Le peuple des regards

A propos des photos de Chris Marker

La première fois que j’ai vu ces photos, elles étaient exposées dans un drôle d’endroit, un endroit qui n’existe pas. Ce n’est pas vrai, bien sûr. Je les avais déjà vues avant, du moins la plupart d’entre elles. Mais pas comme ça. Pas réunies et présentées dans un espace moins réel qu’elle, la plateforme construite pour Marker sur Second Life, et où moi même, visiteur sous la forme d’un avatar que je n’avais pas vraiment choisi[1], j’étais comme le lieu d’exposition moins réel que cette assemblée de visages sculptés par le noir et blanc à même la chair.

Bien sûr chacune de ces photos vaut pour elle même, a été faite pour elle même. Elles sont l’œuvre d’un très bon photographe qui s’appelle Chris Marker. Mais l’ensemble de ces photos, photos à présent réunies dans un livre, Staring Back[2], raconte quelque chose d’autre, quelque chose de ce qu’on connaît, de ce qu’on a appris à connaître au fil des décennies sous le pseudonyme de Chris Marker. L’ensemble photographique dénommé Staring back manifeste ce dont Chris Marker est le nom : une manière singulière d’incarner le générique de Vertigo, à la fois mouvement en avant, vers les lieux, les gens, les idées, et mouvement en arrière, de mise à distance qui interroge et transforme les usages de perception et de pensée. Il raconte ça, mais il le change.

Depuis Les statues meurent aussi (1953), ce travail est porté par une force particulière, qui se décline en deux modalités qui sont comme les deux côtés du même anneau de Moebius : la parole et le montage. Dans l’introduction à la publication du texte du Fonds de l’air est rouge[3], Marker terminait en disant « j’ai essayé pour une fois (ayant en mon temps passablement abusé de l’exercice du pouvoir par le commentaire-dirigeant) de rendre au spectateur, par le montage, « son » commentaire, c’est-à-dire son pouvoir ». Belle lucidité sur les effets de sa propre rhétorique, mais pourtant en grande partie illusoire : composition verbale, agencement entre des plans, assemblage de certaines images avec certains sons, maîtrise du rythme et du phrasé sont des variations au sein du même ensemble de pratiques, pratiques dont Marker est virtuose, ce dont d’ailleurs nul ne se plaint. Mais il y a bien acte de pouvoir, pouvoir d’un artiste qui pense, et organise ses matériaux pour emmener ses spectateurs accompagner le parcours de sa pensée, telle que la rencontre avec les hommes, les animaux et les choses la nourrit et l’incarne.

C’est vis-à-vis de cela, de ce pouvoir immense, et immensément réjouissant, que Marker aura tenté des gestes de rupture, rupture avec ses propres capacités. C’était encore plus clair sur Second Life (désormais inaccessible), labyrinthe en apesanteur semé d’aphorismes du chat Guillaume-en-Egypte refusant mordicus de jouer les guides. Il y a bien quelques textes dans le livre, de Marker lui-même, et d’organisateurs liés à l’exposition dans une université américaine[4], des photos ici publiées.  Ces textes n’interfèrent pratiquement pas avec les photos, le seul « acte » qui leur assigne quelque chose d’un discours est la manière dont elles sont publiées, dans quel ordre, et en quelles compagnies sur chaque double page. Tout cela est très peu par rapport à la puissance de ce qu’active la rencontre avec ces regards qui ont été regardés par le regard et l’appareil du photographe Marker, et qui à leur tour nous regardent. Reportages en situation de crises, de guerres, de manifestations, portrait de célébrités qui sont souvent des amis du photographe, visages croisés au fil de voyages lointains, même si parfois à deux rues de chez lui. Y compris visages d’animaux (si vous croyez que les animaux n’ont pas de visage, regardez les photos de Chris Marker), y compris regards qui ne fixent pas l’objectif, parfois yeux fermés, tête baissée. They do stare back, quoiqu’il en soit : ils regardent en retour, ils rendent le regard. L’immobilité, le noir et blanc, l’incertitude du nom, du pays, de la circonstance, le mélange des conditions de prise de vue, l’absence de mots, la réduction à l’extrême de l’intentionnalité de toute organisation d’images ouvre un autre espace – plus virtuel, plus ouvert que ne le sera jamais Second Life.

S’il y a un sens à l’intitulé « L’Adieu aux films »[5], c’est la rupture avec cette organisation, quasiment au sens d’organisation politique, qui est inéluctable dans un film. Les partis pris de l’image fixe (La Jetée, Si j’avais quatre dromadaires) ou de l’hétérogénéité des locuteurs (Si j’avais quatre dromadaires, Le fond de l’air est rouge) ne la contestait pas tant que ça, l’empire de l’auteur sur son œuvre restant d’une prégnance directement proportionnelle à son intelligence, son humour, sa lucidité, son élégance, bref à l’ensemble des qualités qui, en en faisant le prix, imposait cette contrepartie déjouée seulement par des pratiques d’autodisparition (notamment Loin du Vietnam, A bientôt j’espère, Le 20 heures dans les camps, Casque bleu, Le Souvenir d’un avenir). Outre les portraits photographiques, Marker aura cherché d’autres parades, comme le recours à des installations, surtout OWLS AT NOON, ou cette installation virtuelle qu’est le CD-Rom Immemory.

A l’opposé, Chat perché assume joyeusement le côté personnel du geste de cinéma, s’émerveille en passant à la fois des possibilités ouvertes par de nouveaux outils et de la rencontre avec des complices inattendus (l’informel compagnonnage dont le souriant félin jaune de Monsieur Chat serait le signe de ralliement, sinon le véritable organisateur souterrain des mouvements du monde). Réponses multiples, donc, énergie de chercheur aventureux qui s’interroge sur ses moyens et ses méthodes. Moins « adieu au film » que tentative de lui trouver des alternatives qui en réinventent les ressources et en déjouent les passages obligés.

C’est au sein de ce labyrinthe de pratiques et d’expérimentations que l’assemblée des visages photographiés, comme le peuple de l’avenir qui contemple le voyageur malgré lui de La Jetée, nous observe à distance, distance produite par un inconnu qui ne sera pas aboli. Ce qui s’ébauche dans cette assemblée des regards, c’est un espoir. L’espoir de repartir d’une possibilité d’humanité, disons celle explorée par Levinas, pour refaire du commun quand tous les vocabulaires de l’être-ensemble ce sont dévalués jusqu’à se trahir. Dévoyé en tout sens, le mot « peuple » est au mieux un non-sens nostalgique, au pire un outil de manipulation par des formes anciennes ou moins anciennes de fascisme. Mais cette idée de peuple qui ne sait plus se dire, voilà qu’elle se trouve une modalité d’existence à la fois muette et éloquente, dans cette collectivité de regards individuels, jamais dissous dans une masse et jamais exclu d’une histoire et d’un contexte, même si on ne les connaît pas. A Moscou, à Pékin, sur les barricades de Mai 68, devant le Pentagone, dans les rues de Bangkok ou de Sarajevo, avant-hier ou il y a 30 ans, ce n’est pas « le peuple » qu’a photographié Marker – surtout pas ! Mais l’assemblage, bien après, de ces centaines d’images, fait de chacun de ceux qui y figure la promesse qu’il existe bien un monde habité collectivement, un monde à partager et à transformer, même si plus personne ne sait comment s’y prendre.

(Ce texte a été rédigé pour le numéro 5 de la revue espagnole Caiman, Cuadernos de cine)


[1] En 2008, la galerie suisse Museum für Gestaltung in Zürich avait construit un espace d’exposition virtuel sur Seconde Life destinée à accueillir les œuvres que Chris Marker y avait mis en scène sous le titre générique « L’Adieu aux films » (cf. Cahiers du cinéma n°634).

[2] Publié par MIT Press.

[3] Edité chez Maspero, 1978.

[4] Plus précisément au Wexner Center for the Arts de la Ohio State University à Colombus.

[5] Dans un entretien aux Inrocks de 29/04/2008, Marker semblait ne pas accorder lui-même grand sens à ce titre, qu’il revendiquait seulement pour la consonance avec L’Adieu aux armes d’Hemingway.

Solitude au miroir

Le Serment de Tobrouk de Bernard-Henri Levy

Le texte qui suit est une critique de cinéma. Il ne prétend pas posséder d’informations originales sur ce qui s’est passé en Lybie en 2011, ni sur le rôle qu’y a joué Bernard-Henri Levy. Le soulèvement populaire et les actions militaires qui ont renversé Kadhafi, l’action publique et secrète d’un homme ayant contribué au déroulement des événements, les implications nombreuses sur le plan géopolitique, sur le plan du droit international et sur le plan moral, de ce qui s’est produit, sont des questions d’une grande gravité, auquel l’auteur de ces lignes, comme citoyen, porte tout l’intérêt qu’elles méritent. Mais il n’en sera pas question ici, puisqu’elles ne relèvent en rien de la critique de cinéma. Il sera question d’un film, Le Serment de Tobrouk, et seulement de cela.

