«Megalopolis», «Emmanuelle», «Viêt and Nam», des regards à l’aventure

L’amour en équilibre instable, à construire, à inventer (ici dans Megalopolis)

Infiniment différents, les films de Francis Ford Coppola, d’Audrey Diwan et de Minh Quý Truong ont pourtant en commun l’audace et la singularité de mises en scène qui les font si vivants.

Abondance de biens nuit-elle? La question se pose avec l’arrivée sur les écrans, ce même mercredi 25 septembre, de trois films passionnants, aussi divers qu’ambitieux et originaux. Si l’opus magnum du vieux maître rebelle américain Francis Ford Coppola, la reprise à bras le corps, qui n’est en aucun cas un remake, de l’archétype du film érotique à succès par Audrey Diwan et l’invention grâcieuse et sensuelle du jeune réalisateur vietnamien Minh Quý Truong ont malgré tout quelque chose en commun, ce sera la richesse de leurs façons de sortir des codes et des sentiers balisés.

Dans des styles extrêmement différents, chacun des trois s’empare de références hyper connues, repérables, saturées. Et chacun emmène à sa façon ces codes sur des territoires inédits, reconfigurés, éclairants.

Leur sortie est synchrone du début d’un ensemble d’hommages à cette grande cinéaste pionnière de la réinvention des regards que fut Chantal Akerman. Ce 25 septembre voit en effet l’ouverture de la rétrospective de ses longs-métrages. Elle précède l’ouverture de «Travelling», l’exposition dédiée à l’autrice de Jeanne Dielman au musée du Jeu de paume, et la parution du coffret DVD avec l’intégrale de son œuvre, tandis qu’est toujours disponible la magnifique édition de l’ensemble de ses textes par L’Arachnéen, Chantal Akerman, œuvre écrite et parlée, sous la direction de Cyril Béghin.

«Megalopolis» de Francis Ford Coppola

Il faudrait… Il faudrait laisser de côté tout le ramdam de commentaires, le plus souvent hostiles et agressifs, qui ont accompagné le film depuis sa présentation à Cannes en compétition officielle. Juste regarder le film. En découvrir l’ambition, les beautés, les vertiges. C’est impossible sans doute, tant l’écume, surtout si elle est haineuse, prévaut désormais sur ce qui l’a suscitée. Grande œuvre de son temps, Megalopolis sait cela et le dit, ce qui ne l’empêchera pas d’en être victime.

Majoritaires, et occupant la plupart des modes de communication, sont ceux qui détestent lesdits «petits films d’auteur». Puisque l’ordre dominant veut le triomphe des puissants, des vainqueurs, des premiers de cordée. Mais encore plus nombreux sont ceux qui haïssent cette espèce rare, les grands films d’auteur, les œuvres et les artistes qui ne restent pas à leur place, dans les marges, la pénombre.

Pas une métaphore

Ceux-là s’attirent des foudres décuplées lorsque, comme Megalopolis, ils se font eux-mêmes l’écho de la provocation que leur existence comporte, la commentent, la parodient, la mettent en perspective. Il est par exemple significatif de voir comment Variety, le journal semi-officiel de Hollywood, n’a cessé de taper sur l’insolent depuis le Festival de Cannes.

Hors norme, le film l’est assurément, jouant sur son caractère monumental avec orgueil et une dose d’autodérision. La forte présence de l’architecture néoclassique dans les métropoles états-uniennes, à commencer par New York rebaptisée «New Rome», aide à soutenir visuellement le parallèle affiché entre l’Empire romain et l’imperium America.

Avec le renfort de citations en latin gravées dans le marbre numérique et d’une voix off qui se veut évocatrice des prophètes et rhéteurs de l’Antiquité, Megalopolis file ce qui n’est même pas une métaphore, mais un parallèle explicite, servant à interroger l’état de l’Amérique et aussi du reste du monde.

Jeux du cirque mégalos et postmodernes (non non, ce ne sont pas les Jeux olympiques). | Caesar Films LLC / Le Pacte

Le Banquier, le Maire, l’Architecte, la Star des médias, l’Héritier pervers et arriviste, tous dotés de grands noms de la Rome antique et chacun clairement donné comme un archétype appelant la majuscule, s’affrontent dans une urbs que le Chrysler Building de New York –où travaille le personnage central joué par Adam Driver, urbaniste et architecte–, suffit d’emblée à identifier, mais qui renvoie à une abstraction urbaine autant qu’à une cité précise.

