Jean-Luc Godard parmi nous

Depuis la mort de Jean-Luc Godard se multiplient les initiatives à son propos ou inspirées par lui. Il ne s’agit nullement de commémoration, mais de l’activation renouvelée des formidables puissances de réflexion, d’imagination et d’invention formelle que celui qui avait intitulé un épisode de Histoire(s) du cinéma « Les signes parmi nous » n’a cessé de susciter de son vivant. Films, livres, expositions, espaces de discussions et de recherches, ces puissances continuent d’agir aujourd’hui, s’aiguisent pour demain, sous des formes aussi variées que stimulantes.

La sortie de Nouvelle Vague, joyeuse évocation du tournage d’À bout de souffle par Richard Linklater, a ramené le cinéaste franco-suisse sous les feux de l’actualité. Heureuse occurrence, mais qui comporte le risque que ce Godard-là, celui des débuts flamboyants, n’occulte à nouveau l’importance décisive d’un parcours autrement fécond et complexe, qui n’a pas commencé en 1960 avec la sortie sur les écrans des Michel Poiccard et Patricia, et s’est poursuivi sur des décennies.

On sait combien, à partir de 1968, la célébrité (méritée) du Godard d’avant cette date a été utilisée pour dénigrer ou occulter l’immense recherche accomplie durant les plus de cinq décennies suivantes, selon des approches très variées. Il faut donc à la fois se réjouir de l’attention suscitée par Nouvelle Vague et la réinscrire dans le tissu des formes multiples de présence du cinéaste, aujourd’hui et demain. Ces formes de présence ne relèvent en rien de la commémoration mais bien des puissances toujours vives de propositions, d’inventions, de réflexion qu’il a activées, et qui ne se sont pas éteintes avec lui.

Jean-Luc Godard est mort le 13 septembre 2022. Depuis, des « artefacts godardiens » n’ont cessé d’apparaître dans l’espace public. Ils ne se réduisent ni aux hommages et aux commentaires que la disparition d’un grand artiste suscite légitimement, ni à l’apparition d’objets posthumes, trouvés dans ces archives. Prenant des formes multiples – audiovisuelles, graphiques, éditoriales, curatoriales – ces productions ont été en partie anticipées par Godard sachant sa fin prochaine.

Elles ne cessent d’être complétées et enrichies par un petit cercle de très proches, Fabrice Aragno et Jean-Paul Battaggia, qui ont été ses assistants durant les quinze dernières années de sa vie, le cinéaste Paul Grivas, qui a également été son assistant sur plusieurs de ses films, la chercheuse et enseignante Nicole Brenez, la cinéaste et productrice Mitra Faharani, le théoricien et commissaire d’exposition Dominique Païni. Déjà incomplet au moment où il est rédigé, le survol des propositions godardiennes décrites ici est inévitablement aussi dépourvu de tout ce qui se prépare et se préparera, dans la logique même de ce que Jean-Luc Godard a activé tout au long de son activité : une incessante et formidable invitation à penser et à faire, à jouer et à transformer, à imaginer et à questionner.

Bande-annonce, film et non-film

C’était le 17 mai 2024, dans la salle Buñuel du Palais des Festivals, à Cannes. En marge de la manifestation se tenait une séance indéfinissable et bouleversante, composée de deux réalisations à la fois contigües et très différentes. Comme l’a alors très bien résumé Fabrice Aragno, compagnon de travail de Jean-Luc Godard avec son complice Jean-Paul Battaggia, cette séance se composait d’un film et d’une vidéo, l’un et l’autre liés aux ultimes réalisations que le cinéaste aura supervisées juste avant sa mort. La vidéo, présentée comme « Bande-annonce du film Scénario », projet que le cinéaste n’aura pas pu mener à terme avant de mettre fin à ses jours, est un objet comme il les affectionnait : un document de travail, ou plus encore un document sur le travail. Son travail et celui de ses deux assistants, et aussi de Nicole Brenez, qui a accompagné toutes les réalisations de la dernière période.

Enregistré à la diable par Fabrice Aragno avec son téléphone portable, il s’agit d’une séance de discussions sur les manières de faire exister et d’organiser les images et les autres documents, écrits, visuels, sonores, que Jean-Luc Godard envisageait de mobiliser pour ce projet. Avec, revendiquées, des parts d’incertitude, de remises en question, de possibles et souhaitables bifurcations.

Diffusé l’été dernier sur la plateforme d’Arte sous le titre L’Histoire de « Scénario », ce document audiovisuel passionnant pour qui s’intéresse à l’œuvre de cet auteur ou aux processus d’élaboration d’un film, est très différent de Scénarios, film à part entière dont les dix-huit minutes recèlent une proposition formelle accomplie, où tous les éléments de composition importent. Ces éléments se déclinent en parcourant les pages d’un petit carnet « entièrement fait main » et donnent vie à un être de cinéma page après page, en une sorte de chant magique, où les images (visibles), les mots, les citations et les imaginaires (invisibles) dansent ensemble. Et puis le dernier plan, tourné la veille du suicide et montrant le vieil homme assis sur son lit, travaillant avec exigence à la mise en forme de l’autre film, celui qui n’existera pas, autour d’une formulation irrévocablement paradoxale.

Ce plan est assurément très émouvant comme trace in extremis. Mais ce moment participe surtout de la recherche de cette « forme qui pense » à laquelle, par des voies différentes, l’auteur de À bout de souffle (1960) et du Livre d’image (2018) n’aura cessé de travailler. Et c’est bien, au-delà de l’aspect biographique, cette quête-là jusqu’à la dernière limite qui bouleverse et supprime tout caractère funèbre à ce qui est, comme l’avait rappelé avec émotion sur la scène de Cannes Mitra Farahani, le dernier film de Jean-Luc Godard.

Drôles de guerre

Avant, même si cet « avant » simplifie les processus en les inscrivant sur une ligne de temps d’un seul jet, ce qui est fort éloigné des modes de travail de Godard, mais pour essayer malgré tout de s’y retrouver, avant, donc, il y aura eu Drôles de guerres. Qui aura donc été, lui, le premier film de Jean-Luc Godard montré après sa mort. Comme souvent avec lui, il faut aussitôt revenir sur cette formulation, puisque le titre complet s’écrit Film annonce du film qui n’existera jamais : « Drôles de guerres ». Ce court-métrage a été fabriqué par les compagnons de travail de Godard déjà cités, Fabrice Aragno, Jean-Paul Battaggia et Nicole Brenez, selon les indications précises données par le cinéaste.

Il s’agit d’un poème visuel et sonore de vingt minutes. Les agencements d’images multiples, composées en petits collages sur quarante feuilles blanches (des feuilles de papier photo) accompagnées de mots et de phrases, sont soit écrites à la main, de cette écriture ronde si reconnaissable qui était la sienne, soit prélevées sur des pages imprimées. Sur la bande-son, le silence d’abord, ensuite une voix de femme, puis plus tard la voix traînante et usée par les cigares et les ans du vieil homme de Rolle. Les musiques et les bruits modèlent les sensations, associations d’idées, suggestions instables suscitées par ce qui est montré. Un extrait du film Notre musique, seul moment d’images animées, surgit et propulse avec lui Sarajevo et la Palestine. La guerre d’Espagne, les guerres mondiales, les camps affleurent, tout près de la surface de l’écran. Le XXe siècle et ses tragédies jamais soldées imprègnent les images et les sons.

Le monde est là, l’histoire longue de la recherche de Godard aussi, et la fécondité vertigineuse de ce que ses compositions audio et visuelles engendrent depuis soixante-cinq ans.

Les godardiens auront mille sentiers imaginaires à parcourir en les inventant à demi à partir de ces propositions, dont la richesse est à la mesure de leur apparente économie. On rêve que, par curiosité ou même par inadvertance, des non-godardiens s’y aventurent également, sans préjugé – il y a tant à y glaner. Mais on s’étonne que, des multiples commentaires suscités par le film depuis sa présentation au Festival de Cannes 2023, bien peu prêtent attention au matériau dont pourtant il se réclame explicitement. C’est d’ailleurs une sorte de malédiction qui accompagne le cinéma de l’auteur de Sauve qui peut (la vie) au moins depuis ce film de 1980, le penchant de la plupart des exégètes à aller trop vite dans la surinterprétation, au lieu de regarder et écouter « au premier degré », où il se passe tant de choses.

Ici – c’est dit explicitement par Godard en voix off – le point de départ est un livre, prix Goncourt 1937, signé Charles Plisnier, Faux Passeports (réédité chez Espace Nord). Ce livre est une série de portraits de compagnes et compagnons de lutte de l’écrivain belge, engagé corps et âme comme tant des plus généreux et des plus courageux de sa génération dans le projet d’une révolution libératrice et radicale, au cours des années 1920. Ils et elles seront écrasés par l’histoire, par les polices des pouvoirs, tous les pouvoirs. Il y avait une folie peut-être dans ce don absolu de soi à l’espoir d’un monde meilleur.

