«Les mots qu’elles eurent un jour», le silence et 1001 histoires d’un instant d’espoir

La main d’une des anciennes prisonnières, tandis qu’elle nomme ses camarades d’alors, pour la plupart condamnées à mort par l’occupant colonial.

À partir d’images retrouvées d’une libération lointaine, Raphaël Pillosio ouvre la mémoire et l’imagination autour de femmes et d’idées depuis longtemps enfouies.

Elles ont réapparu un jour. Qui, elles? Et aussi, quoi, elles? Quoi? Des bobines de film. Mais pas seulement. Des personnes. Et des histoires.

Parce qu’il y avait eu un homme, il s’appelait Yann Le Masson. Avec quelques autres, très peu, il avait été de celles et ceux qui aidèrent le peuple algérien à conquérir, au prix d’immenses souffrances, son indépendance. L’indépendance n’est ni la liberté ni le bonheur, mais ça c’est leur affaire, à ceux qui se sont battus pour ce qu’ils souhaitaient et méritaient.

Citoyen français, Yann Le Masson a fait son devoir de citoyen, en aidant ceux qui se battent pour leur légitime citoyenneté. Réalisateur et caméraman, il l’a fait entre autres en filmant, quand filmer pouvait aider. Cela lui a surtout valu des ennuis dans son pays.

Longtemps plus tard, l’âge venu, le même Yann Le Masson vivait sur une péniche. Et un jour, donc, il a trouvé des boîtes de pellicules, déposées sur le pont de sa maison flottante amarrée sur un quai du Rhône. Ce qu’il y avait sur ces pellicules, c’est lui qui l’avait filmé. Longtemps, longtemps avant.

Il avait presqu’oublié qu’il avait enregistré ces visages de jeunes femmes, sorties des geôles françaises en avril 1962, juste après la signature des accords d’Évian (18 mars 1962). Incarcérées à la prison de Rennes, ces combattantes de l’indépendance de leur pays, emprisonnées, certaines torturées, venaient d’être ramenées à Paris par leurs soutiens français, dont Yann Le Masson, avant de repartir en Algérie. Lors d’une réunion dans un appartement de la capitale, il les a donc filmées.

Passage de flambeau

Et puis les films ont disparu. Elles aussi, ces jeunes femmes, ont «disparu», au moins au sens où aucune n’est devenue une figure visible dans son pays, contrairement à de nombreux hommes ayant participé au combat pour l’indépendance.

Et voilà que, comme dans un conte ou une chanson, elles lui revenaient du passé. Mais il était trop vieux à présent pour en faire quelque chose, malgré l’envie qu’il en avait.

Heureusement, comme dans un conte ou une chanson, il y avait quelqu’un d’autre, plus jeune. Celui-là venait de faire un film sur les gens de cinéma –René Vautier, Olga Poliakoff, Cécile Decugis, Pierre Clément… et bien sûr Yann Le Masson– qui avaient dans ces années-là aidé la lutte des Algériens, Algérie, d’autres regards (2004). Celui-là, qui s’appelle Raphaël Pillosio, réalisateur et producteur de documentaires, a repris le flambeau.

Et voici donc aujourd’hui son film, cet objet troublant qui en résulte, aux confins de la recherche historienne et de la légende quasi mythologique. Parce que les boîtes réapparues contenaient les images, mais pas les sons. Pas les voix de ces jeunes femmes, une vingtaine, réunies à Paris dans la joie de leur toute fraîche libération et qu’on sent si proches entre elles des combats menés, y compris ensemble dans la prison.

Il y a des hommes aussi, deux, dans le fond: on ne saura ni qui ils sont ni ce qu’ils font là, ils n’interviennent pas. Elles, elles parlent. Elles rient aussi, elles se regardent, se prennent par le bras ou aux épaules. On perçoit que parfois la parole est véhémente ou murmurante, volubile ou retenue. Dans la présence de ces visages juvéniles, lumineux de 1962 et dans le silence imposé par la perte de l’enregistrement sonore, se déploie un imaginaire, une mémoire, mille et une histoires.

Sur un des plans tournés en 1962, la plupart des jeunes Algériennes tout juste sorties de prison. | JHR Films

Sur un des plans tournés en 1962, la plupart des jeunes Algériennes tout juste sorties de prison. | JHR Films

Images du passé, enquête au présent

Ces très beaux plans en noir et blanc, en groupe ou isolant un visage, auxquels ne se substitue nulle voix off, accueillent en contrepartie des mots absents une attention et une affection. Disons, une possibilité de projection qui intensifie la relation de tout spectateur, de toute spectatrice à ces personnes dont on sait très peu. (…)

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Rétroviseurs du présent: «Je suis toujours là», «Spectateurs!», «Le Quatrième Mur»

Eunice Paiva (Fernanda Torres), ses enfants, mais pas leur père –et le sourire comme arme.

Retour sur l’époque de la dictature brésilienne avec Walter Salles, héritage d’une longue histoire du cinéma chez Arnaud Desplechin ou échos actuels de la guerre civile libanaise chez David Oelhoffen: ces films mobilisent le passé pour résonner aujourd’hui.

«Je suis toujours là» de Walter Salles

Malgré l’inquiétante séquence d’ouverture où une femme se baigne dans la mer, scène légère bientôt alourdie de la menace, même encore informulée, d’un vol d’hélicoptère, il faut un peu de temps pour que se précise la singularité du nouveau film de Walter Salles.

Être aux côtés des membres de cette famille très aisée de Rio au début des années 1970, à l’époque où la dictature militaire au Brésil durcit encore sa politique répressive, apparaît d’abord comme une situation décalée. Dans la grande maison de Rubens Paiva, qui a été député d’un parti de centre gauche, sa famille et ses amis vivent, entre plage et soirées amicales, une existence relativement paisible.

La mère, Eunice, les cinq enfants et adolescents qui composent la progéniture, les amis et amies des unes et des autres, sans ignorer la situation, ont des préoccupations et des modes de vie où dominent tracas personnels et plaisirs du quotidien.

Loin des très nombreux films dénonçant les crimes innombrables de la dictature brésilienne, et de leurs homologues installés par les États-Unis pratiquement partout en Amérique latine dans les années 1960-1980, Je suis toujours là approche la question avec une légèreté qui ressemble à ce sourire qu’Eunice exigera de ses enfants, sur toutes les images publiques, après que la terreur se sera abattue sur la maison.

C’est elle, Eunice, qui dit «je» dans le titre. Elle qui peu à peu, de bourgeoise conformiste, devient cette figure de combat, en inventant ses propres armes de résistance, en faisant se construire autour d’elle et des siens d’autres relations, qui ne seront pas seulement tournées vers leur propre cas, leur propre intérieur.

Eunice Paiva, soudain prise dans l'étau –et qui trouvera comment l'affronter. | Studiocanal

Eunice Paiva, soudain prise dans l’étau –et qui trouvera comment l’affronter. | Studiocanal

Le film de Walter Salles raconte une histoire authentique, telle qu’elle a été écrite par le fils, Marcelo Paiva, écrivain et dramaturge brésilien. Il importe, évidemment, de savoir que les faits évoqués ont bien eu lieu, mais on ne sait que trop combien ce «d’après une histoire vraie» ne garantit rien, et est souvent la caution de la médiocrité cinématographique. Ici, c’est tout le contraire.