Bernard-Henri Levy est tout ce qu’on veut, sauf un idiot ou ignorant. Il est dès lors confondant de vérifier à chacun de ses passages à l’acte cinématographique (fiction ou documentaire) l’extraordinaire mélange de désinvolture et d’ignorance vis à vis de ce qu’est le cinéma, y compris de ce que le cinéma pourrait pour les causes que lui-même défend. Le Serment de Tobrouk commence avec, à l’image, BHL, et au son, BHL parlant de BHL. Il se met en scène lui-même face à l’incertitude au lendemain de la mort du dictateur, fin octobre 2011, et d’un même élan face à la situation en Lybie au début de la même année, lorsque monte la menace de l’écrasement de Benghazi. L’écrivain inscrit ce qui se joue dans une séquence longue, scandée par les tragédies bosniaques et rwandaises, et sur un horizon historique dessiné par les Brigades internationales, la Résistance et le combat de la France libre[1]. Approches personnelles, pourquoi pas ?, en tout cas hypothèses a priori riches de sens et d’enjeux. Mais d’emblée, on ne saurait imaginer mise en scène plus contreproductive que cette manière de s’installer au centre de tout, et que ce lyrisme appuyé, saturé de certitudes perçues comme autant de coups de force. Ensuite, malgré certains  plans impressionnants tournés par le photographe Marc Roussel, qui a accompagné BHL dans tous ses déplacements, en particulier lors de l’arrivée par la mer à Misrata, malgré la présence de plusieurs des principaux dirigeants de la planète,  malgré un déroulement des faits aussi dramatique que riche d’enseignement, toute la facture du film ne cesse de le mettre à distance ou de le biaiser, appelant une ironie parfois trop facile, parfois complètement injuste, et dont il pourrait si aisément se passer. Du coup, de beaux moments, comme le document tourné par Henri Cartier Bresson avec la Brigade Abraham Lincoln (les volontaires américains aux côtés des Républicains espagnols) semblent des pièces ajoutées, pas dans le ton. Et des éléments d’informations inédits, comme les documents trouvés chez le chef de la sécurité de Kadhafi, sont noyés par le flot des mots, et d’images asservies au mot. Dans l’entretien qui figure dans le dossier de presse, Bernard-Henri Levy dit : « avant que le montage ne commence, il y a eu un travail d’écriture. Pas juste le « commentaire ». Non. Le film lui-même, je l’ai écrit. Littéralement écrit. Sauf que mes lettres étaient des images et des sons. »Hélas.

La dramaturgie du Serment de Tobrouk est entièrement construite sur une hypothèse dont on se gardera ici de juger l’exactitude, ou la part d’exactitude, mais qui, dans le film, ne tient absolument pas la route : l’idée que BHL aurait tout fait tout seul, ou du moins que tout serait passé par lui, que chaque initiative importante dans le déroulement des événements aurait été prise grâce à lui. Cette solitude construite par le film résonne d’une autre solitude, celle du réalisateur démiurge. En regardant Le Serment de Tobrouk, malgré les mots chaleureux dédiés à quelques compagnons d’action rencontrés en Lybie, on ne cesse de percevoir Bernard-Henri Levy construisant les conditions d’une solitude qui est l’inévitable contrepartie de l’Olympe où il entend siéger, entre André Malraux et… Moïse.

Cette solitude du réalisateur a des effets ravageurs. Elle est aux antipodes de ce que c’est que faire un film, des formes d’agencements, d’impuretés, de jeu entre l’auteur et les conditions de création qui sont au principe de l’acte de cinéma – même lorsque, cas limites, le réalisateur est seul avec les outils d’enregistrement (exemplairement : Alain Cavalier) ou seul avec sa vision du monde (exemplairement : Philippe Garrel). Assurément voulu par BHL, cet isolement transforme la fabrication du film en un face à face avec lui-même et quelques entités à majuscules (l’Absolu, le Bien et le Mal, l’Histoire, sans oublier « les Fils d’Abraham »), qui ne concourent ni à éclairer les méandres complexes d’un épisode de l’histoire récente, ni à se rapprocher d’un personnage qui s’est lui-même placé à des hauteurs aussi lointaines que susceptibles d’éveiller la raillerie ou l’hostilité plutôt que l’admiration et la reconnaissance si explicitement recherchées.


[1] Le titre renvoie au « Serment de Koufra », par lequel les soldats de la 2e DB, à l’issue de la première victoire militaire de la France libre, jurèrent le 2 mars 1941 dans cette oasis libyenne de ne pas déposer les armes avant que le drapeau français ne flotte sur la cathédrale de Strasbourg.

 

Leos Carax: «Jamais aucune idée au départ de mes projets, aucune intention»

Fragments d’entretien avec le cinéaste. [1].

Vous apparaissez au début du film, dans une sorte de prologue, qui est plus précisément et littéralement une ouverture. D’où vient l’idée d’être physiquement présent à l’image?

D’abord cette image: une salle de cinéma, grande et pleine, dans le noir de la projection. Mais les spectateurs sont tout à fait figés, et leurs yeux semblent fermés. Sont-ils endormis? Morts?

Le public de cinéma vu de face —ce que personne ne voit jamais (sauf dans l’extraordinaire plan final de The Crowd de Vidor) [2].

Puis mon amie Katia m’a fait lire un conte d’Hoffmann où le héros découvre que sa chambre d’hôtel donne, via une porte dérobée, sur une salle d’opéra. Comme dans la phrase de Kafka, qui pourrait servir de prologue à toute création:

«Il y a dans mon appartement une porte que je n’avais jamais remarquée jusqu’ici.»

J’ai donc imaginé débuter le film avec ce dormeur réveillé en pleine nuit, qui se retrouve en pyjama dans une grande salle de cinéma pleine de fantômes. Instinctivement, j’ai appelé l’homme, le rêveur du film, Leos Carax. Alors je l’ai joué.

Dans quelle mesure «Merde», votre contribution au film Tokyo!, a joué un rôle dans la conception de Holy Motors, où le personnage de Merde est un des avatars (est-ce le bon terme?) de Denis Lavant?

«Merde» était un film de commande. Holy Motors est né de mon impuissance à monter plusieurs projets, tous en langue étrangère et à l’étranger. Avec toujours les deux mêmes obstacles: casting & fric. N’en pouvant plus de ne pas tourner, je me suis inspiré de l’expérience de Merde. Je me suis passé à moi-même la commande d’un projet fait dans les mêmes conditions, mais en France: écrire vite, pour un acteur précis, un film pas trop cher.

Tout ça rendu possible aussi par l’usage des caméras numériques, que je méprise (je déteste qu’on m’impose quelque chose —et elles s’imposent ou on nous les impose), mais qui rassurent tout le monde.

L’idée des moteurs, de la motorisation, de l’importance des machines est à la fois clairement revendiquée par le titre et présente de manière sous-jacente, presque subliminale dans le film, du moins avant la séquence finale. Cette idée est-elle à l’origine du projet ou a-t-elle pris forme petit à petit?

Jamais aucune idée au départ de mes projets, aucune intention. Mais deux trois images, plus deux trois sentiments. Si je découvre des correspondances entre ces images et ces sentiments, je les monte ensemble.

Pour Holy Motors, il y avait l’image de ces extra-longues limousines qu’on voit depuis quelques années. Je les ai croisées pour la première fois en Amérique, et maintenant à Paris dans mon quartier chaque dimanche, lors des mariages chinois. Elles sont bien de leur époque. A la fois bling bling et tocs. Belles vues de l’extérieur, mais à l’intérieur on ressent une sorte de tristesse, comme, j’imagine, dans le salon d’une boîte échangiste au matin. Quand même elles me touchent. Elles sont désuètes, un peu comme de vieux jouets futuristes du passé. Elles marquent je crois la fin d’une époque, celle des grandes machines visibles.

Très vite, ces voitures sont devenues le cœur du film, son moteur si je peux dire. Je les ai imaginées comme de longs vaisseaux qui transbahuteraient les hommes dans leurs derniers voyages, leurs derniers travaux.

Le film serait alors une sorte de science-fiction, où hommes, bêtes et machines se trouveraient en voie d’extinction. Liés par un sort commun, solidaires face à un monde de plus en plus virtuel. Un monde d’où disparaîtraient peu à peu les machines visibles, les expériences vécues, l’action. Dans la séquence où Denis Lavant a le corps recouvert de capteurs blancs, il est comme un O.S. de la motion capture. Frère du Chaplin des Temps modernes —sauf que l’ouvrier n’est plus coincé dans les rouages d’une machine, mais dans les fils d’une toile invisible.

Il y a deux types de machines dans le film. Les unes visibles, ces extra-longues limousines, donc. Les autres invisibles, les caméras qui enregistrent nos vies. Elles sont notre avenir.

J’aime beaucoup les mots «moteur» et «action». Mais on ne devrait plus dire «moteur!» sur les tournages numériques d’aujourd’hui. Il faudrait plutôt dire «power!»; ce n’est plus une machine qu’on met en branle lorsqu’on on fait un plan, c’est un ordinateur qu’on allume. Et ce power est un faux pouvoir. On ne «tourne» plus des films, on ne les «shoot» plus, on les programme. Les films sont des calculs (et on peut les recalculer presqu’entièrement après tournage, en post-production). La notion de risque, d’expérience, disparaît.

J.-M. F.