Là, grâce aussi au beau personnage transfuge confié à Nathalie Emmanuel, se déploie un entrelacs de conflits, où le baroque le dispute au commentaire politique actuel. Souvent dans une lumière dorée, comme les légendes que vendent les médias de masse, la décoration des lieux de pouvoir et les rêves des hyper riches qui dirigent la planète, Megalopolis fusionne avec éclat mythologie et chronique.

Le sens du grand spectacle et sa critique

Car si la «fable» (c’est le sous-titre du film) questionne les grands horizons de l’humanité, elle s’inscrit aussi clairement dans un contexte actuel, les excès délirants du capitalisme néolibéral autoritaire, et une actualité spécifique, la menace mortelle pour la démocratie et pour la vie de centaines de milliers de gens que représente le possible retour de Donald Trump au pouvoir.

Retrouvant le sens du grand spectacle qui a contribué à sa gloire, Francis Ford Coppola met en scène des séquences d’anthologie, scènes de foules, scènes de délire spectaculaire marchand, scènes d’hallucination, scènes intimes dans des décors grandioses. Cette manière de composer sa fresque comporte incontestablement une forme d’emphase, où se combinent affichage surligné des partis pris formels et grandes interrogations sur l’humanité comme elle ne va pas.

Car le spectacle, dont une forme particulièrement perverse est sa mise en œuvre par la guerre, le vrai sujet d’Apocalypse Now (1979), mais dont les extravagances où circenses prend volontiers le pas sur panem pour fabriquer la servitude volontaire des consommateurs, est un des thèmes récurrents de Francis Ford Coppola. Il reste ce cinéaste qui n’a cessé d’explorer les possibilités de dévoyer les puissances du show comme carburant d’un business inégalitaire et sanglant, celui qui règne sur le monde entier.

Le maire Cicero (Giancarlo Esposito). D’un monde qui s’effondre naîtra-t-il un monde nouveau? | Caesar Films LLC / Le Pacte

Relativement complexe, le conflit politique mis en mouvement par le film oppose violemment trois pôles distincts. Il y a celui de la domination politico-financière cynique et destructrice incarnée par les hommes d’affaires (Crassus/Jon Voight, Claudius/Shia LaBeouf). Il y a celui d’une promesse utopique portée par un architecte démiurge et génial (Cesar Catilina/Adam Driver). Et il y a le gestionnaire (Cicero/Giancarlo Esposito) qui préfère composer jusqu’au pire avec les puissants en place.

C’est peu dire qu’aucune de ces options n’est démocratique et en particulier ne représente les idéaux que les États-Unis prétendent, contre l’évidence, incarner à la face du monde. Celui qui a fait de la mafia la métaphore explicite et lyrique de l’organisation des pouvoirs dans son pays le sait mieux que quiconque, lui qui a aussi été écrasé par le pouvoir des oligarques hollywoodiens.

Il faut dès lors entendre la dimension ironique dans la représentation du cinéaste en architecte visionnaire armé d’une substance magique, qui lui aurait valu des Palme d’or –pardon, le prix Nobel.

L’utopie de la maîtrise du temps

Francis Ford Coppola croit toujours au pouvoir transformateur de la création. Il a payé cher pour savoir que cela reste une utopie, ce qui n’implique pas qu’il faille y renoncer. Alors il continue de payer, fiançant lui-même son poème épique à la gloire des possibles.

La méditation sur ce que sont, pourraient ou devraient être les artistes au sein de la société se nourrit aussi d’un autre thème majeur qui hante l’auteur de Coup de cœur (1982), de Peggy Sue s’est mariée (1986), de Jack (1996), de L’Homme sans âge (2007): la maîtrise du temps.

S’il est explicitement question de politique, d’urbanisme et à l’occasion d’autres arts, le cinéma comme référence et comme dispositif est d’ailleurs une ressource constamment mobilisée, y compris avec une petite invention parfaitement détonante qui surgir au cours de la séance.

