres, jeu truqué sur l’intrusion dans l’intimité, vaudeville paranoïaque, ne disait au fond pas grand-chose de l’Allemagne ni passée ni présente, ce qui semble-t-il convient à tout le monde.

Mais le troisième film de FHvD, L’Œuvre sans auteur, reposait, lui, sur une idée forte, celle de la continuité entre l’esthétique nazie et le réalisme socialiste de la RDA pourtant entièrement construite sur un discours antinazi.

À nouveau, une réalisation à la truelle, tout aussi académique que les créations qu’il dénonçait, désamorçait une piste pourtant intéressante, bien au-delà du seul domaine des arts, notamment dans celui de l’urbanisme ou même de l’organisation sociale.

Thriller ou romance, et si possible mélange des deux, les autres films récents, du Tunnel de Roland Suso Richter (2001) au Barbara de Christian Petzold (2012), font de l’Allemagne de l’Est une sorte de Mordor où règne un Sauron rouge qu’il faut évidemment fuir à tout prix.

Le régime est-allemand n’est plus l’ennemi bien réel, même si décrit de manière plus ou moins caricaturale, de l’époque du cinéma de propagande anticommuniste des années d’avant la chute, mais un synonyme abstrait et pratique du Mal.

Contrepoint en mineur, quelques documentaires des années post-réunification ont évoqué la réalité de l’existence en RDA, comme Derrière le mur la Californie de Marten Persiel (2015), qui sans complaisance aucune pour la dictature est-allemande montre du pays et de ses habitant·es des visages autrement nuancés.

Il reste alors deux ensembles véritablement ambitieux, cinématographiquement et politiquement, ayant tenté de penser les conséquences de l’événement «lachutedumur» dans ses multiples dimensions. Le premier est un diptyque allemand, le second un quatuor international, mais surtout français. (…)

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«Mort à Sarajevo», danse macabre pour une Europe défunte

Le film de Danis Tanović construit, autour de la commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale, un labyrinthe hanté par la tragédie des Balkans et l’arrogance des grandes puissances.

Mort à Sarajevo est un film d’horreur. Tout y est vrai. Et presque tout y est factuellement exact.

 

Il y a bien eu dans la capitale bosniaque, le 28 juin 2014, cette commémoration du centenaire de l’assassinat de François-Ferdinand d’Autriche, marqueur du début de la Première Guerre mondiale.

Il y a bien eu une pièce écrite pour l’occasion par Bernard-Henri Lévy, intitulée Hôtel Europe, interprétée par Jacques Weber et jouée en grand apparat sur la scène du Théâtre national.

Il y a bien eu, surtout, cet atroce abandon d’un pays en guerre, puis dans un après-guerre imposé dans des conditions qui ne pouvaient que mener à une impasse glauque.

L’ombre de deux guerres et l’arrogance de l’Europe

Il y a bien eu ce mélange d’arrogance et de désinvolture des puissances européennes, des dirigeants politiques, des experts et des stratèges de tous poils.

Il y a bien eu cette ombre atroce de la grande boucherie de 1914, «célébrée» (!!!) là, à Sarajevo, au nom de tout ce qu’elle était supposée nourrir a contrario d’amitiés entre les peuples, de construction de la maison commune Europe: mascarade ayant laissé les Sarajéviens incrédules devant le luxe vide des festivités, si loin de leur existence.

Il y a bien eu cette double mémoire –mémoire des tranchées,  mémoire du siège et du massacre de Srebrenica– abandonnée aux rats de l’oubli et à la misère quotidienne, opaque et mafieuse, qui règne sur cette partie des Balkans.

C’est cela que met en scène Danis Tanović avec une virtuosité où l’amertume terrible n’empêche ni la tendresse ni l’humour –qui a partie liée avec le désespoir, pas forcément avec la politesse.

Trois ans après l’admirable La Femme du ferrailleur, le cinéaste bosniaque propose une autre variation, différente, à partir de la reprise en fiction d’événements réels, dans un tissage serré d’authenticité et de romanesque. (…)

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Michael Moore, coup de fouet en retour

wtin1Moore plante le drapeau américain dans le bureau du procureur islandais qui a fait condamner les banquiers spéculateurs.

Where to Invade Next de Michael Moore. Durée: 2h. Sortie le 7 septembre.

