Venise 70-3 (31/08) Deux réalisatrices réveillent la Mostra

Elena Cotta et Emma Dante dans Via Castellana Bandiera

 

Nous attendions l’une et pas l’autre. Ce « nous » ne concernent pas les festivaliens italiens, qui connaissent, eux, Emma Dante, figure importante du théâtre conemporain, et également romancière. Son premier long métrage, Via Castellana Bandiera, dont elle est aussi une des interprètes principales, à côté de la star montante Alba Rohrwacher, est une très heureuse surprise. En hommage au Grand Embouteillage de Comencini, on pourrait le surnommer « le petit embouteillage », puisqu’il ne met aux prises que deux voitures, bloquées face à face dans une ruelle de Palerme. Mais si Via Castellana Bandiera évoque en effet le meilleur de la comédie italienne des années 60-70, il renvoie aussi à deux autres traditions, la tragédie antique et le western. C’est dire combien cette situation simple comme une parabole est riche de sens multiples, une des vertus du film étant de ne surtout pas choisir entre ceux-ci. Le face-à-face de deux femmes au volant de leur voiture (la Dante et la remarquable Elena Cotta en vieille albanaise au bout du malheur), qui finit par mobiliser tout un quartier pour des motivations aussi diverses que peut avouables, possède surtout une qualité qu’on désespérait de retrouver dans le cinéma italien fondé sur la représentation stylisée des comportements populaires. De Bellissima ou Il bidone aux Monstres ou à Mes chers amis, ou même à Affreux sales et méchants, c’était la grandeur de ce cinéma d’avoir surtout porter un regard très critique, volontiers grotesque ou aussi outré que le permet l’héritage de la commedia dell’arte, sans jamais mépriser ceux qui étaient filmés ; exactement ce qu’il a été ensuite incapable de faire, sous l’influence trop visible des veuleries télévisuelles – y compris lorsqu’il prétendait les dénoncer, comme récemment  Reality de Garrone.

Jesse Eisenberg dans Night Moves de Kelly Reichardt

Plus attendue, mais pas tout à fait là où on l’attendait, la réalisatrice américaine Kelly Reichardt confirme néanmoins tous les espoirs suscités par Old Joy, Wendy et Lucy et La Dernière Piste. Son nouveau film, Night Moves, conte l’histoire de trois militants écologistes radicaux décidant de faire sauter un barrage, et ce qu’il en résulte. Il vaut moins par sa trame narrative que par la beauté et la richesse de chaque plan. Les forêts de l’Oregon, les fruit de la ferme coopérative, la nuit sur le lac de retenue, ou les échanges entre les trois protagonistes sont filmés avec une grâce légère, où sans cesse vibrent une pluralité de sens, une capacité de proximité et en même temps d’interrogation, la convocation d’imaginaires qui viennent aussi bien de l’imagerie de l’action révolutionnaire que de souvenirs de films d’aventures, ou de Dostoïevski.

Rares sont les films qui réussissent à construire autant d’empathie avec leurs personnages tout en conservant les doutes sur ce qu’ils font, rares sont les œuvres où les ressorts tendus du thriller s’activent avec cette douceur capable de respecter les humains et les arbres, les lumières et les matières.

Kelly Reichardt est une grande cinéaste sensualiste, du genre qui rendrait vibrant la figuration à l’écran d’une borne routière. Pas parce qu’elle possède on ne sait quelle technique supérieure, mais parce qu’il est clair qu’elle ne filme que ce avec quoi elle entre, d’une manière ou d’une autre en résonnance intime, et qu’elle sait faire en sorte que sa caméra en garde la trace. Si elle ne fait rien exploser, elle est bien elle aussi une sorte de ciné-écologiste radicale, au sens d’une très intense connexion avec la multiplicité et l’hétérogénéité du monde, par les moyens du cinéma.

«Django Unchained» et «Lincoln», il était deux fois la révolution

Bien que très différents, les derniers films de Tarantino et Spielberg, qui sortent à deux semaines d’écart, partagent la même foi dans le grand acte politique qui, par le fer et la parole, fait basculer le monde.

Leonardo DiCaprio, Christoph Waltz, Samuel L. Jackson et Jamie Foxx dans «Django Unchained» (Sony Pictures).

