Au cinéma: «Les Filles du Nil», «Black Dog», «Anna», «Mickey 17»

Le rêve d’envol d’une adolescente grâce au théâtre, mouvement intime, à la fois joyeux et terrible, qui porte Les Filles du Nil.

Les films d’Ayman El Amir et Nada Riyadh, de Guan Hu, de Marco Amenta et de Bong Joon-ho inventent, ou pas, comment dépasser les modèles dont ils relèvent.

«Les Filles du Nil» de Nada Riyadh et Ayman El Amir

Elles sont six habitantes d’un village égyptien à 250 kilomètres au sud du Caire, Deir el-Bersha, six jeunes filles habitées d’une passion pour le théâtre, dans un environnement où rien, vraiment rien ne s’y prête. Elles sont un groupe, au sein duquel se distinguent plus particulièrement trois personnalités fortes, très différentes: Majda, Haidi, Monika.

Chacune négocie ou affronte, dans sa famille ou là où elle travaille, le droit de pratiquer ce qui lui importe, et les possibilités matérielles de le faire –du temps, ou une salle de répétition un peu aménagée pour préparer les spectacles de rue qu’elles organisent.

L’énergie affutée de Majda, qui dirige la troupe du fait de son seul ascendant personnel, en fait une héroïne du réel, impressionnante de ressources diplomatiques et de détermination.

Ce qu’elles interprètent ne sont pas vraiment des pièces, plutôt une forme d’agitprop inventée sur place ou en s’inspirant de tutos sur internet, avec parade, adresse au public, chansons aux paroles détournées, évocations d’événements du quotidien, blagues et clowneries qui mettent en joie les spectateurs et spectatrices.

Ce sont les enfants du village d’abord qui se pressent, puis des femmes, leurs mères sans doute, puis des vieux, enfin quelques hommes. Les jeunes types passent à moto. Il y a de l’électricité dans l’air: ce monde d’aujourd’hui, aux modes de vie pour une bonne part archaïque malgré les téléphones portables, est loin d’accepter ces jeunes filles qui se montrent en public, brocardent le machisme dominant, dénoncent les violences conjugales et les mariages forcés.

Peut-être grâce à la présence de la caméra et d’Ayman El Amir et Nada Riyadh, couple de cinéastes venu du Caire, rien ne leur arrivera –on comprend aussi qu’elles n’en sont pas à leur coup d’essai, que les habitants ont, au moins en partie, accepté cette présence transgressive, que certains et certaines apprécient.

Les pressions se manifesteront autrement, notamment dans la vie privée de deux d’entre elles, engagées sur le chemin du mariage. Les scènes avec les fiancés, celles avec les parents, mais aussi le comportement de Haidi et de Monika sont loin d’être toujours conformes aux stéréotypes, ni de suivre une trajectoire rectiligne.

Majda, depuis sa chambre de jeune fille pieuse, coordonne les possibilités d'existence de la troupe, et organise sa propre autonomie. | Dulac Distribution

Majda, depuis sa chambre de jeune fille pieuse, coordonne les possibilités d’existence de la troupe, et organise sa propre autonomie. | Dulac Distribution

Fréquemment inattendu, et mobilisant des aspects qui restent des questions, à commencer par le fait que tout cela se produit dans un village copte, le film laisse advenir des situations drôles, émouvantes, effrayantes, bizarres.

Il réussit un alliage dynamique et fécond, entre attention aux individus et captations des cadres institués, où la religion et la coutume, également modélisées par l’exigence de la domination masculine, conditionnent les actes, les pensées, les sentiments, dans un environnement –les maisons, les rues, les champs, l’église…– observé avec attention, avec empathie, avec la volonté de comprendre avant de juger.

Récompensé de l’Œil d’or au dernier Festival de Cannes, où il était présenté à la Semaine de la critique, Les Filles du Nil est une chronique dans un coin perdu d’Égypte filmée comme une grande aventure. Et qui, par des moyens qui semblent tout simples et en fait questionnent aussi les procédés du documentaire, trouvent le souffle d’une épopée.

Les Filles du Nil
d’Ayman El Amir et Nada Riyadh
Durée: 1h42
Sortie le 5 mars 2025

«Black Dog» de Guan Hu

Dès l’ouverture, le film ne laisse aucun doute sur les références auxquelles il fait appel, en l’occurrence la longue tradition du western, l’Ouest étant ici situé dans ce que nous nommons l’Extrême-Orient et plus précisément dans une zone désertique de l’ouest chinois. Comme dans la scène d’ouverture d’un film de Sergio Leone, la sécheresse, la poussière et le vent y sont le lot de chaque jour.

Pourtant, il s’agit d’un territoire bien réel, hanté par une autre désertification, économique (la fermeture des puits de pétrole qui ont fait vivre cette région du désert de Gobi) et démographique, en plus des effets violents du réchauffement climatique.

Lang (Eddie Peng) et son nouvel ami, deux chiens noirs accusés d'avoir la rage. | Memento

Lang (Eddie Peng) et son nouvel ami, deux chiens noirs accusés d’avoir la rage. | Memento

Là revient le taiseux Lang, sorti de prison après avoir purgé une peine qui n’a pas assouvi la soif de vengeance d’un clan qui l’accuse d’avoir tué un des siens. Paysage de ville fantôme et héros taciturne qui chevauche avec virtuosité sa moto, lui qui fut un acrobate réputé sur ces engins, Black Dog n’est ni une parodie ni une imitation de western mais une proposition de cinéma qui sait mettre à profit le carburant romanesque et visuel venu d’autres latitudes pour ses propres enjeux.