C’est aussi ce que raconte Plisnier, tentant d’explorer les replis de cet élan sans jamais se ranger contre ses camarades d’alors. Ailleurs, autrement, Godard aura été porté par une « folie » comparable, lui qui était le cinéaste le plus célèbre du monde en 1967 quand il envoya tout paître du système où il travaillait et resplendissait. C’était au moment de ce que, dans Drôles de guerres, il écrit (mais, 68). C’était pour tenter d’inventer la manière de faire des films vraiment révolutionnaires. Et, aussi, d’échouer.

Dans Drôles de guerre, court-métrage posthume et qui se sait tel, le projet du film qui n’existera jamais est raconté, de manière lacunaire, par la voix off de Jean-Luc Godard. Des éléments visuels laissent notamment percevoir une transposition du combat antifasciste en Italie, un des contextes de Faux Passeports, à la guerre d’Algérie. Il est bien d’autres façons de percevoir Drôles de guerre, en phase avec ce que Godard aura souhaité y suggérer, ou ce que chacune et chacun aimera y percevoir. Dépourvus de sens explicite, les idéogrammes noirs et rouges inventés à même la page invitent à toutes les interprétations.

Mais, autour de deux figures tragiques auxquelles est dédié chacune un chapitre du livre de Plisnier, Ditka et Carlotta, et qui devaient être au centre du film qui n’existera jamais (mais aussi, selon le Film annonce, un troisième, Iegor, l’homme d’appareil intraitable), il est assurément d’abord un geste qui se veut de résistance irréductible, d’où la comparaison invoquée au film de Melville nommé de manière amèrement tronquée, Le Silence de la M. – silence de la mer, silence de la mort.

On songe alors à la dernière phrase du Livre d’image, le dernier long-métrage de JLG : « Et même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré, cela ne changerait rien à nos espérances. » Écrite à l’encre rouge sur la vingt-neuvième des quarante pages du film, comme une impossible demande pour lui-même, « juste un faire-part » renvoie au si célèbre « juste une image[1] ». La formule s’inspire de la dernière phrase du chapitre de Plisnier consacré à Ditka, la combattante martyre au visage nu, phrase lancée par un ami sur le quai alors que déjà s’éloigne le train : « Si elle est morte, un simple faire-part. Un simple faire-part. » Mais qui peut entendre cette voix ?

Deux autres films

À ce jour, il n’existe pas d’autres films de Jean-Luc Godard dont on attende l’apparition. Mais il en existe au moins deux avec lui ou, si on préfère, issus de son atelier. L’un est mis en forme par Mitra Farahani qui, outre son rôle de productrice sur Le Livre d’image, avait réalisé le magnifique À vendredi, Robinson, dialogue à distance entre JLG et le patriarche du cinéma iranien, Ebrahim Golestan, film qu’un absurde concours de circonstances a fait sortir en salles, en France, le lendemain même de la mort par suicide assisté de Godard. Intitulé Impossible scénario, la mort de Virgile, le nouveau film « reviendra sur les derniers mois de création de Jean-Luc Godard, ses hésitations, ses certitudes, sa fatigue grandissante mais aussi sa détermination inébranlable à concevoir entièrement son dernier film : Scénario, au seuil de la mort », selon la présentation qu’en fait Mitra Faharani, qui y travaille à partir des notes prises au jour le jour par Jean-Paul Battaggia au cours des dernières années aux côtés du cinéaste.

Son compère Fabrice Aragno réalise quant à lui Inventaire, qui « consiste à réaliser un inventaire visuel et sonore de la pensée étagée et arborescente, livres, poésies, romans, films, musiques, peintures, appareils divers, outils, écrans et taille crayons disposés dans un ordre et désordre minutieux sur les étagères de la petite chambre de montage de l’atelier-appartement de Jean-Luc Godard à Rolle, en Suisse » selon le dossier déposé au Centre national d’arts plastiques. Il faut également mentionner le film Seul Godard d’Arnaud Lambert et Vincent Sorel (2023), plongée inventive dans les zones les plus exploratoires de l’œuvre de l’homme de Rolle, celle qu’on qualifie par l’expression « films essais » – même si tout le cinéma de Godard relève de l’essai, à tous les sens du mot.

Des livres

Il existe davantage de livres concernant Jean-Luc Godard qu’aucun autre cinéaste. Sa mort n’a évidemment pas interrompu ce flot éditorial avec, outre de multiples rééditions, des nouveautés comme Jean-Luc Godard, cinéaste de la Guerre Froide (1965-1967) : Trois films sous influence d’Iris Mommeransy (L’Harmattan) côté universitaire ou My Life As a Godard Movie : 15 Faits Divers Sur Ma Vie Comme Un Film De Jean-Luc Godard de Joanna Walsh (Transit Book) sur un mode plus personnel. Sans oublier le très singulier, et émouvant Un film à Rolle (éditions En exergue), souvenirs de l’ex-championne de tennis Catherine Tanvier devenue actrice de Film Socialisme.

Figure majeure de l’écriture à propos de Godard, Alain Bergala travaille également, avec Nuria Edelman, à un nouvel ouvrage, à propos de Pierrot le fou, qui rejoindront les ouvrages de références de l’auteur du recueil Godard par Godard et des essais Nul mieux que Godard et Godard au travail, tous publiés par les Cahiers du cinéma. Quant à Païni, il prévoit de publier sa correspondance avec Godard lors de la préparation, devenue orageuse dès l’exposition Collage(s) de France. En septembre 2025, la revue Mettray a publié un numéro entièrement consacré à Godard sous le titre Illuminations. Outre les signatures de Brenez, Païni, Bergala, on y trouve aussi celles de Jean-Michel Alberola, de Bernard Plossu, de Laurent Mauvignier, de Daniel Dobbels, de Jean Narboni… Il y a lieu de se réjouir de cette continuité, mais aussi de prêter attention à des initiatives plus singulières.

Parmi elles, Jean-Luc Godard’s Unmade and Abandoned Projects (Bloomsbury) d’un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre, le Britannique Michael Witt, déjà notamment co-directeur du si précieux Jean-Luc Godard Document publié par le Centre Pompidou à l’occasion de l’exposition Voyage(s) en utopie en 2006. L’auteur explore cette fois le gigantesque corpus des quelques 380 projets laissés en jachère, à différents stades d’inachèvement, par l’auteur d’À bout de souffle depuis ses débuts.

De son, côté, après le singulier et émouvant écrits politiques sur le cinéma et autres arts filmiques tome 2 Jean-Luc Godard (De l’incidence éditeur), riche entre autres d’une passionnante iconographie notamment avec les usages par Godard d’images dans ses e-mails, Nicole Brenez a publié Introduction à une véritable histoire du cinéma, qui est bien davantage que la réédition de l’ouvrage de ce titre paru aux éditions de L’Albatros en 1980. (…)

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De l’exposition comme arme politique – sur « Past Disquiet » au Palais de Tokyo

Au Palais de Tokyo à Paris, l’exposition « Passé inquiet : Musées, exil et solidarité. Past Disquiet » met en scène quatre grands mouvements de solidarité d’artistes du monde entier avec des luttes politiques des années 1970-80, sous une forme originale. Les choix muséographiques singuliers aussi bien que la mise en relation d’événements distincts construisent une intelligence de pratiques artistiques en phase avec l’état du monde, éclairantes pour aujourd’hui.

Vous ne le savez sans doute pas mais sont en ce moment exposés à Paris Joan Miro, Ernest Pignon-Ernest, Matta, Robert Rauschenberg, Claude Lazar, Julio Cortazar, Arman, Julio Le Parc, Judy Seidman, Tapiès, Jacques Monory, Bernard Rancillac, Gérard Fromanger, Masao Adachi, Patricio Guzman, Jean-Luc Godard, Mahmoud Darwich… Cela se passe au Palais de Tokyo, sous l’intitulé « Passé inquiet : musées, exil et solidarité ».

Conçue par Kristine Khoury et Rasha Salti, l’exposition affirme le parti pris de ne montrer aucune œuvre, au sens classique. C’est pourtant bien d’une exposition d’art qu’il s’agit, et pas, ou pas uniquement d’une exposition documentaire ni d’une exposition conceptuelle. Les gestes d’art revendiqués comme tels y sont omniprésents, mais sous une autre forme que la présentation d’artefacts singuliers porteurs de la bonne vieille aura. Aux murs, sur des présentoirs, suspendus au plafond ou via des écrans vidéo, des centaines d’objets visuels –dont aucun original – composent quatre récits, cent récits, un récit. Des affiches, des photocopies, des tracts, des émissions de télévision, des discours enregistrés, des journaux et revues, des sorties sur imprimante de reproduction de tableaux ou de sculptures font de « Past Disquiet » une exposition à la fois très matérielle, et mentalement très suggestive.