(1) Extraits d’un entretien par e-mails avec Jean-Michel Frodon, publiés dans le dossier de presse du film. Retourner à l’interview

(2) Autre manifestation de la connexion secrète de Holy Motors avec les autres films de Cannes, cette vision frontale du public, et donc miroir du véritable public du film, effectivement rare au cinéma, se trouve aussi dans Vous n’avez encore rien vu d’Alain Resnais et Amour de Michael Haneke. Retourner à l’entretien

L’espace utopique d’Anri Sala

 

C’est à droite en entrant dans le Centre Pompidou. Les habitués du lieu connaissent bien la Galerie Sud, qui a accueilli de nombreuses et mémorables expositions. Mais pas plus que les autres ils ne connaissent l’espace dans lequel convie Anri Sala. Un univers régi par des règles inconnues, un plurivers plutôt, tant l’organisation singulière de l’espace et du temps y résulte de l’agencement de « manières d’être » différentes, et d’ordinaire disjointes sinon inconciliables. Rien de très spectaculaire pourtant, même s’il y a quelque chose de monumental dans les 5 très grands écrans disposés dans la salle selon des angles originaux, dont on perçoit très vite qu’ils n’ont rien d’aléatoires. A cette diffraction concertée des images répond l’unité d’un univers sonore homogène, dont les principales dominantes sont un mouvement de la Symphonie pathétique de Tchaïkovski et la mélodie de Should I Stay or Should I Go des Clash. Mais il y a aussi…

Mais il y a aussi une multitude d’autres éléments moins immédiatement perceptibles – mains atrophiées sculptées (Title Suspended), batterie de caisses claires qui se mettent à jouer toutes seules, boîte à musique, photos aux motifs abstraits. Mais il y a aussi cette grande vitre donnant sur la rue, procédé fréquemment employé par des expositions dans la Galerie Sud, mais qui engendre ici des effets singuliers, en terme de lumière (surtout quand il fait beau) comme de jeu dedans/dehors.

Mais il y a aussi les…, le…, enfin les gens qui sont là. Qu’on hésite à nommer spectateurs, ou visiteurs, ou public. Ils regardent, ils écoutent. Mais aussi ils se déplacent selon un ordonnancement programmé par Anri Sala, sans avoir rien de contraignant. Une sorte de proposition de chorégraphie de groupe, aussi peu insistante que possible, où un monsieur âgé, une maman avec son bébé dans une poussette trouvent leur place, et s’en éloignent à leur gré. C’est qu’il s’agit de suivre ce qui apparaît sur les écrans, le plus souvent – pas toujours ! – un écran à la fois, au gré de projections qui s’enchainent.

Ces images proviennent de quatre œuvres audiovisuelles d’Anri Sala. L’une d’elle est le bouleversant 1395 Days without Red, film tourné à Sarajevo en 2011 et évoquant la terreur du siège et la résistance de la population, en particulier en ayant continué leurs pratiques artistiques malgré les balles serbes. Ses séquences alternent avec des plans issus d’autres réalisations de Sala (Answer Me, Le Clash, Tlatelolco Clash), qui relèvent davantage de l’installation vidéo. L’artiste d’origine albanaise excelle dans plusieurs registres, depuis que son travail a commencé d’être montré régulièrement un peu partout dans le monde à partir de 2000, on a pu mesurer les beautés de ses créations plastiques, vidéo, sonores, parmi lesquelles quelques œuvres relevant explicitement du cinéma, comme Dammi colore ou l’inoubliable âne perdu de Time after Time. Même fractionné entre plusieurs parties et plusieurs écrans, 1395 Days without Red bouleverse par le rapport à la durée, à la présence physique des visages et des corps, par l’expressivité du cadre, des vibrations de la lumière, par la puissance du hors champ, des hors champs.

Les expositions de Sala ont toujours associé différents registres, avec l’expo sans nom de Beaubourg, il invente cette fois un espace commun qui, avec le renfort des rayons extérieurs et grâce aux effets organisés mais impossibles à contrôler du déplacement des visiteurs, dépasse les puissances de chacun de ces registres artistiques. Et voilà que le lieu vibre aussi de réminiscences d’autres expositions qui s’y tirent, notamment celle de Jean-Luc Godard (à qui paraît empruntée aussi telle qualité de gris bleu, telle manière de filmer, image et son, un orchestre qui répète), et celle de Philippe Parreno (qui signe en outre un très beau texte dans le catalogue Anri Sala), expositions qui, par des chemins très différents, exploraient eux aussi ce dépassement des ressources associées à tel et tel moyen d’expression.

L’installation proposée par Sala engendre, on l’a dit, une chorégraphie collective – collective puisqu’on danse avec les œuvres tout autant qu’on « danse », sans y prendre garde, avec les autres personnes présentes. Cette chorégraphie est ouverte, au sens où elle admet la distraction des soudains roulements des « tambours sans maître » installés selon un ordre secret, l’appel décalé vers les quelques œuvres plastiques accrochées aux cimaises, le désordre d’une échappée vers l’extérieur ou de l’intrusion de la lumière du jour, le suspens du regard de spectateur devant des écrans devenus subitement et hypnotiquement monochromes. Tout ce jeu avec l’espace, l’attention, les arrêts et les postures adoptées, les déplacements mentaux aussi (voyage Sarajevo-Bordeaux-Mexico-Berlin, changements de saisons, d’univers musicaux, de luminosités, de rythmes, de rapport au réel…) construit en douceur un ailleurs à la fois cohérent et aventureux.

Un hasard (mais il n’y a pas de hasard) veut que l’exposition d’Anri Sala accomplisse réellement ce qu’une autre exposition, située juste à côté, se contente de décrire en alignant des objets, des machines et des graphiques informatiques. « Multiversités créatives » (Espace 315) entend donner à comprendre comment les nouvelles technologies génèrent des formes – éventuellement esthétiques. Vaste programme, fort intéressant, que les pièces exposées illustrent avec plus ou moins de bonheur. L’exposition d’Anri Sala, elle, n’illustre rien. Avec les nouvelles ou de très anciennes technologies, elle est la mise en forme aux ramifications sans fin d’une programmation à la rigoureuse et en constante mutation, programmation dont la liberté et le sens de la beauté seraient les algorithmes.

 

Informations exposition Anri Sala au Centre Pompidou.

 

Dans la malle chinoise d’Agnès Varda

 

C’est rigolo, et tout à fait dans sa manière, cette petite dame d’1m60 qui parle devant cette petite dame de 5m qui lui est parfaitement semblable. On la reconnait aussi, tout à côté, dessinée façon caricature amicale, suspendue sous une 2CV de bande dessinée délicatement posée sur deux cariatides du Parthénon. C’est quoi, ce souk ? L’irruption joyeuse, colorée et inventive d’Agnès Varda dans le grand musée ultra moderne du Central Academy of Fine Arts de Pékin, CAFA pour les intimes, à la fois lieu d’exposition et Ecole nationale des Beaux-Arts.

D’une Nouvelle Vague à l’autre, Agnès Varda et Jia Zhang-ke

La réalisatrice de Les dites cariatides en acrobatique posture

Sous l’intitulé sibyllin The Beaches of Agnès Varda in China 1957-2012, la cinéaste y expose certaines des installations qui sont devenues depuis une décennie, en plus du cinéma et de la photo, un de ses moyens de prédilection pour raconter le monde, ses multiples joies et son insondable mélancolie, à coups de patates, de seaux en plastiques et d’assemblage d’objets, d’images mobiles et statiques. Comme il se doit, l’exposition est accompagnée d’une rétrospective des films de celle que les Chinois appellent affectueusement « la grand’mère de la Nouvelle Vague ». Et encore d’une série de conversations publiques pompeusement baptisées master class où j’ai le grand plaisir de jouer les interlocuteurs, pour le plus grands profit des nombreux étudiants du département cinéma du CAFA, que dirige la réalisatrice Ning Ying.

Tout cela est mené tambour battant par Agnès V. (bientôt 84 ans) flanquée d’une escouade de jeunes femmes aux ressources en énergie apparemment  inépuisable, dont sa fille Rosalie, son assistante Julia Fabri, et Marie Terrieux qui pilote des événements culturels en Chine. C’est joyeux, inventif, coloré, ça saute de souvenirs cinéphiles à interrogations pointues sur l’art contemporain, ça court, ça rigole, il y a du monde partout, au musée, aux séances, dans les conférences, et ensuite à la cafeteria. Et ce n’est pas fini, loin de là, puisqu’ensuite le Varda Tour prendra ses quartiers à Shanghai, puis à Wuhan, jusqu’au 6 mai.

Au milieu de ce carrousel ludique et inventif se trouve un lieu étrange, comme souvent avec Varda, lieu apparemment tout simple et en fait traversé de sens complexes et de vertiges. Plus encore que le trouble qui saisit devant la transposition à Pékin des Veuves de Noirmoutier, où les 14 femmes seules parlent désormais en chinois dans l’intimité des écouteurs à ceux qui s’assoient face à elles pour les écouter une à une et les regarder ensemble, c’est dans un espace nommé Pavillon des souvenirs que ce joue cette étrange opération de télescopage spatial et temporel. En 1957, à une époque où cela ne se faisait guère, et durant la brève période d’ouverture politique connue comme « Les Cent Fleurs », Agnès Varda était venue en Chine et y avait voyagé durant deux mois. Elle en avait rapporté des milliers de photos, et des centaines d’objets de la vie quotidienne, expédiés dans une grande malle par bateau. Ce sont quelques unes de ces images et beaucoup de ces objets qu’elle a rapportés et qu’elle expose. Et c’est une extraordinaire rencontre qui se joue entre ces images et ces objets d’il y a 55 ans et les visiteurs chinois d’aujourd’hui, pour qui ils sont à la fois si lointains et si familiers, via l’intercession de cette étrangère qui ne parle pas leur langue.