En effet, le onzième long-métrage d’un des réalisateurs chinois les plus reconnus dans son pays est aussi un conte fantastique dont nombre des protagonistes sont des animaux. Entre réalisme et dystopie post-apocalyptique, l’affrontement entre Lang et le gang au sein d’une communauté villageoise multitraumatisée se produit alors qu’une horde de chiens dispute aux humains le contrôle d’une partie de la ville.

Parmi eux survit, en lonesome hero canin, la figure singulière du quadrupède maigre et noir, source de peurs et de fantasmes, que désigne le titre tout autant qu’il concerne le motard de sombre vêtu, paria qui recueillera son alter ego pourchassé. (…)

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«Dune: deuxième partie», l’ombre de Gaza sur la planète Arrakis

Autour de Chani (Zendaya), les combattants Fremen, résistants à l’occupation.

Le deuxième volet de la saga de science-fiction de Denis Villeneuve gagne en spectaculaire, mais perd la finesse du premier film. Il se trouve aussi faire étrangement écho à l’actualité.

«La guerre sainte commence.» C’est la dernière phrase du blockbuster qui sort sur les écrans cette semaine. Et il semblerait que tout le monde prenne grand soin de ne pas l’entendre. Elle est prononcée par une des principales figures du récit, au pouvoir dans une communauté qui est clairement, par la totalité des signes visibles, en relation avec ceux qui, sur la planète Terre et pas la planète Arrakis, sont des musulmans.

La dernière réplique veut donc dire: «Le djihad commence.» Cette formule conclut un épisode qui paraît clairement appeler une suite –ce que l’existence des volumes suivants de la saga romanesque de Frank Herbert, dont s’inspire celle cinématographique de Denis Villeneuve, rend tout à fait possible. Le cinéaste canadien lui-même en entretient d’ailleurs l’hypothèse, renforcée par le succès du film, notamment aux États-Unis.

Dune: deuxième partie montre les habitants autochtones de la planète désertique Arrakis, les Fremen, menant une résistance acharnée contre l’occupation d’oppresseurs conquérants suréquipés et bardés de technologies guerrières, et qui ravagent leurs habitations sous des tapis de bombes.

Les combattants se nomment «Fedaykin» (comment ne pas entendre «fedayin»?). Et les forces Fremen se partagent entre nationalistes plutôt progressistes et intégristes religieux. Ils se protègent de l’armée ennemie dans des grottes aux allures de tunnels sophistiqués.

Le supposé Mahdi au milieu de la ferveur de ses soutiens, les guerriers intégristes Fremen. | Capture d’écran Warner Bros. France

Le chef mythique qui doit les mener à la victoire, qu’ils appellent «Mahdi» et qu’ils attendent selon des modalités qui rappellent clairement l’islam chiite, pourrait être l’étranger venu d’une autre planète, Paul Atréides (Timothée Chalamet).

C’est lui qui déclare, au détour d’une scène dans laquelle on lui reproche d’utiliser la peur, que «quand on a peu de moyens, la peur est la seule arme dont on dispose», ce qui est littéralement la définition du terrorisme.

D’abord un récit d’aventures spectaculaire

Alors d’accord, ce qui précède est loin de tout dire de Dune 2. Nettement moins ambitieux que le premier film sur le plan du récit et du (ou des) sens. Il se signale essentiellement par un impressionnant déploiement d’effets visuels. Mais sa narration, autour d’une explication des luttes de pouvoir étonnamment niaise et d’une histoire d’amour qui paraît ennuyer ses protagonistes et le réalisateur, n’est clairement pas au niveau.

Le film bénéficie au moins d’une facette du scénario (à la suite du roman) sur l’ambiguïté de celui qui devient chef, en partie poussé par la demande de celles et ceux qui l’entourent, en partie porté par des forces intérieures complexes. Timothée Chalamet fait ça plutôt bien, sur le mode «j’ai l’air du gendre idéal ou du bon copain, mais je ne suis pas aussi sympa que vous croyez».

Et Dune 2 a encore pour lui au moins un méchant réussi, le très cruel et très chauve Feyd-Rautha (Austin Butler) –quand les autres sont nuls, le pire étant le pauvre Christopher Walken, que personne ne risque de prendre une seconde pour l’empereur de l’univers.

Donc il se passe tout un tas de péripéties, explosions, surgissements de vers géants dévoreurs, c’est plus ou moins intéressant. Et les références convoquées ne concernent pas toutes des réminiscences avec la guerre au Proche-Orient. (…)

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Dans les salles cette semaine: «Walk Up», «L’Empire», «Il fait nuit en Amérique»

Retrouvailles entre ami·es où se dissimulent bien des sous-entendus.

Le nouveau film de Hong Sang-soo est un petit miracle d’invocation d’histoires à l’infini dans un espace réduit. Le retour de Bruno Dumont affiche une ambition ironique décalée. Et le premier film d’Ana Vaz joue habilement du contraste entre vie sauvage et ville ultra moderne.

Parmi la pléthore de nouvelles sorties en salles, ce mercredi 21 février, on remarque entre autres trois propositions qui font contraste entre elles. D’un côté deux réalisations ambitieuses, sur plusieurs plans à la fois. D’un incontestable intérêt, le film de Bruno Dumont et celui d’Ana Vaz, chacun à sa manière, restent au milieu du gué, faute de trouver la juste adéquation de leurs buts et de leurs moyens.