La force émouvante et dynamique de Je suis toujours là tient pour l’essentiel à trois forces associées. La première, la plus évidente, est la puissance d’incarnation des interprètes, à commencer par Fernanda Torres. Star dans son pays où elle est aussi connue comme écrivaine, elle retrouve Walter Salles trente ans après le beau Terre lointaine, qui avait révélé le cinéaste, avant l’Oscar de Central do Brasil.

Le deuxième atout du film est spatial. Il concerne le sens de la composition des points de vue, essentiellement celui de la mère et des quatre filles, chacune porteuse d’une approche et d’une distance différentes aux événements qu’elles affrontent toutes.

Le troisième est temporel, avec la réussite de l’inscription des faits du début des années 1970 dans une continuité qui court jusqu’à aujourd’hui, articulant ainsi les événements d’alors, leurs échos contemporains, la trajectoire étonnante d’Eunice Paiva, les engagements des différents membres de sa famille, les évolutions de la situation politique brésilienne, y compris les combats pour les droits des peuples autochtones, et la défense de l’environnement.

Dans son pays d’origine, le film est devenu un phénomène à la fois culturel et politique, avec des millions de spectateurs retrouvant le chemin des salles pour un film brésilien pour la première fois depuis très longtemps, et au moment où une tentative de coup d’État par les nostalgiques des tortionnaires des années 1970, dont l’ex-président Jair Bolsonaro, arrive devant la justice.

Dès lors, celle qui dit «Je suis toujours là», c’est aussi la démocratie elle-même. Une revendication qui n’a rien d’anodin dans le Brésil contemporain. Ni ailleurs.

Je suis toujours là
de Walter Salles
avec Fernanda Torres, Fernanda Montenegro, Selton Mello, Valentina Herszaje, Luiza Kozovski, Bárbara Luz
Durée: 2h15
Sortie le 15 janvier 2025

«Spectateurs!» d’Arnaud Desplechin

Avant de tourner son neuvième «vrai film», Federico Fellini tourna jadis Huit et demi, interrogeant sa place et ses sentiments de réalisateur –Huit et demi étant bien sûr un vrai film lui aussi.

De même, la nouvelle réalisation d’Arnaud Desplechin, qui est bien elle aussi un vrai film, aurait pu s’intituler Treize et demi. Mais le cinéaste de Rois et Reine et de Roubaix, une lumière choisit d’interroger moins son propre rôle ou les désirs de l’auteur qu’il est que les liens qu’il entretient avec le cinéma, en tant qu’il en a été et en reste spectateur.

Entre la lumière du projecteur au ciné-club du lycée et une possible idylle, Paul D., double fictif d'Arnaud D., choisira. | Les Films du Losange

Entre la lumière du projecteur au ciné-club du lycée et une possible idylle, Paul D., double fictif d’Arnaud D., choisira. | Les Films du Losange

Il construit à cet usage une fiction autobiographique, où une succession de jeunes acteurs interprètent à différents âges ce Paul Dédalus qui est depuis Comment je me suis disputé le double à l’écran du cinéaste.

Mais Desplechin ne se veut pas le seul spectateur à figurer dans son film-miroir. Il en convie d’autres, dont des anonymes qui parlent de leur rapport à la salle, à l’écran, aux émotions que suscitent les films. Il convie des amis et connaissances, cite avec effusion ses grands mentors (le philosophe Stanley Cavell, Claude Lanzmann, Ingmar Bergman et François Truffaut), ressuscite une leçon qu’il a suivie à la fac d’un professeur qui était aussi un cinéaste et critique, Pascal Kané.

Séquence après séquence, très présent en voix off et à travers ses avatars fictionnels, il répond, en son nom et en assumant cette place, à la question du livre fondateur d’André Bazin: Qu’est-ce que le cinéma?

On pourra, on devrait débattre des réponses d’Arnaud Dédalus, s’amuser ou s’agacer d’un raccourci, s’enthousiasmer d’un trait lumineux, d’une émotion dont la sincérité balaie l’idée même de réserve. Mais le plus beau, le plus émouvant dans Spectateurs!, c’est que, bien sûr, il n’y a pas de réponse à la question «qu’est-ce que le cinéma?», et que Desplechin le sait bien. (…)

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À voir en salles: «Fermer les yeux», «La Bête dans la jungle», «Quand les vagues se retirent»

Alliés et ennemis, à l’aube et au crépuscule tandis que la marée monte ou descend, les espaces fascinants et faussement sereins de Lav Diaz sont habités par des fantômes, et encore des crimes à venir. 

Les nouveaux films de Víctor Erice, Patric Chiha et Lav Diaz sont trois impressionnantes propositions de cinéma, trois invitations à des voyages dans le temps, l’espace, l’imaginaire et le monde actuel.

Ce mercredi 16 août sortent sur les écrans français trois films qui ont en commun d’être de très beaux films, d’avoir été présentés dans les trois plus grands festivals de cinéma, et de n’y avoir pas reçu l’attention que chacun méritait.

Ni Quand les vagues se retirent à Venise, ni La Bête dans la jungle à Berlin, ni Fermer les yeux à Cannes n’a été salué à la mesure de son importance. Ce qui leur vaut sans doute aussi cette date de sortie considérée comme peu favorable, mais qui ne devrait en aucun cas contribuer à les laisser dans une injuste pénombre.

Ils sont aussi différents que possible et pourtant, parce que ce sont de véritables films de cinéma (il n’y en a pas tant), ils ont chacun à leur manière affaire au même enjeu: le temps.

Celui-ci se traduit par le quart de siècle durant lequel se déroule La Bête dans la jungle, les vingt-deux ans qui séparent le passé du présent du personnage de Fermer les yeux, les dix ans de prison endurés par celui qui revient dans l’ombre de Quand les vagues se retirent. Mais ce n’est pas que, banalement, du temps a passé. C’est que le temps habite, travaille, anime la chair même de chacun de ces films, si vivants.

Fermer les yeux de Víctor Erice

Depuis longtemps retiré des caméras, un cinéaste (Manolo Solo) revient sur son passé, aussi mystérieux que douloureux. | Haut et Court

«My Rifle, My Pony and Me» n’est plus, depuis bien longtemps, seulement la chanson de Dean Martin et Ricky Nelson dans Rio Bravo d’Howard Hawks, mais l’hymne de générations de cinéphiles, un signe de reconnaissance international. Lorsque, entouré de quelques jeunes amis, l’ex-cinéaste Miguel la chantonne sur la plage où il vit désormais une vieillesse de bohême à l’écart du monde, il semble qu’une boucle soit bouclée.

Cette boucle, qui occupe les deux premiers tiers du film, a composé un émouvant voyage dans plusieurs monde à la fois, un imaginaire de cinéma, un passé qu’on a cherché à effacer et qui revient, un jeu fluide de souvenirs, de mystères, de légendes.

