Les programmations en salles dédiées à Binka Jeliazkova et à Michael Roemer, cinéastes trop longtemps ignorés, sont l’occasion de découvertes magnifiques.
À une semaine d’écart, ce sont deux œuvres cinématographiques majeures qui surgissent sur les écrans français, dans un cas grâce à la sortie de trois films, dans l’autre de deux.
Les deux cinéastes en question sont contemporains l’un de l’autre. Ils appartiennent à des mondes qui étaient à leur époque opposés, les États-Unis et l’Europe de l’Est, et pourtant leur parcours ne manque pas de similitudes. Leur point commun le plus évident tient à la marginalisation qu’ils ont subie, mais le plus important est la puissance et la beauté de leurs films.
Binka, de la résistance à l’envolée
En salles depuis le 8 mars, les deux films de la Bulgare Binka Jeliazkova (que tout le monde désigne par son prénom) sont impressionnants d’invention visuelle et d’originalité dans le traitement des histoires. Après avoir, comme son mari et coscénariste Hristo Ganev, activement participé à la résistance communiste durant la guerre, elle se lance dans le cinéma avec l’espoir d’y développer les idéaux alors mis en valeur.
Son premier long-métrage, La Vie s’écoule silencieusement (1957), se heurte immédiatement à la conception ultra formatée que se font les autorités staliniennes de son pays, comme dans tout le «bloc de l’Est», de ce que doit être un film, de ce qu’il doit raconter, et comment le raconter. Il est interdit.
Binka obtient pourtant la possibilité d’en tourner un deuxième, consacré à cette jeunesse résistante dont elle a fait partie, Nous étions jeunes (1961), un des deux titres aujourd’hui distribués.
Au fil des opérations clandestines et des amours d’un petit groupe de jeunes partisans à Sofia, le film est un étonnant mixte de mobilisation des ressources formelles du cinéma soviétique classique, d’invention personnelle et de critique de l’infaillibilité des camarades dirigeants.
Dans Nous étions jeunes, le combat clandestin confronté à de multiples risques, pas seulement militaires. | Malavita
Mal accueilli par les autorités bulgares, récompensé en festival à Moscou et à Prague pour ses incontestables qualités artistiques, le film est sorti en catimini dans son pays, mais la réalisatrice est interdite de tournage durant cinq ans. Elle retrouve la caméra pour le complètement sidérant Le Ballon attaché (1967), véritable révélation.
Comédie burlesque autour des réactions d’un groupe de paysans dont les pulsions (avidité matérielle et libidinale, rivalité entre mâles) sont exacerbées par l’apparition d’un dirigeable libéré de ses attaches et qui flotte au-dessus du village, le film se révèle d’une invention époustouflante.
Dans un noir et blanc somptueux, il mobilise la puissance graphique des paysages aussi bien que l’intensité des présences physiques de la bande de villageois exaltés, s’amuse et s’étonne de la présence simultanément abstraite et sensuelle de l’énorme forme à la fois animale, sexuelle, magique et réaliste qui circule au-dessus d’eux.
Au cœur de ce récit ubuesque, entrelardé de citations savantes et comiques, le film faufile la présence énigmatique et éminemment troublante d’une très jeune femme, corps fragile en fuite éperdue à travers les landes désolées, traquée par des chiens dont les aboiements furieux sont sous-titrés.
Irréductible à aucun «message», Le Ballon attaché s’impose comme une des œuvres majeures de ce que le cinéma moderne a inventé de plus beau, de plus fou en Europe de l’Est durant les années 1960, aux côtés des meilleurs films de Miloš Forman ou de Jerzy Skolimowski.
Après Nous étions jeunes et Le Ballon attaché, il y a donc tout lieu d’attendre la sortie annoncée de deux autres films de Binka Jeliazkova, La Piscine (1977) et La Vie s’écoule silencieusement (1957). Et même aussi des autres.
Nous étions jeunes (1961, 1h50) et Le Ballon attaché (1967, 1h38)
de Binka Jeliazkova
Séances
En salles depuis le 8 mars 2023
Michael Roemer, trois fois le feu aux marges
Binka, née en 1923, est morte à Sofia en 2011, après avoir connu une certaine reconnaissance, dans son pays et aux États-Unis, après la chute du Mur. Né en 1928 (à Berlin, qu’il a dû fuir après l’accession de Hitler au pouvoir), Michael Roemer n’est pas mort. Il se porte bien et enseigne toujours le cinéma à l’université de Yale.
Mais, même si Malcolm X aurait dit à l’époque, en 1964, que son Nothing but a Man serait le meilleur film jamais consacré aux Noirs (ce qui, à ce moment, se défend), il n’a jamais connu la reconnaissance que son impressionnant talent de cinéaste aurait dû lui valoir. Il est d’autres formes de censure que celle des gouvernements autoritaires.
Duff, l’ouvrier qui ne se laisse pas faire (Ivan Dixon), et Josie, l’institutrice qui sait y faire (Abbey Lincoln), un couple traversé d’énergies contradictoires. | Les Films du Camélia
Racontant l’histoire de Duff, ouvrier travaillant à la construction du chemin de fer dans le sud des États-Unis et qui épouse Josie, institutrice et fille d’un pasteur traditionaliste, le film, dont tous les personnages importants sont noirs, est à la fois d’une beauté sidérante et d’une lucidité implacable sur les multiples formes d’oppression.
Parmi elles, Nothing but a Man accorde une place importante à celles intériorisées par les Noirs eux-mêmes, avec une impressionnante finesse quant aux relations différentes qu’engendrent les conditions de vie collectives, mais aussi les émotions individuelles.
Outre les multiples formes de racisme, du paternalisme au lynchage, les rapports entre hommes et femmes y occupent une place majeure. Mais les conditions de travail, de logement, de rapport à la famille, d’intégration à des communautés, et les multiples modalités d’image de soi qu’est susceptible de construire un homme noir dans les conditions réelles d’existence qui sont les siennes, tissent un puissant réseau de tensions et d’affects. (…