Tandis qu’avec son évidente modestie, la trentième proposition de cinéma de Hong Sang-soo s’ouvre comme une immense invitation aux voyages sur les ailes de l’imaginaire et du quotidien, au plus précis des battements du cœur et des signes partagés.

«Walk Up» de Hong Sang-soo

Blanc comme une page blanche, cet appartement très moderne, découpé en espaces anguleux. Blanc comme une nuit blanche, cette circulation par association d’idées, d’attirances, de souvenirs. En noir et blanc, l’image, contrastée comme le haut et le bas, avec le dégradé des marches de ces escaliers comme les colimaçons de la séduction, du souvenir, du doute sur les choix de l’existence.

Difficile de savoir ce que verra, ce qu’éprouvera qui découvrirait le cinéma de Hong Sang-soo avec ce trentième long-métrage, tant le réalisateur sud-coréen a réussi à créer un ton singulier, comme une conversation intime qui se poursuivrait de titre en titre avec chaque spectatrice et chaque spectateur.

Mais on peut aussi bien dire qu’il est possible d’entrer dans son œuvre par n’importe quelle porte et que Walk Up offre un accès tout en douceur et en ironie, élégamment cruelle, délicatement sidérante.

Et que chacune et chacun, en ignorant tout de ce qui a précédé, pourra se laisser envoûter par cette «petite musique» dont les notes de mandoline égrenées sur la bande-son –et qui sont, comme tout le reste, composées par maître «HSS»– sont l’indice amusé et mélancolique.

Il y aura le réalisateur célèbre, mais dont le prochain film est en panne, sa fille, la styliste, le jeune homme, la restauratrice, la propriétaire… Mais aussi la voiture, le balcon, les ustensiles de cuisine, l’alcool, la guitare, l’atelier à mi-chemin entre art et artisanat.

Ce sont des figures plutôt que des personnages. Des êtres chargés d’affects, d’échos, de sens multiples qui trouvent ou pas à se brancher sur la compréhension d’un ou d’une autre, son désir, son empathie, sa curiosité, ou parfois provoque colère, regret, rejet.

Le cabinet de curiosités, secret sentimental autant que créatif. | Capricci Films

Du haut en bas du petit immeuble où il se déroule entièrement et où apparaissent selon de multiples combinaisons ses six protagonistes, Walk Up est une sorte d’électrocardiogramme gracieux et émouvant. La traduction graphique et plastique d’émotions rendues proches pour chacun et chacune qui voit le film par leur absence même d’explication, de psychologie, de pesanteur narrative. De bas en haut, une sorte de miracle.

Walk Up

De Hong Sang-soo

Avec Kwon Hae-hyo, Lee Hye-yeong, Song Seon-mi, Park Mi-so, Shin Seok-ho, Cho Yun-hee

Séances

Durée: 1h37

Sortie le 21 février 2024

«L’Empire» de Bruno Dumont

La promesse est enthousiasmante. Lorsque commence le nouveau film de Bruno Dumont, on semble parti pour une version bricolée de Star Wars sur la lande flamande. Un film prêt à rejouer l’affrontement des empires galactiques à l’échelle d’un quotidien rural et provincial.

À l’arrivée… c’est cela, en effet, mais c’est moins réjouissant qu’espéré. Bouturant conflits de voisinage en pays chti et grandes orgues de l’heroic fantasy, pantalonnade burlesque avec les désormais bien connus pandores locaux, parabole sur le combat entre le Bien et le Mal avec des majuscules hautes comme la flèche d’une cathédrale et effets spéciaux hésitant entre jouer la carte high-tech et afficher le côté atelier d’un Géo Trouvetou picard, L’Empire était en route pour le match du siècle du cinéma d’auteur contre la toute puissance spectaculaire. Il se termine en une sorte de chifoumi.

À chaque scène se rejoue la tentative de trouver un ton qui utilise les références des superproductions, tout en déplaçant l’angle. Gagné, perdu, perdu, gagné, perdu. Mais surtout, à la fin, le total ne compte plus. (…)

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Le grand songe angoissé de «La Bête»

Dans un salon chic au début du XXe siècle, la rencontre fatale entre Gabrielle (Léa Seydoux) et Louis (George MacKay), la foudre et les flots.

Au confluent du mélodrame romantique, du film d’horreur et de la science-fiction, le nouveau film de Bertrand Bonello est une vertigineuse fable portée à incandescence par Léa Seydoux.

La séquence d’ouverture ne laisse pas de doute, il s’agira d’un jeu. Ce qui ne signifie évidemment pas que ce ne sera pas sérieux. Plutôt qu’il y aura des règles, qui peuvent être arbitraires, et de l’espace pour évoluer, inventer.

La séquence d’ouverture ne laisse pas de doute, il s’agit d’elle. Elle une actrice qui, sur fond vert pour effets spéciaux numériques, interprète une scène selon les consignes du réalisateur, off. Elle, cette actrice, de film en film différente et toujours formidable de présence, de finesse, de musicalité: Léa Seydoux. Et aussi –mais, ça ce sont les séquences suivantes qui le diront– elle, Gabrielle.

Gabrielle est pianiste, épouse d’un riche industriel, à Paris en 1910. Gabrielle est une jeune femme malheureuse dans le monde aseptisé sous l’empire de l’intelligence artificielle (IA) en 2044. Gabrielle est une Française qui essaie de devenir actrice à Los Angeles en 2014 et qui gagne sa vie en gardant une villa hyper moderne.