Voulue sans lourdeur financière ni technique, capable d’être installée et désinstallée en une journée, l’exposition est aussi un permanent travail en cours, in progress prenant ici particulièrement sens. Ce qui est présenté à l’étage inférieur du Palais de Tokyo est ainsi la sixième itération de ce qui se revendique plutôt comme le rendu temporaire d’une enquête qui se poursuit, enquête menée par les deux curatrices. Après Barcelone, Berlin, Santiago du Chili, Beyrouth et Le Cap, « Past Disquiet », à chaque fois modifié, à chaque étape enrichie, fait donc escale à Paris. D’où, aussi, le double titre de ce qui est présenté au Palais de Tokyo, « Passé inquiet : Musées, exil et solidarité » nommant spécifiquement ce qui est montré à Paris, quand « Past Disquiet » désigne le processus au long cours dans ses itérations successives.

Grâce à la scénographie légère du Studio Safar, scénographie à la fois lisible et disponible à divers itinéraires et divers rythmes de visite, se déploient les quatre récits principaux qui ont donné naissance à l’exposition. Chronologiquement, mais on n’est pas obligé de suivre la chronologie, l’histoire commence à Santiago du Chili, peu après l’arrivée au pouvoir du gouvernement d’Union populaire de Salvador Allende. Si l’événement politique majeur est alors salué de par le monde comme un espoir de construction du socialisme à partir d’un processus démocratique, et s’il suscite comme cela a pu se produire par le passé de nombreuses manifestations de soutien de la part d’artistes, il est aussi l’occasion d’une initiative inédite.

Le critique d’art brésilien Mario Pedrosa, exilé au Chili pour cause de dictature militaire dans son pays, propose de demander aux artistes du monde entier de donner des œuvres à ce qui deviendra le Museo de la Solidaridad. Celui-ci est inauguré en 1972 par Allende en réponse à un appel international relayé entre autres par Rafael Alberti, Louis Aragon, Carlo Levi, Dore Ashton… Il compte 600 œuvres l’année suivante au moment du coup d’État. Les militaires voleront une partie des œuvres, mais la plupart d’entre elles peuvent être exfiltrées, et deviennent la collection itinérante du Musée international de la résistance Salvador Allende (MIRSA). Julio Cortazar, lui-même en exil à Paris pour échapper à la dictature argentine, jouera un rôle majeur dans la circulation de ce musée en exil conçu comme moyen de mobilisation, collection qui ne cessera de s’enrichir de dons nouveaux. Après le rétablissement de la démocratie au Chili en 1990, l’ensemble des œuvres est réuni à Santiago, dans ce qui se nomme désormais Museo de la Solidaridad Salvador Allende. Il comprend désormais 27 000 œuvres.

En 1979, inspiré par le MIRSA, Ernest Pignon-Ernest et le peintre espagnol, lui aussi en exil pour cause de franquisme, Antonio Saura lancent le projet d’un musée itinérant de lutte contre l’apartheid.  Avec l’aide d’Arman à New-York, Rauschenberg, Le Witt, Oldenbourg font partie des cent artistes du monde entier qui, là aussi, font don d’une œuvre. L’ensemble constitue l’exposition itinérante Art Contre/Against Apartheid, qui voyage dans vingt pays après sa première apparition à Paris en 1983.

Souvent, sa mise en place s’accompagne d’initiatives originales quant à la manière d’exposer. Le cas le plus remarquable a lieu au Japon, grâce à un collectif qui a inventé un dispositif de circulation (dans un camion de déménagement surmonté d’un énorme ballon rouge) et d’accrochage ultra-léger, lequel permettra que l’exposition soit présentée dans 194 villes du pays. L’initiative des artistes trouve écho en Afrique du Sud où s’étaient constitués des collectifs de plasticiens, dont le MEDU Art Ensemble (installé au Bostwana où il demeura très actif jusqu’à un raid des forces spéciales sudafricaines assassinant plusieurs des artistes et activistes en 1985) et le Community Arts Project né des émeutes de Soweto en 1976.

De manière caractéristique de la démarche de Karine Khoury et Rasha Salti, attentive aux échos et ramifications des grandes opérations mobilisant des figures très reconnues, ces multiples pratiques plus ou moins directement liées à l’opération sont également documentées dans l’assemblage de reproductions d’œuvres, des documents, des affiches, des vidéos – jusqu’à celle de Mandela, peu après sa libération, recevant Ernest Pignon pour le remercier de son initiative, alors que les œuvres destinées à ce qui avait été d’abord pensé comme un musée en exil vont trouver un « domicile » temporaire sur les murs du Parlement après la chute de l’apartheid. Elles sont désormais conservées par le Centre Mayibue de University of Western Cape, un centre majeur de documentation sur la lutte contre le régime raciste sudafricain.

Un an après l’initiative à propos de l’apartheid, en 1980, l’exemple du MIRSA inspire également le poète nicaraguayen Ernesto Cardenal, alors ministre de la Culture du gouvernement sandiniste arrivé au pouvoir en juillet 1979 grâce à cette révolution que trahirait ensuite son leader Daniel Ortega. Cardenal lance lui aussi un appel aux dons pour la création d’un musée en solidarité avec le peuple nicaraguayen, toujours sous le coup des agressions pilotées par les Etats-Unis et relayées par les sbires de la dictature somoziste. Quelque 300 œuvres composent la collection du Museo de Arte Contemporaneo Latinoamericano de Managua à son ouverture en décembre 1982. Il continuera de s’enrichir alors qu’il devient le Museo Julio Cortazar, l’écrivain argentin ayant là aussi joué un rôle très actif, avant que les dérives politiques au sommet de l’état sandiniste n’entrainent sa fermeture.

Quels effets est-il légitime désormais d’attendre de constructions collectives, ce que sont les expositions, aussi bien que de gestes d’artistes à titre individuel dans les conflits actuels ?

Mais si « Past Disquiet » est né, ce n’est à cause d’aucun des événements qui viennent d’être évoqués. Le projet de l’exposition résulte de la rencontre des commissaires avec une quatrième expérience. En 2009, Karin Khoury et Rasha Salti, pourtant l’une et l’autre personnellement liées à l’histoire de la région et très bonnes connaisseuses de la vie artistique en relation avec les événements politiques du Moyen Orient, découvrent avec stupeur le catalogue d’une exposition dont elles n’avaient jamais entendu parler.

Aujourd’hui oubliée, « L’Exposition internationale pour la Palestine » s’est tenue à Beyrouth en pleine guerre civile libanaise. À l’initiative du Bureau des Arts plastiques de l’Organisation de Libération de la Palestine, 183 œuvres originaires de 30 pays avaient été assemblées dans le sous-sol de l’Université arabe de Beyrouth. L’inauguration a lieu en présence de Yasser Arafat le 21 mars 1978, soit une semaine exactement après l’invasion du Sud Liban par l’armée israélienne. (…)

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Par la peau des choses, créer du réel – sur « Johan van der Keuken, le rythme des images »

Ni inconnu ni oublié, Johan van der Keuken reste dans des limbes incertains, loin de la place qui devrait lui revenir. Il y a là une injustice flagrante, mais peut-être aussi matière à une approche plus ouverte, plus aventureuse. Ce à quoi convie une proposition originale du Jeu de Paume, qui choisit de montrer ensemble photographies et films.

ès l’entrée dans la première salle s’imposent une évidence, et un étonnement. L’étonnement tient à cette impression qu’il faille toujours redécouvrir un artiste, un auteur aussi important et nécessaire que Johan van der Keuken. Une triste ironie s’attache au sentiment qu’il importe de réexpliquer depuis le début combien ce qu’a accompli le cinéaste et photographe néerlandais est décisif dans le monde des images, pour son temps et pour aujourd’hui.

Grâce à un admirable travail d’édition, la totalité de sa soixantaine de films de tous formats est disponible en cinq coffrets DVD chez Arte Vidéo, mais qui le sait ? Plusieurs ouvrages[1], dont L’Œil lucide consacré à ses photos, et de nombreux articles ont été publiés.

Mais il était significatif que, lorsqu’en 1998 la revue Images documentaires lui consacrait un numéro spécial (à l’occasion d’une précédente rétrospective au Jeu de Paume), elle trouvait utile de republier un article de 1985 d’Alain Bergala, qui lui-même appelait à retourner découvrir une œuvre alors déjà très fournie mais toujours en cours. Et ce sera encore sur l’air de la découverte ou de la redécouverte qu’en 2006 la Cinémathèque française, puis en 2018 le département cinéma du Centre Pompidou lui dédieront une vaste programmation.

Van der Keuken n’est ni inconnu ni oublié, mais il reste dans des limbes incertains, loin de la place qui devrait lui revenir. Il y a là une injustice flagrante, mais peut-être aussi matière à une approche plus ouverte, plus aventureuse. C’est à quoi convie la proposition du Jeu de Paume intitulée « Le rythmes des images » et composée par les commissaires Frits Giertsberg et Pia Viewing.