Il y avait eu cette époque lointaine, où Miguel tournait un grand film, inspiré d’un autre grand film (The Shanghai Gesture de Josef von Sternberg, sorti en 1941), avec son grand ami le grand acteur Julio. Tout était grand alors, les espoirs et l’inspiration, la promesse du succès et l’intensité des sentiments.

Et puis tout s’est cassé. Julio a disparu, déclaré mort, le film s’est arrêté, la carrière de Miguel aussi. Jusqu’à ce que, vingt-deux ans plus tard, une émission de télé ressuscite cette vieille affaire. Miguel, qui avait tout laissé derrière lui, revient en parler. Il retrouve des témoins, sort des documents, rouvre de vieilles boîtes de pellicule.

Le cinéma, c’est dans sa nature, a gardé des traces. Il y a des images, des sons, des présences. C’était déjà, en partie, l’enjeu du film que voulait tourner Miguel, autour de la fantasmagorie hollywoodienne avec Marlene Dietrich, et de la réalité du rapport à la Chine, à une jeune femme chinoise et au présent d’alors, vingt-deux ans plus tôt.

Derrière l’histoire du personnage, celle du cinéaste

Ce serait déjà une magnifique circulation dans le temps, la mémoire, les jeux de miroir des souvenirs et des oublis, des refoulements et des séductions. C’est bien davantage pour qui connaît la véritable histoire derrière ce qui se présente comme une fiction.

Car Fermer les yeux est né du drame vécu par Víctor Erice, auteur d’un scénario jouant avec la mémoire du film de Josef von Sternberg: La promesa de Shanghai. Scénario dont il a été dépossédé par la production, laquelle l’a confié à un confrère qui n’a eu aucun scrupule à tourner le film à sa place: Le Sortilège de Shanghai, réalisé par Fernando Trueba et sorti en 2002.

Miguel raconte un douloureux souvenir qui est aussi celui du réalisateur. | Capture d’écran de la bande-annonce

À l’aube des années 2000, Víctor Erice était l’auteur de trois merveilles de films: L’Esprit de la ruche (1973), Le Sud (1983) et Le Songe de la lumière (1992). Il était, il est toujours, l’autre plus grand cinéaste espagnol de sa génération, dans un tout autre registre que Pedro Almodóvar. Après ce qu’il a vécu comme le coup de poignard de l’abandon forcé du film, il ne tournera rien pendant vingt-deux ans –exactement la durée qui, dans Fermer les yeux, sépare Miguel de l’abandon de son film et de sa carrière.

Pas besoin de savoir cela pour être émerveillé par le film, tel qu’il s’est déroulé jusqu’à la chanson du western, le soir sur la plage. Mémoire, mystère, présence des magies de l’enfance, enchantements et cruautés du cinéma et de la vie aussi inséparables que les veines des artères irriguent le cheminement de ce qui a été, à travers ce qui est.

Chaque séquence est une invention visuelle, vibrante de présence humaine, merveille de ce qu’on voit et tout ce qu’on ne voit pas. Cinquante ans après L’Esprit de la ruche, Víctor Erice reste le cinéaste visionnaire, hanté par les rêves intimes et les horizons partagés, qu’il a toujours été.

La fin du film, avec des retrouvailles forcées, laborieuses, fait monter d’un cran le côté sentimental, au risque de confondre la puissance vibrante qui habitait de manière magnifique toute la première partie, la mélancolie, avec ce qui passe pour son équivalent et est en fait son opposée, la nostalgie.

Vapeur d’un opium orientaliste où s’estompe la silhouette d’une jeune chinoise, fragilité de l’image projetée, tremblement de souvenirs dont on ne sait qui peut décider de les conserver ou de les laisser s’enfuir, flottent sur un nuage qui s’en va dans la brume pourpre du canyon.

Fermer les yeux de Víctor Erice avec Manolo Solo, José Coronado, Ana Torrent.

Durée: 2h49. Sortie le 16 août 2023

Séances

La Bête dans la jungle de Patric Chiha

John (Tom Mercier) et May (Anaïs Demoustier) dans l’univers hors du monde d’une boîte de nuit sans nom. | Les Films du Losange

Elle est là. Elle s’appelle May. Elle est vivante et belle. Elle entre dans ce lieu qui n’a pas de nom, la boîte à la porte de laquelle veille une sorcière sensuelle –qui d’autre que Béatrice Dalle, impériale? Elle y rencontre John. Mais est-il là? Est-il vivant? Beau, oui, assurément. Mais d’une beauté sombre, figée, tout le contraire de May.

John et May étaient les personnages de la nouvelle de Henry James parue en 1903 et qui portait le même titre. Le film de Patric Chiha en est l’adaptation parfaitement fidèle et parfaitement libre. Ça n’a pas d’importance.

L’important est que tout de suite, et sans cesse, une intensité vibre entre ces deux êtres, May et John, dans ce décor presque unique de la boîte de nuit, où sans cesse une foule immense danse. Sans cesse, c’est-à-dire toute la nuit, toutes les nuits. Mais il semble qu’il n’y ait pas de jours. Le temps passe, vingt-cinq ans, de la fin des années 1970 au début des années 2000.

La musique change, les lumières changent, le mur de Berlin tombe, le sida clairsème le dancefloor, les tours de Manhattan s’effondrent. John et May ne changent pas.

Ce que John attendait déjà quand elle l’a rencontré, May a choisi de l’attendre aussi. C’est inexplicable, mais peu importe, puisque de cet inexplicable naissent des vibrations, des émotions, des questions, des gerbes de joie et des torrents de tristesse.

Un miracle qui respire

La Bête dans la jungle est un pur pari de cinéma, à partir d’une œuvre majeure de la littérature. Et c’est, plan après plan, une sorte de miracle, auquel on ne trouve guère qu’une figure tutélaire, qui ne fut pas par hasard à la fois écrivain et cinéaste: Jean Cocteau. Dans cette lumière reviennent, réincarnés en John et May, La Belle et la Bête, Orphée et Les Enfants terribles. Mais sans jamais s’alourdir de références, toujours dans leur propre mouvement vif. (…)

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«Les Harkis», lumières nuancées sur une tache encore opaque

La jeune recrue Salah (Mohamed Mouffok) reçoit les instructions du sous-officier harki Si Ahmed (Omar Boulakirba).

Le nouveau film de Philippe Faucon revient avec attention et vigueur sur un des aspects décisifs, mais toujours mal connu, de la guerre d’Algérie.

Les Harkis de Philippe Faucon raconte exactement ce qu’annonce son titre: non pas une abstraction, ou même un fait historique, mais ce qu’il est advenu à des personnes. Ce faisant, il prend en charge cette tache sanglante sur ce que certains appellent l’«honneur de la France»: l’abandon par son gouvernement et par son armée de ceux qui, par centaines de milliers, avaient combattu à leurs côtés contre les forces de libération de l’Algérie.