Quelque chose de sensible et d’inexplicable c’est passé jadis, qui a laissé ces traces-là. Quelque chose de très compliqué et de très touchant se produit dans la rencontre, qui attire et retient d’innombrables visiteurs, avec ces revenants doublement exotiques, par la distance dans le temps et par le détour via les gestes d’une étrangère (collectionner, photographier). Entre ironie, affection et étonnement, de très jeunes chinois d’aujourd’hui regardent les objets de leur pays qui avaient plu à une jeune femme de ce qui est pour eux un autre temps, et même un autre monde. Du temps et de l’espace qui font des histoires, de l’histoire – on est bien dans l’œuvre d’Agnès Varda.

Entretien Wang Bing

La sortie des deux films de Wang Bing, Fengming, chronique d’une femme chinoise (le 7 mars) et Le Fossé (le 14 mars). Avec ce documentaire fleuve et ce film de fiction, le jeune cinéaste chinois rompt l’omerta qui entoure dans son pays le goulag chinois, et invente en deux temps les moyens d’évoquer les tragédies qui ont ravagé la Chine à la fin des années 50 grâce à des films d’une grande force.

La critique des films

 

« Quel est le sens de la « campagne anti-droitiers », ce vaste mouvement de répression qui a fait des centaines de milliers de victimes en 1957 ?

–       C’est un des tournants majeures de l’histoire de la Chine entre 1949, date de la prise du pouvoir par Mao, et 1980 et le début de la modernisation. Son but était de construire la base spécifique du pouvoir communiste et son hégémonie absolue. Auparavant, les activités combattantes puis la réforme agraires agrégeaient des forces diverses sous la direction communiste, le tournant de 1957 va éliminer ces composantes pour donner tout le pouvoir au PC, y compris aux niveaux intermédiaires, en imposant leurs méthodes et leur vision du monde. La stratégie a clairement été de susciter une rupture au sein de la population, et d’en sacrifier une partie pour unifier le reste autour du parti dirigeant.

–       Que représente cette période pour les Chinois d’aujourd’hui ?

–       Il y a une coupure générationnelle. Les gens de plus de 50 ans savent très bien ce qui s’est passé, et les souffrances endurées à cause de ce mouvement. Les plus jeunes en ont une perception beaucoup plus floue, et la plupart des moins de 30 ans ignorent jusqu’à l’existence de ces évènements. Ce qui est logique puisque l’histoire est sous le contrôle direct du pouvoir. On n’enseigne que la version officielle, ce n’est pas la faute des jeunes s’ils ne savent pas, tout est fait pour qu’ils restent dans l’ignorance.

–        Vu d’occident, la Révolution culturelle et les tragédies qui l’ont accompagnée recouvrent en grande partie les événements précédents, qui ont pu être aussi graves ou même encore plus dramatiques. Considérez-vous le Mouvement anti-droitiers et le Grand bond en avant comme d’une autre nature que la Révolution culturelle ?

–       Ce sont deux événements tout à fait distincts. Six ans les séparent, le premier couvrant les années 1957-1960 et le second 1966-1976. Leurs motivations sont complètement différentes : la révolution culturelle, pour simplifier, est l’expression de luttes internes au sommet du PC chinois, alors que le mouvement anti-droitiers est fondateur de la place du PC, contre des personnes, des groupes ou des couches sociales qui n’y adhéraient pas suffisamment, certains cadres intermédiaires, les intellectuels, et d’une manière générale les couches urbaines de la population. Le mouvement anti-droitiers reste beaucoup plus tabou en Chine que la Révolution culturelle, parce que pour cette dernière, la version officielle est que ses erreurs, ses excès et ses crimes sont entièrement imputables à Lin Biao et à la Bande des quatre, ce qui exonère le Parti et Mao. Alors que dénoncer ce qui s’est passé en 1957, c’est dénoncer le Parti lui-même. Deng Xiao-ping a reconnu en 1978 qu’il a pu y avoir des erreurs lors de la campagne anti-droitiers, mais en affirmant que ses prémisses étaient justes, que le mouvement en tant que tel était juste.

–       Vous avez moins de 50 ans, comment cette période est-elle devenue importante pour vous ?

–       Je suis extrêmement sensible au fait que nous soyons privés de notre propre histoire collective, que l’histoire ait été prise au piège de l’idéologie officielle et que la population n’ait aucun accès aux faits. Dans ce contexte général, il m’a semblé aberrant qu’on puisse maintenir dans l’ombre un événement qui a eu de tels effets. Il est inadmissible que des évènements de cette ampleur, à l’échelle d’un pays comme la Chine, risque de s’effacer dans l’oubli.

–       Votre projet de consacrer un film à ce sujet est né après avoir lu le livre de Yang Xian-hui, Adieu Jiabiangou, qui raconte sous forme de nouvelles ce qui s’est passé dans les camps de déportation du désert de Gobi. En quoi la rencontre He Feng-ming a-t-il modifié le projet de départ ?

–        J’avais commencé à écrire la fiction qui deviendrait Le Fossé, pour laquelle j’ai recueilli des dizaines de témoignages, auprès de survivants mais aussi des gardiens, ou des familles des déportés. J’ai interviewé beaucoup de gens, mais He Feng-ming avait la particularité de raconter de manière très évocatrice, et c’est pourquoi, à un moment où de la préparation du Fossé était bloquée – cela s’est produit à plusieurs reprises – j’ai décidé de réaliser le documentaire avec elle. Son témoignage est important pour la fiction, mais ce n’est pas la source principale.

–       Pouvez-vous expliquer pourquoi avoir choisi cette manière minimaliste de filmer He Feng-ming ?

–       C’était d’abord le plus simple, l’écoute frontale est la situation la plus directe. De toute façon il y a très peu, sinon pas du tout de documents visuels qui auraient pu illustrer de manière significative ce qu’elle dit. Mais surtout, et c’est la raison principale, je voulais lui consacrer un film, à elle. Ce n’était pas à moi de raconter son histoire, mon rôle était de lui donner la possibilité de le faire. C’est son film, je voulais lui offrir cet espace d’expression, de liberté, et lui permettre de s’adresser directement aux spectateurs.

–       Qui est la source principale pour le scénario ?

–       La figure la plus émouvante pour moi, en ce qui concerne la construction du scénario, est celle décrite par Yang Xian-hui dans la nouvelle La Femme de Shanghai. Cette femme, Gu Xiao-yun, vient de la ville la plus riche et la plus moderne, et contrairement à beaucoup d’autres elle n’abandonne pas son mari après qu’il a été déporté. Elle vient le voir tous les 3 mois, c’est à chaque fois un voyage d’une semaine dans chaque sens, dans ce lieu inaccessible, qui est là où depuis toujours les dirigeants chinois exilent ceux dont ils veulent se débarrasser. Elle incarne exactement ce qu’il me fallait pour le film, je n’avais pas besoin de transformer son personnage.

–       Il y a également dans le film un acteur qui a réellement été déporté durant le « Mouvement anti-droitiers », et qui joue le vieux qui collectionne les graines.

–       Li Xiang-nian est originaire de Tientsin, il avait fait des études de sport et il est parti travailler à Lanzhou, la capitale du Gansu. Pour avoir émis quelques commentaires critiques, il a été déporté à Jiabiangou, d’où il s’est évadé trois fois.  La première fois, il a réussi à rentrer dans sa ville natale, à l’autre bout du pays, mais là, il a été ramené au commissariat par sa mère et par sa sœur, et il a été renvoyé à Jiabiangou. La seconde fois, il est allé à Pékin, mais il ne connaissait personne, il dormait à la morgue parmi les cadavres, il s’est fait reprendre. Mais après sa troisième évasion, sa « chance » a été, à cause de ses évasions, de n’être plus considéré comme droitier mais comme délinquant de droit commun, ce qui lui a valu un sort bien moins pénible, et sans doute d’avoir survécu…

–       On vous connaît comme documentariste, comment s’est passé le passage à la fiction et en particulier l’aspect nouveau qu’est le travail avec des acteurs ?

–       C’est effectivement la dimension la plus significative, avec le choix du lieu de tournage, que j’avais repéré très en avance. Le tournage était difficile dans la mesure où il fallait tourner en cachette, dans des conditions physiques très dures, et avec le risque d’avoir des ennuis avec les autorités. Les quatre plus jeunes acteurs sont des diplômés de l’école d’art dramatique, mais qui n’avaient encore jamais joué. Il y a aussi des gens de Xi’an et Lanzhou, qui avaient travaillé pour les télévisions locales, et d’autres qui venaient de Shanghai, notamment des acteurs de théâtre. Enfin de nombreux interprètes ne sont pas du tout acteurs, surtout parmi les plus âgés. Je n’ai pas pu faire un casting en bonne et due forme, je n’en avais pas les moyens financiers et il fallait que tout se fasse en secret. Je me suis donc retrouvé avec une troupe très hétérogène, que ce soit par leur langage, leur gestuelle, leur arrière-plan professionnel et culturel… Le défi consistait à les faire participer au même projet, sans d’ailleurs les uniformiser : il y avait effectivement des gens très différents dans les camps, et les gardes et les prisonniers n’appartiennent pas au même monde.

–       Aviez-vous décidé à l’avance comment filmer ?

–       J’avais une approche très largement inspirée du documentaire, caméra portée, proximité avec les gens qu’on filme, et surtout capacité de s’adapter aux circonstances, d’être prêt à changer selon les obstacles rencontrés. Faire un film dans ces conditions exclut de prétendre décider beaucoup de choses à l’avance. Qu’il s’agisse de documentaire ou de fiction, la question est toujours de savoir ce qu’on veut mettre en avant, ce qui nous habite et nous pousse à faire le film. Dans le cas du Fossé, ma principale décision en amont, c’est le désert, le choix de cet espace vide, et la confrontation de ces quelques corps humains avec cet espace, à la fois immense et confiné lorsqu’ils sont dans les trous où ils habitent. J’ai délibérément éliminé au maximum les accessoires, les signes d’époque, les marqueurs régionaux, les objets qui servent aux reconstitutions historiques. Ce n’était pas là que ça se jouait, mais dans le fait de jeter ces êtres dans cette immensité hostile. Le film est fait de ça.