Le démiurge (Adam Driver), alter ego ironique du cinéaste, et Julia (Nathalie Emmanuel), capable de franchir les gouffres. | Caesar Films LLC / Le Pacte

Mais si les coups de chapeau à Alfred Hitchcock, à Federico Fellini, à Fritz Lang, à Abel Gance, à Orson Welles participent du jeu à multiples entrées que Francis Ford Coppola propose à son public, l’ultime grande référence demeure néanmoins Le Dictateur de Charlie Chaplin. Et plus exactement le grand discours que le cinéaste-acteur, prenant pour la première fois la parole à l’écran, adressait en 1939 aux spectateurs sur la montée du nazisme et la guerre qui venait.

Que, largement inspiré de celui-là, le discours d’Adam Driver à la fin de Megalopolis, en appelant aux hommes et femmes de bonne volonté, mais cette fois avec le renfort d’une technologie miracle, soit pour l’essentiel aujourd’hui inaudible, sinon ridicule, est l’une des plus judicieuses et des plus douloureuses questions soulevées par le film.

Megalopolis
De Francis Ford Coppola
Avec Adam Driver, Giancarlo Esposito, Nathalie Emmanuel, Aubrey Plaza, Shia LaBeouf, Jon Voight, Laurence Fishburne
Durée: 2h18
Sortie le 25 septembre 2024

«Emmanuelle» d’Audrey Diwan

Inévitablement, le troisième long-métrage de la cinéaste révélée par L’Evénement (2021) s’avance sous les ombres portées d’un livre très célèbre et d’un film devenu phénomène de société du fait de son triomphe commercial, et de la manière dont il aura symbolisé la parenthèse permissive sur les grands écrans, même s’il en donnait une version très édulcorée par rapport aux films pornographiques qui fleurirent sur les boulevards de France avant d’être renvoyés aux marges du X durant les giscardiennes années 1970.

6Emmanuelle (Noémie Merlant) et l’homme qui ne dort jamais dans sa chambre (Will Sharpe). | Pathé Films

Et tout de suite, on voit qu’Audrey Diwan a trouvé de belles et stimulantes réponses. Les chapitres d’ouverture du livre, et leur transposition à l’écran par Just Jaeckin, étaient une sorte de bastion d’un érotisme hyper formaté, chic et macho –que viendrait ensuite renforcer l’exotisme frelaté des tribulations de l’héroïne en Thaïlande. Aux fantasmagories aguicheuses en cabine première classe d’un avion qui ouvrent le roman et le film de 1974, celui de 2024 répond par une franchise brutale et expéditive, qui n’esquive rien et ne se complaît à rien.

La manière d’exister à l’écran du personnage telle que la joue, tendue et opaque, Noémie Merlant, contribue à déjouer les rapports d’infériorité où sont assignées pratiquement toujours les femmes dans les films de sexe, sans pour autant faire d’elle un mec en robe de luxe, solution simpliste et finalement toujours viriliste de tant de films «féministes».

À peine atterrie, pas à Bangkok mais à Hong Kong, femme autonome et de pouvoir et non épouse à initier en la dominant, l’Emmanuelle d’Audrey Diwan polarise autour d’elle des relations autrement plus complexes que la seule mécanique à fantasme (du lecteur ou spectateur).

Hautaine contrôleuse qualité dans un hôtel de grand luxe, elle circule chargée d’une électricité qui ne sait comment se décharger –dans le plaisir ou l’exercice de la puissance ou même l’affection. Autour d’elle, la patronne de l’hôtel qu’elle est chargée de piéger (Naomi Watts, parfaite dans un rôle faussement secondaire), une escort-girl chinoise et un mystérieux homme d’affaires japonais font s’exhaler de multiples rapports (de séduction, de désir, de curiosité, de jeu, de domination, de danger…). (…)

LIRE LA SUITE

«Stars at Noon», l’amour au cœur des ténèbres

Daniel (Joe Alwyn) et Trish (Margaret Qualley), une passion en miroir dans le dédale de l’oppression.

Grand Prix du jury au Festival de Cannes 2022, le nouveau film de Claire Denis mobilise les codes du thriller et de la romance, et les transforme en cauchemar envoûtant et sensuel.