Faucon ne rajoute pas de romanesque, de ruses psychologiques ni d’astuces sociologiques. Avec une impressionnante économie de moyens narratifs, mais une grande attention aux personnages et aux situations, il accompagne les processus qui ont vu des Algériens rejoindre l’armée française, pour des motivations diverses dont le scénario expose un catalogue non exhaustif, et ce qu’il en advint.

Comme filmé à mi-voix

Posé, comme filmé à mi-voix, le film du réalisateur de La Trahison et de Fatima n’en est que plus fort dans sa façon de venir enfin porter une lumière sur cette tragédie si longtemps restée taboue dans l’imaginaire collectif –même s’il y a bien eu déjà un téléfilm sur le sujet en 2006, Harkis, d’Alain Tasma, qui avait eu le courage d’affronter la question, mais qui se passait entièrement en France.

Les ouvrages récents d’historiens (Les Harkis, de Fatima Besnaci-Lancou et Abderahmen Moumen, ou encore Le Dernier Tabou–Les “harkis”restés en Algérie après l’indépendance, de Pierre Daum) ont désormais battu en brèche les légendes entourant cette histoire sombre, longtemps à la fois occultée et caricaturée des deux côtés de la Méditerranée.

Assurément, ce que montre le film de Philippe Faucon n’est pas LA vérité. C’est, au plus près de ce qu’on peut attendre du cinéma, une façon de donner des corps et des visages à ces centaines des milliers d’hommes, soldats d’une sale guerre et qui se retrouvent pris dans un engrenage fatal.

Ni absoudre ni condamner

Ce faisant, Faucon ne simplifie pas l’histoire, au contraire, il en renforce la complexité à travers un ensemble de portraits et de trajectoires individuelles, sans jamais laisser entendre que tout se vaudrait, sans occulter combien le combat pour l’indépendance était fondamentalement légitime.

1199623.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxxÀ l’heure du référendum sur l’autodétermination qui ouvre la voie à l’indépendance, les harkis et leur officier (Théo Cholbi) face à l’angoisse du sort de ceux qui ont porté l’uniforme de la puissance coloniale. | Pyramide Distribution

Aussi nuancée soit-elle, à propos d’événements d’une extrême violence, la lumière que projette Les Harkis n’esquive pas les atrocités et les impasses dans lesquelles tant de personnes ont été prises, et auxquelles tant ont pris une part active. (…)

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«En nous», «Fils de Garches», «Le Dernier Témoignage», vertus du «que sont-ils devenus?»

Cadiatou, ancienne lycéenne des quartiers Nord de Marseille, qui pas à pas construit sa vie.

Trois documentaires regardent et écoutent des personnes ô combien diverses, à la lumière de ce qu’elles furent et de ce qu’elles firent. Le cinéma apparaît comme un incomparable outil pour comprendre le présent grâce aux trajets accomplis.

En nous de Régis Sauder

Elles et ils sont dix. Ils auront bientôt 30 ans. Il y a onze ans, ils étaient les personnages du documentaire Nous, princesses de Clèves, tourné dans un lycée des quartiers nord de Marseille où, en réaction à une provocation de haine sociale de Sarkozy, leur professeure leur faisait étudier le roman de Madame de Lafayette. À partir de cette situation, le film de 2011 ouvrait de multiples perspectives, collectives et individuelles.

Aussi banal et évident soit-il, le génie naturel du cinéma de pouvoir mettre en regard des états d’une même personne à une décennie d’écart garde tous ses pouvoirs de suggestion, d’étonnement, parfois de dramatisation et d’humour.

En retrouvant aujourd’hui dix des élèves qu’il avait alors filmé·es, et en réutilisant des séquences du premier film, Régis Sauder active ces ressources, et c’est une cascade de contrastes, de surprises, de signes multiples, innombrables déplacements voulus ou subis.

Le montage entre les deux époques devient une aventure, un écheveau d’aventures, celles de vies chacune singulière. Le réemploi d’images du premier film fonctionne comme un révélateur –et rend le nouveau parfaitement clair à qui n’aurait pas vu celui de 2011.

Ensemble, ces vies et les manières dont elles sont évoquées racontent énormément de l’état de la France actuelle. Mais jamais la généralité ne prend le pas sur tout ce qui considère chacune et chacun pour son parcours propre, et ce qu’il ou elle peut, ou veut en dire. Les gestes, les vêtements, les environnements aussi racontent, implicitement.

Ils et elles sont dix. Armelle, Cadiatou, Laura, Abdou, Sarah, Albert… Dix plus une, Emmanuelle, qui était leur prof à l’époque du premier film. Elle enseigne toujours le français dans le même lycée des quartiers nord. Malgré les conditions de pire en pire, elle tient encore non seulement son poste, mais son discours d’espoir et de résistance contre l’empilement des soi-disant fatalités qui condamnent et qui oppressent.

En pointillés, elle fait le lien elle aussi entre naguère et maintenant, elle est la continuité souterraine quand chacun des personnages principaux du récit donne accès à ce que son parcours a d’unique.

Unique et pourtant, représentatif. Ainsi de cette récurrence des tentatives de travailler dans le monde du soin et de s’approcher du service public, pour en expérimenter la souffrance au travail dans des conditions qui constamment se dégradent.

Mais précisément, dans En nous, ce n’est plus un discours, ce sont des expériences, racontées avec émotion, et souvent humour. Et la composition générale du film, trouvant sa dynamique dans l’agencement des situations individuelles et des contextes, permet une circulation vivante, une mobilité du regard aussi chez les spectateurs.

Albert, qui revendique des choix personnels parfois difficiles, mais où il s’est affirmé. | Shellac Distribution

Le titre incite au rapprochement avec le formidable documentaire d’Alice Diop, Nous, sorti il y a un peu plus d’un mois. Les contextes et les partis pris de réalisation sont différents, mais les deux films ont en commun de déjouer les simplifications et les slogans.

Comme sa consœur en banlieue parisienne, Régis Sauder construit, à Marseille, à Lausanne, à Malte, à Lyon, à Paris (là où sont aujourd’hui ses personnages) une circulation qui ouvre à ce que Victor Segalen appelait «le sentiment que nous avons du divers».

Non pas «la diversité» comme collection de situations faisant statistique, mais comme capacité de circuler et d’être affecté par des façons d’être au monde, de le percevoir, de le transformer même de manière infinitésimale. À ce titre, En nous est un voyage, un beau voyage dans le cosmos des vies multiples dont ses quelques protagonistes éclairent l’immensité des possibilités.

Fils de Garches de Rémi Gendarme-Cerquetti

Rémi Gendarme-Cerquetti (à gauche) filme Sophie Pichot, une autre des anciennes de l’hôpital de Garches. | The Kingdom

Garches est une commune des Hauts-de-Seine, dans la banlieue ouest de Paris. Il s’y trouve l’hôpital Raymond-Poincaré, qui fut longtemps le seul en France à accueillir les personnes ayant des handicaps invalidants très lourds, notamment les enfants, et reste un des principaux centres de traitement de ces pathologies.