Le nouveau film de Michael Moore tient à la fois du gag, de l’incantation et du remède de cheval. Sa sortie en France élève ces trois dimensions au carré. Car Where to Invade Next n’a pas été conçu pour le public français, mais pour celui des États-Unis.

Le gag est mis en place d’emblée, lorsqu’après avoir mis en scène le constat par le haut commandement des armées américaines, Michael Moore suggère d’aller enfin envahir des pays disposant de ressources utiles et susceptibles d’être appropriées par les États-Unis. Et se propose de mener lui-même ces opérations, seul mais armé de sa casquette et d’une bannière étoilée, de son bon sens et de sa faconde.

Michael Moore se lance donc à la conquête de l’Europe, où, pays après pays, il découvre des trésors inouïs, inconnus de ses compatriotes: les congés payes en Italie, la diététique dans les cantines scolaires en France, le droit du travail en Allemagne, l’éducation coopérative avec les élèves en Finlande, les universités gratuites en Slovénie, la dépénalisation de la consommation de drogue au Portugal, une justice qui considère que la privation de liberté est une peine suffisante sans qu’il soit besoin d’y ajouter mauvais traitements et humiliations en Norvège, la possibilité d’emprisonner les banquiers véreux en Islande.

Pas dupe, il a prévenu: «Je suis venu cueillir des fleurs, pas des orties.» Selon un principe comparable à celui de Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent, Where to Invade Next prend le parti de ne regarder que les aspects positifs dans une série de pays européens (auxquels est adjointe la Tunisie en l’honneur de sa révolution), même si personne n’ignore que tout n’est pas au mieux dans cette région du monde. Voilà le côté remède, et même potion magique. (…)

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« Aferim! » une épopée historique, si loin si proche

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Aferim! de Radu Jude, avec Teodor Corban, Mihai Comanoiu, Cuzin Toma.  Durée: 1h45. | Sortie le 5 août.

Les chevaux et les pierres. La lumière et la voix. Dans le creuset d’un Scope noir et blanc somptueux, mythologique, ce sont ces éléments concrets, sensibles, qui vont faire advenir le miracle Aferim! Soit un film d’aventures comique et violent, historique et onirique, où personnages et situations existent constamment à plusieurs titres.

Ces personnages sont les protagonistes d’un western roumain, qui est aussi un roman picaresque européen, avec poursuites, bagarres, rencontres étranges, moments de grâce suspendus à un rayon de soleil entre les branches, à la pénombre d’une auberge, à l’intensité d’un regard.

Mais ces personnages (hommes d’armes, paysans, nobliaux, tsiganes, tavernier, idiot du village, servantes, châtelaine, prostituées, artisans…) sont aussi les figures oubliées, niées, d’une histoire si voisine de la nôtre et restée si étrangère, histoire occultée aussi, là même où elle a pris place. L’histoire de l’esclavage des Tsiganes dans une partie de l’Europe du XIXe siècle, l’histoire proche de la misère insondable, de la brutalité des rapports de domination imposés par les prêtres et les seigneurs locaux, des bains de sang qui ont noyé les révoltes, émeutes de la fin et aspirations démocratiques.

Et ces personnages sont encore, mais du même mouvement, les incarnations de la haine raciste, de l’ignorance meurtrière qui commence par l’emploi permanent des mots de mépris, de la détestation des «autres», tous les autres, les Juifs, les Russes, les Turcs, et ceux qu’on n’appelait pas encore les Roms –maltraités en paroles et en actes pire encore que tous les autres, jusqu’aux extrêmes de la cruauté.

Ils sont des êtres de fiction d’il y a 180 ans joués par des hommes et des femmes d’aujourd’hui. Des hommes et des femmes qui appartiennent à un pays (la Roumanie), à une région (l’ex-Europe de l’Est), à une Union européenne, à un monde où, avec d’autres mots et des règles différentes, le mépris, la peur et la haine des autres prospèrent toujours, humilient et maltraitent, regagnent du terrain, tuent encore.

En cet an de disgrâce 1835, le gendarme Costandin au service d’un potentat de Valachie traque un esclave tsigane en fuite. (…)

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Violence et beauté des tours jumelles

MERCURIALES-photo7Mercuriales de Virgil Vernier, avec Ana Neborac, Philippine Stindel. 1h44. Sortie le 26 novembre.

