Le personnage titre de The Mastermind (Josh O’Connor), cool et brillant ou complétement nul?
Cette édition de très bon niveau, riche en œuvres et en formes d’articulation du cinéma aux sombres réalités actuelles, se termine avec les films, aussi importants que différents, de Kelly Reichardt et de Nadav Lapid.
La veille, le personnage de The History of Sound parlait de la possibilité de voir la musique, que les compositions sonores trouvent leur traduction visuelle. Soit une possible définition de l’art du cinéma. Les deux films majeurs présentés durant le dernier jour du Festival de Cannes (avant les reprises puis le palmarès le lendemain, ce samedi 24 mai, jour de clôture) justifient à l’extrême cette comparaison.
Et ils le font de la manière la plus opposée qui soit. Malgré leur proximité sur le programme, difficile de rapprocher la grâce singulière –tout en nuances et variations– du magnifique nouveau film de Kelly Reichardt, The Mastermind (présenté en compétition officielle), du hurlement d’horreur et de fureur qu’est Oui (ou Yes), le cinquième long-métrage de Nadav Lapid (Quinzaine des cinéastes).
«The Mastermind» de Kelly Reichardt
Il faudra revenir en détail sur chacune de ces œuvres à leur sortie. Mais sans attendre, prendre date. En soulignant, avec la nouvelle réalisation de la cinéaste de First Cow, quel enchantement est cette manière de jouer avec les codes du film de braquage, puis de traque à travers les États-Unis, pour tout réinventer au passage.
Un sentiment de familiarité saisit lorsqu’apparaît l’acteur principal, Josh O’Connor, également présent à Cannes dans The History of Sound déjà cité, mais c’est pour la continuité, souterraine et incontestable, entre son personnage et celui qu’il interprétait dans La Chimère (2023), le film à tous les sens du mot merveilleux d’Alice Rohwacher, qui est en effet comme la sœur européenne de la réalisatrice américaine.
Dans une petite ville de la côte Est, au début des années 1970, le James que joue O’Connor, ébéniste au chômage, organise un vol de tableaux particulièrement mal conçu dans le musée local.
Ce qu’il s’en suivra, tandis qu’à la télévision l’Amérique s’enlise au Vietnam, est aussi riches de sensations, allusions, déplacements, sauts, échos qu’un morceau de Thelonious Monk. Et, de Framingham (Massachusetts) à Cincinnati (Ohio), toute l’aventure se déploie aux sons du jazz bebop de la BO originale de Rob Mazurek, jubilatoire.
James (Josh O’Connor) en cavale, antihéros extrême grâce à la manière dont le film ne le juge jamais. | Condor Distribution
En partie comme elle l’avait fait avec le western dans La Dernière Piste (2010), la cinéaste de Portland s’empare des codes d’un genre pour les accompagner dans des directions inédites, plus étranges, plus attentives, plus incertaines.
La manière de reprendre ainsi des motifs fondateurs du «grand récit» à l’américaine, tel que Hollywood l’a décliné à l’infini, y compris sous ses formes les plus noires quand Humphrey Bogart l’incarnait ou quand Nicholas Ray les mettait en scène, interroge avec humour et humanité les grands ressorts qui organisent les rapports au monde dominants, avec tous les sympathiques effets que l’on connaît.
Rien de proclamé, mais rien d’anodin, donc, dans l’odyssée sans héroïsme de James, voyage mental, émotionnel et humoristique, où de multiples figures temporaires prennent brièvement une existence impressionnante –on n’oubliera pas de sitôt Maude (Gaby Hoffman), l’amie qui refuse d’héberger le fugitif. À vrai dire, sans rien qui jamais ne pèse ou ne pose, on n’oubliera rien du tout. Surtout pas le bonheur d’avoir rencontré ce film.
«Oui» de Nadav Lapid
Aux antipodes de cette élégie subtilement ravageuse, le pamphlet de l’Israélien Nadav Lapid s’ouvre sur une séquence frénétique, déjà surchargée de sons, d’exhibition érotique et violente, tandis que se déploie la vulgarité agressive des riches israéliens qui ont convié le couple d’artistes au centre du récit, le musicien Y. et la danseuse Jasmine. Les officiers présents viendront ajouter la laideur de leur idée de la musique et de la danse à l’obscénité ambiante saturée de stéroïdes.
Jasmine (Efrat Dor) et Y. (Ariel Bronz) en incarnation misérable et conquérante du sempiternel the show must go, y compris au cœur de l’abjection. | Les Films du losange
Ce sera l’un des enjeux de la première partie du film, qui clame et expose la cruauté des parvenus dans la partie supposée la plus ouverte et tolérante de la société israélienne, celle dont le centre est Tel-Aviv et non Jérusalem ou les colonies.