 

Tout de suite, le cadre de Django Unchained est posé: ce sera celui du mythe. Chanson «western», puis musique «à la Ennio Morricone» —en fait: de Ennio Morricone—, cadrages magnifiant l’ampleur cosmique du paysage, profil de Jamie Foxx isolé parmi la file de Noirs enchainés et filmé tel un dieu grec.

Django arrive. Cet homme noir vient de quelque part, et même de pas moins de trois lieux à la fois. Ça va péter! Exploser, gicler, tonitruer, rollercoasteriser grave, à l’image et au son, pendant 170 minutes, au nom de cette triple origine.

Django n’est pas du tout le héros du western classique, venu du nulle part et voué à redisparaître dans le soleil couchant, figure du Bien ayant effacé ses origines de miséreux européen. Il n’est pas le héros du western moderne, produit de son époque et de ses contradictions. Et il n’est pas le héros du western postmoderne, pure figure graphique et sensorielle (tel son homonyme inventé par Sergio Corbucci, dont le Django de 1966 ressort opportunément le 23 janvier).

1+2+3=violence déchaînée

D’où viens-tu Django?

1) D’une plantation du Sud des Etats-Unis juste avant la guerre de Sécession, donc de l’enfer de l’esclavage.

2) De l’outrageante insuffisance de la prise en compte de la brutalité de cet enfer dans l’imaginaire collectif américain. Hollywood n’a pas nié l’esclavage, et face à Naissance d’une nation, film dont Tarantino dit «qu’il l’obsède», et à Autant en emporte le vent (deux titres fondateurs du cinéma US, tous deux pro-Sudistes), on trouverait bien sûr nombre de réalisations dénonçant le sort des Noirs.

Mais la fabrique mythologique moderne n’a jamais massivement fait de la dénonciation des crimes inouïs et ininterrompus sur lesquels s’est bâtie la première prospérité américaine un enjeu de spectacle —alors que, très lentement et encore insuffisamment, le génocide des Indiens a fini par être pris en compte, après avoir été systématiquement inversé, faisant des victimes les bourreaux, durant plus d’un demi-siècle.

3) Des Etats-Unis d’aujourd’hui, ceux du Tea Party, de Fox News, de la surenchère extrémiste de la plupart des candidats à l’investiture républicaine en 2012. Du point de vue de Tarantino, ces gens-là ne sont pas des concitoyens aux opinions différentes des siennes, mais un ramassis d’abrutis malfaisants qu’il convient de réduire à néant par tous les moyens pour rendre l’air un tant soit peu plus respirable.

1+2+3=la déferlante de violence déchainée, comme l’indique le titre. Pour déclencher cette explosion, il faut une mèche, un dispositif de mise à feu. Celui-ci vient encore d’ailleurs: d’Europe, et du langage.

Irruption décisive du langage

On sait depuis la première scène du premier film de Quentin Tarantino, le conciliabule au restaurant en ouverture de Reservoir Dogs, l’importance décisive qu’il accorde à la parole. Et tous ses films fonctionnent sur des escalades en contrepoint de dialogues (ou de monologues) et d’action. Soit l’introduction comme corps étranger, perturbateur, d’une dimension toujours d’habitude marginalisée par la quête d’efficacité du spectacle hollywoodien («Pas de paroles, des actes»).

Tarantino fait un usage distancié, affichant son artifice, de l’usage des mots, à la différence de la présence massive de la parole chez Scorsese par exemple, où elle est organique, fait partie de la définition des personnages en relation avec leurs racines européennes, italiennes. Alors que l’usage immodéré des mots, et de phrases construites, sophistiquées, souvent s’interrogeant sur leur propre sens ou leur propre statut (rappelez-vous les arguties sémantiques de Travolta et Jackson dans Pulp Fiction), est clairement toujours un élément extérieur, intrusif et perturbateur, dont la présence a des effets finalement ravageurs.