Il y a trois récits, donc, mais il y a une seule histoire. Par scènes simples et belles, le film construit pas à pas que la Gabrielle du futur revit deux époques d’un passé qui la hante, «pour s’en purifier» a réclamé la voix non-humaine qui dit comment les choses doivent être.

Dans chaque époque, Gabrielle retrouve le même homme. Chaque fois s’ébauche, très différemment, une histoire d’amour. Le film circule entre les époques, laisse ici un repère –une clé en forme de pigeon, de poupée, de prédiction– là une énigme. C’est le jeu.

L’eau et les rêves

Pour se soumettre au protocole supposé la purifier, Gabrielle est dans une sorte de bain. Et c’est tout le film qui flotte, non sans risque, des flots de la grande crue qui a inondé Paris en 1910 à l’eau de la piscine californienne.

Cette flottaison est comme la tonalité majeure de la mise en scène, elle permet les circulations, les abandons, les remous. On peut s’y noyer ou s’y détendre. Et la détente peut être un piège –c’est comme un rêve.

La Bête s’inspire de ce texte fascinant de Henry James, déjà souvent adapté, La Bête dans la jungle. Comme chez l’écrivain américain, l’histoire contée par Bertrand Bonello est organisée par la peur –la peur de vivre, la peur d’aimer.

Qu’après le beau film de Patrick Chiha sorti l’été dernier, il s’agisse, en moins d’un an, du deuxième film français inspiré du même texte de Henry James, texte où le motif de la peur suscitant l’incapacité de vivre le présent est central, en dit long sur la place de la peur de l’avenir, aujourd’hui. Cela même qui sous-tend l’essentiel de notre vie collective.

Après toutes les catastrophes

Chez Bertrand Bonello, cette libre transposition autour du motif de la peur devient rêverie hypnotique et tendue, à l’intersection de deux peurs, qui au lieu de s’additionner, s’opposent: la peur d’aimer, à nouveau, et la peur d’un monde où l’amour, y compris celui qui fait peur, aurait disparu.

Chez Bertrand Bonello, c’est un conte moral en prise avec une vision angoissée d’un avenir perçu comme pire encore que l’addition de toutes les terreurs, de toutes les menaces, de toutes les atrocités d’hier et d’aujourd’hui. Un monde d’après toutes les catastrophes, celles effectivement advenues, celles que l’on a redoutées, celles qui sont advenues parce qu’elles ont été redoutées.

Le film répute cet état-là, l’au-delà de la peur, pire encore que le pire de ce qui a pu exister pour les humains. C’est, très exactement, un récit mythologique.

Dans une boîte de nuit du futur à l’ambiance lynchienne, l’ultime épreuve de vérité entre Louis et Gabrielle. | Ad Vitam

De salons huppés de la Belle Époque en architecture glaciale et en monde évidé du futur, il se déploie avec une sorte d’évidence tranquille, où vibrent de multiples sensations –les couleurs, les sons, les lumières, les formes et les rythmes jouent ensemble. La Bête est certes une fable. C’est d’abord un troublant agencement d’éléments visuels, sonores, plastiques, rythmiques. Une merveille de mise en scène.

Les pieds nus de Gabrielle

Ce n’est pas faire injure à Léa Seydoux que de la désigner ici «élément», composant de cet ensemble. Il y a quelque chose de miraculeux dans la manière dont sa démarche, sa gestuelle, les modulations de la voix, l’intensité du regard, jusqu’au grain de la peau –pas le même selon les épisodes– se fondent dans la fluidité de cette composition. (…)

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Cannes, jour 9: «Les Crimes du futur» au risque des circonstances atténuantes

Le performeur Tenser (Viggo Mortensen) en proie à une quête artistique passant par la souffrance et les mutations.

Très (trop?) attendu, le film de David Cronenberg mobilise nombre des ressources qui font la réputation de cet auteur sans trouver la forme qui leur donnerait leur pleine puissance.

Ce sera une histoire un peu triste, un peu injuste. Celle d’un film trop attendu, et qui risque de payer un prix exagéré pour cette attente dès lors qu’il ne la comble pas entièrement. La nouvelle œuvre de David Cronenberg devient ainsi victime de la puissance malsaine de la communication que le cinéaste a si souvent dénoncée.

Les Crimes du futur, qui sort en salle ce mercredi 25 juste après sa présentation à Cannes, avait été installé en position de favori dans la compétition officielle. Un statut dû au fait qu’il associe les atouts supposés d’une reconnaissance incontestable d’auteur pour son réalisateur, voire d’«auteur culte» (beurk!), des attraits «bankable» du film de genre, et en particulier du film d’horreur, et de son origine nord-américaine, qui le dote a priori d’un coefficient d’attraction supérieur à toute autre région du monde.

Sans oublier la présence à l’affiche d’un comédien très apprécié, Viggo Mortensen, qui fut l’interprète principal d’une des grandes œuvres de Cronenberg, A History of Violence, et de deux des actrices les plus passionnantes de ce temps, Léa Seydoux et Kristen Stewart.

Préjugés et catégories marketing

Il y a dans ce qui précède des malentendus, des simplismes, des effets de propagande démagogue (en faveur du genre) et de domination mercantile (en faveur de l’Amérique) qui faussent en partie la perception du film, l’enferment dans des labellisations qui aident à le pré-vendre, mais interfèrent avec ce qu’il est.