Et c’est, position politique d’une radicalité singulière, pas seulement en Israël, sous les oripeaux d’un grand-guignol fou d’arrogance et de mauvais goût, la condamnation sans appel de celles et ceux qui se racontent vivre dans une démocratie quand celle-ci écrase, massacre et spolie sans fin.
Se déroule ensuite un long voyage à travers le pays, qu’entreprend Y. en citant Pierrot le Fou (1965), jusqu’à cette colline d’où les Israéliens «venaient pique-niquer en famille en regardant les bombes tomber» sur les écoles et les hôpitaux palestiniens.
Quand le documentaire télescope la fiction: Y. sur la colline qui domine la bande de Gaza, bombardée sans interruption par l’armée israélienne. | Les Films du losange
Une troisième partie voit Y., ayant achevé sa déchéance, composer l’hymne fasciste appelant à raser la bande de Gaza (chant effectivement composé, et interprété par un chœur d’enfants, après le 7-Octobre).
Oui est ainsi une descente aux enfers où le réalisme le plus atroce se mêle à la folie cauchemardesque, à des formes de burlesque et à la puissance d’incarnation des interprètes, à commencer par Ariel Bronz et Efrat Dor dans les rôles principaux.
Tourné sur place, dans son pays où le cinéaste de L’Institutrice (2014) et de Synonymes (2019) s’est senti en territoire «ennemi», comme il l’a récemment déclaré, Oui bouscule et inquiète avec une énergie peu commune, cherchant à faire entendre sa voix, malgré le fracas des bombardements et de la propagande.
Quatre retours sur dix jours à Cannes
1. Éloge du jury (avant délibération)
Une longue expérience du vétéran de la Croisette, et des festivals en général, empêche de se livrer à un pronostic quant à ce que décidera le jury présidé par Juliette Binoche et qui apparaît a priori comme un des meilleurs jurys cannois depuis une éternité.
Pour la première fois peut-être, il semble que la présence de personnalités glamour davantage choisies pour les flashs le long du tapis rouge que pour désigner collectivement les plus beaux films du moment n’ait pas prévalue dans le choix de ses membres.
Le jury de la compétition officielle, présidé par Juliette Binoche (au centre). | Festival de Cannes
Outre la présidente elle-même, dont le parcours traduit une formidable curiosité pour les idées du cinéma les plus diverses et dans nombre de cas les plus exigeantes, la présence notamment du réalisateur sud-coréen Hong Sang-soo, du cinéaste mexicain Carlos Reygadas, de la cinéaste indienne Payal Kapadia, du réalisateur congolais Dieudo Hamadi, de l’actrice italienne Alba Rohrwacher ou de l’écrivaine franco-marocaine Leïla Slimani semble de très bon augure.
Ne pas y joindre à cet égard les noms des deux jurés états-uniens, Halle Berry et Jeremy Strong, ne témoigne d’aucun antiaméricanisme primaire, mais de la longue expérience de l’ignorance vertigineuse dans laquelle la quasi-totalité des professionnels de ce pays, y compris les plus talentueux, se trouve face aux cinémas du reste du monde.
En la matière, l’isolationnisme n’a pas attendu Donald Trump, mais il y a des raisons de penser que le triomphe de celui-ci auprès de ses électeurs a à voir avec l’absence d’ouverture au monde de la très, très grande majorité des Américains. Et ce alors même qu’à Cannes, à cet égard très loin de l’Amérique réelle, on trouve un beau florilège de la petite minorité qui ne relève pas de cette fermeture.
2. Si ça ne tenait qu’à moi…
Sans aucune illusion prophétique, on se contera de livrer ici la liste des films en compétition parmi lesquels je choisirais une Palme d’or, non sans hésitation, si j’étais à moi seul tout le jury.
Sans autre ordre que leur apparition sur l’écran du Grand Auditorium Lumière du Palais des festivals, donc, il m’incomberait de choisir entre Sirāt d’Oliver Laxe, L’Agent secret de Kleber Mendoça Filho, Un simple accident de Jafar Panahi, Valeur sentimentale de Joachim Trier et donc The Mastermind de Kelly Reichardt. Et je serais bien embêté.
D’autant plus que cette liste ne doit en aucun faire oublier les réussites que sont, aussi, Deux procureurs de Sergueï Loznitsa, La Petite Dernière de Hafsia Herzi, Nouvelle Vague de Richard Linklater, Fuori de Mario Martone, Jeunes mères des frères Dardenne ou Résurrection de Bi Gan.
Et puisque le Festival de Cannes, ce n’est pas seulement la compétition officielle, on s’en voudrait de ne pas mentionner ici la grande merveille qu’est Le Rire et le couteau de Pedro Pinho (Un certain regard), Magellan de Lav Diaz et Highest 2 Lowest de Spike Lee (hors compétition), Miroirs n°3 de Christian Petzold (Quinzaine des cinéastes), Imago de Déni Oumar Pitsaev (Semaine de la critique).