Dans Django Unchained, cette irruption décisive du langage est incarnée avec une jubilatoire faconde par Christoph Waltz, le mémorable colonel Landa d’Inglourious Basterds. Waltz est devenu en deux films un «être tarantinien» par excellence, c’est à dire un personnage venu d’ailleurs, et capable d’une virtuosité d’expression verbale exceptionnelle, susceptible de dérégler les dramaturgies installées, de libérer des forces contenues par les manières habituelles de régler les rapports humains —et de raconter les histoires. Herr Doktor King Schultz libère Django, pas seulement au sens propre, mais au sens où la physique parle de la libération des puissances de l’atome.

Exactement comme Inglourious Basterds faisait penser à l’inscription sur la guitare de Woody Guthrie, «This machine kills fascists», Django Unchained porte en étendard «This machine kills racists». L’acte de «tuer» ne s’entendant, ne pouvant s’entendre qu’à l’aune des puissances particulières d’une guitare ou d’un film, et pas d’un fusil d’assaut —ce qui est une petite différence avec les braves gens de la NRA et assimilés.

Exemplaire est à cet égard la séquence renversant sur des membres du Klu Klux Klan un tombereau de ridicule, non pas parce que cela fait du bien de se moquer de salopards débiles, mais parce que cela s’inscrit dans un contexte qui insiste sur les effets atroces de ce qu’ils représentent. Le burlesque ne distrait pas de l’horrifique ni ne l’enrobe, ils sont deux modèles de munition au service du même combat.

Un combat qui se déroule dans les salles de cinéma

Ce combat ne se déroule pas dans le Sud des Etats-Unis au milieu du 19e siècle, mais dans les salles de cinéma au début du 21e. Pas plus que le précédent film ne se référait à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, mais à l’univers imaginaire qui a été construit à partir d’elle, le nouveau film n’est pas une description des conditions réelles de l’esclavage, ni une fiction réaliste de ce qu’aurait pu y faire un noir révolté et particulièrement doué pour l’usage des armes.

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Comme un ouragan

 

Les Bêtes du Sud sauvage de Benh Zeitlin

Tout de suite c’est évident. Benh Zeitlin, trentenaire parfaitement inconnu il y a un an, possède un sens incontestable de la réalisation, qui justifie sans réserve la pluie de récompenses qui s’est abattue sur son premier film depuis sa présentation à Sundance en janvier et à Cannes en mai, où il a notamment reçu la Caméra d’or. Grâce et énergie, sens du mouvement, des couleurs et du jeu entre images, bruits et musique, pas la peine de tourner autour du pot, le garçon est doué, très doué.

De ces heureuses dispositions, il fait la ressource d’un conte qui puise aux meilleures sources : celles d’un cinéma venu d’une certaine sauvagerie, qui tient à la fois à l’enfance, à la nature et à l’invisible, avec comme références principales La Nuit du chasseur et  Princesse Mononoke, il y a pire comme parrainages. On pourrait y ajouter une tradition du roman rural américain, et notamment le rapport magique au monde dont était porteur l’enfant narrateur de Fantasia chez les ploucs, avec des échos de la première partie de Le Bruit et la fureur.

Le risque d’une certaine roublardise n’est pas évité, il réside tout entier dans la « performance » de la petite interprète principale, une poupée noire de six ans nomme Hushpuppie (Quvenzhané  Wallis), et dont les numéros d’enfant surdouée aux performances aguicheuses sont la dangereuse limite de ce genre d’exercice. Mais si Zeitlin ne se prive pas de capitaliser sur cet aspect, il est loin, très loin de s’en contenter. Et le mouvement d’ensemble du film emporte sans mal ce risque de complaisance, comme l’ouragan qui s’abat sur le monde de Hushpuppie et engloutit cet environnement de marginaux des bayous.

Ce déluge renvoie aussi bien à la catastrophe biblique qu’à la tragédie de Katerina, deux manières d’inscrire les déréglements du climat dans une perspective apocalyptique. Il est la manifestation la plus évidente de ce qui ne cesse d’alimenter le film : un déferlement de situations perçues supposément par une gamine de 5 ans, comme une vague ininterrompue de situations extrêmes, ce qui tend à mettre au même niveau les événements qui scandent son existence. Il en va ainsi des fêtes organisées par les habitants de cette zone de marais et de canaux présentée comme peuplée de bons vivants, personnages rabelaisiens revisités par la radicalité libertarian, l’absence d’une mère mythique, si hot que l’eau se mettait à bouillir toute seule dans les casseroles à son passage, la pêche aux poissons-chats avec papa, l’affrontement avec tout ce qui ressemble à un agent de l’administration, l’aventure de préparer le dîner, les animaux préhistoriques qui hantent l’imagination de la petite fille, ses échanges avec son père alcoolique, énergique, mal embouché et atteint d’un cancer en phase  terminale, échanges sur le mode de l’affrontement paroxystique, du défi existentiel comme du jeu initiatique.