Elles sont deux tours, Levant et Ponant, les usagers du périphérique parisien connaissent bien leur faux air de World Trade Center. « Les Mercuriales » est écrit sur chacune. Elles sont deux filles, Lisa et Joane. Une vient d’Europe centrale, l’autre de la banlieue. Travaillant dans les tours comme hôtesses d’accueil, les deux filles deviennent amies. On voit un peu de l’organisation intérieure des tours, la sécurité, les coins cachés et essentiels. On voit un peu le fonctionnement intime des filles, leurs angoisses, leurs pulsions, les angles secrets de deux sœurs d’élection, si semblables et si différentes.

« Mercuriales », ce mot qui veut dire plein de choses (une assemblée, une mauvaise herbe, une réprimande), s’inscrit sur le ciel de Bagnolet, et sur celui de l’Olympe, invocation mythologique abstraite qui, comme tous les choix de mise en scène, n’affirme rien, n’énonce rien, mais suscite une sorte vibration intérieure à la captation de réalités triviales.

Virgil Vernier semble déambuler presqu’au hasard, il suit un jeune vigile, se laisse attirer par cette jeune femme qui exhibe ses seins refaits, suit une trajectoire, en croise une autre. D’autres figures apparaissent autour de Lisa et Joana, la colloc black et sa petite fille dont les deux amies s’occupent, un fiancé pour la colloc, un Gaulois passé musulman rigoriste… D’autres lieux (boite de nuit, maison abandonnée, cour de HLM, échangeur, mairie…), d’autres états (euphorie, fureur, déprime, espoir…). Où a lieu cette scène de bacchanale grotesque, archaïque, filmée avec une vieille caméra vidéo ? Quel est le site de ces scènes de spectacle pornographie ? Dans quelle contrée ces soldats armés de mitraillette patrouillent-ils parmi les enfants et les ménagères ? La réponse est la même, évidente : dans Mercuriales.

Extrêmement réaliste mais porté par une sorte de légèreté poétique, de fluidité sensible qui dérive de scène en scène, Mercuriales construit un univers, à la fois microcosme entre ces deux filles élancées comme des tours, impeccablement design elles aussi, et monde immense, monde d’aujourd’hui approché dans la tonalité d’un conte sans âge. «Cette histoire se passe en des temps reculés, des temps de violence. Partout à travers l’Europe une sorte de guerre se propageait. Dans une ville il y avait 2 filles qui vivaient…» entend-on à plusieurs reprises.

La violence et le territoire comme longitude et latitude de cette humanité, de cette féminité, de cet assemblage de joie, de vide et frayeur.

Virgil Vernier, dont c’est le sixième long métrage, devient de plus en plus visible dans le paysage du jeune cinéma français. Après le documentaire Commissariat (2009) et le moyen métrage Orléans (2012). Révélé grâce à la sélection ACID au dernier Festival de Cannes,  Mercuriales impose la singularité de son regard, de son approche d’un monde réel considéré comme seule question qui vaille, d’autant mieux qu’il est perçu grâce aux puissances de fantastique qu’il recèle.

 

Education et culture, la double défaite de l’Europe

europe-dechiree-24d2dLa nomination de Tibor Navracsics au poste de Commissaire européen à l’Education et la Culture est une insulte à tout ce que l’Europe est supposée représenter, à tout ce dont elle aurait besoin pour exister. La manière dont cette nomination a été faite, et accueillie, en est une encore plus grave.

C’est une double défaite. La première n’est que trop évidente : le choix pour le portefeuille de commissaire européen (c’est à dire ministre) à l’Education, la Culture, la Jeunesse et la Citoyenneté, du populiste d’extrême droite hongrois Tibor Navracsics est un camouflet aux notions mêmes que portent ces enjeux. Dans ce cas comme dans d’autres (l’Espagnol Miguel Arias Cañete à l’énergie et au climat, le Britannique Jonathan Hill aux Services financiers, la Slovène Alenka Bratusek à l’union énergétique, le Français Pierre Moscovici aux Affaires économiques), cette désignation transforme le fait d’avoir privilégié les assemblages politiciens contre les sujets considérés en véritables provocations vis à vis de tous ceux qui ont à cœur ces différents domaines. Il ne peut qu’alimenter un euroscepticisme déjà dominant, et qui ne fera que s’aggraver.