Rien d’inédit là-dedans. Quand c’est le cas pour Top Gun tout va bien, le produit est conforme à sa publicité; il en est même, précisément, le produit. Avec un véritable cinéaste, c’est le contraire: elles empêchent le film d’arriver –comme tout film devrait pouvoir le faire– devant ses spectateurs avec ses seules vertus et défauts personnels, plutôt que sous l’emprise de préjugés et de catégorisations.

Il faut dire que le film lui-même ne va rien arranger à ce nuage de parasites. Multipliant des personnages au statut incertain, accumulant les dialogues souvent alourdis d’emphase et d’opacité, Les Crimes du futur n’a rien d’une proposition accueillante.

Assurément on y retrouve le sens visuel du réalisateur de Crash, même si certains repères sont un peu trop visibles –les objets technologiques en forme d’ossements organiques comme dans eXistenZ, les abdomens où on peut introduire ou d’où on peut extraire des objets mi-techniques mi-biologiques comme dans Vidéodrome, les êtres aux organes affectés de formes délirantes comme dans Le Festin nu, sans oublier le recours aux outils chirurgicaux comme dans Faux-semblants.

L’autocitation n’est pas un défaut en soi, mais ici elle ne joue aucun rôle, n’active aucun jeu ni avec ce que raconte le film, ni avec la manière dont il prend place dans l’œuvre de son auteur.

De loin en loin, une incise d’une troublante beauté (les cicatrices comme un tableau de Tàpies), un aparté horrifico-burlesque (le danseur aux yeux et à la bouche cousus et aux cent oreilles greffées) ranime la flamme d’une inventivité qui n’a besoin d’aucune justification. Mais ces rares moments restent comme déconnectés du film.

Organes politiques et érotique du scalpel

Passée la scène d’ouverture violemment troublante, la fiction s’engage en effet dans un labyrinthe volontairement sous-éclairé où s’active un couple de performeurs nommés Tenser et Caprice. Leurs œuvres consistent à faire spectacle de l’ablation du corps de l’homme par sa compagne d’organes supplémentaires que son corps génère selon des processus dont on ne saura rien.

Outre quelques plongées dans des entrailles d’un disgracieux violacé, cela donne lieu à de longues considérations sur l’art, en contrepoint d’une double enquête, menée d’une part par un tandem de membres d’une administration fantôme autoproclamée registre des organes, d’autre part par un flic retors et extrêmement élégant. À quoi s’ajoutent de multiples doubles jeux aux motivations incertaines.

Caprice (Léa Seydoux), partenaire à la ville comme à la scène de Tenser, expérimente la théorie selon laquelle la chirurgie est la nouvelle sexualité. | Metropolitan FilmExport

Il apparaîtra que cette prolifération d’organes inédits est devenue un enjeu politique, que promeuvent des activistes marginaux notamment pour permettre aux humains d’absorber eux-mêmes les déchets polluants qu’ils produisent, mutations que combat un pouvoir attaché au maintien du corps humain normé. (…)

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«Dune», superproduction sauvée par sa (relative) modestie

Un frêle jeune homme nommé Paul Atréides (Timothée Chalamet), prince, héros ou messie. | Warner Bros.

Fidèle pour l’essentiel au roman de Frank Herbert, le film de Denis Villeneuve réussit à allier dynamique, partis pris esthétiques personnels et complexité.

On pourrait le dire ainsi: il n’y avait aucune raison pour que Hollywood ne s’empare pas de l’univers de science-fiction créé par l’écrivain Frank Herbert. Et en ce cas, le film de Denis Villeneuve est sans doute le mieux de ce qu’on peut en attendre.

Écrit au milieu des années 1960, Dune est un roman magnifique, épopée visionnaire qui, en recyclant des figures pour l’essentiel empruntées aux récits de chevalerie, anticipait nombre des grands enjeux des temps à venir –comme avant lui Isaac Asimov, en même temps que lui Ursula Le Guin et juste après lui John Brunner.

C’est-à-dire des auteurs qui ont pensé, sous forme de récits déplacés dans le temps et éventuellement l’espace, des organisations de sociétés complexes, permettant de mettre en évidence des mécanismes sociaux à l’œuvre et des développements possibles, avec toute la licence d’une grande imagination romanesque. Soit une autre approche que ces autres grandes figures de la science-fiction que furent Ray Bradbury, Arthur C. Clark ou Philip K. Dick, bien davantage préoccupés par la psychologie, voire la métaphysique.

 

Un projet d’affiche pour l’adaptation rêvée par Alejandro Jodorowsky, et qui ne vit jamais le jour.

Porter Dune sur grand écran est un projet si ambitieux qu’il a découragé de multiples tentatives, et mené à l’échec, différemment, l’entreprise ultra-ambitieuse de Jodorowsky, interrompue, et la tentative décevante de David Lynch.

Dépasser une contradiction fatale

Ces deux précédents ont buté sur la même contradiction, l’écart entre une inventivité narrative et visuelle très sophistiquée, et le présupposé des seuls organismes capables de financer un tel projet, les grands studios hollywoodiens, en faveur d’une simplicité, d’une lisibilité et d’une attractivité immédiate pour un très large public états-unien et international.

 

Denis Villeneuve est celui qui s’est avéré capable de résoudre cette équation difficile, en bénéficiant d’un facteur qui existait déjà lors des précédentes tentatives, mais était loin d’être aussi prégnant qu’aujourd’hui, la possibilité de décliner de manière presque infinie, la «franchise» créée par un premier film s’il obtient suffisamment de succès.