Benh Zeitlin a une conception efficace de la mise en scène : il filme comme un surfeur, toujours en mouvement à la crête de la vague que son scénario génère. Et ainsi donne vie à une épopée, celle d’une héroïne haute comme trois mangues dans un monde légendaire surnommé the Bathtub. Cette « baignoire » est une utopie. Bien davantage que par la digue protectrice et dangereuse qui marque sa séparation avec la société contemporaine, elle est circonscrite une autre idée de la vie, un autre rapport entre imaginaire et réalité.

Non pas un rapport d’illusion consolatrice et d’évasion du réel dans la fantaisie, mais une conception du monde pré-moderne, qui a partie liée avec l’animisme, et où habitent ensemble selon des règles qu’il faut comprendre, les vivants et les morts, les présents et les absents, les humains, les animaux et les éléments, les faits et les songes. Les « Bêtes » du titre, ce ne sont pas tant les aurochs surgis de la nuit des temps dans l’imagination de la petite fille, ce sont ces habitants mythiques et réalistes, ces humains non séparés du cosmos dont le film fait ses héros. De vrais héros de cinéma.

Post-scriptum : C’est un hasard, peut-être, et peut-être une bonne idée de distribution. Toujours est-il que la coïncidence des sorties en salle ne peut que suggérer combien, à sa manière, Les Bêtes du Sud sauvage est la véritable transposition cinématographique de la sauvagerie et de la magie du monde affrontée à hauteur de petit d’homme qu’est Bilbo le hobbit, le livre.  

 

Locarno 3 : tutti frutti tessinois

Après avoir souligné les faiblesses de beaucoup de films présentés lors de la première moitié du Festival, il convient de continuer de relever les quelques propositions remarquables qui auront émaillé la manifestation depuis son ouverture le 1er août. Outre donc le grand œuvre de Naomi Kawase et les films de Damien Odoul et d’Antoine Barraud, la programmation aura été aussi marquée par quelques découvertes. Voici donc un film indépendant états-unien, une comédie farfelue israélienne, un premier film indonésien, un projet militant nord-américain, un premier film chinois, une grande incantation sino-portugaise.

Sur la Piazza grande, Ruby Sparks de Jonathan Dayton et Valerie Faris possède les qualités et les limites typiques du film newyorkais où une jolie idée (un jeune écrivain coincé donne existence physique à la fille idéale inventée dans son manuscrit, et doit l’affronter), servi par une réelle qualité d’interprétation (Paul Dano, Zoe Kazan également auteure du scénario) et une sorte de tonicité organic, typique du meilleur des produits de ce genre lancés chaque année par le festival de Sundance. Inventive variation sur la fiction comme élément de la vie réelle, et en particulier de la vie amoureuse, Ruby Sparks trouve sa limite dans son côté « propre sur lui », son incapacité à déstabiliser un peu sa propre relation au romanesque.

C’est exactement ce que ne craint pas de faire ce coquin de Nony Geffen, auteur réalisateur interprète d’un Not in Tel-Aviv dont la première et ultime raison d’être pourrait bien de passer son temps entouré de deux extrêmement charmantes jeunes femmes, Romy Aboulafia et Yaara Pelzig. Dans un noir et blanc très « nouvelle vague » et sur un motif qui évoquerai vaguement les situations de Jules et Jim et de Adieu Philippine, Geffen joue et déjoue sans cesse les logiques dramatiques, comiques et thématiques. Avec un mélange d’irascibilité et d’irrationalité qui lorgne plutôt vers les premiers Moretti voire, au mieux,  vers l’infantilisation poétique selon Joao Cesar Monteiro, il interprète un prof d’histoire qui kidnappe sa plus jolie élève, laquelle tombe illico amoureuse de lui, qui enpince pour la marchande pizza d’à côté, ce qui ne l’empêchera pas de tuer sa mère lor d’une des rares sorties de l’appartement triste où il fait, très chastement d’abord, ménage à trois. Et puis ça se déplace, par embardée et cabrioles, il y a un peu trop d’habileté dans cette mobilité, mais assurément une réelle verve comique, un sens de la scène dont attend avec appétit les futurs développements.