Corps fragile, peau offerte, mobile, gracile, tendue, elle erre parmi les vestiges de ce qui fut peut-être une émeute, dans une ville d’abord déserte. C’est l’aube, sans doute. Au sol et sur les murs, des inscriptions en espagnol contre les abus du pouvoir. Plus tard, des enfants jouent au foot sur la chaussée, des camions pleins de soldats en armes passent lentement.

La violence, les pénuries de tout, la prédation sexuelle, le lointain souvenir d’un geste révolutionnaire, héroïque et généreux transformé en dictature, rôdent comme ces grands oiseaux noirs qui tournent dans le ciel au-dessus de la ville.

On ne sait pas encore où on est –au Nicaragua, soumis à la dictature sandiniste. Ni pourquoi cette jeune Américaine s’y trouve: la réponse, au-delà d’une fumeuse affaire d’articles pour un magazine américain, ne viendra jamais.

L’actrice et la musique

Mais on sait très vite, et de manière très sûre, que celle qui habite pratiquement chaque plan est une formidable actrice, une présence d’elfe érotique et fragile, un précipité de volonté au bord de la rupture, entre jubilation de l’instant et terreur.

Et, à bien des égards, ce qui émane de Margaret Qualley répond de ce qu’est le film tout entier: torride et trouble, éperdument vivant, en déséquilibre au bord du gouffre. Sans être une débutante, loin s’en faut, puisqu’on l’a notamment vue dans Once upon a Time… in Hollywood et la série Maid, l’actrice y est une révélation, obsédante d’une intensité capable de toutes les modulations, de toutes les ruptures de ton.

On l’a dit à propos de l’interprète principale, on aurait pu essayer de le faire avec la musique de Stuart Staples et Tindersticks, complices au long cours du cinéma de Claire Denis. Le jazz doucement funky, à la fois murmure sensuel, menace à mi-voix et floutage des perceptions, «dit» le film tout entier. Et de manière peut-être plus explicite que ne le ferait son scénario.

Les sensations plutôt que la narration

Adapté de l’éponyme roman hypnotique de Denis Johnson, en poussant plus loin encore l’approche par les sensations plutôt que par l’enchaînement des éléments narratifs, le dix-neuvième long métrage de Claire Denis accompagne la trajectoire chaotique de Trish, qui cherche désespérément à quitter le piège dans lequel elle s’est fourrée en s’installant à Managua, capitale du Nicaragua.

Margaret Qualley fait de Trish, mieux qu’un personnage, l’incarnation du film tout entier. | Ad Vitam

La jeune femme rebondit, ballottée entre un militaire qui abuse d’elle, la séduction graveleuse d’un vieil officiel, la rencontre sous haute tension d’un représentant de la police politique d’un pays voisin, celle d’un compatriote plein de sourires charmeurs et de billets verts, aussi menaçants les uns que les autres.

Sa trajectoire erratique est bientôt aimantée par un Anglais vêtu de blanc et de mensonges. Personne, pas même lui, ne fait semblant de croire que ce Daniel est là pour une mission humanitaire, malgré ce qu’il affirme. La seule vérité, dans ce monde de leurres et de simulacres, sera l’intensité de ce qui se noue entre elle et lui, entre leurs corps, entre leurs désirs, entre leurs projets affichés ou secrets.

Des mains se trouvent, des peaux s’effleurent, des vibrations sont émises et captées. Cela advient, prenant par le travers les aventures, les stratégies, les opérations clandestines aux odeurs de pétrole et de sang. Une bourrasque. (…)

LIRE LA SUITE

Cannes 2021, jour 4: par la chair, le soufre et l’encens, le cyclone «Benedetta»

Face à la foule capable de la lyncher ou l’adorer, Benedetta exhibe ses marques divines et tourne le dos aux hommes de pouvoir, le nonce du pape (Lambert Wilson) et le prieur (Olivier Rabourdin).

Porté par l’interprétation renversante de sensualité de Virginie Efira, le nouveau film de Paul Verhoeven est un sommet de puissance et de questionnement par le cinéma.

Vendue pré-adolescente comme novice à un couvent, elle se sentait déjà habitée de forces surnaturelles, promise à un destin singulier, glorieux ou tragique –ou les deux.