L’évidence concerne la légitimité de cette exposition, dans la forme qui est la sienne. Cela tient à la force singulière des œuvres exposées, évidemment, à ce qu’elles partagent au présent comme à ce qu’elles évoquent de l’époque où elles ont été faites, des années 1950 aux années 1990. Cela tient aussi à deux choix curatoriaux, qui semblent tout simples et qui s’avèrent d’une grande fécondité. Le premier consiste à exposer ensemble photographies et films, dans le même espace. Johan van der Keuken, amsterdamois né en 1938, s’initie très jeune à la photo et publie son premier recueil, Nous avons 17 ans, en 1955. Au même moment, il commence aussi à utiliser une petite caméra, puis s’inscrit à l’IDHEC, l’école de cinéma parisienne, en 1956. Qui a eu l’occasion de s’intéresser à celui qui deviendra une figure essentielle du documentaire européen de toute la fin du XXe siècle sait sa double pratique. Mais il est tout à fait inusité, et extrêmement révélateur, que ce qui en est résulté, des photos et des films, soit montré côte à côte.

Salle après salle, la rencontre se fait avec les images fixes et celles des images en mouvement issues de quelques uns des très nombreux courts métrages que van der Keuken a tourné au cours de sa prolifique carrière, et qui sont aussi importants que ses seize longs métrages réalisés entre 1972 (Journal, premier volet de sa Trilogie Nord-Sud) et Vacances prolongées, filmé en 2000, un an avant sa mort à 62 ans.

Le rapport à la durée

Ce qui rapproche photos et films est aussi riche de sens que ce qui les différencie. Ce qui les rapproche : la cohérence d’un regard, qui de l’attention aux proches – les copains, la famille, les villes où il habite – à l’attention aux êtres et aux forces qui se connectent ou s’opposent à l’échelle de la planète, mobilise constamment une disponibilité au détail, au fortuit, au contingent, et l’impérieux besoin de défaire les conventions du point de vue, les habitudes de vision. Il s’y voit avec émotion, et à l’occasion un certain humour poétique et ludique, combien le travail documentaire mobilise de recours aux outils de la fiction, dans les ballades nocturnes filmées dans les rues de Paris aussi bien que dans les compositions photographiques autour de deux rues de la cité hollandaise. Quant à ce qui contraste entre cinéma et photo, ce n’est pas tant le mouvement ou son absence, mais le rapport à la durée. Nul ne peut décider combien de temps chacun·e regardera une photo, alors que le cinéaste décide de la durée de son plan. Ce sont deux stratégies différentes, aussi légitime l’une que l’autre, deux claviers sensoriels sur lesquels l’auteur d’un film nommé Temps n’aura cessé de jouer simultanément. Et de questionner de multiples façons.

À la mise en dialogue des films et des photos s’ajoute, discrètement, l’autre choix curatorial important, qui consiste à plonger toute l’exposition dans une relative pénombre. Sans gêner la visibilité des photos et des documents (principalement les livres) exposés, elle unifie l’espace, favorise la mise en relation de ce qui s’y trouve, suscite une proximité bienvenue avec des images elles-mêmes proches les unes des autres, qu’elles aient été enregistrées au coin de la rue ou au Rajasthan. D’une immense diversité quant aux lieux, aux « sujets » et aux agencements entre elles, toutes ces images ont en commun un refus du tape-à-l’œil, de l’effet de manche visuel, de l’anecdote pour elle-même. Chaque photo comme chaque séquence (le plus souvent avec la caméra en mouvement) témoigne d’un art du cadre d’une précision aussi rigoureuse que refusant toute prise pouvoir par la délimitation du champ visuel, toute affirmation de la puissance de qui regarde sur ce qu’il regarde.

Van der Keuken n’a jamais eu d’illusion sur un supposé « enregistrement du réel tel qu’il est » par les outils contenant de la pellicule, lui qui écrivait « on peut créer du réel, par la peau des choses ». C’était dans son premier texte, publié à 17 ans, et auquel succéderont un grand nombre d’écrits d’un photographe et cinéaste qui n’aura cessé de réfléchir ses pratiques, poursuivant d’articles en livres, occasionnellement via la critique de cinéma, une longue méditation sur les rapport au monde que permettent les outils d’enregistrement et de montage. C’est d’ailleurs une des vertus de l’exposition « Le rythme des images » de mettre en scène aussi les montages photographiques agencés par JVDK.

Une géopolitique et une métaphysique

Les cinq salles qui composent l’exposition s’organisent selon un parcours que la chronologie modélise à grands traits, des débuts dans les années 50 à la dernière décennie d’activité, les années 90, tout en accueillant par capillarité des œuvres appartenant à d’autres moments. Il s’y dessine deux des principales lignes directrices du travail de van der Keuken, l’enquête politique à propos de ce qui relie et oppose simultanément les parties du monde et celles et ceux qui les habitent, l’enquête poétique sur la manière de se rendre sensible à ce qui est déjà là où il semblait n’y avoir rien de particulier à percevoir, à ressentir, à comprendre. Une géopolitique et une métaphysique. Géopolitique : d’abord depuis Amsterdam, Paris et New York, puis en Indonésie, au Biafra, au Vietnam, en Inde, en Palestine, en Amérique latine, à Sarajevo, il ne cesse à la fois d’observer des personnes, des lieux, des situations, et d’en chercher les connexions porteuses de vérités, même partielles et fragiles, surtout partielles et fragiles.

À sa manière sans tapage, il aura été à la fois un grand explorateur et un grand analyste de la globalisation, des rapports de domination économique et de mépris entre le Nord et le Sud. Mais aussi, de manière encore plus innovante, il aura su percevoir et donner à percevoir ce qui circule « horizontalement » entre les pays du Sud, avec des grands films politiques dépourvus de tout discours surplombant comme LŒil au-dessus du puits et Cuivres débridés (1988). Cette trajectoire le mènera à composer le portrait, à la fois parfaitement situé et ayant valeur de modèle plus général, d’une cité occidentale ayant intégré la mondialisation dans son paysage social, urbain, linguistique, etc., avec le génial Amsterdam Global Village en 1996. Ces trois titres sont ceux de longs métrages, ils ne figurent pas dans l’exposition, mais celle-ci accueille, sous forme de photos et de courts métrages, les échos de cette pensée en actes sensible, intensément politique et éthique, qui caractérise tout son parcours. (…)

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Les veilleurs – sur « Les Sentinelles » à l’Institut du Monde Arabe de Tourcoing

Journaliste, Chercheuse en études visuelles

À l’Institut du Monde Arabe de Tourcoing, cinq foyers abritent une trentaine d’œuvres sur le monde arabe – photographies, films, vidéos – sélectionnées parmi les 32 000 photographies et 1 600 œuvres audiovisuelles de la collection du Centre national des Arts plastiques. Une exposition qui s’inscrit à contretemps de la logique événementielle des médias, en s’attachant à des propositions artistiques qui ne cessent d’interroger les impensés de l’image et les impuissances du langage.Ses commissaires, Pascale Cassagnau, responsable de la collection des œuvres photographiques, cinématographiques et vidéo du Centre national des Arts plastiques (CNAP), et Camille Leprince, chercheuse et curatrice, dont le travail explore notamment les images documentaires des conflits et soulèvements du monde arabe depuis 2011, délivrent une vision moins consensuelle que celle habituellement promue par la structure mère parisienne de l’IMA. Initiée avec l’ancienne directrice de l’IMA Tourcoing, Françoise Cohen (qui a depuis pris les commandes de la Fondation Giacometti), celle-ci bénéficie d’une indépendance garantie par son financement public, comme en témoigne le choix pour l’affiche d’une œuvre de l’artiste Abdessamad El Montassir.

Cette image est en effet extraite d’une œuvre vidéo, Achayef, tournée dans un paysage désertique jamais nommé, où les métamorphoses des végétaux pour survivre à la violence du climat racontent par métaphore les stratégies de résistance du peuple sahraoui. Le daghmous, une plante qui a perdu ses feuilles pour se parer d’épines, prend valeur d’emblème politique dans un paysage meurtri, où « les montagnes sont devenues aveugles et la terre est devenue cendre ».

Cette botanique de l’histoire, c’est l’une des pistes qu’emprunte « Les Sentinelles » pour tresser autrement les récits et les images des mondes arabes contemporains, non selon une géopolitique des conflits, mais à travers autant de contre-espaces au spectacle de la violence, hors-champs où le temps médiatique semble s’abolir.

Déserts et mers, étendues d’éternité et d’oubli, composent les paysages privilégiés de ces récits muets, entre chien et loup, sur une plage de Casablanca dans une fable animalière d’Ilias El Faris (Aïn Diab), entre documentaire et fiction, avec la version installée du magnifique film de l’Algérien Hassen Ferhani, 143 rue du désert qui ouvre la première salle de l’exposition, ou encore entre mythologies et actualités, avec l’impossible écriture d’une lettre d’amour au Liban dans le conte philosophique de la vidéaste palestinienne Basma Alsharif The Story of Milk and Honey.