Rémi Gendarme-Cerquetti est cinéaste. Il est, aussi, un ancien patient de cet hôpital, et il est toujours en fauteuil, avec des capacités de mobilité très réduites. Son film est l’exploration, à partir de ce qu’a été et de ce qu’est cette institution, mais surtout à partir des témoignages de quelques-uns des patients et des soignants, de multiples manières d’être des humains quand des circonstances, à la naissance ou ensuite, ont très massivement réduit un certain nombre de facultés physiques.

Ils et elles ont été traités, enfants, pour des malformations et des dysfonctionnements, et ont affronté à la fois la souffrance et la peur, les angoisses de leurs parents, des pronostics médicaux en forme de condamnation sans appel. (…)

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«Memory Box» sur les chemins d’un passé qui ne passe pas

Maia (Manal Issa) et Raja (Hassan Akil) sous les éclats de leur amour naissant et de la guerre omniprésente.

Les cinéastes libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige s’aventurent dans le labyrinthe des souvenirs d’une époque de guerre et d’espoirs, à la lumière des émotions d’aujourd’hui.

Memory Box? La boîte existe bel et bien. Par un beau matin d’hiver, elle est livrée à la maison où habitent Maia et sa fille Alex, qui doivent être rejointes par leur mère et grand-mère, qu’on appelle Teta, «mamie» en arabe. Elles sont d’origine libanaise, installées au Québec. C’est la veille de Noël, mais le colis qui vient d’arriver n’est pas un cadeau. Ou peut-être bien que si, mais de manière détournée, et perturbante.

On connaissait les boîtes à secrets et à tiroirs japonaises ou chinoises, voici donc la boîte libanaise. Pas moins complexe, pas moins ludique, mais aussi beaucoup plus émouvante, et hantée par une tragédie.

La boîte arrivée dans la maison isolée par la neige est, en effet, une boîte de souvenirs: les traces matérielles d’une époque révolue, que les deux femmes les plus âgées veulent laisser enfouie dans le passé, ce passé que n’a pas connu la plus jeune, née au Canada.

Dans la boîte se trouvent les cahiers, dessins, photos et cassettes audio que Maia, qui avait alors l’âge qu’a aujourd’hui Alex, a envoyé durant des mois à sa meilleure amie, qui avait quitté Beyrouth pour échapper à la guerre civile qui a ensanglanté le pays durant quinze ans.

À travers ces envois se racontent par fragments l’enchaînement des événements catastrophiques qui ravagent alors le pays, mais aussi le quotidien d’une adolescente qui refuse que la guerre définisse entièrement son existence, cadenasse sa jeunesse, ses désirs, ses élans de vie.

La mémoire n’est pas les souvenirs

Mais la mémoire ce ne sont pas, ou pas seulement des souvenirs matériels, des objets, des images et des récits venus du passé. C’est aussi, c’est surtout ce que chacun et chacune en fait, au cours des ans. Film de mémoire et pas de souvenirs, Memory Box ne se résume pas au récit du retour à la surface d’objets cachés ou oubliés.

Teta (Clémence Sabbagh), Alex (Paloma Vauthier) et Maia (Rim Turki) dans le confort de leur maison au Canada, que vient troubler l’irruption de la boîte. | Haut et Court

Le film de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige est l’interrogation, avec les moyens du cinéma, des cheminements par lesquels les humains se construisent ou se reconstruisent avec les événements qu’ils ont traversés, les plus intimes comme les plus collectifs, les plus généraux (le passage à l’âge adulte) comme les plus situés (le conflit libanais des années 1980). Ou comment ils et elles ont à se construire aussi, avec les souvenirs des autres, qui les concernent.

Les deux artistes et cinéastes, qui cosignent avec Memory Box leur sixième long-métrage, sont aussi les auteurs d’une œuvre multisupport (films, photos, installations, performances, vidéos…) d’une grande cohérence. Par des voies très diverses, ils explorent depuis vingt-cinq ans ces labyrinthes de la mémoire, toujours à partir d’éléments très concrets, souvent en immédiate proximité avec ce qu’eux-mêmes ou leurs proches ont vécu.

Que les cahiers aujourd’hui visibles dans leur film reprennent à l’identique ceux qu’a effectivement écrits Joana Hadjithomas durant six ans de guerre à Beyrouth, et que les photos qu’on voit à l’écran aient effectivement été prises par le jeune Khalil Joreige à la même époque, n’a rien d’anecdotique.

Ce sont, au même titre que les morceaux de variété qui animaient alors les soirées ou que les discours d’engagement politique qui ont mobilisé une génération, les matériaux d’une enquête.

Maia adolescente et Raja, quand les emballements de la jeunesse se mêlaient à l’omniprésence de la guerre. | Haut et Court

Cette enquête n’est pas seulement celle que mène Alex, bravant l’interdit maternel pour découvrir le contenu de la boîte. Elle porte moins sur ce qui s’est passé alors pour Maia et son amoureux Raja, ou sur ce que le retour à la lumière des traces de cette époque va faire à la relation entre la mère et sa fille qui les découvre, qu’à la mise en évidence des cheminements de la mémoire, et à leurs effets.

Des effets qui se manifestent dans les comportements et les émotions des personnes, mais aussi dans le destin du pays entier, comme l’actualité ne cesse, hélas, d’en témoigner. Puisque ce récit narré depuis le point de vue d’une famille est aussi, à bien des égards, significatif de ce qui n’a cessé de se produire au Liban et de son rapport maladif à sa propre histoire. (…)

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«Ailleurs, partout» et «Ziyara», trajets de vie et de mémoire

Des images virtuelles, abstraites, qui matérialisent la violence du sort bien réel infligé aux migrants.

Le film d’Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter invente un émouvant dispositif visuel et sonore pour faire éprouver le gouffre ouvert par les phénomènes migratoires actuels. Celui de Simone Bitton chemine parmi les traces d’un monde disparu, qui interroge le présent.

L’un et l’autre relèvent du documentaire, même si le film d’Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter et celui de Simone Bitton mobilisent des ressources cinématographiques très différentes. Les premières recourent à un puissant et émouvant dispositif formel, quand la seconde semble se contenter d’une série de rencontres au fil d’un voyage.

Pourtant, ces œuvres ont en commun d’être l’une et l’autre habitées par l’exil, l’exil au présent d’un migrant ayant dû quitter son pays dans Ailleurs, partout, l’exil passé –mais toujours éprouvé– de la réalisatrice de Ziyara. Plus profondément encore, et de manière qui est au cœur de ce que peut le cinéma (documentaire ou pas), ces deux films rendent sensibles la réalité et les effets de l’absence, les forces actives de l’invisible.

C’est là que se font écho à juste titre des situations par ailleurs incomparables. Ici les migrants invisibilisés et réduits à des données statistiques et à une fonction de repoussoir, terres d’Europe rendues inhospitalières par leur fermeture sécuritaire et le déploiement massif des outils de surveillance numérique. Là les juifs ayant été contraints de fuir le Maroc, la mémoire et les croyances de musulmans gardiens de ce qui reste d’eux.