–       Les films sont évidemment interdits en Chine, mais on sait bien que les films interdits y circulent grâce au DVD pirates. Est-ce aussi le cas pour ces films-là ?

–       Oui, ils sont déjà sur le marché, dans des versions de très bonne qualité. Je ne sais pas d’où ils viennent, j’en ai été le premier surpris.

(Traduction : Pascale Wei Guinot)

Dans la nuit de la science

L’œil de l’astronome de Stan Neumann

Lire la critique

« Qu’est ce que c’est, voir, bien ou mal ? »

ENTRETIEN AVEC STAN NEUMANN A L’OCCASION DE LA SORTIE EN SALLES DE SON FILM « L’OEIL DE L’ASTRONOME », AVEC DENIS LAVANT DANS LE ROLE DE KEPLER.

LES DERNIERS MARRANES, PARIS ROMAN D’UNE VILLE, UNE MAISON À PRAGUE, LA LANGUE NE MENT PAS… et aujourd’hui votre première fiction, L’ŒIL DE L’ASTRONOME. Quel rapport ? Voyez-vous une continuité entre les films que vous avez réalisés depuis le début des années 90 ?

Stan Neumann : C’est le même travail, même si les sujets sont très différents, et donc aussi les manières de les traiter. Au début il y a toujours un étonnement : comment on invente la ville moderne, comment on résiste au nazisme en décortiquant sa langue, comment on fait, quasiment seul contre tous, la révolution astronomique. Et ce qui m’étonne le plus dans toutes ces situations et chez mes personnages, ce que je trouve disons de plus héroïque, ce ne sont jamais les grandes généralités, les grandes proclamations, les morceaux de bravoure.

Je n’ai pas de goût pour les grandes fresques. Au contraire j’aime regarder de près, voir la texture des choses, j’aime filmer les décisions minuscules, des petits bouts de réel avec lesquels on se bagarre pour changer le monde, des détails qui permettent de soulever des montagnes. Et mes personnages, que ce soit Klemperer dans LA LANGUE NE MENT PAS, ou Kepler dans L’OEIL DE L’ASTRONOME, font pareil : on pourrait croire que ce sont des intellectuels, mais en fait ils ont en commun une formidable capacité d’attention au détail, de passion pour le réel, et un rejet tout aussi violent du pathos, du vague et de l’abstrait. C’est ça que je filme, et c’est comme ça que je filme, ou que j’essaye de filmer. Par bouts, par fragments, avec lesquels je bâtis une histoire. C’est l’autre point commun de tous mes films : j’aime raconter. Tout simplement. De petites histoires, qui peuvent sembler disjointes, comme des cailloux, mais qui, j’espère, finissent toujours par marquer un chemin évident, qu’on peut suivre juste dans le plaisir.

Comment avez-vous rencontré l’oeuvre de Kepler, et décidé d’en faire un film ?

Je suis tombé un peu par hasard sur un livre d’Arthur Koestler, Les Somnambules. C’est l’histoire de l’erreur en astronomie, du monde antique jusqu’à Galilée. J’ai été immédiatement fasciné par cette mécanique de l’erreur. Et surtout par le personnage de Kepler, un déclassé de génie, seul roturier et seul protestant à la cour de Rodolphe II, un mathématicien illuminé, totalement moderne et tout aussi totalement archaïque.  Au début j’ai voulu tout naturellement raconter l’histoire de sa plus grande découverte, celle de l’orbite elliptique de la planète Mars, qui se déroule sur cinq, six ans à Prague. Puis ça m’a ennuyé, l’idée d’arriver à “Eureka !”, Kepler-le-héros, qui sort nu de sa baignoire en disant « J’ai trouvé ». Ce n’est pas mon type de cinéma. Et donc j’ai cherché un moment plus discret, plus décalé, où j’aurais l’impression d’être plus en prise avec le monde. Et je l’ai trouvé avec un épisode réel : dix nuits de 1610 pendant lesquelles Kepler a pour la première fois entre les mains le premier télescope de Galilée. Dix nuits, pas une de plus, pour voir dans le ciel ce que personne, à part Galilée, n’y a jamais vu. Et tout cela pendant qu’autour de lui le monde vacille, ce sont les derniers jours de la cour de l’empereur Rodolphe à Prague, bientôt ce sera la fin du dernier petit espace de tolérance existant encore en Europe…

 

Il n’y a pas seulement l’astronomie, il y a aussi l’optique ?

La beauté de l’histoire c’est que Kepler profite de ces dix nuits pour démonter le télescope et en faire la théorie mathématique, alors que Galilée l’avait construit de façon purement empirique “à l’aveugle” si j’ose dire et sans en comprendre le fonctionnement. Et à partir de là, Kepler, va dans les semaines qui suivent, jeter les bases de l’optique moderne. Il est passionné d’optique, il a pour l’oeil et la vision un amour fou. Il est persuadé que Dieu nous a donné des yeux pour que nous puissions explorer l’univers et jouir de sa splendeur. C’est irrésistible pour un cinéaste. La question du travail de l’oeil, les expériences que fait Kepler avec la chambre noire ou les lentilles, jouent dans le film, et dans le plaisir que j’ai eu à le faire, un rôle tout aussi important que le ciel et l’astronomie.C’est aussi un endroit où il est extrêmement moderne : il est le premier à expliquer le fonctionnement de l’oeil. Les autres savants étaient restés bloqués par le problème d’inversion de l’image sur la rétine, ils la refusaient parce qu’ils ne comprenaient pas comment elle pouvait se redresser ensuite, et cela les empêchait de comprendre le rôle véritable du cristallin. Mais Kepler dit : « Bon, jusqu’à la rétine la lumière se propage en ligne droite, donc les lois de l’optique géométrique s’appliquent, tout va bien. Passé la rétine, il suffit de voir comment le nerf optique est tordu pour comprendre que ces lois ne peuvent plus s’appliquer, donc ce n’est plus mon problème. Il y a quelque chose qui fait que ça se redresse, je ne sais pas quoi, je ne m’en occupe pas. » Et je trouve ça absolument magnifique comme principe de travail : ce qui fait un film ou n’importe quelle oeuvre de création, c’est cette coupure qu’on instaure à un moment et on dit ce n’est pas tout, ce n’est pas l’univers entier, c’est juste un petit bout, et on se colle bien à ses parois.

 

Le point de vue des adversaires de Kepler sera ensuite considéré comme faux, mais dans votre film ils ne sont ni des crétins ni des êtres nécessairement malfaisants.

J’ai voulu montrer comment Kepler voyait le monde. Mais pas seulement lui, les autres aussi, tous ceux qui l’en- tourent, amis ou ennemis, et qui voient le même monde autrement. Qu’est ce que c’est voir, bien ou mal ? J’ai toujours été intéressé par la mise en évidence de la multiplicité des points de vue, du regard des autres, même s’ils se trompent. D’où un refus de mise à distance, de jugement à posteriori, du haut de notre suffisance d’aujourd’hui. C’est trop facile de distribuer, comme on le fait trop souvent dans ce genre de films, les bons et les mauvais points. On a tendance à caricaturer ceux aux- quels l’histoire a donné tort. Mais de nombreux astronomes qui s’opposaient à Copernic ou à Kepler avaient des arguments parfaitement logiques, et parfaitement solides, compte tenu des connaissances de l’époque.  Alors que les positions coperniciennes et képlériennes étaient souvent des actes de foi, quasi mystiques. Et mêmes les positions les plus absurdes des opposants, ceux qui par exemple refusaient tout simplement de regarder dans le télescope ou ceux qui étaient sûrs qu’il n’y avait que sept planètes parce que sept est un chiffre sacré, ont quelque chose à nous apprendre. Ils voyaient faux, ils pensaient faux, mais ils voyaient et ils pensaient.

Ce qui invalide la séparation claire entre les vrais savants et des espèces de fanatiques obscurantistes.

Oui. Pour le comprendre et essayer de le faire comprendre, il faut retrouver de l’opacité, oublier ce que l’on sait, nos certitudes, accepter de tâtonner dans le noir, à raz de terre, comme eux. En ce sens, le film est tout sauf une leçon. Plutôt une expérience, en compagnie de gens qui font des expériences. On ne voit pas mieux, pas plus qu’eux. D’où aussi le parti-pris nocturne. Il n’y a pas de jour dans le film. Rien que les nuits. Mais évidemment c’est aussi parce que l’astronomie est une science nocturne, et que montrer les jours aurait été une perte de temps.

 

Le parti-pris de filmer de nuit répond à une logique thématique et artistique, mais aussi matérielle.

Je voulais des vraies nuits, et pas d’éclairage additionnel ni de trucages. On était en train de se demander comment faire quand est apparu l’appareil Canon Mark IV, qui permettait de filmer à 25 secondes avec une stabilité parfaite, et à 1600-3200 ISO. Le film est fait comme ça, il est tourné avec un appareil photo. Six mois avant, ce film-là aurait été impossible.

 

C’est votre lunette de Galilée.

C’est notre lampe à voir la nuit. Les questions techniques m’indiffèrent, mais que la lumière change en fonction du souffle des acteurs, parce que les bougies sont effective- ment la seule source lumineuse, je ne m’en lasse pas.