Dune, devenu entre-temps le roman de science-fiction le plus vendu au monde, est en effet le premier (et le meilleur) volume d’un «cycle» de six titres, qui offrent toutes les ressources pour des suites, des prequels, des spin-offs, des sérialisations, et toute la lyre des procédés de marketing qui sont devenus le principal mode de fonctionnement de l’industrie de l’entertainment. Sans oublier les treize volumes consacrés à l’«univers de Dune» cosignés par le fils de l’écrivain, Brian Herbert, et Kevin Anderson.

Encore fallait-il à Villeneuve trouver la possibilité de mener à bien cette première mission, qui ouvrirait ensuite le chemin vers une prolifération de sous-produits dont rien n’assure qu’il les réalisera. La réponse relève de vertus rarement présentes dans de tels environnements, la modestie et le goût.

Ou plutôt le début de réponse: ce n’est pas Dune qui sort dans les salles françaises le 15 septembre, mais la première moitié –de même que le livre fut à l’époque d’abord publié en deux partie

Contre la suprématie des machines

Modestie? Pas de malentendu: Dune est une énorme production à grand spectacle pleine d’effets spéciaux incroyablement onéreux et de vedettes rémunérées de manière extravagante. S’il y a bien de la modestie, c’est à l’intérieur de cet appareillage.

La modestie consiste, d’abord, à se mettre au diapason du texte, et à ne jamais chercher à «pousser les feux» des éléments spectaculaires ou sentimentaux. Ceux-ci existent, mais viendront en leur temps, et pas davantage.

 

Un fantastique loin de la surenchère et des effets –Rebecca Ferguson dans le rôle de Dame Jessica, la mère de Paul. | Warner Bros.

Cette retenue concerne en particulier l’utilisation des effets visuels: le film utilise évidemment une grande quantité de trucages numériques, mais s’abstient d’en surcharger l’écran, les cantonnant à un rôle d’outil, ce qui d’ailleurs fait écho à un des partis pris du roman (partis pris d’ailleurs extraordinaire pour l’époque de sa rédaction): l’histoire se passe dans une ère où a été proscrite l’intelligence artificielle.

Cette dimension de la narration, qui transfère ou restitue aux humains des puissances que nous aussi déléguons désormais aux machines, trouve sa traduction visuelle dans la relative sobriété des représentations, sobriété en phase aussi bien avec l’ambiance d’un récit situé sur une planète complètement désertique qu’avec un de ses principaux thèmes, l’écologie. (…)

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«Tenet», spectaculaire explosion du récit spectaculaire

Du bon usage d’un Boeing comme véhicule-bélier pour paraître remplir le contrat du hold-up sur le box-office mondial.

Le nouveau Christopher Nolan poussait très loin le sabotage de l’intérieur de la mécanique du blockbuster. Ironiquement, la pandémie lui a donné un rôle comparable à celui de son héros.

On se souvient de la séquence saisissante dans Inception où une rue de Paris se repliait sur elle-même. Avec Tenet, Christopher Nolan fait avec le temps ce qu’il faisait alors avec l’espace.

Si ce n’est assurément pas la première fois que le réalisateur de Memento et d’Interstellar met en jeu le cours naturel du temps, les paradoxes temporels sont ici mobilisés d’une manière à la fois plus systématique et plus complexe –et surtout selon une logique, si on peut dire, tout à fait singulière.

À la différence des circulations dans les espaces gigognes d’Inception, qui faisaient l’objet d’explications méticuleuses et vraiment logiques, la manière dont le temps va se mettre à s’écouler simultanément dans deux sens à la fois, et les effets (visuels, psychologiques, narratifs voire métaphysiques) que cela entraîne, font cette fois l’objet d’explications parfaitement et délibérément absconses.

Un gigantesque tour de prestidigitation

Alors qu’on accompagne l’agent secret joué par John David Washington dans son combat contre un richissime mafieux russe décidé à détruire la planète, alors qu’à ses côtés se matérialisent des alliés dont le scénario ne se donne jamais la peine de justifier la présence ni de garantir la loyauté, se déploie une farandole de bagarres impressionnantes, de jeux de conflits et de séduction, de références à la géopolitique, de cascades improbables entre Bombay, Londres, Oslo, les côtes italiennes et vietnamiennes, et la Sibérie.

La virtuosité de leur enchaînement, qui tient lieu de légitimation à leur présence, n’est nullement une ruse de réalisateur esbroufeur. Elle est le cœur du long-métrage, dont le véritable cousin dans la filmographie de Nolan est Le Prestige, ce grand film sur les effets de croyance et le désir de magie du public –tout le monde, et pas seulement en tant que spectateurs et spectatrices de cinéma– comme ressource de pouvoir.

Le protagoniste (John David Washington) d’une histoire dont il n’est jamais assuré d’être le héros. | Capture d’écran de la bande-annonce

«Tenet» signifie «principe» ou «précepte» en anglais, et c’est bien de cela dont il s’agit: de ce que l’on appelle d’habitude, à tort, un «concept»; une idée abstraite qui décide d’une organisation formelle.

Mais le choix du titre est d’abord lié au fait qu’il s’agit d’un palindrome, approprié à ce récit qui se raconte d’avant en arrière tout autant que du début à la fin. Comme il est dit dans le film (où tout est énoncé, ce qui n’arrange rien), «si tu penses de manière linéaire, tu es fichu».

