À voir au cinéma: «Dites-lui que je l’aime», «Fuori», «The Shadow’s Edge»

Dans Fuori, les retrouvailles hors de prison entre Roberta (Matilda De Angelis) et Goliarda (Valeria Golino) font résonner les échos d’enfermements dont elles ne sont pas pour autant sorties.

Aussi différents que possibles, les films de Romane Bohringer, de Mario Martone et de Larry Yang trouvent dans des jeux de redoublement d’infinies ressources.

«Dites-lui que je l’aime», de Romane Bohringer

Ta mère, ma mère, mon enfance, son absence, tes souvenirs, nos archives… En voiture pour le roller coaster émotionnel des retours sur les relations mal soldées d’un lien générationnel en souffrance, cette fois entre filles et génitrices, sous le signe particulier d’une certaine époque –les années 1970 et suivantes– au regard d’une autre, les années 2020. Dans le tsunami de productions familialistes, avec les mères au centre de la scène, qui déferle sur les écrans et dans les librairies, le film de Romane Bohringer frappe par la singularité de son ton et de son dispositif.

Ce dispositif redéploie de manière amplifiée celui inventé en 2023 par Mona Achache, avec Little Girl Blue. Dans des milieux similaires –l’intelligentsia artistique–, avec en toile de fond les excès suscités ou justifiés par la permissivité post-Mai 68 et en mêlant documents, souvenirs et recours à des reconstitutions jouées par une actrice, Dites-lui que je l’aime trouve néanmoins une dimension nouvelle et très puissante.

Aux effets miroirs déjà évoqués s’est ajouté, pour Romane Bohringer, comédienne fille de comédien et qui sait donc quelque chose des questions du double, la découverte d’un reflet aussi inattendu que puissant. En lisant le livre Dites-lui que je l’aime (2019) de la femme politique Clémentine Autain, consacré à sa relation avec sa mère morte quand elle-même était enfant, l’actrice et réalisatrice perçoit des similitudes frappantes avec sa propre existence et ce qu’elle a éprouvé vis à vis de sa propre mère.

La rencontre n’a rien de fortuit, la députée de Seine-Saint-Denis était déjà présente dans le premier film de Romane Bohringer, L’Amour flou (2018), qui était déjà une forme d’introspection intime par les moyens du cinéma, avec son compagnon puis ex-compagnon d’alors, Philippe Rebbot.

Entre Clémentine Autain et Romane Bohringer, des effets miroirs qui éclairent le passé personnel et affectif de chacune. | ARP Distribution

Entre Clémentine Autain et Romane Bohringer, des effets miroirs qui éclairent le passé personnel et affectif de chacune. | ARP Distribution

Les échos ne s’interrompent pas là, Clémentine Autain étant la fille d’une actrice, Dominique Laffin, qui fut un temps célèbre dans le cinéma d’auteur français, notamment pour son rôle mémorable dans… Dites-lui que je l’aime, de Claude Miller, sorti en 1977 et La Femme qui pleure, de Jacques Doillon en 1979. Quelle que soit la cause exacte de sa mort en 1985, à 33 ans, il ne fait aucun doute qu’elle résulte d’une existence sous le signe de dérives et d’excès, joyeux ou dramatiques, où sa fille alors dans ses premières années (Clémentine Autain a 12 ans quand sa mère meurt) ne trouve pas ce qu’elle espère.

Dans le film, Clémentine Autain vient lire, en studio d’enregistrement, des extraits de son livre, sous le regard de Romane Bohringer. Et c’est très beau. Soudain, tout ce qui relevait du dispositif nécessairement concerté, est subverti par l’évidence de l’émotion, de ce qui se partage et de ce qui diffère, entre les deux femmes, entre les deux histoires.

En faisant rejouer par des actrices (Eva Yelmani et Liliane Sanrey-Baud) les rôles de Dominique Laffin et de sa fille, la cinéaste s’appuie sur l’énergie douloureuse et généreuse de ce que déploie Clémentine Autain pour engager une enquête sur sa propre mère, à laquelle contribueront des figures étonnantes, des vieilles religieuses retirées dans le Massif central, une couturière, une ex-militante, des actrices connues, une extraordinaire famille inconnue, ou Richard Bohringer lui-même.