Ces contre-espaces, les commissaires les appellent des foyers. Ils forment autant des refuges pour échapper à la guerre que des étincelles pour ranimer les feux de la révolte. Cinq foyers abritent ainsi une trentaine d’œuvres – photographies, films, vidéos – sélectionnées par Camille Leprince parmi les 32 000 photographies et 1 600 œuvres audiovisuelles de la collection du CNAP. Disons d’emblée que ce que l’exposition met en lumière est magnifique, que l’on considère une par une les œuvres retenues ou que l’on se soucie de l’ensemble ainsi agencé, et de ce qu’il compose. Cet ensemble s’ouvre avec un fragment d’un poème de Mahmoud Darwich écrit durant le siège de Ramallah voilà vingt ans :

« Ô veilleurs ! N’êtes-vous pas lassés
De guetter la lumière dans notre sel
Et de l’incandescence de la rose dans notre blessure
N’êtes-vous pas lassés ô veilleurs ? »

Et de fait l’exposition aurait sans doute à meilleur droit pu s’appeler « Les Veilleurs », tant les artistes et les œuvres sont plus les témoins et les gardiens de la mémoire que les défenseurs de quelque citadelle que ce soit. D’une gigantesque épave de cargo en Mauritanie, monument malgré lui de tant de naufrages migratoires, à cinq brèves et foudroyantes vidéos du collectif Abou Nadara qui, semaine après semaine pendant plus de cinq ans conçut des formes visuelles pour dire la révolte du peuple syrien contre la dictature el-Assad, la traversée de l’exposition fait écho aux multiples tragédies qui meurtrissent le monde arabe.

Mais elle s’inscrit cependant à contretemps de la logique événementielle des médias, en s’attachant à des propositions artistiques qui ne cessent d’interroger les impensés de l’image et les impuissances du langage. En arabe comme en français, observe la plasticienne franco-marocaine Yto Barrada, le mot « détroit » se construit sur les racines d’étroi-tesse (dayq) et détresse (mutadayeq). Dans sa série photographique, Le détroit, notes sur un pays inutile, elle explore cette géographie du langage, cet espace transfrontalier où se conjugue l’espérance et la perte.

Seule image journalistique, La Madone de Benthala (Hocine Zaourar, 1997) mobilise le souvenir de la « décennie noire » en Algérie, mais aussi la manière dont cette photographie a joué un rôle central dans la discussion, et parfois les polémiques violentes, sur les modèles iconiques susceptibles d’être mobilisés et diffusés, aussi bien que sur la nature des événements auxquels renvoie la photo[1]. De même, la série Miradors du photographe gazaoui Taysir Batniji s’inspire des images de châteaux d’eau de Berndt et Hilla Becher pour documenter l’architecture d’occupation et de surveillance mise en œuvre par l’armée israélienne, les tours et miradors composant autant d’éléments stratégiques d’un dispositif d’enfermement et d’oppression des Palestiniens. (…)

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Godard puissance 5×2 à la Ménagerie de verre

Mise en espace de fragments de films aussi complète  qu’émouvante, fascinante et désorientante à la fois, « Éloge de l’image » a été conçu par les deux acolytes et complices artistiques de Jean-Luc Godard, Fabrice Aragno et Jean-Paul Battaggia.

Supposons. Supposons quelqu’un qui ne saurait rien, qui entrerait par hasard au 12 de la rue de Léchevin dans le 11e arrondissement à Paris, parce qu’il fait froid et qu’il pleut, parce qu’il y a de la lumière et que c’est ouvert. Que verrait-il, que verrait-elle ?

Je n’en sais rien. Ce qui s’offre en montant le petit escalier en face de la porte d’accès, puis en circulant dans cet étonnant décor que sont les studios conçus pour la danse, planchers, barres et miroirs, mais aussi couloirs et recoins, ne peut être qu’en réponse à ce que chacun(e) y apporte. Ce que je sais est que l’accueil est immensément attentionné, et stimulant. Singulièrement modeste, aussi.

Comme autant de petites notes de musique, notre musique, voici cinq tout petits écrans en haut de l’escalier. Sur chacun, des plans de films, ou plutôt des traces de plans, comme les cartes postales sont traces de paysage. C’est bien aussi, les cartes postales, lorsqu’elles permettent d’envoyer juste un signe à des amis. C’est ainsi que cela commence, et n’est pas près de s’arrêter. Des signes (parmi nous, évidemment), et une forme d’amitié, oui – en tout cas d’hospitalité. Tout de suite après, en haut dans un corridor, en grand mais de guingois, ces images qui vibrent de multiples fréquences, noir et blanc et couleurs saturées, et toutes les autres qui ensuite vont surgir, se démultiplier, dans les grandes glaces sur les murs, sur des tulles qui pendent du plafond au milieu de la pièce, ou même en se reflétant sur le sol. Avec le grand son qui résonne de tout ce que les films ne disaient pas, mais laissaient pressentir. On devrait pouvoir aussi dire comme un compliment affectueux et non une apostrophe hostile : « à bon entendeur, salut ».

L’endroit où on se trouve s’appelle « Eloge de l’image ». Logique puisque ça commence avec Eloge de l’amour et se termine (un peu) avec Le Livre d’image. C’est très littéralement une histoire de fantômes, née de l’initiative de deux personnes qui depuis sont mortes, et sont si présentes, partout. Elle, Marie-Thérèse Allier, fondatrice et directrice de cet écrin magique voué à la danse, la Ménagerie de verre, l’avait convié, lui, Jean-Luc Godard, pour occuper cet espace avec ses films du 21e siècle. A l’époque, on disait « ses cinq derniers films », cela voulait juste dire les plus récents – désormais ce sont les derniers, du moins achevés de son vivant.

Elle est morte le 26 mars, lui le 13 septembre. Le projet a continué, avec eux deux mais autrement. Aujourd’hui, le metteur en scène Philippe Quesne, qui avait accueilli une grande exposition Godard au Théâtre de Nanterre Amandiers quand il le dirigeait, est désormais aux commandes de la Ménagerie. Il allait de soi qu’avec lui l’hospitalité promise se maintienne, par delà le double coup de faux. Aux côtés de Godard travaillent depuis plus de 20 ans deux acolytes, complices artistiques et virtuoses des techniques, Fabrice Aragno et Jean-Paul Battaggia. Ils avaient coordonné la mise en espace à Nanterre, il était logique qu’ils orchestrent celle de la rue Léchevin, dédiée aux cinq longs métrages auxquels ils ont tant participé : Eloge de l’amour (2001), Notre musique (2004), Film socialisme (2010), Adieu au langage (2014) et Le Livre d’image (2018).

Il existe depuis trente ans de multiples manières d’exposer le cinéma, dont certaines se sont avérées fécondes. Plusieurs excellents esprits, à commencer par Raymond Bellour et Dominique Païni, en ont réfléchi et déployé les potentialités, les perspectives, les légitimités. Que l’on sache, il n’exista pas avant « Eloge de l’image » de mise en espace de fragments de films aussi complète et émouvante, fascinante et désorientante à la fois. En ce sens, l’exposition à la Ménagerie de verre est d’ailleurs le contrepoint radical de l’anti-expo ourdie par Godard au Centre Pompidou en 2006, « Voyage(s) en utopie », diabolique – et foudroyante – désarticulation des ressorts de l’acte même de mettre en espace.

La différence entre la proposition à la Ménagerie de verre et toutes les autres expériences de cinéma exposé auparavant répertoriées n’est pas d’abord qu’Aragno et Battaggia connaissent parfaitement les œuvres, et qu’ils aient plein d’idées quant aux façons d’occuper les beaux espaces emboités-décalés des studios de danse. La différence essentielle, radicale, séminale, est que ces films, ils les aiment éperdument.

Et cela est partout au long de ce parcours dans un labyrinthe spatial où le fil d’Ariane de la chronologie ne ligote en rien les embardées d’associations d’idées, de sensations physiques, de souvenirs que lève l’agencement des plans, comme autant d’orages désirés. Mais de quoi s’agit-il au fond, de la part de personnes qui se fichent des hommages et des consécrations, consécration et hommage dont de toute façon le grand poète si souvent assujetti au signe JLG n’a nul besoin ? Il s’agit de déployer dans l’espace, sur les murs, les portes même ouvertes, surtout ouvertes, et avec le renfort des miroirs, les n dimensions de l’image de cinéma elle-même. Sauf qu’avec un véritable cinéaste, qui aura fini par refuser le mot tant il était (et reste) usurpé, il y a un gag majeur, fatale beauté : les n dimensions étaient déjà là. Assis dans un fauteuil, on les expérimentait déjà devant l’écran en deux dimensions de la salle de cinéma. L’exposition ne les ajoute pas, au mieux elle contribue à les mettre en valeur. (…)

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Réapparitions et avatars de « Zapping Zone », installation fantôme de Chris Marker

Le Centre Pompidou accueille actuellement l’installation Zapping Zone (Proposals for an Imaginary Television) du réalisateur et écrivain Chris Marker, plus de trente ans après sa production par le même musée. Agnès de Cayeux et Alexandre Michaan mènent en parallèle un travail de recherche autour de l’œuvre, qui passe par une étude approfondie de la documentation historique conservée au Centre Pompidou sur la production et l’histoire matérielle de cette installation, devenue une trace de nos outils technologiques et de nos usages numériques passés.