Dans cette Italie du Nord d’une Renaissance nettement plus proche du Moyen-Âge que de la modernité, cette fille de riche marchand se bâtira un destin, dans la jouissance et la souffrance, par ce qui est peut-être une forme de sainteté, ou de folie. Ou les deux.

Contrepoint palpitant de vie et d’imagination mystique de la mère supérieure (Charlotte Rampling, admirable de présence sombre et d’intelligence impuissante), Benedetta croise plus tard le chemin d’une autre novice, la jeune Bartolomea, beaucoup plus au fait des ruses de la séductions et du contrôle que les désirs engendrent.

Dans le lieu clos du couvent, lui-même néanmoins très inscrit dans la cité où s’affrontent des pouvoirs, et dans un univers où passe une inquiétante comète rouge avant que ne se répande la peste noire, les intrigues et les pulsions, les illuminations religieuses et l’exploration des abîmes de chacun(e)s circulent et se télescopent.

Que le même morceau de bois sculpté, une statuette représentant la Vierge Marie, puisse être à la fois objet de profonde vénération et moyen de (se) donner du plaisir sexuel est à la fois transgressif et logique, comique et possiblement mortel. Le 17e long métrage de Verhoeven est composé de tout cela.

Le film est «inspiré de faits réels» a indiqué un carton au début, et de fait le réalisateur et son coscénariste se sont surtout appuyés sur un ouvrage universitaire consacré au cas bien réel de sœur Benedetta Carlini, qui devint abbesse à Peccia, fut considérée comme sainte par beaucoup, jugée et condamnée par le tribunal de l’Inquisition en 1626.

Il n’y a qu’un seul monde

Le cinéaste de Total Recall et de Basic Instinct, mais aussi et surtout de La Chair et le sang et de Showgirls, amplifie et magnifie avec ce nouveau film ce qui fut toujours une caractéristique de sa mise en scène: le refus de trier a priori entre «réalité» et «imaginaire».

Au cœur de son cinéma travaille avec une force exceptionnelle, force physique, corporelle, incarnée, cette idée fondatrice d’une intelligence des rapports au monde, selon laquelle celui-ci, le monde, est unique.

Entre Bartolomea (Daphne Patakia) et Benedetta (Virginie Efira), la certitude du trouble et l’incertitude de sa nature. | Pathé

Ce qui est rêvé, raconté, fantasmé, inventé pour tout motif conscient, inconscient, demi-conscient, individuel ou collectif, existe bel et bien, et a des effets on ne peut plus concrets. Des effets qui peuvent être tragiques, voire mortels, aussi bien qu’apporter des bonheurs d’une intensité qui exclut tout autant de les déclarer «irréels». (…)

LIRE LA SUITE

«Curiosa», l’érotisme à la pointe du regard et de la plume

L’initiation amoureuse d’une jeune bourgeoise de la fin du XIXe siècle devient une libératrice aventure des corps, des images et des mots.

Ce Paris bourgeois, surchargé de tapisseries et de conventions, ce microcosme littéraire de la fin du XIXe siècle chic et empesé, dans ses faux-cols comme dans sa prose, pas sûr d’avoir envie d’y passer même le temps d’une projection. Marie va changer ça.

Elle est charmante, bien élevée, cultivée, courtisée par deux écrivains à la mode, Pierre et Henri. Elle choisit le second, qui est plus riche et plus stable. Elle se jette presque aussitôt dans les bras du premier. «Dans les bras» est une formule de convenance.

C’est, assez fidèlement semble-t-il, l’histoire de Marie de Régnier, épouse du poète Henri de Régnier, fille du poète José-Maria de Heredia, maîtresse de l’écrivain et poète Pierre Louÿs, écrivaine. De cela non plus on ne se soucie pas forcément, et cela n’a pas plus d’importance.

L’important, c’est Marie. La Marie du film, sur l’écran. Sa présence, son énergie, son désir. Ses colères et sa détresse. Son rire. Tout à coup, les lourdeurs de cette société compassée, mais aussi bien celles du film d’époque, deviennent les ennemis à combattre, mais donc aussi les repoussoirs sur lesquels prendre appui pour faire place à un souffle de vie.