Au bout de l'enquête, bien plus qu'une petite photo peu lisible de la jeune femme qui fut Maggy, la mère de Romane Bohringer. | ARP Distribution

Au bout de l’enquête, bien plus qu’une petite photo peu lisible de la jeune femme qui fut Maggy, la mère de Romane Bohringer. | ARP Distribution

Et c’est une figure extraordinaire qui émerge à la fois de l’obscurité et du ressentiment, avec à sa suite des fantômes de l’histoire coloniale française, et des personnages improbables, entre lupanars de Pigalle et château d’ultrariche désœuvré en région parisienne. Toute une histoire, qui finit par être bien plus collective, accueillante et non narcissique, que ce qui avait pu paraître se mettre en place.

Documentaire créatif libre de recourir à de multiples ressources, y compris fictionnelles, Dites-lui que je l’aime démontre en avançant les richesses de procédés, de récit et de mise en visibilité, dès lors qu’il sont habités d’une vibration. Vibration qu’alimentent, chacune dans leur tonalité, les quatre femmes réelles –Romane Bohringer, Clémentine Autain, Dominique Laffin, Marguerite Bourry/Maggy– qui trouvent chacune leur place, vis-à-vis des autres et dans le film. C’est à dire vis-à-vis des spectateurs et spectatrices.

 
Dites-lui que je l’aime
 
De Romane Bohringer
Avec Romane Bohringer, Clémentine Autain, Eva Yelmani, Josiane Stoléru, Liliane Sanrey-Baud, Raoul Rebbot-Bohringer
Durée: 1h32
Sortie le 3 décembre 2025

«Fuori», de Mario Martone

Ce fut un des (nombreux) très beaux films découverts au dernier Festival de Cannes et celui qui est sans doute le plus passé inaperçu. Ce qui est fort injuste. En effet, le onzième long-métrage du cinéaste italien Mario Martone raconte extraordinairement une histoire extraordinaire.

Cette histoire est celle d’une partie de l’existence de l’autrice des deux livres dont le film est inspiré. Les livres s’intitulent L’Université de Rebibbia et Les Certitudes du doute, récits autobiographiques de l’écrivaine sicilienne Goliarda Sapienza (1924-1996). On lui doit un des plus grands romans jamais écrits, L’Art de la joie (tous ses ouvrages sont parus en France aux éditions Le Tripode).

Le premier des deux récits de Goliarda Sapienza raconte, sur un mode romanesque et très incarné, son séjour en prison au début des années 1980. Le second concerne sa relation avec une jeune femme, Roberta, rencontrée au cours de ce même séjour entre les murs de la Rebibbia, la prison pour femmes de Rome.

Comédienne, artiste et écrivaine, figure de la haute société cultivée de la capitale italienne, Goliarda Sapienza avait été arrêtée et emprisonnée à la suite d’un vol de bijoux, commis par désœuvrement ou pour nourrir son activité de romancière.

En pleines années de plomb (des années 1960 aux années 1980) et soupçonnée de liens avec l’extrême gauche alors pourchassée en Italie, elle ne bénéficie d’aucune bienveillance des juges ni du personnel pénitentiaire, mais fait en prison la connaissance de femmes avec lesquelles elle entretient ensuite des liens étroits, y compris lorsque l’écrivaine se retrouve dehors, fuori en italien. (…)

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Le triple envol de «L’Étranger»

«Je suis resté devant la première marche, la tête retentissante de soleil, découragé devant l’effort qu’il fallait faire pour monter l’étage de bois et aborder encore les femmes.» (Albert Camus). Et puis, il a tué.

Fidèle et inventive, la transformation par François Ozon du roman d’Albert Camus en film à part entière retrouve le vertige du texte original et rayonne de sensualité.

En ouverture, la voix off nasillarde autant que les images d’actualités à l’ancienne situent d’emblée le film. Situation imprécise d’ailleurs, il s’agit d’Alger à l’ère coloniale au milieu du XXe siècle, on pourrait être à la veille de la Seconde Guerre mondiale, quand Albert Camus a conçu le projet de son premier roman, ou un peu plus tôt, quand Julien Duvivier réalisait Pépé le Moko (1937), ou quelques mois avant le début de la guerre d’indépendance algérienne en 1954. Cette incertitude importe. Elle définit l’Algérie coloniale –question à laquelle l’écrivain ne songeait alors pas du tout– comme un état général, un cadre actif de l’histoire qui vient.