Road-movie dont le prétexte est la livraison d’un canapé véhiculé à travers tout le pays par deux employés d’un magasin de meuble (?!), Peculiar Vacation and Other Illnesses de Yosep Anggi Noen est aussi singulier que ce prétexte. L’homme et la femme (par ailleurs tous deux d’une beauté assez sidérante) ne se connaissent pas, leur cohabitation dans l’habitacle de la fourgonnette, ce qui se dessine entre eux, la relation aux paysages, à la lumière, aux mots et au silence, avec en contrepoint les tribulations misérables du mari de la femme, et des événements aussi imprévisibles qu’hétérogènes, composent une sorte de tapisserie déroutante et envoutante. La seule certitude de ce film qui ne cesse de surprendre, y compris par des ruptures brusques ou au contraire de longues plages de temps suspendu, est que son réalisateur, sait faire des plans de cinéma, possède cet instinct très sûr et inexplicable qui peut saturer de promesse et de suggestion la situation la plus triviale comme la plus incongrue.

S’inspirant clairement de Loin du Vietnam, le film collectif initié par Chris Marker en 1967, Far from Afghanistan est un projet mis en œuvre par le cinéaste et activiste américain John Gianvito. Outre la collaboration de quatre autres réalisateurs d’Amérique du Nord, Jon Jost, Minda Martin, Soon-Mi Yoo et Travis Wilkerson, il a sollicité la participation d’un collectif de jeunes vidéastes afghans, Afghan Voices, qui ont tourné sur place des images qui viennent en contrepoint des contributions réalisées aux Etats Unis par les co-auteurs. L’entreprise est passionnante, y compris par sa manière d’affronter des difficultés auxquelles échappait le film sur le Vietnam : à l’époque, aucun doute quand au choix du « bon camp », contre l’impérialisme américain,  pour les combattants vietnamiens. Ici, il s’agit tout à la fois de dénoncer les manipulations et mensonges de l’administration américaine et une manière de conduire une guerre qui ignore et méprise le pays, sans aucune complaisance pour les adversaires directs des troupes de la coalition, les Talibans, et en réinscrivant les événements de 2001-2011 dans la longue, complexe et douloureuse séquence commencée à la fin des années 70 avec l’invasion soviétique. Dans Loin du Vietnam, les épisodes les plus riches, ceux réalisés par Alain Resnais et Jean-Luc Godard, concernaient moins le théâtre des opérations que les possibilités et impasses de l’action, y compris de l’action par le cinéma, ici et maintenant. C’est également ce qui fait le cœur des propositions de Gianvito et de ses compagnons, l’aspect le plus fécond concernant les Etats-Unis – ce que cette guerre fait au pays, à ses habitants, à ses principes – bien davantage que l’Afghanistan.

Song Fang jouait la jeune et discrète baby-sitter du fils de l’éruptive Juliette Binoche dans Le Voyage du ballon rouge de Hou Hsiao-hsien. On la retrouve, toujours aussi effacée, devant et derrière la caméra de son premier long métrage, Au milieu des souvenirs. Elle y adopte un parti pris radical : filmer uniquement le quotidien des relations avec ses parents, lors d’une visite qu’elle leur rend à Nankin durant l’été 2011. Petits moments affectueux, échanges sur la situation matérielle des uns et des autres, conversations et rencontres liées au fil d’affaires familiales où la présence de la maladie et de la mort s’avèrent occuper une place peu à peu envahissante – plusieurs proches sont malades, d’autres viennent de mourir, le père de Song Fang était médecin et chirurgien… Dans l’espace confiné de l’appartement où se passe l’essentiel du film, au fil de rencontres qu’aucune péripétie ne vient perturber, par la seule vertu de plans fixes qui croient dans les puissances du cinéma à susciter des harmoniques et des suggestions, et qui sait comment les mettre en mouvement, la jeune cinéaste réussit à faire percevoir tout un monde de travail, d’affection, de drames, qui sont à la fois très précisément ceux des personnes qu’on voit à l’écran, et d’une portée bien plus vaste, dépassant y compris l’histoire d’une génération ou d’une population (les Chinois), tout en prenant en compte les singularités de l’une et l’autre de ces dimensions.

