L’actrice palestinienne Bahira Ablassi joue celle qui se fabrique le costume d’un défi et d’un refus sous le regard venu d’ailleurs d’Irène Jacob.
Réalisé avant les attaques du Hamas du 7 octobre 2023, le dernier film d’Amos Gitaï prend un sens nouveau et brûlant dans le contexte actuel.
À l’heure où l’armée israélienne massacre par milliers femmes et enfants palestiniens, où le gouvernement d’unité nationale israélien réduit à la famine une population entière, où les colons juifs commettent d’innombrables crimes en Cisjordanie et en Israël, que faire d’un film du cinéaste israélien Amos Gitaï?
D’abord, le voir. Le voir, évidemment, en pleine conscience qu’il a été conçu et réalisé avant les attentats criminels du Hamas, le 7 octobre 2023, et de ce qui se passe depuis. Mais le voir, inévitablement, dans la période actuelle en son extrême et injustifiable violence.
Pour que, du fond du chagrin et de la colère, se réverbèrent les échos d’un état des choses qui a, de fait, enfanté celui du présent –un présent qui est, aussi, la conséquence d’une histoire au long cours.
Huis clos verrouillé et connecté
Avec son habituelle virtuosité à synthétiser une situation complexe grâce à des moyens de cinéma, organisations de l’espace, déplacements, hors-champs, le réalisateur des documentaires Bait (House, 1980) et Une maison à Jérusalem (1998) construit un huis clos à la fois verrouillé et connecté au monde, dont cet ancien étudiant en architecture a le secret.
«Shikun» veut dire «immeuble de logement social» en hébreu; HLM en serait un équivalent. L’immeuble du film existe, dans la ville de Beer-Sheva (district sud d’Israël): il passe pour le plus long bâtiment moderne de la région. Après les décors uniques et pourtant multiples de Leila in Haifa et de Ana Arabia, après le décor unique mais en mouvement dans la ville de Un tramway à Jérusalem, les couloirs, les pièces et les sous-sols de l’immeuble matérialisent le labyrinthe des rapports humains au sein de la société israélienne.
Ses méandres et ses multiples tensions ne sont pas seulement matérialisés par l’organisation spatiale et les manières d’y circuler en longs plans-séquences, mais par les multiples langues qu’y parlent des personnages d’origines diverses –juifs, arabes, Ukrainiens…– au statut social, aux croyances et aux rapports à l’existence variés.

Dans les couloirs de l’immense immeuble, la solitude cernée par les menaces et les incompréhensions. | Épicentre Films
L’étrangère et les rhinocéros
Circulant parmi eux, dansante, à contre-courant, l’étrangère interprétée par Irène Jacob est la témoin déboussolée et attentive de ces tensions multiples, tandis que monte à l’extérieur une menace concrétisée par un être mythologique emprunté à l’histoire du théâtre.
Amos Gitaï a repris des fragments entiers de la pièce Rhinocéros d’Eugène Ionesco, faisant des pachydermes la métaphore de toutes les formes d’enfermement identitaire dans lesquelles se recroquevillent celles et ceux qui préfèrent les certitudes qui excluent.
Les rhinos rôdent autour du shikun. Dehors, dedans, nombreux sont ceux qui choisissent de s’enfermer dans leurs carapaces, métaphores explicites de l’intégrisme, du populisme, du racisme, du conformisme et de l’écrasement des différences et des complexités.
La mémoire de la Shoah, l’avidité des milieux d’affaires, les gestes de résistance symboliques, la culture yiddish, la guerre en Ukraine, les suprémacistes juifs, les égoïsmes, le désir d’être en communauté, le conformisme moutonnier et des mouvements intérieurs et parfois contradictoires animent l’espace de l’immeuble, au gré des circulations rendues fluides par l’usage inédit de la trottinette comme dispositif de prise de vue.
Ces événements, ces souvenirs et ces affects hantent les multiples protagonistes habités de récits, d’intérêts, d’émotions, avec comme point de bascule instable leur soumission ou pas aux fabricants de peur, dont le Hamas et le gouvernement israélien d’extrême droite sont, dans ce contexte, les figures en miroir.
À contre-courant d’un mouvement où la diversité n’empêche pas l’enrégimentement. | Épicentre Films
Composante d’une chorégraphie hypnotique, les étrangetés de ces protagonistes, leurs parts d’ombre ou de mythe se déploient selon des lignes musicales traduites en corps, en mots, en gestes, en costumes, en objets, aussi bien qu’en –très belles– mélodies.
Parmi elles, s’entend tout de même clairement la voix qui dit: «Comment avez-vous pu?»
C’est la voix imaginaire d’enfants israéliens s’adressant à leurs parents, les Israéliens d’aujourd’hui (ou plutôt d’hier, d’avant le 7 octobre 2023) pour ne pas leur pardonner l’infinie litanie des crimes et injustices perpétrés contre les Palestiniens depuis des décennies –un texte emprunté à la journaliste israélienne Amira Hass qui vit et travaille en Cisjordanie, d’où elle continue d’envoyer ses articles. (…)

Jeux de masques entre Laila et son riche mari (Akram J. Khoury). | Epicentre
Dans la partie galerie, Gil le photographe et sa demi-sœur Naama (Naama Preis), et dans le fond, le train. | Epicentre
Khawla (Khawla Ibraheem), combative et angoissée, lancée dans une course éperdue contre le sort que tous autour d’elle lui réservent. | Epicentre