Puis le film débute réellement, avec l’entrée de l’homme blond et pâle dans une cellule collective où tous les autres prisonniers sont arabes et à qui il dit, sur le ton d’évidence lasse qui le caractérise, qu’il est là parce qu’il a «tué un Arabe». La scène figure dans le livre L’Étranger, mais elle a lieu bien plus tard. C’est l’une des rares modifications majeures apportées par François Ozon au déroulement des faits et gestes de Meursault et de sa manière de les décrire qui sont la matière d’un des romans les plus célèbres de la langue française (paru en 1942).

Rigueur et invention de l’adaptation

Il n’est jamais, jamais indispensable de se poser la question de l’adaptation à propos d’un film inspiré d’un texte préexistant. Mais il se trouve que cette question est, ici, passionnante. Ce qui ne signifie nullement qu’elle serait indispensable à la vision du vingt-quatrième long-métrage d’un des cinéastes les plus stimulants de sa génération.

En tant que tel, L’Étranger est un film émouvant et mystérieux, d’une grande beauté sensuelle, auquel on peut très bien être sensible quand bien même n’aurait-on jamais lu une ligne de l’auteur de L’Homme révolté (1951) et en ne se souciant pas de ce qui précède ce qui advient sur l’écran (et sur la bande-son) durant les 122 minutes de la projection.

Mais ce serait toutefois perdre une part significative de ce qui fait du film une immense réussite, en se déployant simultanément sur trois registres différents. Le premier registre est sa façon d’être extrêmement fidèle à ce que raconte le livre, d’en accompagner les personnages et les péripéties, d’en expliciter les enjeux.

Il y aura bien à nouveau ce rapport distant à l’existence du personnage principal, cette incapacité assumée, revendiquée, à éprouver et à manifester les affects que les diverses situations sont supposées inspirer à tout un chacun. Et cet usage des mots comme transparents aux faits, réfractaires à toute coloration sentimentale ou manipulatrice.

Il y aura Marie, la jeune femme qui aime Meursault, qui ne l’aime pas tout en la désirant. Il y aura les deux voisins, le souteneur et le vieil homme au chien (admirable Denis Lavant!). Il y aura le meurtre sur la plage, la prison, le procès, l’affrontement avec l’aumônier formidablement interprété par Swann Arlaud.

En voix off, l’interprète de Meursault, Benjamin Voisin, dit deux passages-clés du livre. Ce sont les phrases qui concluent chacune de ses deux parties, celle qui concerne les fameux quatre coups brefs sur la porte du malheur et l’implacable phrase finale: «Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine.»

Meursault (Benjamin Voisin) et Marie (Rebecca Marder). | Gaumont

Meursault (Benjamin Voisin) et Marie (Rebecca Marder). | Gaumont

Le présent du contrôle social

Mais si le film accompagne, partage le récit et la fable philosophique qu’a en effet écrit Albert Camus, il fait simultanément bien autre chose. Parce que c’est un film et un film de 2025. Ainsi, en restant au plus près de ce que le texte prenait en charge, on trouve des formes d’actualité du propos, qui ne se limitent pas à la méditation d’ensemble sur l’absurde –méditation qui reste également valide.

Exemplairement, la manière dont sont énoncées les raisons de la condamnation de Meursault, moins pour le meurtre qu’il a commis que pour son non-respect des codes sociaux, non-respect cristallisé autour du fait qu’il n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère, résonne avec aujourd’hui de manière puissante.

Présente en toutes lettres dans le roman, cette dimension se reconfigure à l’heure du contrôle social exercé par tous les intégrismes, à l’heure de la crucifixion en ligne de qui ne joue pas le jeu comme l’exigent des instances aujourd’hui plus multiples et souvent apparemment contradictoires, qu’à la déjà très conformiste époque du roman.

Le procès d'un meurtrier qui sera déclaré coupable et exécuté moins pour avoir tué un Arabe dans l'Algérie coloniale que pour ne pas avoir émis les signes d'émotion qu'exige la société lors du décès de sa mère. | Capture d'écran Gaumont via YouTube

Le procès d’un meurtrier qui sera déclaré coupable et exécuté moins pour avoir tué un Arabe dans l’Algérie coloniale que pour ne pas avoir émis les signes d’émotion qu’exige la société lors du décès de sa mère. | Gaumont

Ce que suggère ainsi le film, au présent, serait une sorte d’élévation au carré de ce qui a de tous temps été condamné et réprimé, la transgression des codes dominants de comportement. C’est un motif très présent dans l’œuvre de l’auteur de Gouttes d’eau sur pierres brûlantes (2000) et de Peter von Kant (2022), dont la pratique du cinéma est elle-même transgressive vis-à-vis de tous les codes, y compris ceux du cinéma d’auteur.