Ce sont au fond, avec des moyens qui n’ont rien de surnaturel, deux exercices de spiritisme, pour rendre sensible combien tant de fantômes, différents, sont, différemment, parmi nous. Y compris qui n’est ni migrant ni accueillant, ni juif d’Afrique du Nord ni croyant en les pouvoirs de ces saints auxquels les adeptes de deux religions (ou plus) prêtent des pouvoirs.

«Ailleurs, partout», poème politique

Au cœur du film est le montage. Double montage. Montage des images entre elles, montage des images et du son. La réalisatrice de Des jours et des nuits sur l’aire et celle de Le Vertige des possibles qui travaillent depuis longtemps ensemble, font de ce double agencement un poème politique, où le virtuel est terriblement concret.

Elles n’ont tourné aucune des images qui apparaissent à l’écran, images toutes trouvées en ligne, captées par des caméras de surveillance. Mais le choix de ces images, leur beauté plastique, leur réalité d’autant plus factuelle, utilitaire, que leur apparence est proche de l’abstraction, la musicalité de leur assemblage, rythmes et contrastes, dissonance et hypnose, suffiraient à faire d’Ailleurs, partout une œuvre visuellement magnifique en même temps qu’un très réaliste cauchemar.

Ce serait, en ce cas, une très belle proposition d’art vidéo, c’est un film de haute intensité du fait de l’autre montage, celui entre les images et les voix. La voix surtout de ce jeune Iranien qu’on ne verra jamais, et qui existe avec une humanité singulière, laquelle contraste si violemment avec les silhouettes désincarnées qui apparaissent sur les vidéos de surveillance comme avec le traitement subi par les personnes migrantes.

Shahin a quitté son pays, connu les dangers et les rencontres du trajet de tant de ceux contraints au voyage depuis le Moyen-Orient vers l’Europe de l’Ouest. Il a atteint la Grande-Bretagne, qui n’est en aucun cas le paradis, même si c’était pour échapper à une situation vécue comme un enfer.

Quelque part, quelqu’un – un humain plutôt qu’un amas de pixels. | DHR / À Vif

Shahin raconte. Il répond à ce qui semble un interrogatoire d’officier d’immigration. Il parle au téléphone avec sa mère restée au pays, discute aussi avec une amie française qui le questionne sur son parcours. Il ne décrit pas sa situation et ses sentiments de la même manière selon les cas.

Les mots ne sont pas tous entendus, ils sont vus aussi, fragments d’échange par SMS à l’écran, qui reconnectent le visible et l’audible, tissent les informations transmises et les sensations perçues.

Ailleurs, partout est une expérience sensorielle qui en cesse de se déployer pour rouvrir les éléments de compréhension, ou simplement d’attention, à ce qu’on croit si bien connaître désormais : la-situation-dramatique-des-migrants.

L’ensemble des gestes de cinéma accompli par les réalisatrices réussit à déplacer ce bloc, à réorganiser différemment perception et compréhension, situation individuelle et problèmes collectifs, matérialité des lieux, des actes, des questions de nourriture, de sommeil, de temps quotidien, de violence des procédures et des dispositifs.

Par besoin et par goût, le jeune homme de 21 ans passe beaucoup de temps sur internet. Même si ce n’est pas pour regarder les images qu’on voit, son rapport au monde en ligne, globalisé et dématérialisé, est une dimension majeure de sa vie.

Cet univers virtuel mais bien réel constitue aussi la traduction sensible du monde connecté et hyper-contrôlé qui est celui dans lequel vivent et meurent des millions de migrants en souffrance, dans lequel se débat et étouffe ce qui a été un jour «notre système de valeurs». Dans lequel nous vivons tous. (…)

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Illuminer les chemins de la mélancolie – sur « La Vie des morts » de Jean-Marie Laclavetine

La Vie des morts est une étrange conversation d’un frère écrivain à sa sœur prématurément disparue, qui se lit comme une mise en intrigue épistolaire des réactions suscitées par un précédent ouvrage. Mais dans cette histoire de fantômes réaliste se construit bien autre chose qu’un herbier des deuils. Par ce retour original sur la réception du récit, Jean-Marie Laclavetine interroge les multiples manières de se situer, parmi les vivants comme parmi les morts.

En février 2019, Jean-Marie Laclavetine publie Une amie de la famille. Il s’agit de son 31ème livre, nouvelle étape d’un conséquent parcours essentiellement consacré à l’écriture romanesque – et, en plusieurs occasions, au commentaire d’œuvres d’art. Mais celui qui est également un des directeurs littéraires de Gallimard signe cette fois un texte d’une autre nature.

Le titre de l’ouvrage désigne la sœur de l’auteur, Annie. Annie est morte à 20 ans, le 1er novembre 1968, emportée par une vague près de la crique sur la plage de Biarritz qu’on appelle la Chambre d’amour. Pendant un demi-siècle, ses proches, dont ceux qui étaient avec elle à ce moment, y compris son frère Jean-Marie, n’ont pas parlé d’elle. Quand quelqu’un demandait qui était la jeune fille sur la photo, on répondait « une amie de la famille ».

Aucun « sale secret » dans cette omerta familiale, mais le poids de la douleur, une incapacité à y faire face ensemble, à émettre et partager des mots. 50 ans après le drame, Laclavetine s’est lancé dans une enquête, a retrouvé les personnes toujours vivantes, les documents écrits, les photos, il a réuni les souvenirs tout en s’interrogeant sur le processus d’ensevelissement dans le silence qui avait si longtemps accompagné sa sœur morte.

Une amie de la famille, document réaliste porté par une réflexion intime et pudique, était un beau livre, dans un registre, l’enquête littéraire sur un événement de son passé, qu’il n’a certes pas inauguré – il suffit de songer à Annie Ernaux – mais qui impressionnait par sa tension intérieure, et la manière dont l’écriture savait en rendre compte.

Il s’est trouvé qu’après la publication de l’ouvrage, son auteur a reçu une quantité tout à fait inattendue de courriers et de messages de toute nature, émanant aussi bien de personnes proches de lui, qu’ils aient ou pas connu sa sœur, de personnes ayant connu celle-ci sans que l’écrivain le sache, d’amis qu’il a fréquentés au cours de la longue période écoulée depuis, et surtout de très nombreux inconnus.

Dans leur diversité, ces messages traduisent la manière dont d’autres se sont appropriés l’histoire pourtant si personnelle racontée dans le livre de 2019. Annie est devenue, écrit à Laclavetine un lecteur inconnu, « le visage universel de nos douloureuses absences ».

La Vie des morts est, ou plutôt se présente de prime abord, comme la manière par Jean-Marie Laclavetine de prendre en charge cet afflux de récits et d’affects eux aussi personnels – mais d’autres personnes – au regard de sa propre histoire. Pour cela, l’écrivain choisit une mode d’écriture particulier, celui d’une longue lettre écrite à Annie, sa sœur morte. Il lui raconte ce que d’autres lui écrivent, ce que sa mort à elle – et le récit de celle-ci, et de ce qui s’en est suivi –  suscite chez de multiples autres, aux parcours différents même si toujours en relation avec la perte d’un être cher, quelles qu’en soient les causes et les circonstances.