À l’automne 1990, le Centre Pompidou accueillait l’exposition « Passages de l’image » conçue par Raymond Bellour, Catherine David et Christine Van Assche, qui mettait en évidence de manière visionnaire les processus alors en train d’affecter la photo, le cinéma et la vidéo – et déjà un peu l’image numérique.

On y découvrait en particulier une installation qui, tout en synthétisant le propos de l’exposition dans son ensemble, marquait aussi une étape importante dans l’œuvre de son auteur, Chris Marker. Zapping Zone (Proposals for an Imaginary Television) – l’auteur tenait au titre complet – recomposait une grande partie de l’œuvre déjà réalisée par Marker depuis le début des années 1950, mettait en scène sa réflexion à ce moment sur l’état et les possibilités des images, et annonçait en même temps ses propres recherches à venir et les développements des usages des différents écrans tel que le passage vers le 21e siècle allait les activer. Pour Marker lui-même, cette réflexion créative, ou création réflexive, allait ensuite le mener du côté du CD-Rom Immemory, de l’espace sur Second Life L’Ouvroir ou du site Internet Gorgomancy, pour ne citer que les principaux exemples.

Concrètement, en 1990, on voyait ce qui était soigneusement organisé comme un capharnaüm d’écrans de télévisions et d’ordinateurs, sur lesquels apparaissaient des extraits de films déjà existants, des vidéos tournées tout exprès, des images générées par l’informatique, de manière contrôlée ou pas, des écrans interactifs et même la télévision en direct. Quelques photos et des séries de diapositives sur des caissons lumineux. Et, évidemment, un chat japonais qui dit bonjour de la patte – Maneki-neko pour les nipponisants. Installé dans une pénombre laissant deviner une structure en ferraille industrielle et un grand fouillis de câbles et de branchements, l’ensemble relevait à la fois de la sculpture et du discours matérialisé – l’effet de clignotement brut étant redoublé par l’organisation sonore, qui permet d’attraper les paroles, les musiques ou les bruits de tel ou tel écran en ayant simultanément la présence plus ou moins parasite de quelques autres.

Tout cela advenait selon des agencements où la maestria d’un génie du montage et sa confiance déterminée dans les vertus du hasard recomposaient à l’infini l’expérience sensorielle proposée. Il s’agissait moins d’une proposition pour une télévision imaginaire qu’une préfiguration critique de ce que serait notre bien réelle immersion dans la multiplicité des offres audiovisuelles – des offres que nous ne saurions refuser, comme on sait. Marker avait lui-même expliqué qu’il s’agissait alors de mettre en scène, « sous une forme rudimentaire, l’intuition du passage de l’âge industriel à l’âge numérique », selon les termes qu’il utilise dans le document préparatoire à ce projet sur lequel il travaillait depuis des années – projet à l’origine intitulé Logiciel/Catacombes[1], daté de 1985.

Nul besoin, même à l’époque, d’être spécialiste pour se douter que techniquement, cette proposition était extrêmement compliquée. Aussi, lors de l’itinérance de l’exposition « Passages de l’image », puis des autres invitations – qui furent nombreuses – de Zapping Zone dans des musées du monde entier, il fallut à chaque fois inventer des manières de l’installer compatible avec les contraintes techniques, le matériel disponible, les espaces dédiés. Zapping Zone a acquis par là une autre caractéristique de tant d’œuvres contemporaines, leur labilité, désirée ou pas – Chris Marker, qui n’a jamais sacralisé l’œuvre comme objet immuable et a souvent repris et modifié des réalisations antérieures (voire tenté d’en faire disparaître), a d’ailleurs aussi ajouté certaines vidéos à celles présentes lors de l’exposition de 1990.

Avec les années, le Zapping Zone d’origine est aussi devenu une sorte de conservatoire d’un certain état de ce qu’on a appelé, de ce qu’on continue d’appeler – Marker se moquait déjà de la formule à l’époque – les « nouvelles technologies », ensemble de matériaux, d’appareils et de dispositifs dont on ne sait que trop bien désormais la rapide obsolescence. La reconstitution quasiment à l’identique de l’œuvre version 1990 telle qu’elle est actuellement visible au Centre Pompidou constitue donc une manière d’exploit technique, en même temps qu’une occasion, probablement promise à ne plus pouvoir se renouveler, de rencontrer la proposition de Marker telle qu’il l’a conçue.

Se plonger aujourd’hui dans ce que Marcella Lista, directrice du département Nouveaux Média du Musée d’Art moderne, qualifie successivement de « tour de Babel horizontale » et de « ruine anticipée de la technologie » ne fait évidemment pas le même effet qu’il y a 30 ans, mais la richesse de la proposition n’est pas moindre. Ce qu’elle suscite à présent , c’est à la fois la désorientation critique née de la multiplicité conçue comme un vertige stimulant et le plaisir, plus ludique que nostalgique, de retrouver des images et des figures de styles d’un temps révolu.

Il y a dix et cent micro-merveilles à découvrir, des sourires et des colères et des beautés en prêtant attention à tel ou tel écran. Il y a ces délicieux calligrammes et le télescopage avec l’actualité d’un entretien avec Christo sur l’idée d’emballer un monument parisien, il y a le dialogue avec la machine Dialector toujours à reprendre, des photos qui sont comme des essais graphiques annonçant une des dernières grandes œuvres, Owls at Noon et les traces de l’immense réflexion en images et en paroles que Marker venait d’achever pour la chaîne Arte naissante : les treize épisodes de L’Héritage de la chouette autour des fondements grecs de la pensée moderne. Ni les images de Tarkovski au travail ni celles du procès de Ceaușescu n’ont perdu de leur pertinence. Farceuse et programmatique, la présence du grand ami de Marker qu’était le peintre Mata établit au passage le lien avec l’héritage surréaliste en contrepoint du futurisme technocentré.

Ce n’est pas tout. En ce moment, au quatrième étage du Centre Pompidou, il n’y a pas une mais deux salles consacrées à Zapping Zone (Proposals for an Imaginary Television). (…)

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L’insaisissable cinéma de Mai 68

Plus riche qu’on ne le dit souvent, la présence au cinéma des événements de 1968 reste étonnamment partielle. Elle traduit des choix de l’époque mais aussi le statut actuel de cet épisode, à la fois lointain et toujours actif.

L’idée admise est que, s’il y a beaucoup d’images, il n’existe pas, ou très peu, de films de Mai 68. Elle est fausse, elle est mal dite, et pourtant elle exprime plusieurs choses exactes.

Idée fausse: un nombre significatif de films ont été réalisés en mai 1968, et en rendent compte d’une manière ou d’une autre.

Un seul a connu une certaine visibilité publique, d’ailleurs légitime, Grands soirs et petits matins, film de montage terminé pour le 10e anniversaire par William Klein à partir des images qu’il a tournées dans les facultés, les rues et les usines.

Récemment est ressorti du néant où il semblait avoir disparu un court métrage de Philippe Garrel, Actua 1, dont Jean-Luc Godard disait que c’était le plus beau film sur Mai. Godard lui-même a filmé en 1968, ce qui donnera naissance à Un film comme les autres, première réalisation signée du Groupe Dziga Vertov dans lequel l’auteur de La Chinoise a alors choisi de se fondre.

Jacques Rivette affirmait de son côté que le seul véritable film de Mai 68, bien que filmé en juin, était l’effectivement inoubliable Reprise du travail aux usines Wonder, plan séquence de 10 minutes tourné par des étudiants de l’IDHEC, l’école de cinéma. Là s’expriment toute la tristesse et la rage d’une ouvrière que les cadres syndicaux veulent contraindre à reprendre un travail immonde, tristesse et rage en écho à la fin de l’espoir d’un changement radical qui avait fleuri durant les semaines précédentes.

Ce film est à l’origine d’un autre rejeton cinématographique de Mai 68, selon une toute autre temporalité: la passionnante enquête menée en 1996 par Hervé Le Roux à la recherche de cette ouvrière depuis disparue comme la révolte qu’elle avait incarnée, Reprise.

Quel Mai? Quel 68?

L’idée de la très faible représentation par le cinéma des événements, au contraire de la photo et des affiches aussi nombreuses que célèbres, est fausse au regard d’un certain nombre de films qui étaient disponibles, mais ni vus ni considérés.

Il s’agit en particulier de treize des dix-huit titres, pour la plupart des courts métrages, figurant dans le premier des deux coffrets édités par les éditions Montparnasse sous le titre Le Cinéma de Mai 68.