Aucun des films mentionnés jusqu’à présent n’est présenté dans la compétition officielle, qui apparaissait comme particulièrement faible, et plombée par deux participations suisses singulièrement calamiteuses. Image Problem de Simon Baumann et Andreas Pfiffner, est un horrible documentaire conçu pour stigmatiser une communauté (les Suisses alémaniques), un des pires projets que puisse se donner le cinéma, et The End of Time est hallucinant amoncellement de cartes postales lestées d’un invraisemblable fatras de clichés sur le thème de temps, sujet sur lequel le réalisateur Peter Mettler n’a rien à dire, ce qui ne l’empêche pas de saturer la bande son de son commentaire. Enfin vint La Dernière fois que j’ai vu Macau, de Joao Rui Guerra de Mata et Joao Pedro Rodrigues.

La Dernière fois que j’ai vu Macau est un très beau film, mais dans pareil environnement il a littéralement explosé, grâce à l’évidence de sa délicatesse, de son élégance joueuse et grave, de sa capacité à raconter le réel par les cheminements de la poésie et de la fiction. Un personnage qu’on ne verra jamais, et qui porte le nom d’un des deux réalisateurs, revient à Macau, sa ville natale, à l’appel d’une ancienne amie, travesti chanteur dans une boite de la ville qui lui dit seulement qu’il s’y passe « des choses bizarres et inquiétantes ». Au côté de ce personnage de roman noir destroy et avec l’aide sa voix off en portugais, le film voyage dans les rues de l’ancienne colonie, dans les arcanes des effets de sa restitution à la Chine populaire, dans les méandres d’un récit qui joue avec des fantasmes de BD fantastique, la présence bien réelle des chats et des chiens dans les rues de la villes, les lumières du jour, de la nuit, des néons et des légendes qui l’illuminent et l’obscurcissent en un miroitement sans fin. C’est beau, c’est drôle, c’est angoissant. Ils sont là : les humains et les murs, les bêtes et les souvenirs, la musique et le souvenir de la révolution. La voix de Jane Russel chante Your Killing Me ressuscité du Macau de Sternberg, est-ce la fin du monde ou la fin d’un monde ? Et lequel ? Ou juste une belle et triste histoire d’amitié trahie. Un film, assurément, et sans que cela ait pu être voulu, sans doute le meilleur salut qui se pouvait adresser à l’auteur de La Jetée et de Sans soleil.

Cannes Jour 10: American déjà-vu

Mud de Jeff Nichols (Compétition)

Lawless de John Hillcoat (Compétition)

Killing Them Softly d’Andrew Dominik (Compétition)

The Paperboy de Lee Daniels (Compétition)

C’était l’un des aspects les plus saillants de la sélection officielle 2012: la très forte présence en compétition de films venus des Etats-Unis, avec cinq titres en lice, soit la plus forte représentation par pays –si on accepte la convention selon laquelle les films de Haneke et Walter Salles, ou même ceux de Cronenberg, Nasrallah et Kiarostami, ne sont pas français, même si des sociétés françaises ont joué un rôle décisif dans leur production.

Parmi les cinq films américains, l’un, Moonrise Kingdom de Wes Anderson, occupe une place à part, pas seulement pour avoir fait l’ouverture des festivités, mais surtout comme nouvelle réalisation d’un cinéaste désormais bien identifié, auteur d’une œuvre cohérente que ce film complète sans y ajouter beaucoup.

Il n’en allait pas de même des quatre autres, signés de cinéastes ayant déjà tourné un ou deux films mais encore en phase de découverte. Autant dire qu’au sein de cette compétition par ailleurs balisée par les ténors, les représentants états-uniens faisaient figure de principale promesse de découverte, d’inédit, de singularité.