Il ne s’agit pas du rapport à « la mort » mais bien plutôt du rapport aux morts.

Dans cette étrange conversation, qui accueille ce que l’écrivain sait, ou imagine de cette sœur de 5 ans son ainée, se construit bien autre chose qu’un soliloque navré, ou un herbier des deuils. La mise en partage de ces paroles (celles de ses correspondants, connus ou pas) et de ses propres capacités d’y réagir grâce à l’interaction avec la disparue compose page à page une intelligence fine, plus intuitive que théorique, des manières dont les vivants vivent avec les morts, ou sont susceptibles de le faire, et pour le meilleur plutôt que pour le pire, même si la souffrance de la perte ne disparait pas.

Histoire de fantômes réaliste, le texte convoque moins les références au fantastique que celles à la méditation de Vinciane Despret dans son si beau Au bonheur des morts, même si le registre d’écriture est évidemment différent.

Ce qui se déploie ainsi, grâce à la tonalité intime mobilisée en relation avec une multiplicité de situations dont certaines à peine devinées à travers une lettre arrivée chez l’éditeur ou dans sa boite mail, élabore peu à peu une compréhension de ce qui est généralement laissé dans l’ombre. Non seulement il ne s’agit pas du rapport à « la mort » mais bien plutôt du rapport aux morts, mais aussi ceux-ci (ceux-ci les morts, et ceux-ci les rapports) sont eux-mêmes d’une infinie diversité.

Acceptée, cette diversité est possiblement une richesse, richesse paradoxale puisque produite par une perte. En lisant Laclavetine se dessine la perception du même mouvement, à la fois de la singularité des expériences (ce qui est vécu, et la manière dont c’est vécu) et du rôle joué par les deuils dans la construction des individus, au-delà du malheur éprouvé, et avec lui. L’angle d’approche particulier issu à la fois du drame familial, des multiples échanges épistolaires, y compris avec des inconnus, et de l’adresse à la sœur morte compose un agencement entre situations individuelles et dimension commune du rapport aux décès, au moins dans des contextes individuels eux aussi (accidents, maladies, suicides).

Et cet agencement, qui doit aussi beaucoup à un art délicat et rigoureux du choix des mots et de leur organisation, à la littérature, mais oui, interroge bien au-delà des situations précises des uns et des autres. Sans en avoir l’air, la manière d’écrire de Laclavetine défait la sempiternelle « dialectique de l’individuel et du collectif », pour explorer d’autres compositions de l’intime et du commun.

Et puis, vers le milieu du livre, poursuivant son « dialogue » avec sa sœur, Jean-Marie Laclavetine déplace la focale pour entreprendre de partager avec la disparue ses souvenirs d’autres personnes qui lui ont été chères, et qui sont elles aussi mortes.

Mobilisant la métaphore d’une forêt, qui serait plutôt un arboretum où voisinent des essences extrêmement diverses, le livre devient une succession de portraits d’amis, quelques uns connus (Cavanna, Juan Goytisolo, René de Obaldia, Jorge Semprun, Siné…), la plupart moins ou pas du tout. (…)

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En arpentant la ville et les films des Dardenne – sur un livre de Thierry Roche et Guy Jungblut

La ville belge de Seraing occupe une place importante dans le cinéma des frères Dardenne. Cet ancien territoire industriel ayant tramé leur enfance s’est enraciné dans leur œuvre au point de devenir un lieu quasiment incontournable de leurs tournages. Arpenter Seraing sous le regard des Dardenne, c’est rendre sensible une parole, dégager un murmure et prendre le temps d’écouter ce que l’environnement urbain raconte.

l s’agit du deuxième livre cosigné par l’écrivain et universitaire Thierry Roche et le photographe et éditeur Guy Jungblut dans la collection Cinéma/Paysage des Éditions Yellow Now, éditions que dirige Jungblut. Le premier livre, paru en 2016, Antonioni/Ferrare, une hypothèse plausible, invitait à une remarquable circulation dans la ville italienne et les films d’un de ses plus prestigieux enfants, où textes et images se faisaient écho en même temps qu’ils renvoyaient à une mémoire cinématographique et à une méditation sur une configuration urbaine. Les retrouvailles des deux complices à Seraing, cette ville (ex)industrielle belge à proximité de Liège où Jean-Pierre et Luc Dardenne ont tourné tous leurs films, répondent à la même définition. Et pourtant le résultat, tout aussi réussi, est très différent. Et la démarche de Roche et Jungblut s’avère plus féconde encore.

La raison principale de cette réussite tient au cinéma des frères Dardenne – et bien sûr à la façon dont les auteurs du livre ont su rendre sensible ce qui singularise ce cinéma. Deux caractéristiques importent ici. D’abord le parcours des réalisateurs, devenus des grands noms de l’art cinématographique à partir de La Promesse en 1996, mais qui ont auparavant accompli un considérable travail de documentation et de réflexion par les moyens du cinéma à propos de, ou à partir de l’histoire ouvrière de cette ville de Seraing où ils ont grandi. Les six documentaires réalisés entre 1978 et 1983 sont mobilisés par le texte de Thierry Roche à la fois comme des films à part entière et comme des ressources ayant irrigué les œuvres de fiction, de manière d’autant plus active que souterraine. Ensuite le rapport à la ville, et plus généralement au décor, à l’environnement dans lequel se déploie l’action, tel que le mobilise la mise en scène des frères.

Racontant les déambulations dans Seraing en compagnie de Guy Jungblut lors des sept séjours qu’ils y ont effectués de 2016 à 2019, Roche ne cesse de vérifier, et de réfléchir combien cette ville, omniprésente comme lieu de tournage, n’en devient jamais le sujet direct, combien la réalisation s’abstient méthodiquement de monter en épingle des endroits remarquables, dans un véritable labeur anti-folklorique. On sait par ailleurs le soin méticuleux que les Dardenne apportent au repérage des décors pour chacun de leur film, dans une ville que pourtant ils connaissent par cœur – autant qu’il est possible de la connaître, du fait de ses multiples et constantes évolutions. Il ne s’agit donc pas chez les cinéastes d’indifférence, encore moins de désinvolture, mais bien d’une stratégie qui mobilise intensément la présence de la cité, et sa mémoire, mais selon une approche subliminale, atmosphérique, qui participe de l’économie narrative et émotionnelle de chaque film selon des régimes singuliers, où le texte de Thierry Roche repère certaines constantes, certains motifs – la présence-absence de la Meuse, des espaces verts, des usines désaffectées, de certains bâtiments.

Il ne s’agit donc pas chez les cinéastes d’indifférence, encore moins de désinvolture, mais bien d’une stratégie qui mobilise intensément la présence de la cité.