 

Les sujets techniques ne vous intéressent pas, pourtant le film est en grande partie consacré à des enjeux techniques, des appareils…

Les enjeux m’intéressent. Le film parle de ce que c’est que voir, jusqu’à quel point on peut croire à ce qu’on voit, et est-ce que l’instrument est plus fiable que l’oeil.

 

Avez-vous travaillé avec des conseillers scientifiques ?

J’ai écrit seul, avec un considérable travail de documen- tation – il existe beaucoup d’archives. J’ai ensuite fait lire le scénario à plusieurs scientifiques, dont Marc Lachièze-Rey, pour m’assurer qu’il n’y avait pas d’erreurs factuelles.  Le film est fondé sur une idée, qui a l’air simple mais est rarement mise en pratique : si on veut raconter quelque chose, on le raconte et ce n’est pas la peine de rajouter des ingrédients exotiques pour l’épicer, pour la rendre “humaine”. J’ai refusé les recettes habituelles, Kepler en pantoufle, Kepler avec sa femme, sa maîtresse, sa servante, l’histoire d’amour, etc.

La passion scientifique pouvait remplir la totalité de l’espace et elle avait besoin de ça. Pas la peine de ramener de la dramaturgie au sens convenu du terme pour rendre le récit plus intéressant.

L’OEIL DE L’ASTRONOME est aussi très différent des portraits de grands savants réalisés par Rossellini à la fin de sa vie.

En écrivant le scénario, j’étais convaincu que c’était un film adulte, mais quand on a commencé à tourner j’ai vu se dessiner le contour de quelque chose qui ressemblait plus à un conte.

J’en ai été le premier surpris. Il est vrai que j’aime bien filmer très près des choses et assez bas, par exemple j’adore filmer la surface d’une table vue pratiquement à sa hauteur, il doit probablement y avoir de la nostalgie du regard d’enfant. La nuit contribue à ce côté conte.

 

Vous introduisez dans la continuité du film les ruptures que sont les témoignages au procès en sorcellerie de la mère de Kepler.

Je ne voulais pas être prisonnier d’une comédie de cour savante à la Fontenelle. A ce moment là, on est au seuil de la guerre de 30 ans, ce qui se passe autour de Prague – la misère, les procès pour sorcellerie, les persé- cutions… – est monstrueux. Pas possible que le film reste tranquille, à l’écart. Kepler a d’ailleurs été hypersensible à cet environnement. Mais j’ai un peu triché, le procès de la mère a commencé deux ans après. Sinon le film est très fidèle, sur les plans historiques et scientifiques.

 

La recherche scientifique est à vos yeux un bon sujet de fiction ?

Un très bon sujet de film, fiction ou documentaire ! Mais un sujet qui est de plus en plus abandonné. Il y a un abandon général par le cinéma des sujets non psychologiques. Très peu de films fonctionnent comme fonctionnaient les films de Rohmer, dans une espèce de jouissance physique de l’existence du monde matériel. Je trouve ça consternant. Tout est ramené au personnage, à l’état d’âme.

 

Comment avez-vous choisi Denis Lavant ?

Nous avions déjà travaillé ensemble, il était la voix de Viktor Klemperer dans LA LANGUE NE MENT PAS. J’ai découvert alors un comédien capable d’exister de façon extrêmement physique sur le timbre de sa voix, de donner du corps, de la densité, aussi bien à une analyse philologique qu’au récit d’une perquisition de la Gestapo. Je voulais ce mélange très singulier de force et d’intelligence, cette intensité, cette énergie, Kepler est un concentré d’énergie, une véritable pile électrique, en même temps qu’un type assez décalé, hors norme, d’ailleurs le seul grand astronome de l’époque d’origine sociale modeste, fils d’un aubergiste. Parfois rationnel, parfois ironique, parfois illuminé, jamais en repos.

On peut dire ça de Kepler comme de Denis. Et une générosité, une volonté de partager sans réserve et de se dépenser sans compter qui leur est tout aussi commune.

 

Pour l’image, aviez-vous des références picturales ?

Finalement très peu. Les références au réel m’intéressent plus, les effets suscités par ce que fait la lumière d’une bougie derrière une main me touchent plus que la manière dont cela a pu être traité par un peintre. L’intéressant est que ce que l’histoire de l’art appelle le “nocturnisme” apparait exactement au même moment. Galilée et le télescope, Kepler et les ellipses, le coperni- cianisme qui avance très très doucement (cinquante ans après ils sont quatre ou cinq dans toute l’Europe) et en peinture apparait ce genre, le nocturnisme, avec un tableau d’Elsheimer, une Fuite en Egypte de 1609. Mais en regardant bien, je me suis aperçu qu’il n’y a jamais de noir dans les peintures nocturnes – pas plus comme dans les plans de “nuit” de cinéma. Elles sont toujours très éclairées. Mon parti-pris a été d’avoir du vrai noir. Un noir où il puisse avoir le sentiment de se perdre.

 

(NB : cet entretien figure dans le dossier de presse du film)

 

 

 

« Tahrir »: entretien avec Stefano Savona

Mercredi 25 sort en salle Tahrir, Place de la libération, réalisé par Stefano Savona durant les journées qui entrainé la chute de Moubarak. Film remarqué dès sa première présentation au Festival de Locarno en août dernier, film remarquable pour la perception à la fois claire et complexe qu’il offre de la « révolution » égyptienne, ce documentaire est aussi exemplaire des puissances du cinéma. Entretien avec son réalisateur:

 

« Avant les événements de janvier-février 2011, quelle était votre relation à l’Egypte ?

–       J’y suis allé au moins une fois par an depuis pratiquement 20 ans. Depuis 1991, lorsque j’étais étudiant en archéologie, en égyptologie. C’était l’époque de la première guerre du Golfe, j’avais ressenti sur place une atmosphère, une intensité qui m’ont fait abandonner ma vocation d’enfance pour essayer de raconter la réalité contemporaine. J’ai d’abord décidé, au Caire, de devenir photographe. Et quelques années après, c’est à nouveau au Caire que j’ai compris que le cinéma était mieux adapté à ce que je voulais faire. Mais curieusement, alors que c’est certainement le lieu que j’ai le plus filmé, je n’étais jamais arrivé à terminer un film consacré au Caire, je n’arrivais pas à monter ces images. Je crois que c’était l’absence de liberté de parole des gens que je filmais qui m’empêchait d’organiser ces plans entre eux. La parole restait toujours bloquée sur le quotidien.

–       L’expression politique est au centre de votre cinéma.

–       Depuis Carnets d’un combattant kurde en 2006, je sais que ce qui m’intéresse est l’expression de la parole dans un cadre public. L’influence déterminante pour définir mon rôle de cinéaste vient de la lecture d’Hannah Arendt. J’étais parti filmer les combattants kurdes par curiosité, j’avais beaucoup lu sur la résistance italienne, ou L’Hommage à la Catalogne d’Orwell, Arendt m’a donné les moyens de comprendre ce qui relie ces différentes expériences, ce que construisent ces jeunes hommes qui s’en vont de chez eux pour s’engager dans une action politique armée. Palazzo delle Aquile, tourné dans un lieu dédié à la politique officielle envahi par ceux qu’on n’y entend jamais d’habitude, offrait une arène idéale pour filmer ça. Et puis évidemment la Place Tahrir m’est aussitôt apparue comme exemplaire.

–       Vous avez été surpris par le déclenchement des événements en Egypte ?

–       Complètement. Et mes amis égyptiens autant que moi, personne n’imaginait ça. Mais dès les premières informations il m’est apparu qu’on avait affaire à un mouvement politique de masse, avec une immense capacité d’expression, dans un espace délimité. Il était évident que je devais y aller, j’ai arrêté le montage sur lequel je travaillais et j’ai foncé au Caire.

–       Vous êtes parti seul ?

–       Oui, avec ma caméra. Heureusement j’ai bien choisi, j’ai pris la plus petite, qui s’est aussi révélée la meilleure pour filmer comme je voulais. Il s’agit de la Canon 5D, qui est en fait un appareil photo qu’on peut utiliser comme caméra. Je l’ai prise d’abord parce qu’elle passe inaperçue, qu’elle n’a pas l’air d’un matériel professionnel, ce qui simplifie le passage des contrôles.  Mais je suis parti très vite, sans avoir fait d’essais – on ne peut pas faire des tests chez soi pour filmer la révolution… Cet appareil oblige à prendre des risques. Il m’a contraint à m’approcher de ceux que je filmais. Il me fallait reproduire le processus de focalisation qu’on a au milieu d’une foule, lorsqu’il se passe en permanence beaucoup de choses à la fois. L’esprit fait constamment un travail de sélection et de concentration, de toute façon il est exclu de tout voir. On ne voit que ce qu’on regarde. Aucune intention ne précède l’enregistrement. Dans une situation où on a, potentiellement, des dizaines de milliers d’interlocuteurs, il faut en permanence faire de tels choix, et les caractéristiques techniques de l’appareil m’ont forcé à aller encore plus dans ce sens. Très vite, j’ai compris que c’était avec mes pieds que devais construire la distance, pas avec des procédés optiques : aller vers ceux que je choisissais, m’approcher réellement à la distance voulue de ce que je voulais montrer. Mais mes méthodes de travail ont évolué pendant la durée du tournage, ça se voit dans le film. La beauté du documentaire est de s’inventer en permanence. On ne peut pas revenir en arrière, on ne peut pas refaire.