Une promesse d’inédit non tenue

Promesse non tenue, même si les quatre films ne sont pas à ranger dans le même panier: l’un d’entre eux émerge nettement du peloton, le dernier à avoir été présenté aux festivaliers, Mud de Jeff Nichols. Auparavant, on aura eu la bizarre impression de voir trois fois sinon le même film, du moins la même idée du cinéma, ou la même stratégie pour conquérir cette visibilité que la compétition leur aura de fait accordée.

Lawless de John Hillcoat raconte la bataille de trois frères, paysans du Sud pratiquant intensivement la distillation à l’époque de la prohibition, et affrontant des flics fédéraux qui incarnent la sauvagerie des grandes villes, par contraste avec leur non moindre brutalité rurale.

Killing Them Softly, d’Andrew Dominik, décrit la traque de petits gangsters par un tueur à gages invincible au service des gros bonnets de la mafia.

The Paperboy, de Lee Daniels, réunit dans un Deep South saturé de racisme et de frustration sexuelle deux journalistes, le jeune frère de l’un des deux et une femme éperdue de désir pour un condamné à mort.

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Le trip avec maman

Walk Away Renée de Jonathan Caouette

Ceux qui ont vu Tarnation n’ont pas oublié, n’oublieront jamais la vertigineuse découverte, dans le même maelström, de l’intimité d’un jeune homme comme jailli de sa famille en explosifs lambeaux (« dysfonctionnelle » semble décidément beaucoup trop sage) et d’un incontestable cinéaste comme jailli de nulle part. C’était il y a huit ans, on guettait le retour de Jonathan Caouette. Il revient avec un film différent, mais dans le droit fil du précédent, centré autour de cette héroïne tragique, Renée, qui est aussi sa mère. Renée, jeune femme au caractère fragile, fragilisée d’avoir été abandonnée par son mari juste après la naissance de leur enfant, Renée livrée aux psychiatres qui lui ont administrés des centaines, peut-être des milliers de séances d’électrochocs et toute la pharmacopée d’assaut des traitements lourds qui ont été l’ordinaire des « nids de coucou », Renée est aujourd’hui une dame de 58 ans qui a l’air d’une vieille épave: psychotique grave, trimballée d’institution mal adaptée en institution moins bien adaptée.

Au début du film, elle est à Houston, Texas, et elle est mal soignée, du coup elle débloque sérieusement. A New York, Jonathan s’angoisse et s’énerve. Puis finit par trouver une autre institution, à proximité de son domicile. Il part chercher sa mère. Walk Away Renée est le récit affectueux, halluciné, paradoxal, de leur voyage. C’est un voyage dans l’espace, la route entre le Texas et New York jalonnée de rencontres et d’incidents. C’est un voyage dans le temps, depuis l’enfance de Renée, photos et films de famille, donc aussi dans l’histoire d’une certaine Amérique, des années à 50 à aujourd’hui, grâce à des images chargées de sens multiples et intenses. C’est un voyage en enfer, l’enfer de la « prise en charge » psychiatrique, dessinée entre conversations téléphoniques angoissées, prescriptions inadaptés, témoignages désespérants. C’est un voyage dans les limbes d’un esprit du temps, temps à la fois au long cours et extrêmement présent. Douloureusement et joyeusement présent.

Et c’est même un voyage dans plusieurs univers, aux confins des imaginaires de la mère et du fils, dans des régions où la science-fiction, pour le meilleur ou pour le pire, est une modalité de l’intime, où le monde enchanté des vedettes de la chanson et du cinéma est une province du pays, peut-être même la pièce d’à-côté de la maison. Les proches et des quidams de rencontre participent de cette trajectoire multidimensionnelle, où l’infinie tendresse de J. Caouette pour sa mère et l’infinie rigueur du réalisateur J. Caouette s’enroulent en une sinusoïdale étincelante. Elle mène sur des chemins étonnamment ouverts à tous, cette histoire personnelle à l’extrême devient la fable juste de ce monde, de ses terreurs, des ombres de son passé, des gouffres de son présent. Chemins parcourus avec une légèreté souvent rieuse, toujours attentive, et qui mène à un authentique miracle : la résurrection de Renée, moment de grâce, éphémère sans doute, mais où l’énergie d’un être humain à prendre soin d’un autre être humain entre en collision avec la vibration purement cinématographique d’une image enfouie, occultée, et qui soudain surgit.