Cette construction d’un rapport à l’espace urbain par un ensemble de films selon certaines stratégies de mise en scène, les photos de Guy Jungblut la racontent aussi, par l’intelligence silencieuse des images composées par le photographe. Et aussi par leur disposition dans l’ouvrage, selon deux principes graphiques différents, de petites photos dans les pages de textes, et des grandes photos, ou des assemblages de photos dans quatre cahiers iconographiques scandant le livre. Qui connaît l’admirable travail éditorial des éditions Yellow Now, travail pour l’essentiel dédié au cinéma et à la photo dans le cadre de plusieurs collections, ne sera pas surpris de la qualité expressive, tout autant que de l’élégance visuelle de ces assemblages inventifs. Des assemblages qui d’ailleurs ne craignent pas de jouer avec leurs propres règles d’organisation dans les pages en vertu des bénéfices de sens de ces images, toutes dépourvues de légende afin de pouvoir déployer leurs puissances de suggestion. On songe ici à la formule de Chris Marker à propos de ses propres livres de composition texte-photo (Coréennes, Le Dépays), où « les mots ne commentent pas plus les images que les images n’illustrent les mots ».

Ce qu’a photographié Guy Jungblut à Seraing, en tout cas ce qu’il publie, c’est ce que les frères Dardenne n’ont pas filmé, ce qui n’apparaît pas dans leur film, et qui les habite pourtant. Les immenses installations industrielles dévorées par la ruine et la rouille, les cheminées comme les colonnes de temples d’un Moloch cosmique, les perspectives à la fois infinies et à jamais bouchées des voies de chemin de fer envahies par les herbes et l’inutilité, les maisons ouvrières éventrées ou murées de blocs de béton grisâtre, la violence tape-à-l’œil d’un urbanisme post-moderne désordonné, court-termiste, souvent inachevé. Thierry Roche parle, à propos de Seraing, d’« une ville moche, sans le charme de l’extrême laideur », cette banalité du laid est partie prenante de la tragédie humaine et sociale qui hante tout le cinéma des Dardenne. Un cinéma qui n’oublie rien de ce que furent les combats, et les défaites, de la grande cité ouvrière, mais qui jamais ne se résout à en fabriquer la représentation nostalgique, encore moins la commémoration endeuillée.

Le texte de Roche et les photos de Jungblut aident à comprendre la dynamique politique du cinéma des Dardenne à partir de ces réalités jamais oubliées, mais jamais acceptées comme pouvant écraser irrémédiablement les hommes et les femmes qui existent, vivent, travaillent, se battent, se trompent, s’entraident dans ce monde là, et à qui le plus dégueulasse serait de leur refuser la possibilité d’un présent, et d’un avenir. Les textes publiés par Luc Dardenne, dont les si remarquables deux volumes de Au dos de nos images, notamment les écrits de l’anthropologue Tim Ingold et ceux de l’écrivain Jean-Christophe Bailly nourrissent cette enquête à la fois de terrain et d’imagination. (…)

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«Nuestras Madres», sur les sentiers obscurs de la mémoire

Ernesto (Armando Espitia) face aux femmes venues de la campagne demander qu’il aide à retrouver les corps des victimes de la dictature. | Pyramide Distribution

Le premier film de Cesar Diaz accueille ensemble documentaire et fiction pour évoquer les effets douloureux mais vitaux d’un long passé de violence politique et de mensonges officiels.

Impressionnante et graphique, émouvante et dépourvue de sentimentalisme, la scène d’ouverture où le jeune homme nommé Ernesto assemble pièce à pièce un squelette est exemplaire du cheminement de Nuestras Madres.

Le premier long métrage de César Diaz, à bon droit récompensé d’une Caméra d’or au Festival de Cannes 2019, semble d’abord emprunter une trajectoire certes nécessaire, mais trop prévisible.

Ernesto travaille pour un organisme médico-légal opérant dans son pays, le Guatemala. Il y reconstitue les restes des innombrables victimes des dictatures militaires et des escadrons de la mort, victimes ensevelies dans des fosses communes destinées à faire disparaître la mémoire des crimes de masse qui ont ensanglanté ce pays d’Amérique centrale comme tant de ses voisins.

Le jeune homme, lui-même fils d’un desaparecido (personne victime de disparition forcée), mène une enquête personnelle en même temps qu’un travail mémoriel collectif. Il reçoit aussi des gens recherchant des corps de proches ou venues désigner l’emplacement d’ossuaires encore inexplorés.

La grande majorité de ces personnes sont des femmes amérindiennes venues des communautés villageoises, qui furent les cibles principales des exactions.

Un souffle puissant et tremblant

Très vite, c’est là, dans ces rencontres entre le garçon et les vieilles indiennes, que s’opère le beau déplacement qui donne à Nuestras Madres son souffle à la fois puissant et tremblant. Lors de ces face-à-face, dans le bureau d’une administration puis dans les montagnes et la jungle, le film accueille des dimensions essentielles et obscures, qui ont à voir avec des mystiques oubliées, et tout simplement avec la pulsion de vie.

C’est comme si le cinéaste mettait en scène les puissances de l’interaction entre fiction et documentaire pour atteindre à une forme de vérité. Ernesto est un personnage de fiction, joué par un acteur. Ses engagements et ses émotions sont la trame d’un scénario qui renvoie certes à la réalité, mais selon les ressorts d’une dramatisation classique.

La quête à la fois individuelle et collective d’Ernesto. | Pyramide Distribution

Il en va de même de la description, au demeurant nuancée, de sa famille et de ses proches, survivants urbains et éduqués de l’opposition progressiste à la longue litanie des tortionnaires au service des grands propriétaires qui ont dirigé le pays depuis le coup d’État organisé par la CIA en 1954 jusqu’en 1996, et à nouveau occupé des positions dirigeantes depuis.

Seules des informations recueillies hors du film permettent de savoir combien le récit concernant Ernesto et ses parents est en réalité proche de l’expérience personnelle de César Diaz. Il est probable que cela ait contribué à donner plus de résonance aux situations mises en scène, notamment à une impressionnante séquence durant un procès.

«Les morts sont morts»

Une autre dimension, terrible dans la réalité mais efficace cinématographiquement, ajoute à la tension narrative: sans être à proprement parler interdites, les recherches sur les crimes du passé sont sous la menace permanente des autorités et de différents pouvoirs locaux. Ceux qui s’y livrent travaillent sur une corde raide que les émotions individuelles menacent à chaque instant de rompre.

Dans un tel contexte, le romanesque le plus sombre trouve aisément de quoi s’alimenter, sans trahir des faits authentiquement tragiques. Mais il y a davantage.

La séquence du procès, avec, au centre, Ernesto et sa mère (Emma Dib). | Pyramide Distribution

Très nombreux, pour des raisons multiples et dans certains cas très respectables, sont ceux qui pourraient reprendre l’affirmation butée, douloureuse et hostile lancée par la mère d’Ernesto à son fils: «Les morts sont morts.»

Rendant une certaine forme de présence à l’être humain qui n’était qu’un tas d’ossements, la scène d’ouverture a magnifiquement montré non le contraire, mais autre chose, autrement. (…)

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