Absurdement oublié du jury de la section Un certain regard, le pourtant inoubliable Le Rire et le couteau de Pedro Pinho. | Météore Films
3. Coup de chapeau à «La Vie après Siham»
Il importe aussi de mentionner, à l’ACID, La Vie après Siham de Namir Abdel Messeeh. Treize ans après le miraculeux La Vierge, les Coptes et moi…, le cinéaste franco-égyptien invente une nouvelle manière de plonger dans les interstices de sa vie familiale, au moment de la mort de sa mère, pour faire se déployer une fresque aussi ample qu’apparemment modeste, saturée de romanesque vrai, d’amour du cinéma, d’attention à des modes de vie, hier et aujourd’hui, en France et en Égypte.
Le film est exemplaire des puissances des nouvelles écritures documentaires, quand le recours à l’intime, aux archives, aux imaginaires issus du cinéma classique compose une méditation ouverte sur des enjeux infiniment plus vastes que les questions de famille du réalisateur, qui lui ont servi de point de départ.
La liste des titres ici mis en avant témoigne d’une multiplicité de styles et d’origines géographiques et culturelles impressionnante, qui contribue à la réussite de cette édition et à l’importance maintenue du rôle décisif de Cannes.
Dans La Vie après Siham, le cinéaste et son père jouant à faire un film pour mieux effectivement en faire un, ludique et bien davantage. | Météore Films
4. Gaza au cœur
Mais si toutes les parties du monde ou presque sont représentées, même si l’Afrique subsaharienne reste peu visible, l’Océanie absente, les peuples autochtones quasi invisibles, et avec une attention loin d’être à la mesure de certaines questions décisives ou crises majeures (la catastrophe environnementale globale, les multiples tragédies qui ensanglantent l’Afrique, de la RDC au Soudan, le sort des Ouïghours…), l’actualité aura trouvé un peu moins mal que d’ordinaire une place sous les feux du Festival.
Presque tous les Américains présents (sauf Tom Cruise) ont dénoncé ce que fait et ce qu’incarne le président élu par leurs concitoyens. Et, explicitement avec Militantropos de Yelizaveta Smith, Alina Gorlova et Simon Mozgovyi (à la Quinzaine des cinéastes), indirectement par Deux procureurs, la guerre en Ukraine n’a pas été ignorée.
Mais c’est la tragédie en cours dans la bande de Gaza et à moindre bruit en Cisjordanie, où se perpétuent quotidiennement les crimes de masse d’Israël, qui aura réussi à obtenir une visibilité, infiniment pas à la mesure de ce qui se passe, mais supérieure à ce à quoi le Festival nous avait habitués.
Celle-ci n’aura cessé de se décliner, notamment à travers le discours de Juliette Binoche en ouverture, la projection en sélection officielle de Once Upon a Time in Gaza des frères Arab et Tarzan Nasser, celle de Yes de Nadav Lapid à la Quinzaine des cinéastes, les plus de 900 signataires –dont un grand nombre de stars présentes sur la Croisette– de la lettre dénonçant le silence sur le génocide, les multiples rendez-vous dans le pavillon de la Palestine au village international du Festival, la tenue d’une conférence de presse le 23 mai «Sauvons Gaza», Julian Assange venu pour accompagner le film le concernant, The Six Billion Dollars Man en arborant un t-shirt avec le nom de 4.986 enfants tués par l’armée israélienne, l’annonce de multiples projets.
Et c’est la tragédie entourant Put Your Soul on Your Hand and Walk, le film de la cinéaste iranienne Sepideh Farsi, consacré à la photojournaliste Fatima Hassouna tuée par Tsahal avec dix membres de sa famille au lendemain de l’annonce de la sélection du film à l’ACID, qui aura le plus intensément maintenu l’attention, si volontiers volatile dans un lieu comme Cannes.
Personne ne s’illusionne sur la capacité d’un festival de cinéma d’interrompre un génocide. Pourtant, sur un sujet qui demeure catastrophiquement clivant (à la différence du soutien à l’Ukraine ou aux femmes iraniennes), la manifestation aura pu participer à la nécessaire «démarginalisation» de la condamnation de la politique israélienne. Un grand festival, un lieu culturel sous les feux de l’actualité les plus brillants, peut du moins permettre cela.
Une idée de l’artiste plus proche de l’artisanat que du génie (ou du champion, ou du vainqueur). | Diaphana
Maher (Maher El Khair), héros habité d’un projet immense et mystérieux. | Sophie Dullac Distribution
Magdala (Elsa Wolliaston) face à l’absence insurmontable de celui qu’elle a tant aimé. | Météore Films
Dans la nuit, la vache, objet de convoitise et d’affection. | Condor Distribution
Daniel London, Will Oldham et Lucy dans Old Joy. | Splendor Films
Lisa Bowman dans River of Grass. | Splendor Films
d’Allones à la cinéaste, 