–       Qu’est-ce qui vous frappe lorsque vous arrivez Place Tahrir ?

–       La diversité des gens présents. On voyait qu’ils venaient de milieux sociaux et des régions différentes, des paysans, des étudiants, des grands bourgeois, des employés, des gens très religieux et d’autres pas du tout…. Et j’ai été frappé par la manière dont on pouvait circuler entre eux, dont eux-mêmes se mélangeaient, dès que quelqu’un dans un groupe disait quelque chose, quelqu’un venu d’un autre groupe venait lui répondre. Personne ne demandait l’autorisation pour prendre la parole, y compris entre des groupes qui, quelques jours plus tôt, ne se seraient jamais adressé la parole. Un autre aspect intéressant concerne la disparition de l’espace privé : la Place était véritablement à tout le monde.  J’avais pris le rideau de douche de ma chambre d’hôtel pour dormir par terre, il faisait vraiment froid et je voulais m’isoler du sol avec ce rideau et le rabattre sur moi mais dès que je l’ai posé par terre un type m’a demandé s’il pouvait se coucher à côté. C’était évident.

–       Vous avez trouvé rapidement comment commencer à filmer ?

–       Que l’espace soit devenu collectif rend mon travail beaucoup plus facile. La caméra ne brise plus une intimité, elle a sa place, comme tout le monde. Il n’y a plus ce travail difficile, que requiert souvent le documentaire, de construire sa position, de se faire accepter, d’entrer dans un cercle privé.

–       Connaissiez-vous déjà certains de ceux qu’on suit plus particulièrement ?

–       Non, je les ai tous rencontrés en arrivant Place Tahrir, parmi beaucoup d’autres. J’ai choisi ceux-là à l’instinct. Je ne voulais surtout pas des archétype, des représentants de telle ou telle position ou définition. Le problème du documentaire aujourd’hui est qu’il doit décider à l’avance quelle histoire il raconte, et choisir ses personnages pour qu’ils représentent les composantes de cette histoire. Je voulais le contraire, la complexité et les contradictions de personnes qui ne sont pas des personnages. Je ne cherche pas à construire une description analytique, je ne fais pas du journalisme (qui est très utile aussi), je fais du cinéma. J’essaie de donner à partager une autre perception de l’événement. Fabrice à Waterloo est un mauvais observateur objectif des événements, mais Stendhal produit une perception de la bataille qui reste, et qui dit une autre vérité. C’est un peu ce que j’essaie de faire.

–       Un des problèmes qu’affronte le film est de raconter une situation vécue dans l’ignorance et l’inquiétude en ce qui concerne sa durée et sur son issue, alors que les spectateurs connaitrons, eux, la réponse à ces questions.

–       D’où la nécessité d’avoir ces moments d’opacité, d’attente, de tout ce qui troue le déroulement de ce qui n’était évidemment pas vécu comme se déroulant selon un scénario réglé, ou menant à une solution. Personne ne savait comment ça finirait, il fallait faire ressentir cela aux spectateurs même si eux connaissent l’issue. Il faut faire ressentir la grande incertitude qui a régné durant ces jours et ces nuits.

–        Comment avez-vous réalisé la prise de son ?

–       J’avais un petit enregistreur, fixé à la caméra. Comme j’étais seul j’ai d’abord cru que j’étais obligé de tout capter du même point. Ensuite, j’ai compris que je pouvais placer l’enregistreur ailleurs, au milieu de ceux qui parlaient même si je tournais à distance, souvent je le mettais dans la poche d’une des personnes qui parlaient. Quand ils discutaient entre eux j’aimais bien laisser un écart. Ils savaient que je ne parle pas arabe, donc ils ne parlaient pas pour moi, ma présence n’affectait pas leurs discussions. J’étais prêt à aller très loin dans la séparation entre image et son, à monter beaucoup de paroles off. Je pensais aux films sur les concerts rock des années 70, où on voit souvent la foule tandis qu’on entend la musique. Finalement je n’ai pas eu besoin d’aller si loin, mais ça m’a donné une grande liberté. L’enregistreur 5.1 permet une bonne perception des sons dans l’espace, il est  important que les spectateurs sentent la multiplicité des ambiances sonores sur cette place immense où il se passait en permanence plein de choses différentes.

–       Combien de temps êtes vous resté sur la place ?

–       Deux semaines exactement, du samedi 29 janvier au samedi 12 février, le lendemain de la chute de Moubarak.

–       Avez-vous beaucoup filmé ?

–       Pas tellement, une trentaine d’heures : les contraintes techniques m’obligeaient à faire des choix. Il faut pouvoir recharger les batteries, et décharger les cartes mémoire dans l’ordinateur, laissé dans un hôtel, à quelques centaines de mètres mais qui était souvent inaccessible. Du coup j’ai dû prendre beaucoup de décisions en temps réel, ce qui est une bonne chose, on a une perception intuitive de la situation. Le film est vraiment né sur la Place.

–       Le film réussit la gageure d’articuler sans cesse l’individuel au collectif. Dans l’excitation du moment, quelle a été votre stratégie pour y parvenir ?

–       En choisissant, de manière intuitive, quelques personnes, et en les suivant pour voir où ils m’emmenaient. En leur demandant pourquoi ils allaient à tel endroit. Ils ont été moteur, ils m’ont lancé sur des voies qu’ensuite il m’est arrivé de suivre sans eux.

–       Quelle a été leur réaction quand vous leur avez montré le film ?

–       Ils se sont découverts différents : la lutte politique, l’action collective changent les gens. Le film les a rassurés sur la réalité de ce qu’ils avaient fait, ils m’ont raconté que depuis le 11 février souvent ils se demandaient s’ils n’avaient pas imaginé ce qui était arrivé.

(Une version légèrement différente de cet entretien figure dans le dossier de presse du film)

Godard Premiers Plans

Du 20 au 29 janvier a lieu le 24e Festival « Premiers Plans », une des meilleures manifestations cinématographiques de ce pays, qui en compte pléthore. A côté de sa compétition d’oeuvres de jeunes réalisateurs européens et de multiples autres et judicieuses programmations, le festival dédie cette année une rétrospective à Jean-Luc Godard. On dira que ce n’est pas très original. On aura un peu raison et complètement tort. Raison, parce que Godard, le nom de Godard est un des mieux connus de quiconque s’intéresse même vaguement au cinéma, aux arts, à la culture. Tort parce que les films sont peu ou pas vus. Tort parce que « l’image de marque » a recouvert le travail immense accompli durant plus d’un demi-siècle. Tort parce qu’une des caractéristiques d’Angers est d’attirer en très grand nombre de jeunes spectateurs, lycéens et étudiants. Et qu’il serait débile de croire que « Godard, ils connaissent. » Et qu’il y a d’abord et surtout du plaisir à découvrir ces films, les plus connus et les autres. Et que très vite on se rend compte que les autres spectateurs, les moins jeunes, les plus cultivés, eux-non plus ne connaissent pas vraiment, ou qu’on a oublié, simplifié, figé. D’où ce petit texte, rédigé pour le catalogue du festival.

D’un inconnu trop célèbre

Tout de suite, il a été le cinéaste le plus célèbre de son temps. Parce que ses films étaient drôles, étaient beaux. Parce que ses films flanquaient drôlement la panique dans les habitudes des réalisateurs et des spectateurs, et en beauté. Et parce qu’on a aimé ça, à ce moment, le changement, l’invention, l’expérience de la nouveauté. La Nouvelle Vague, disait-on.

Lui, il disait qu’avec ses copains des Cahiers du cinéma ils faisaient déjà du cinéma dans les années 50, mais avec leur stylo faute d’avoir accès aux caméras. Mais lui seul, ensuite, ferait encore et toujours de la critique, en réalisant des vrais films.

Il a été amoureux, farceur, en colère, chercheur, mélancolique, et toujours c’était avec une caméra, et voilà que c’était les films eux-mêmes qui étaient amoureux, déconnants, furibards, attentifs et studieux, désespérés, comme jamais films ne l’avaient été.

En huit ans (1960-1967) il a réalisé quinze films plus étonnants les uns que les autres. On l’a interdit, insulté, semi-déifié et souvent défié. Rythme d’enfer carburant à l’amour éperdu du cinéma, à la pulsion de miser toujours davantage sur ses puissances. Et puis banco, le tout pour le tout, et cassure.

68. Il fallait changer le monde. A ses yeux, seul le cinéma était assez grand, assez beau, assez juste pour accomplir cela. Mais pour cela il devait se réinventer, et par là le monde lui-même se réinventerait. Il a cru ça, il a tout brûlé au nom de ça, lui qui avait tout.

Il se trompait. Et il y avait dans sa manière de se tromper plus de courage, plus de générosité et plus d’espoir que chez ceux qui eurent raison. L’exigence de tout vraiment transformer, de casser les principes essentiels d’une machine quand même inventée par des patrons d’industrie et mise en forme par des commerçants et des comptables le laissèrent sur la grève, qui ne fut pas générale, pas du tout. Sur la barricade d’un autre possible cinéma, il s’est battu et est tombé. Cela s’appelle l’honneur.

En douze ans (1968-1980) il avait travaillé, avec d’autres, à 20 ou 25 projets, essayé, questionné, attaqué, défendu.