Mais la cuisine de M. Juncker n’est pas seule en cause. Ce qui vient de se jouer au Parlement européen, supposé garde-fou des excès politiciens de la Commission, est tout aussi grave.  Et en particulier en ce qui concerne les fonction du commissaire Navracsics.

Il n’est pas de moment significatif de la construction européenne où ne soit fortement réaffirmé le caractère décisif de la culture et de l’éducation, décrits à juste titre comme à la fois moteurs et socles d’un possible vivre ensemble à l’échelle d’un continent. On aurait grand tort de prendre cela pour des formules creuses : une entreprise aussi vaste et complexe que l’invention d’une communauté supranationale de cette ampleur, quelle que soit sa forme et ses étapes, dépend dans une large mesure de la production attentive et permanente de discours « proactifs », de paroles performatives, qui dessinent des objectifs, mobilisent des espoirs, énoncent des raisons de fond au nom desquelles doivent être mises en place un très grand nombre de décisions matérielles, administratives, réglementaires, etc.

Le mépris des puissances de la parole, réduites (du fait de trop nombreux exemples malheureux) à de l’idéologie ou de la poudre aux yeux, est en fait un mépris de la politique elle-même entendue comme force grâce à laquelle les hommes ont prises sur leur destin collectif et individuel au lieu de s’en remettre à des lois supérieures, que ce soient celles de la nature, de Dieu ou de l’économie. Malgré tous ses défauts, détours, ratés et retards, la construction européenne était exemplairement ce projet prométhéen, c’est à dire de liberté au sens le plus essentiel.

Elle vient de subir une défaite cinglante du fait de l’étrange tractation qui aboutit à la validation de  M. Navracsics par le Parlement à condition que la Citoyenneté soit retirée de ses attributions. Pour un homme qui a été membre du gouvernement les plus raciste et xénophobe que l’Europe ait connu depuis la fin de la 2e Guerre mondiale, la décision a un évident bon sens. Et dans le langage codé du microcosme bruxello-strasbourgeois, c’est un désaveu du personnage, et une marque d’indépendance et de puissance du Parlement (sic), presqu’à l’égal de la seule vraie remise en cause des choix de Juncker, le rejet de Mme Bratusek, sacrifiée sur l’autel des apparences du pouvoir d’intervention du Parlement sans que cela trouble qui que ce soit – visiblement, c’était prévu pour faire passer le reste.

Le retrait de la « Citoyenneté » à M. Navracsics est prise « en échange » du reste, de ce qui lui est laissé, ce reliquat passé par profits et pertes des tractations de couloir : l’éducation et la culture. Un bradage qui, à en croire les commentaires des médias, n’émeut personne et surtout pas ces mêmes médias. L’Europe aujourd’hui, lorsqu’elle intéresse encore des gens sur un autre mode que celui du repoussoir opaque, c’est des réglementations économiques et des tractations politiciennes, point final. Pas un journaliste accrédité auprès de la Commission ou Parlement pour s’inquiéter de ce qu’il va advenir de l’Education et de la Culture. Calamiteuse approche.

Au fait, ce n’est pas tout : Tibor Navracsics conserve également dans ses attributions une entité encore plus vidée de son sens s’il est possible, « la Jeunesse ». Mais l’Europe est désormais une idée vieille en Europe, ce qui vient de s’y jouer en est une nouvelle et sinistre confirmation.

Fantômes, nos voisins

FEMMESDEVISEGRAD_COPYRIGHTDEBLOKADA4Les Femmes de Visegrad de Jasmila Zbanic. Avec Kym Vercoe. (1h13). Sortie le 30 avril.