Éditions Montparnasse

Les films qui figurent dans ce coffret participent à l’un des déplacements qu’appelle la référence à cette époque. Il est en effet frappant que ceux qui souhaitent soit combattre les effets de ce qui s’est produit alors, soit le renvoyer à un passé révolu, insistent sur le mois de mai et les événements parisiens.

En revanche, ceux qui y voient une référence pour des combats présents et futurs insistent sur des durées plus longues, qui selon les cas remontent au début de l’année, à 1967, à la mobilisation contre la guerre du Vietnam dès le milieu de la décennie, et se poursuivant au-delà, non seulement en juin, mais dans les années qui suivent.

Les mêmes pointent l’inscription des événements d’alors dans une géographie plus vaste que l’axe Nanterre-Quartier latin, soulignant que «Mai» n’a été ni uniquement parisien ni surtout uniquement étudiant, mais le moment le plus spectaculaire d’une révolte au long cours, ayant mobilisé en profondeur des couches très diverses de la population, en France et dans de nombreuses autres parties du monde.

Chris Marker, avant, pendant, après

À cet égard, le travail dans le cinéma de Chris Marker, auquel une grande exposition et une rétrospective intégrale sont consacrées par la Cinémathèque française à partir du 3 mai, apparaît comme exemplaire. Stricto sensu, son activité durant le mois de mai 1968 se fond dans le collectif et passe surtout par la photo (dont celle en tête de cet article, ©Succession Chris Marker / Fonds Chris Marker – Collection Cinémathèque française), et les montages de photos des Cinétracts anonymes.

Extraits du Fond de l’air est rouge.

Mais la coordination du film collectif Loin du Vietnam en 1967, la réalisation avec Mario Marret d’À bientôt j’espère avec les syndicalistes de l’usine Rhodiacéta de Besançon, d’où naîtra le premier Groupe Medvedkine où des ouvriers s’emparent des outils du cinéma, la réalisation des films de contre-information On vous parle de après le mois de mai, jusqu’au grand film-bilan des années révolutionnaires dans le monde entier Le fond de l’air est rouge en 1977 fait écho à la véritable dimension de ce qu’on résume bien expéditivement sous le vocable de «Mai 68».

Retours de flamme

Il existe encore d’autres films, devenus quasiment invisibles depuis, et qui réapparaissent aujourd’hui à l’occasion du cinquantenaire. Qu’on ne les ait pas revus plus tôt, en 1988, en 1998, en 2008, accrédite l’idée d’un «retour de flamme 1968», le sentiment d’une plus grande prégnance de l’événement aujourd’hui qu’il y a 1dix, vingt ou trente ans.

Cette prégnance tient à la conjonction de deux approches contradictoires: d’un côté, la volonté d’une relation patrimoniale, apaisée, à l’événement de la part de la France macronienne considérant qu’il s’agit d’un événement important de l’histoire du pays qui peut être commémoré comme un autre. De l’autre, la mise en avant d’une référence contestataire toujours active qui peut remobiliser celles et ceux qui s’opposent à la politique actuelle. (…)

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Au fin fond de la Sibérie, les vies multiples de «Braguino»

Film, installation, livre, création sonore, l’œuvre de Clément Cogitore se déploie simultanément de manières différentes qui l’enrichissent et la questionnent.

Le phénomène se nomme Braguino. Il est à la fois exceptionnel et exemplaire. On le doit à un des jeunes artistes contemporains français les plus en vue, Clément Cogitore. Photographe, vidéaste, plasticien, cinéaste, Cogitore a de nombreuses cordes à son arc –comme bon nombre d’artistes d’aujourd’hui. Il les active avec un talent qui lui vaut d’enchaîner expositions et réalisations, et d’accumuler les invitations et les récompenses dans le monde des musées et des galeries. Son premier long métrage, Ni le ciel ni la terre, a été une découverte majeure en 2015.

Mais avec Braguino ou la communauté impossible, Clément Cogitore fait quelque chose de différent, et de beaucoup plus rare. Un même projet, artistique et de recherche, donne simultanément naissance à quatre œuvres distinctes, différentes par leur support bien que nourries des mêmes éléments narratifs et visuels: une exposition, un livre, un film et une création sonore.

Sortilèges réalistes

Artiste très créatif, Cogitore est aussi quelqu’un qui aime s’appuyer sur des faits, des situations, souvent au prix d’une recherche approfondie. C’est ainsi qu’il entend parler en 2012 d’une famille russe qui s’est établie à des milliers de kilomètres de toute agglomération, dans l’extrême Nord Est de la Sibérie.

Sacha Braguine, le fondateur de la communauté

Les Braguine, menés par celui qui est désormais leur patriarche, Sacha, ont reconstitué un mode de vie tribal, où un certain mysticisme se mêle à un amour et une intelligence de la nature. Mais des cousins des Braguine, les Kiline, sont ensuite venus s’installer à côté.

En apparence, ils se ressemblent, mêmes bandes de gamins blonds, mêmes corps de chasseurs et de bûcherons, mêmes dentitions en mauvais état… En fait, ils s’opposent.

Les nouveaux venus ont entrepris de rentabiliser l’environnement sauvage en louant leur services à de riches amateurs de chasse, qui débarquent en hélicoptère avec armes automatiques, monceaux de bouteilles d’alcool et une arrogance conquérante, celle des nantis corrompus de la Russie actuelle.

L’ile des enfants, entre les territoires revendiqués par les deux familles.
 

Désormais, une barrière sépare le territoire des Braguine de celui des Kiline. Dans les maisons de rondins construites par les pionniers, angoisse de l’avenir, fierté du mode de vie choisi, chaleur et rigueur de la vie commune font écho aux multiples formes de la violence réelle, celle de la chasse, celle de l’agression par le pouvoir, l’argent et l’égoïsme.

De cette situation authentique, qu’il a observée et filmée durant son séjour sur place, Clément Cogitore fait un conte aux échos obscurs et inquiétants. (…)

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L’exposition «Soulèvements», éloge nostalgique de la révolte

L’exposition conçue par Georges Didi-Huberman montre comment la fétichisation des signes de la révolte transforme les élans de l’histoire en un répertoire nostalgique.

D’abord saluer l’ampleur du travail. L’exposition «Soulèvements» au musée du Jeu de Paume conçue par Georges Didi-Huberman, est considérable par son ampleur comme par la diversité des œuvres et des thèmes mobilisés. Et elle s’inscrit en contrepoint d’un livre lui-même très riche, Peuples en larmes, peuples en armes paru au début de l’année aux éditions de Minuit, et qui constitue le volume 6 d’un ensemble de recherches publiées par le philosophe sous le titre générique L’Œil de l’Histoire.

Le projet commun de ces deux propositions, le livre et l’exposition, consiste à mettre en évidence et à analyser le rôle des émotions dans les mouvements de révoltes à travers l’histoire. Peuples en larmes, peuples en armes s’appuyait exemplairement sur une brève séquence du film Le Cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein, durant laquelle, devant le cadavre du marin mutiné, le peuple s’assemble et passe de la tristesse à la colère, puis à un début d’organisation collective en vue du renversement du pouvoir, avant d’être massacré sur l’escalier d’Odessa. 

Extraits du Cuirassé Potemkine

 

Potemkine ne figure pas dans l’exposition du Jeu de Paume, où sont rassemblées des dizaines d’œuvres de formats très variés (tableaux, photos, installations, vidéos, extraits de films, mais aussi livres, journaux, tracts, enregistrements sonores, sites web…). De Goya à Henri Michaux, de Courbet et Manet à Annette Messager ou à Sigmar Polke, des artistes de premier plan sont convoquées à côté de documents de natures très diverses.

Et la révolte d’aujourd’hui?

Du livre à l’expo, le changement de registre modifie en partie le sens. Celui de la réflexion proposée par le livre, et qui s’inscrit dans un puissant mouvement historiographique de réhabilitation des émotions comme facteurs décisifs des évolutions politiques et sociale. [1]

Au Jeu de Paume, cette réflexion est remplacée par la proposition d’une sorte de répertoire des signes (visuels, corporels, verbaux, événementiels) de la révolte. Drapeaux et poings levés, diatribes et barricades s’y répondent à travers les décennies, par-delà la multiplicité des situations historiques.

C’est que l’exposition, comme le livre d’ailleurs, part d’un impensé, un point aveugle élevé au rang d’absolu: l’éloge de principe de la révolte. Dès lors, tout ce qui en relève est considéré comme relevant du même champ, politique aussi bien que sémantique, géographique (même si très européocentré) ou sexuel –ces dominantes sont en partie compensées par le complément virtuel de l’exposition, y compris les formes d’activisme liés à internet et aux réseaux sociaux, dont il est significatif qu’ils ne trouvent aucune place dans l’exposition. 