Si les justifications des péripéties sont incompréhensibles, ce n’est nullement une maladresse de scénario: c’est le sujet même de Tenet. C’est-à-dire une méditation –trépidante et pétaradante, mais méditation tout de même– sur ce qui fait tenir ensemble une histoire si on lui enlève son socle le plus commun, le déroulement du temps.

Mille films ont joué avec le fil du temps, en proposant de multiples modes de circulation, des fragments pas dans l’ordre, des répétitions compulsives avec ou sans variations, des accélérations trépidantes ou des étirements vertigineux (ce que commentait, non sans humour, le dispositif d’Inception). Aucun n’avait auparavant expérimenté de dynamiter le temps, à l’exception éventuellement de ce que l’on nomme justement des «films expérimentaux», voués à une extrême confidentialité et revendiquant ouvertement la rupture avec tous les codes dramatiques.

Nolan, lui, fait mine de jouer le jeu de la fiction, et même de la fiction à grand spectacle. L’enjeu de Tenet devient dès lors la question: que reste-t-il du spectacle sans la fiction? Où peut encore agir la magie?

Aux côtés du protagoniste, un partenaire au statut pour le moins incertain (Robert Pattinson). | Warner Bros.

Dans l’immense, et au fond assez rieur, tour de prestidigitation géant auquel se livre le réalisateur figurent bien sûr les apparences de la fiction telle que connue et repérée.

En particulier les bons vieux paradoxes temporels de science-fiction, dans lesquelles Nolan fourre une belle critique de notre époque pourrie, celle qui est en train de finir de bousiller la planète et de saloper irrémédiablement l’existence de notre descendance.

Ce qui justifie dès lors que celle-ci conçoive le projet de nous anéantir –soit une intéressante symétrie avec le schéma matriciel de La Jetée de Chris Marker, sans doute le film avec lequel la symétrie est la plus légitime. (…)

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«High Life», vers les étoiles, par les profondeurs

La séduisante et inquiétante Dr Dibbs (Juliette Binoche)

À bord d’un vaisseau spatial d’un type inconnu, grâce à une mise en scène hantée et à l’interprétation exceptionnelle de Juliette Binoche et Robert Pattinson, le nouveau film de Claire Denis emporte vers les gouffres de l’intime.

Ont-ils eu le choix? On ne le saura pas. Mais ils sont là, enfermés dans cet étrange vaisseau spatial, qui de l’extérieur ressemble plus à une chaîne hi-fi Ikea des années 1980 qu’à l’Enterprise. Ils sont neuf, femmes et hommes, certains à peine sortis de l’adolescence, à bord du vaisseau n°7.

Ils foncent vers l’inconnu, dans ce vaisseau qui est à la fois une prison et un laboratoire. L’inconnu absolu, ultime: un trou noir, dans lequel ces condamnés à mort pour des crimes dont on ignorera tout se dirigent, bagnards et cobayes à la fois.

Parmi eux se dessine une forme de hiérarchie, il y a cette femme médecin, et le capitaine –leur destin n’est guère différent, leurs pouvoirs ou leurs chances de survie pas plus élevées, seules leurs fonctions les distinguent.

Ils sont violents et éperdus. La sexualité et la reproduction les travaillent et jamais ne les comblent. Dibbs, la femme médecin est très belle, très désirable, ça complique l’existence à bord.

Certains vouent un attachement viscéral à la terre –pas la planète, mais le matériau, la glèbe, le terreau où pousse un luxuriant jardin sous serre. D’autres non.

Les neuf occupants du vaisseau n°7.

Ainsi vogue vers les étoiles lointaines le nouveau film de Claire Denis. Ces étoiles lointaines, ce sont aussi bien les grandes forces qui définissent l’humaine condition.

High Life est-il un film de science-fiction? Ni plus ni moins que La Jetée de Chris Marker, 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick ou Solaris d’Andreï Tarkovski.

On les qualifierait plus précisément en les appelant films expérimentaux, au sens où ils créent des conditions d’expérience singulières, en isolant quelques spécimens humains dans des conditions extrêmes.

Il ne s’agit pas de les voir accomplir des exploits, ni d’en mettre plein la vue avec des explosions et des rayons laser. Il s’agit de s’approcher, de manière physique, incarnée, des forces obscures qui meuvent chacune et chacun d’entre nous, et que les conditions du récit rendent plus actives, plus sensibles.

Quelque chose de shamanique

À bord du n°7, chacune et chacun redoute et délire ses possibilités de continuer d’exister. Un seul, Monte, semble avoir des souvenirs, des images du passé.

Autour de lui peu à peu se cristallise un autre imaginaire, plus profond, plus archaïque. Il sera question d’une nouvelle Ève, il sera question du tabou de l’inceste et de la beauté des moments où tout semble s’inventer, il sera tendrement rêvé l’hypothèse d’un nouveau premier jour.

À la vitesse de la lumière, la lumière de son cinéma extraordinairement matériel, physiologique, Claire Denis traverse les espaces mentaux de nos cauchemars et de nos fantasmes. (…)

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«La Particule humaine», poème visuel pour la très actuelle fin du monde

Jean-Marc Barr en héros à la recherche d’une issue, juste avant l’enfer

Le nouveau film du réalisateur turc Semih Kaplanoglu est une œuvre de science-fiction visionnaire, inspirée par Tarkovski.