Le trapèze volant du désir

Curiosa ne se joue pas dans un triangle amoureux, Marie n’aime pas Henri, et Pierre a d’autres maîtresses. Curiosa se joue dans un quadrilatère, on dira volontiers un trapèze tant il se meut de manière aérienne, figure dessinée par les corps, les mots, les images et les regards.

Il serait aussi tentant qu’inadapté de comparer le film de Lou Jeunet à Jules et Jim de François Truffaut: les ressorts n’en sont pas les mêmes, malgré l’époque et ce que certaines situations semblent avoir de similaire. Les ressources de Curiosa sont bien différentes.

Pour le regard de son amant, pour celui de l’appareil photo, pour les spectateurs et spectatrices

Elles passent non par l’affirmation publique d’une liberté transgressive, mais par le jeu de séduction, et de passages à l’acte d’amour physique, tel que constamment remis en scène par les protagonistes eux-mêmes.

Et c’est exactement là que se situe la réussite d’un film érotique qui revendique son érotisme à la fois en le construisant très visiblement, et en rendant à chaque spectateur et à chaque spectatrice l’espace de son propre désir –l’exact contraire de la pornographie.

Que Pierre initie Marie aux délices d’ébats moins conventionnels que ceux des alcôves bourgeoises puritaines ne nous concernerait guère, et ce n’est certes pas l’exposition plus ou moins complète de nudités ou de postures qui y changerait grand-chose. Ce qui change tout est l’omniprésence de l’appareil photographique, compagnon fidèle des ébats du couple.

Les images et les regards

Avec subtilité, Lou Jeunet y introduit un double enjeu, celui des images faites (composées avec soin ou captées à l’instinct, impressionnées, tirées, conservées, montrées, cachées, dévoilées), et celui du regard: qui voit qui et comment? D’où?

Et, pour autant qu’il puisse y avoir une réponse à cette question qui mobilisa fort en son temps le cher Jacques Lacan avec son Origine du monde accrochée voilée à son mur, pourquoi? Ou plutôt: pour quoi?

Pierre Louÿs (Niels Schneider), l’amant et son engin

Les réponses n’existent nulle part ailleurs qu’en chacun de nous, de tous sexes et de tous fantasmes. Mais la machine qui va, sans bien le savoir et encore moins le dire, prendre en charge ce qui se trame là naît précisément à ce moment, l’année où Marie épouse Henri et découvre le plaisir avec Pierre. Cette machine, on l’appellera bientôt le cinéma.

Les corps réels, le regard construit, la trace visible et capable d’être conservée dessinent le cadre des transports des amants dans la garçonnière de l’auteur des Chansons de Bilitis. Ils mobilisent les emballements, parfois les embrasements de la jalousie, de la vengeance, du désir exotique (c’est-à-dire colonialiste) au sein de la caste dominante dont l’orientalisant Louÿs demeure une des figures. Cette construction devient l’espace possible des trafics entre conventions sociales et pulsions. (…)

LIRE LA SUITE

«Dernier amour», au risque d’une danse

Casanova (Vincent Lindon) et la Charpillon (Stacey Martin) dans le clair-obscur de la séduction

Le nouveau film de Benoît Jacquot s’inspire des «Mémoires» de Casanova pour laisser éclore un très beau portrait de jeune femme.

Il est des films comme des plantes. On en connaît la graine, et la terre où on la sème. Mais en poussant, sans échapper à son origine, elle prend une tournure et une couleur inattendues.

Dernier Amour adapte un passage des Mémoires de Casanova, désormais connues sous le titre Histoire de ma vie. Casanova vieillissant est interprété par Vincent Lindon, selon un jeu très réglé entre le personnage historique et l’acteur vedette qui lui prête ses traits.

Le Vénitien est à Londres, où sa réputation le précède. Avec beaucoup de subtilité, Benoît Jacquot compose une évocation de l’aristocratie anglaise libertine du milieu du XVIIIe siècle, le mélange de sophistication emberlificotée et d’extrême brutalité d’un monde étrange, quasi somnambulique.

Bateleur virtuose, à la fois rusé, cynique et véritablement curieux du monde, Casanova y évolue, tout comme dans les bas-fonds de la capitale, avec une aisance conquérante qui n’exclue pas les échecs parfois cinglants.