Walk Away Renée relève de ce qu’on pourrait appeler l’auto-fiction filmée. Genre déjà ancien (Jonas Mekas, depuis le début des années 50), il est un marqueur particulièrement fort de ce qui distingue radicalement (on ne dit pas : qui oppose) écrire et filmer. Rien de ce qui fait la force, la beauté, la colère, la simplicité du film de Jonathan Caouette ne pourrait advenir autrement que grâce au film, et à la sensibilité de cinéaste de celui qui le met en œuvre. L’auto-fiction filmée est devenue une tentation facile à assouvir avec les caméras numériques. Comme il se doit, cette facilité ne fait qu’élever le niveau d’exigence dans la mise en œuvre d’un procédé grand ouvert à toutes les complaisances. Tout autant que lorsque John Cassavetes à bout de souffle filmait  Gena Rowlands – une des références majeures, et à bon droit, de Caouette – c était incroyablement compliqué de réussir Walk Away Renée. On en sent à chaque seconde la tension et les risques. Et cela ne fait qu’ajouter au troublant bonheur d’accompagner cet amoureux voyage au bord de l’abîme.

Les fantômes de Coppola

Twixt de Francis Coppola

Il y a un machin bizarre, assez embarrassant. Ça vous prend un peu par surprise, on ne sait pas trop quoi en faire. On appelle ça la beauté. C’est ce truc-là qui surgit dans le film de Coppola, assez vite, et bientôt envahit tout. Pas facile. D’autant que ça n’avait pas l’air prévu pour, ce petit Twixt (Twixt? c’est quoi, twixt? un twist multiplié par une inconnue?) déguisé en film de genre, un peu pochade, un peu exercice virtuose, un peu confidence personnelle, à la fois très intime et déjà connue.

Val Kilmer et Elle Fanning, le vieux fantôme et le jeune spectre

Il faut moins de 10 minutes pour identifier dans le rôle de l’écrivain fauché joué par Val Kilmer, auteur de romans gothiques qui eurent naguère du succès, une caricature de celui qui fut le cinéaste des Parrain et rêva de prendre Hollywood à l’abordage. Quand il débarque dans un trou perdu où rodent les fantômes d’un crime de masse et de folkloriques personnages droit sortis de la galerie de monstres de l’Amérique profonde, on se dit que ce bon vieux Francis va nous la jouer Twin Peaks du pauvre, Sleepy Hollow de la Bible Belt. Oui? Oui. Mais non.

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Post-scriptum : La boucherie du mercredi (histoire sans fin). Ce mercredi 11 avril sortent 16 nouveaux films. Du fait de cette accumulation, la plupart de ces films sont promis à une sorte de mort silencieuse. Parmi ceux que j’ai vus (pas tous, j’ai notamment loupé I Wish, le film de Kore-Eda, à rattraper en salles), j’ai eu envie, ou besoin, d’écrire sur  Twixt de Coppola, Je suis de Finkiel, Chez Léon, coiffure de Lunel, Nana de Massadian. C’est trop, il est à peu près impossible de porter attention en même temps à tant de nouveaux titres, par ailleurs si différents, et qui méritent d’être vus et discutés pour eux-mêmes. Comment faire autrement ? Je ne sais pas.

Reflets de la machine sur une statuette dorée

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The Social Network, grand vaincu de la cérémonie des Oscars

Le Discours d’un Roi et Black Swan préférés à The Social Network et Inception? Contrairement à ce que l’on pourrait croire, on assiste bien au triomphe d’un certain formatage.

C’est entendu, Hollywood est une énorme usine, la plus grosse machine à produit du loisir de masse –et notamment des films– que la planète ait jamais connu. Mais qu’est-ce que cette usine exactement, et comment fonctionne-t-elle? Le résultat des Oscars de cette année fournit un indice intéressant. Il contredit les généralités symétriques qui font de Hollywood soit une machine à produire massivement du crétinisme spectaculaire, soit l’Olympe de la créativité.

La cérémonie d’attribution des Oscars a consacré le triomphe d’une certaine idée de Hollywood, on pourrait même dire, d’un certain sens du mot «Hollywood», face à un autre sens de ce mot. Ces deux sens concernent l’«industrie», mais d’une manière différente.

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