Qui est-elle, que veut-elle, cette femme sombre dans un bus en route vers une petite ville de la zone serbe de Bosnie, cette femme muette face à des flics goguenards qui la menacent à demi ? Qu’est-ce qui se passe, là, dans cette bourgade ? Il ne se passe rien. Et cette femme n’est pas à sa place. Elle vient de l’autre bout du monde, d’Australie. Elle s’appelle Kym. Elle était venue là en vacances, l’été d’avant, voyageuse un peu aventurière, curieuse de ce pont dont ont entendu parler tous ceux qui ont un jour prêté un peu attention à l’histoire des Balkans. Le Pont sur la Drina, d’Ivo Andric, c’est le grand roman de la région, l’œuvre qui a raconté à la fois l’appartenance commune et les divisions des peuples qui vivent aux alentours, dans un récit aux dimensions d’épopée, du Moyen-Age à la Première Guerre mondiale, et qui a valu à son auteur un Prix Nobel. Il est là, le pont. Et la Drina aussi bien sûr. C’est très beau.

Le temps est radieux, la voyageuse regarde, se balade. Elle est mal. Il y a quelque chose, qu’elle ne sait pas sans l’ignorer complètement. L’épuration ethnique, là aussi, et les centaines de morts, assassinés par les miliciens serbes en 1992 sous le regard complice de la majorité de la population. Et les deux cents femmes soumises au viol de masse de la soldatesque serbe à l’hôtel Vilina Vlas avant d’être assassinées elles aussi, presque toutes. Elle a dormi là, la touriste Kym, dans cet hôtel plutôt agréable à la lisière de la forêt. Elle a mal dormi. Même sans savoir pourquoi précisément. Maintenant, c’est l’hiver, et elle est revenue.

La Kym du film s’appelle vraiment Kym, Kym Vercoe. Elle est danseuse et actrice, à Sydney. Elle a vécu ce que raconte le film, elle en a fait une pièce de théâtre, Seven Kilometers North East, qu’elle a joué entre autres à Sarajevo, où la cinéaste bosnienne Jasmila Zbanic l’a vue. Ensemble, elles ont écrit le film, ensemble elles l’ont tourné, y compris en retournant à Visegrad, où comme leur a dit un ami les gens là-bas « n’allaient pas les violer ni les tuer, on n’est plus dans les années 90 ». Pas vraiment un cadre accueillant non plus, Visegrad. Kym est allée jouer Kym, dans ces rues, entre ces maisons, sur ce pont qui dans le roman d’Andric symbolisait le possible rapprochement des communautés et qui, un jour de juin 1992, était tellement inondé de sang qu’on ne pouvait plus y passer.

Tout ça est compliqué, alambiqué et outré, tiré par les cheveux. Il est possible que ce soit justement pour cela que Les Femmes de Visegrad réussit ce à quoi ne parvenait vraiment aucune fiction sur la guerre en Bosnie. Faire remonter autrement une histoire qu’on connaît et qu’on ignore, défaire peu à peu les verrous de la lassitude, du « j’ai déjà donné et puis y a pas qu’eux », du tournons la page.

Une des plus belles scènes du film de Jasmila Zbanic montre la rencontre, près de Sarajevo, entre Kym et un Américain venu dans la ville durant le siège, et qui y est resté, et écrit à présent des guides touristiques chantant les multiples beautés de la région, en laissant dans l’ombre ses fantômes tragiques. Lui, qui n’oublie ni ne pardonne, pense que la seule chance de la région est de « regarder vers l’avant », comme on dit. Il est tout à l’honneur du film de donner place à cette parole sans la juger.

Tout comme, peu à peu, le film gagne énormément à la présence tendue, nerveuse, pas très sympathique, de cette Kym muée en figure mythologique vengeresse, érinye antique prenant en charge un passé si proche, d’un pays si proche, corps en tension et visage fermé surgis d’un enfer qui est bien moins le sien que celui de cet endroit-là, et le nôtre. L’actrice-scénariste Vercoe réussit en tandem fusionnel avec la cinéaste Zbanic et sa caméra à trouver les chemins qui mènent à ce point aveugle, et dont l’aveuglement est, différemment, si amplement partagé.

Il y a un mois, le Guardian publiait un article racontant comment les autorités de la Republika Srpska à Visegrad avaient fait effacer le mot « génocide » du monument commémorant les massacres qui se sont produits là, comment des survivantes des viols et des meurtres avaient réussi à empêcher que soient effacées les restes d’une maison où 59 femmes et enfants définis comme musulmans ont été brulés. C’était le 14 juin 1992, rue Pioniska à Visegrad. Et vous, vous faisiez quoi, ce jour-là ? Moi sûrement j’allais au cinéma.