Transgressions stylistiques

Les premières séquences malmènent les conventions de la reconstitution d’époque, grâce à un mélange de réalisme très cru, de transgression des codes actuellement en vigueur dans la représentation du corps féminin et d’un peu de stylisation crépusculaire, à laquelle les images denses et belles du chef opérateur Christophe Beaucarne donnent une matière sigulière.

L’aventurier vénitien et la haute société londonienne en pleine action.

Soirées luxueuses chez les nobles, jeux d’argent délirants, détours par les bordels sordides, codes sociaux hypocrites et ridicules, activités sexuelles compulsives et ostentatoires des hommes et des femmes qui en ont le pouvoir tissent une trame serrée qui se déploie autour du personnage central de cette sombre tapisserie aux multiples reflets.

En proie à l’exil et à des difficultés matérielles, Casanova déploie un arsenal de ruses et de séduction, d’opportunisme et d’ironie sur ce monde où il débarque.

Passe, repasse cette figure d’une demoiselle, prostituée affublée d’un nom atroce, la Charpillon, et d’un physique avenant. Elle est différente. Une délicatesse, une énergie.

La femme par qui le scandale de l’amour arrive.

Multipliant les ébats fort peu intimes et les gestes d’éclat en société, Casanova est attiré par celle couchant avec tout le monde et se refusant à lui, qui n’a guère l’habitude de pareil échec.

Érotiquement, politiquement

Tactiquement, si l’on peut dire, Dernier Amour reste une aventure de Casanova, racontée par lui –avec cette honnêteté étonnante qui est un signe distinctif de ses Mémoires. Mais stratégiquement, sensuellement, érotiquement, politiquement, c’est elle qui peu à peu occupe le territoire du film. (…)

LIRE LA SUITE

Cinéma: le sexe à l’écran, anatomie d’un rapport

Chacun à leur manière, trois très beaux films,«La Vie d’Adèle», «L’Inconnu du lac» et «Nymphomaniac», ont, en moins d’un an, remis en jeu la question de la représentation de l’acte sexuel au cinéma.

nymphomaniac «Nymphomaniac» de Lars Von Trier. –

Trois très beaux films auront, en moins d’un an, remis en jeu la question de la représentation de l’acte sexuel au cinéma: La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie et Nymphomaniac de Lars von Trier, dont le second volet sort en salles ce mercredi 29 janvier.

Trois films qui, tout en concernant d’autres enjeux, ont le mérite de mettre en évidence la diversité des questions mobilisées par ce sujet. Et de contribuer à dissoudre lentement les anciennes limites largement partagées dans le monde (occidental), même si chaque pays possède ses propres arrangements avec la pudeur, le puritanisme et les interdits religieux.

Au XXe siècle, la situation était relativement claire. La représentation explicite d’un acte sexuel au cinéma relevait d’une transgression qui était cantonnée hors de la distribution commerciale des films dans l’espace public accessible à tout un chacun —avec éventuellement l’exclusion de certaines classes d’âge. On en connaît la principale exception artistique, L’Empire des sens de Nagisa Oshima en 1976, au moment même où se terminait, en France, la parenthèse réglementaire et sociologique 1974-1976, qui avait autorisé, Giscard regnans, la distribution dans les salles commerciales de films dits pornographiques précisément pour recourir à la figuration des organes sexuels en activité.

Sous l’empire de cette limite de «l’explicite», on a ensuite eu droit régulièrement à de petites polémiques sur la question de savoir si les acteurs avaient effectivement fait l’amour devant la caméra. Alimentées par le département promotion, elles avaient l’intérêt de donner une existence fantasmatique à ce qu’on n’avait pas vu à l’écran: elles faisaient avec les moyens de la publicité ce que le cinéaste n’avait pas été capable de faire avec les moyens du cinéma.

Depuis, Catherine Breillat, Bruno Dumont, Lars von Trier déjà (dans Les Idiots), Vincent Gallo, Larry Clark, Jean-Claude Brisseau, Steve McQueen et bien d’autres ont participé à l’effritement progressif de cette barrière —dans des contextes et avec des visées très variées, mais restant dans le champ du «cinéma d’auteur», celui-ci rendant possible ce qui reste rigoureusement exclu des films visant le «grand public», même saturé de scènes de violence.