Tombé, il s’est relevé, il est revenu vers les autres, les autres gens et les autres films, comme on avait continué de les faire. 1981-1995, il s’est inventé une place impossible, artisan précis dont les fabrications construisent le questionnement de ses manières de travailler. Ça valait pour lui, Passion, Marie, Carmen… Sauve qui peut !, Hélas… ça valait pour tous les autres, mais les autres… Et puis il est arrivé ça : il avait combattu bien des ennemis, toujours plus forts que lui. Il avait souvent perdu, pas toujours, mais à la fin si, quand même. Voilà qu’il en rencontrait un nouveau, pire. L’ennemi s’appelait JLG. L’époque était aux marques, aux logos. Contre ce qu’il essayait de reconstruire, c’est sa propre labellisation, indexée sur la gloire d’A bout de souffle, du Mépris et de Pierrot le fou comme des actions sur le cours du pétrole, qui se dressait contre ce qu’il voulait faire. JLG devint une vedette, et l’ensevelit. On mettait JLG en couverture des journaux, on se répétait ses bons mots, ça finissait de dispenser de voir ce que lui faisait, ce qu’il fait, au présent, toujours au présent. En 2012, on en est encore là.

Dans le siècle qui finissait, il a inventé la grande machine à penser ce siècle, Histoire(s) du cinéma, avec dix ans d’avance sur les machines numériques, avec la sensibilité en lieu et place de l’ « interactivité ». Il marche dans les montagnes suisses, il vole en esprit aux côtés de ceux qui combattent à Sarajevo, il entend les voix qui reviennent des grottes de la Résistance, des décombres de Sabra et Chatila, il en fait des images qui crient, des couleurs qui chantent, des poèmes à regarder dans le noir.

Il est triste souvent, c’est vrai. Mais ses films ne sont pas tristes, ils ne peuvent pas. Même habités du deuil de ce qui a été trop aimé, trop espéré, ils ne savent pas ne pas rayonner de la beauté inouïe d’un arbre dans le vent, d’un visage dans la lumière, de la rencontre d’un accord de musique et d’un sourire. C’était comme ça avec l’insolence de Belmondo A bout de souffle, c’était comme ça lorsque Michel Subor voyait pour la première fois Anna Karina dans les rues de Genève, c’était comme ça lorsque la grosse caméra Mitchell glissait sur les rails du travelling sous l’autorité de Fritz Lang, c’était comme ça lorsqu’Anne Wiazemsky croisait les Panthères noires pendant que les Stones cherchaient Sympathy for the Devil, quand montait la chanson à la fin de Numéro 2, c’était comme ça lorsque Nathalie Baye dévalait la route ou qu’Isabelle Huppert suivait des yeux le camion dans les rues ou que la photo d’un enfant songeur soudain nous regardait, de sa place qui n’est pas la nôtre. La serviette jaune de Marushka Detmers. Le petit chapeau d’oncle Jean. Le lama dans la station service. C’est comme ça. Cela doit-il être ? Cela est !

Il s’appelle Jean-Luc Godard. Ce n’est pas très important. Mais les films, oui. Toute cette marée furieuse a enfanté à travers les années ces choses-là, les films. Ces « choses » furent extraordinairement de leur temps, elles sont du nôtre. Drôles, étranges, furieuses, dérangeantes. Ceux qui ont vu ces films n’ont pas d’avance sur les autres, ils restent sans fin à découvrir.

Statut de Bela T

Le Cheval de Turin (en salles) et intégrale « Bela Tarr, l’alchimiste » au Centre Pompidou jusqu’au 2 janvier.

Les Harmonies Werckmeister (2000)

Cela a commencé par une danse. La danse des planètes. Des planètes humaines, piliers d’un bistrot de la plaine hongroise transformés en astres burlesques et gracieux. Il y avait de la rudesse, et d’emblée, et à jamais, une sorte de tendresse définitive pour le genre humain, sans aveuglement aucun sur ses laideurs et ses horreurs. C’était le premier plan d’une œuvre immense, étrange, où chaque nouvelle séquence était comme d’entrer dans un autre monde aux lois improbables, et qui pourtant, toujours, était notre monde. Cela s’appelle poésie. C’était en 2000, quelques centaines de spectateurs à Cannes, quelques milliers peu après, lors de la sortie des Harmonies Werckmeister, vivaient un de ces événements dont on sait qu’il y aura désormais un avant et un après : la découverte d’un grand artiste, moderne et archaïque.

Avant, très peu de gens, en tout cas hors de son pays, connaissaient les films de Bela Tarr. Ils ont été ensuite des milliers à découvrir son œuvre. Samedi 3 décembre, des centaines de spectateurs se pressaient dans le sous-sol de Beaubourg pour écouter sa leçon de cinéma, obligeant le Centre à ouvrir une deuxième salle reliée par visioconférence, laissant malgré tout une petite foule de déçus sur le carreau, après une succession de projections à guichet fermés des films du cinéaste hongrois et un début remarquable et remarqué de son nouveau film en salles, Le Cheval de Turin. Cet accueil passionné marquait un nouveau changement de régime du statut de Bela Tarr, un saut aussi ample que celui accompli 11 ans plus tôt.

A l’époque, on découvrait un cinéaste dont la plus grande partie de l’œuvre était déjà derrière lui. Des dix longs métrages qui composent son travail de réalisateur, auquel il a désormais mis un terme, Les Harmonies est le huitième. Depuis, on avait pu reconstituer au hasard d’hommages ou de festivals une partie de son parcours depuis Le Nid familial (1977), même si l’intégrale ne devient disponible que grâce au Centre Pompidou, dont il faut dire le rôle majeur pour la reconnaissance de grands cinéastes depuis plus de dix ans – Schroeter, Yoshida, Perlov, Herzog, Moullet et bien d’autres ont eux aussi changé de place dans l’histoire du cinéma et dans la perception des cinéphiles après l’adoubement de Beaubourg.

L’intégrale proposée jusqu’au 2 janvier 2012 révèle que, du jeune homme en colère contre l’étouffante Hongrie socialiste à la méditation pessimiste sur le genre humain, tout ou presque a changé dans le style de Bela Tarr. Mais que son exigence à la fois envers une moins piètre humanité et à l’égard des plus hautes ressources du cinéma est restée intacte, même si les moyens artistiques dont elle use n’ont cessé de se déployer et de s’affirmer. Il y a bien un tournant vers le recours aux plans séquences à partir de Damnation en 1987, radicalisé par la fresque de sept heures et quart qu’est Satantango (1994). L’aventurier intrépide a changé de véhicule, il va plus loin, mais toujours du côté des sommets et des gouffres.

L’expérience hors norme de Satantango cristallise aussi le caractère irréductiblement cinématographique d’une écriture qui répond au texte littéraire du roman homonyme de Laszlo Krasnahorkai. Beaubourg a surnommé Tarr « l’alchimiste », sa caméra-athanor transmute la matière écrite en matière filmique selon des recettes à bases de mouvements lents, de durée vibrante et d’attention infinie aux visages et aux gestes comme aux météores. On en aura un autre exemple fascinant avec la transformation du roman Mélancolie de la résistance (Gallimard) du même Krasnahorkai en Harmonies Werckmeister qui, à son tour, inspirera à l’écrivain Thésée universel (Editions Vagabonde).  Mentionner ces mutations, comme les transformations fondamentales de L’Homme de Londres de Simenon pour obtenir  le film homonyme, n’est pas faire affichage d’érudition. C’est seulement tenter de suivre un des fils guidant à travers l’immense processus de construction sensorielle que sont les films de Bela Tarr.

On a dit que les plans séquences sont la marque de son écriture cinématographique. C’est vrai, au sens où les plans sont très longs (treize suffisent aux 2h25 du Cheval Turin). Mais on n’a rien dit ou presque en disant cela, tant ce qui advient à l’intérieur d’un plan séquence est singulier, inattendu, différent d’un cas à l’autre, riche de variations de cadres, de lumière, d’intensités émotionnelles, ou parfois au contraire se saturant lentement d’un sentiment unique montant vers le paroxysme.

« Les films de Bela Tarr ne parlent pas d’espoir. Ils sont cet espoir » écrit Jacques Rancière dans le remarquable petit livre publié chez Capricci à l’occasion de son intégrale au Centre Pompidou. On ne saurait mieux dire. Expérience radicale, au sens où elle perturbe les habitudes de spectateurs, la vision de ces films demande quelque chose qui est à la fois aisé et rare : accepter d’entrer dans un état inhabituel, se rendre disponible à, disons, « un rapport au monde » engendré par la durée, la profondeur des noirs et la délicatesse des gris, le vent et la pluie, la rude présence des objets et des corps. Lors de sa leçon de cinéma, Bela Tarr racontait que son chef opérateur lui avait fait remarquer que, pendant le tournage, dès qu’il disait « moteur », la respiration de toutes les personnes présentes, acteurs et techniciens, se synchronisait. C’est une entrée en résonnance comparable que demandent ses films de ses spectateurs – comme tout grand film peut-être, mais le souffle des réalisations de Bela Tarr est d’une profondeur singulière.

Le Cheval de Turin (2011)

S’y rendre disponible est la promesse d’émotions exceptionnelle, c’est a nouveau le cas avec Le Cheval de Turin, découverte bouleversante du dernier Festival de Berlin, où le film a reçu l’Ours d’argent. La foule qui se pressait à la première publique du film à Paris, la quasi-émeute déclenchée par la leçon de cinéma au Centre Pompidou, le succès des projections de tous ses films sonnent comme bien mieux qu’une revanche contre l’indigne accueil réservé par les festivaliers cannois à L’Homme de Londres en 2007 : la marque incontestable de la reconnaissance, enfin, de la juste place de Bela Tarr.