En ce temps, la subsistance des êtres humains repose entièrement sur des nourritures de plus en plus génétiquement modifiées. En ce temps, les sociétés prospères excluent impitoyablement celles et ceux qui n’ont pas le bon génome. En ce temps, violence urbaine, scientificité arrogante, catastrophes environnementales et flicage général organisent la vie sur terre.

Cela doit être dans très longtemps –ou plutôt dans un monde alternatif, dans ce que l’on appelle une dystopie.

Un brillant spécialiste de la manipulation du vivant, prenant conscience du cauchemar généralisé qu’il a contribué à développer, passe «de l’autre côté», à la recherche d’une alternative. La Particule humaine est le récit épique et mouvementé de sa quête.

Mondialisation des angoisses

Le film se nourrit de la puissance visionnaire de son réalisateur, Semih Kaplanoglu, à qui l’on doit notamment une mémorable trilogie de paraboles centrées sur des éléments vitaux issus de la nature, dans leurs aspects matériels et symboliques, Œuf (2007), Lait (2008) et Miel (Ours d’or au Festival de Berlin 2010).

Sans faire partie de cet ensemble, ce nouveau film était doté à l’origine d’un titre similaire, Bugday, qui signifie «grain», «blé». Son titre français, et le slogan qui accompagne la sortie, «L’univers entier est humain», le tire vers un anthropocentrisme assez plat et très discutable, qui ne rend pas justice à ce qui se joue sur l’écran.

À droite, le biogénéticien Erol Erin (Jean-Marc Barr) et son compagnon d’exploration de la «Zone»

Dans un scope noir et blanc somptueux, associant prises de vues réalistes et quelques effets spéciaux impressionnants, Kaplanoglu explore de nouvelles possibilités du lyrisme visuel qui caractérise son style.

La présence de Jean-Marc Barr dans le rôle principal apporte une sorte de décalage, avec une pointe d’humour cool malgré la dominante très sombre, qui enrichit la composition.

Un film de science-fiction turc, c’est assurément une rareté. Moins qu’il n’y paraît pourtant, du moins si l’on considère non son origine nationale, mais le fait que des régions du monde autres que les grandes puissances industrielles traditionnelles (les États-Unis, l’Europe y compris la Russie, le Japon) recourent aujourd’hui à ce type de récit.

Des cinéastes originaires de Chine, d’Afrique, d’Iran, d’Inde ou d’Amérique latine ont fait des propositions dans ce domaine au cours des dernières années (1). C’est que la mondialisation est aussi celle des angoisses qui alimentent le genre, né dans les sociétés industrialisées –entre Mary Shelley, H.G. Welles, Karel Capek et Isaac Asimov.

Sous le signe de «Stalker»

Le principal horizon sur lequel s’inscrit La Particule humaine, sa référence majeure, est une œuvre qui a elle-même attache avec la science-fiction, mais selon une modalité très singulière où la métaphysique se mêle aux questions technologiques et politiques: celle de l’auteur de Solaris, Andrei Tarkovski. (…)

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(1) — On pense à All Tomorrow’s Parties, à la fin de Au-delà des montagnes, District 9, Iran K9, Voltage, La Terre et l’ombreEt le plus grand écrivain de science-fiction actuel est sans doute le Chinois Liu Cixin.

L’élégant cauchemar de l’OVNI «Upstream Colour»

Le deuxième film de Shane Carruth est une série B fantastique qui ne cesse d’inventer des chemins de traverse plus séduisant que tous les ressorts connus de ce genre.

Débarquant sur nos écrans comme sorti de nulle part –en fait, de la galaxie indé états-unienne après traversée de la stratosphère Sundance–, le deuxième long métrage de Shane Carruth ne cesse de dérouter, et finalement de ravir.

 

Les rares spectateurs du singulier film de science-fiction Primer ont eu largement le temps d’oublier son auteur depuis sa sortie en 2006. Hormis leur brio, et l’éloignement maximum de tous les poncifs mainstream, les deux films n’ont pas grand chose à voir.

Si, tout de même : leur réalisateur y tient également un des rôles principaux. Carruth d’ailleurs est ici également le scénariste, le monteur, le compositeur de la musique et le producteur d‘Upstream Colour.

Cela commence comme un film d’horreur mêlé de thriller, avec un type qui prend le contrôle de l’esprit d’une jeune femme en introduisant dans son corps des asticots, et qui en profite pour la dépouiller.

Efficace, le récit de la contamination et de la domination est très vite parasité par d’autres images, qui font intervenir un autre protagoniste qu’on ne sait comment rattacher au premier récit, même si des signes les connectent l’un à l’autre.

Loin d’affaiblir le premier récit, ces bifurcations lui donnent une dynamique que renforce la présence à la fois intense et instable d’Amy Seimetz qui interprète remarquablement Kris, la victime. Des enregistrements sonores au but mystérieux, l’usage de Walden de H.D. Thoreau comme code secret, un élevage porcin loin de tout ou les tréfonds d’une piscine sont certains des principaux composants d’un récit qui ne cesse de se reconfigurer.

Jeff (Shane Carruth) et Kris (Amy Seimetz)

À cette capacité à faire apparaitre des scènes dont on ne sait comment les relier dramatiquement mais qui se rattachent organiquement les unes aux autres, le film ajoute des embardée temporelles – avant, après, dans un temps parallèle – alors que Kris tant bien que mal rétablie rencontre Jeff (Shane Carruth), porteur de mensonges et de fragilité, d’affection et de troubles. Il a à la cheville la même blessure qu’elle. (…)

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