La diversité des effets de ces films d’auteur empêche d’en tirer une quelconque généralité, notamment d’édicter une supposée loi départageant les qualités du «montrer» (une libération, puisque c’était interdit, juridiquement ou socialement) et du «ne pas montrer» (le vrai sens de l’art, qui est de donner à ressentir ce qui n’est pas aplati par l’explicitation, singulièrement le cinéma comme art de l’invisible). A partir du refus de cette généralisation, il est possible de prêter attention à ce que fait effectivement chacun des trois films précédemment cités. (…)

LIRE LA SUITE

Au-delà du principe de plaisir

Nymphomaniac, Volume 1. De Lars von Trier, avec Charlotte Gainsbourg, Stellan Skasgard, Stacy Martin, Shia Labeouf. 1h57. Sortie le 1er janvier.

nymphomaniac_2769379b

Ecrire une critique à propos de ce qui sort en salles, en France, le 1er janvier 2014, sous le titre Nymphomaniac, Volume 1, est un exercice singulier. Il s’agit en effet de la moitié d’un film, clairement présenté comme tel (et pas un épisode complet, comme par exemple avec la trilogie du Seigneur des anneaux).

Encore est-ce la moitié d’une version courte du film, qui, avec le volume 2, durera 4 heures, tandis qu’une version de 5 heures et demie est annoncée pour plus tard en 2014 après une éventuelle première à Cannes. En outre, cette moitié d’une version resserrée commence par un carton informant qu’elle a été censurée, Lars von Trier ayant accepté les coupes opérées, bien que n’y ayant pas pris part. Il faudrait même ajouter qu’il est ici question de la version destinée à la France, des modifications spécifiques étant susceptibles d’être opérées en fonction des règles de censure propres à chaque pays.

Rien de tout cela n’est anodin, ni extérieur à l’enjeu de Nymphomaniac. Lars von Trier est un type sérieux, qui réfléchit avec ses films à un certain nombre de questions, même s’il cherche à donner à ces réflexions des formes susceptibles d’attirer et de séduire –et y réussit souvent. Parmi les nombreux sujets qui l’intéressent assez pour lui donner envie de faire des films figure la manière dont on raconte des histoires, dont on construit des représentations —à cet égard, les expérimentations de Dogville et Manderlay et le jeu formaliste de Five Obstructions avaient fourni nombre de propositions très originales, et passionnantes au moins pour les deux premiers.

La mise en question de la forme «œuvre» comme objet singulier —par exemple un film— fait à l’évidence partie des enjeux de Nymphomaniac. L’intelligence stratégique du cinéaste consiste à ne pas se contenter de mettre lui-même en place les variantes et altérations qui interrogent l’intégrité de l’œuvre, mais à obtenir la collaboration de forces sociales réelles, les procédures plus ou moins officielles, plus ou moins hypocrites de censure, qui contribuent à cette altération selon des formes variées, comme un plasticien offrirait son artefact à la morsure aléatoire de plusieurs acides.

Avec un tel projet, installer l’acte sexuel littéralement représenté au centre de l’affaire revient à s’assurer des réponses des différents gardiens des bonnes mœurs, et développer le projet d’un film de 5h30 à susciter la censure économique des marchands rétifs à semblable format. Le sexe, puisqu’on ne saurait ignorer qu’il va s’agir de cela, est également propre à assurer la curiosité des médias et d’un large public, alors même que l’essentiel des ressorts dramatiques qui portent le film concernent bien d’autres choses.

Durant les deux heures du film, une succession de scènes racontées en flashbacks par une femme nommée Joe évoque une série de situations où elle fait l’amour avec un grand nombre d’hommes, en montrant à l’occasion les attributs physiques de l’une et des autres. Le personnage est le même, mais la femme qui raconte est interprétée par Charlotte Gainsbourg, toujours aussi émouvante lorsque LvT la filme, y compris, comme c’est ici le cas, le visage entièrement tuméfié, alors que les épisodes en flashbacks sont joués par la jeune et charmante Stacy Martin, d’apparence aussi sage que l’essentiel de ses activités est supposé être torride. (…)

LIRE LA SUITE