 

Cette pétition de principe en faveur de l’acte de révolte est en fait appuyée sur des références soigneusement choisies dans l’historiographie des mouvements d’extrême gauche. Elle mène à ignorer, par exemple, que les formes les plus massives de révolte, ici et maintenant, dans la France de 2016, se rangent sous la bannière du Front national ou de l’islamisme radical. S’il y a bien un charme au romantisme de la rébellion, voire de l’émeute, on gagnerait à se demander comment, pour qui, ou pour quoi, travaille ce charme aujourd’hui.

L’exposition du Jeu de Paume s’accompagne d’un copieux programme de rencontres, débats, et projections. Parmi ces dernières figure le film Le fond de l’air est rouge de Chris Marker, réalisé en 1977. A l’époque, présentant son film [2], celui-ci écrivait: «La césure [entre les deux parties du film] se situe autour de l’année 68. Pourtant en 67 tout est joué: la Révolution culturelle est reprise en main, l’échec de la gauche révolutionnaire au Venezuela (plus significatif, quoique moins spectaculaire, que la mort du Che en Bolivie) a marqué le tournant de la tentative castriste de « révolution dans la révolution », partout les pouvoirs ont commencé à infiltrer et contrôler les groupes subversifs, les appareils politiques traditionnels ont déjà commencé de sécréter les anticorps qui leur permettront de survivre à la plus grande menace qu’ils aient rencontrée sur leur chemin. Mais on ne le sait pas encore. Et comme la boule de bowling de Boris Karloff dans Scarface qui abat encore des quilles sur sa lancée alors que la main qui l’a jetée est déjà morte, toutes ces énergies et ces espoirs accumulés dans la période montante du mouvement aboutiront à l’éclatante et vaine parade de 1968, à Paris, à Prague, à Mexico, ailleurs.»

Inventer d’autres sens 

Entre la lucidité difficile, sans cynisme ni renoncement, d’il y a 40 ans, et la mise en scène trop contemporaine de l’imitation sans fin des gestes, des apparences, de la mimétique révolutionnaires saturée de passéisme, il y a plus qu’un gouffre, une blessure. Marker comme bien d’autres, exemplairement, ne se sera jamais aveuglé sur la réalité du monde régi par l’injustice, la violence, la domination, et jamais il ne l’aura accepté. Mais il aura cherché à inventer d’autres formes, d’autres gestes, d’autres mots, d’autres pratiques.

Le contraire du travail mis en œuvre par cette exposition, qui cherche, trouve et glorifie la réitération du même, cette symbolique aujourd’hui, non seulement nostalgique, mais véritablement réactionnaire au sens où elle fait obstacle à l’invention de réponses d’avenir.

En quoi «Soulèvements» soulève en effet un problème, qui n’est pas d’ordre muséographique ou esthétique, mais politique: la façon dont, aujourd’hui, le poids des anciennes postures tient lieu de pensée qui se voudrait de changement profond. Au Jeu de Paume, le contraste est d’autant plus saisissant avec la précédente exposition présentée au même endroit, «Se souvenir de la lumière», où les artistes libanais Khalil Joreige et Joana Hadjithomas travaillaient magnifiquement à inventer d’autres images, d’autres rapports au temps, à l’espace, aux gestes et aux souvenirs.

Dans le cas de «Soulèvements», la muséographie n’est pas étrangère à ce processus. Elle tient à la grande référence de Georges Didi-Huberman qu’est le travail dAby Warburg, historien de l’art et penseur allemand auquel il a consacré plusieurs ouvrages. Le grand œuvre de Warburg, L’Atlas mnemosyne, est construit sur les rapprochements par analogies d’images d’origines et d’époques variées, qui tendent à mettre en évidence des constantes, des archétypes.

Très féconde, la méthode trouve pourtant ses limites lorsqu’elle affronte l’histoire et le politique –singulièrement les mouvements révolutionnaires– pour tendre à créer des absolus, des modèles qui figent ce qui n’a de sens que dans le mouvement, et la réinvention radicale.

Et c’est là que le passage du medium du livre, qui analyse et interroge, à celui de l’exposition, qui, dans ce cas du moins, insiste sur les effets –visuels et affectifs– déplace de manière problématique l’ensemble de la réflexion. Une revanche des émotions, bien plus ambiguës qu’il n’est reconnu dans les salles du musée de la place de la Concorde.  

1 — Notamment Christophe Prochasson, L’Empire des émotions. Les historiens dans la mêlée, Demopolis, Frédéric Lordon, La Société des affects. Pour un structuralisme des passions (Seuil), David Le Breton, Les passions ordinaires. Anthropologie des émotions, Payot, Christophe Traïni [dir.], Émotions… Mobilisation?! (Presses de Sciences Po), Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, Histoire des émotions. Tome 1 : De l’Antiquité aux Lumières (Seuil). Ce mouvement est à rapprocher des travaux de philosophes tels que Myriam Revault d’Allonnes (L’homme compassionnel, Seuil). Voir le savant article sur la question paru dans la Revue d’histoire du 19e siècle n°47.

2 — Préface au livre Le fond de l’air est rouge, commentaires et descriptions du film, publié en 1978 chez Maspero.

Exposition : Cinéma japonais à la Cinémathèque, repères pour un passage

 

Capture d’écran 2016-09-16 à 10.48.34L’affiche de « Double suicide à Amijima » de Masahiro Shinoda

L’écran japonais, 60 ans de découvertes. La Cinémathèque française 51 Rue de Bercy, 75012 Paris

Cachée au fond du « musée dans le musée » (la salle d’exposition de la collection permanente, au 2e étage de la Cinémathèque française, elle-même dans son ensemble musée du cinéma), c’est une petite exposition, par la surface qui lui est allouée, et par le nombre de pièces exposées. C’est aussi une exposition passionnante et magnifique.

Magnifique par la qualité visuelle, et aussi souvent émotionnelle, des éléments présentés : trois dessins pour L’Impératrice Yang Kwei-fei de Mizoguchi, deux kimonos empruntés à La Porte de l’enfer et à Kagemusha, quelques croquis pour les Les Sept Samouraïs, des images sublimes de Eros+massacre de Yoshida, quelques plans d’Ozu, des portraits d’Oshima en pleine force de l’âge… Pas une vitrine dont les quelques éléments proposés à la découverte ne soulève une masse de souvenirs, d’associations d’idées, qu’on soit simple amateur sans érudition particulière sur le sujet ou connaisseur chevronné. Et la qualité des formes, des matières, des couleurs est un enchantement.

Capture d’écran 2016-09-16 à 10.48.04

Maquette de costume (aquarelle et mine de graphite) pour « L’Impératrice Yang Kwei-fei » de Kenji Mizoguchi

Mais passionnante, parce que cette exposition raconte aussi une histoire. Ou plutôt elle la sous-entend, elle donne un minimum de repères pour la deviner.

Cette histoire n’est pas celle, immense et complexe, du cinéma japonais. C’est celle de la manière dont du cinéma japonais est arrivé ici, en Occident, en Europe, à Paris. C’est l’histoire d’une transmission, d’un passage.

Donc aussi l’histoire de personnes qui, avec passion, avec parfois des erreurs, en tout cas des partis pris, ont ouvert cette circulation, puis en ont multiplié les formes, jusqu’aux manga, aux films d’horreur ou érotiques.

Avec comme longtemps principal interlocuteur Henri Langlois à la tête de la Cinémathèque française, ces sont surtout des femmes qui ont permis d’inscrire sur la carte du cinéma mondial tel que perçu ici les noms du « carré d’as » du classicisme nippon (Akira Kurosawa, Yasujiro Ozu, Kenji Mizoguchi, Mikio Naruse), puis d’Oshima, d’Imamura, de Kobayashi, de Shindo, de Teshigahara, jusqu’à Kiyochi Kurosawa et Naomi Kawase.

Kashiko Kawakita, fondatrice de la Cinémathèque du Japon, et sa fille Kazuko, grande passeuse du cinéma japonais en Occident et du meilleur du cinéma occidental au Japon en compagnie de son mari, Hayao Shibata, Hiroko Govaers infatigable ambassadrice au service des films et des cinéastes de son pays d’origine vers son pays d’adoption, incarnent ces processus mystérieux du cheminement de grandes œuvres, et avec elles d’une culture, d’une conception du monde, d’une langue, de tout un répertoire de formes.

La question pourrait concerner désormais d’autres pays ou régions (la Chine, l’Inde, l’Iran…) mais c’est bien avec le Japon que s’est jouée à un tel de gré d’intensité cette aventure à la fois plastique, rythmique, philosophique et éminemment sensuelle.

L’exposition est accompagnée d’une programmation également conçue par Pascal-Alex Vincent, et qui réunit grands classiques et œuvres  à découvrir, y compris dans les féconds domaines du fantastique, de l’érotique et de l’animation.

Un seul regret au sortir de cette exposition à l’importance inversement proportionnelle à sa taille, l’absence d’un catalogue qui garde la trace des objets ici réunis, et les accompagne de textes un peu conséquents pour en expliciter la trajectoire et les enjeux.