On en trouve une manifestation dans L’Étranger avec un des ajouts du scénario au livre, cette scène onirique sur une montagne déserte dominée par une guillotine en ombre chinoise, qui évoque Stromboli (Roberto Rossellini, 1950), aussi bien que des films fantastiques de série B.

Échos de l’oppression coloniale

Mais s’il y est ainsi fait écho aux formes contemporaines de fanatisme conformiste, l’une des dimensions majeures de l’apport du film tient à sa manière de susciter sans cesse les échos d’une oppression coloniale dont Albert Camus ne se souciait nullement dans son roman –alors même qu’il était, au moment de l’écriture, personnellement engagé dans le combat anticolonialiste.

La traduction la plus évidente du déplacement opéré par le film est d’avoir donné un nom à «l’Arabe» que Meursault tuera (avec le prénom Moussa, celui que Kamel Daoud lui attribue dans Meursault, contre-enquête, seul point de contact entre ce livre de 2014 et le film de 2025) et à sa sœur.

Elle n’est plus «la fille» comme chez Camus, elle est devenue Djemila (jouée par Hajar Bouzaouit), qui aura –un peu– droit à la parole et –beaucoup– à une très belle présence. (…)

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«Une bataille après l’autre», et en bon ordre

Willa (Chase Infinity), lycéenne qui découvre un autre monde, celui de ses parents.

L’adaptation par Paul Thomas Anderson du roman de Thomas Pynchon est une virtuose mise aux normes hollywoodiennes, qui obscurcit les réalités qu’elle fait mine d’évoquer.

L’accessoiriste a bien travaillé. L’espèce de robe de chambre informe à carreaux rougeâtres dans laquelle apparaît Leonardo DiCaprio durant l’essentiel de ses aventures mouvementées entrera sans doute au musée des panoplies de héros les plus singulières et les plus mémorables.

Héros? Bob Ferguson, qui fut seize ans plus tôt l’artificier d’un groupuscule terroriste d’extrême gauche et l’amant de sa cheffe charismatique, la volcanique Perfidia Beverly Hills, est désormais apparemment le contraire. Une gentille épave abusant des opiacés et de l’alcool, mais veillant de son mieux sur son ado de fille, Willa.

La jeune métisse a tous les talents et toutes les qualités, dont celles de son âge comme se rebeller par principe contre les consignes de ses parents, y compris les principes d’une clandestinité dont Bob conserve en partie les préceptes et les réflexes, au cas où…

Le cas va se présenter, sous l’apparence hyperstéroïdée et vraiment méchante du colonel de forces spéciales joué par Sean Penn, ce bien nommé Lockjaw qui eut naguère une relation charnelle fulgurante –en tout cas pour lui– avec Perfidia. Aujourd’hui, le colonel mobilise toute la puissance des forces de répression états-uniennes afin de retrouver celle qu’il croit être sa fille, Willa, pour des motifs qui ne font que rendre encore pire ce personnage odieux.

Avec d’autres noms pour les personnages, c’était la trame principale du roman du grand écrivain américain Thomas Pynchon, Vineland, paru en 1990. Le cinéaste Paul Thomas Anderson a lui aussi bien travaillé (comme d’habitude), au sens où il construit sur ce canevas une succession de séquences très spectaculaires, avec des personnages hauts en couleur et des scènes d’action mémorables.

Perfidia (Teyana Taylor), leader révolutionnaire survoltée et mère évanescente. | Warner Bros. France
Perfidia (Teyana Taylor), leader révolutionnaire survoltée et mère évanescente. | Warner Bros. France

On se souviendra en particulier de la présence, même fugace, de Perfidia (la musicienne et performeuse Teyana Taylor), ou de Benicio del Toro en Sensei Sergio, maître d’un dojo, buveur de bières et organisateur d’une filière de protection des sans-papiers.

Et si les deux principales figures masculines sont volontairement caricaturées sous formes de figurines de bande dessinée (Bob l’éponge mollassonne et le dure à cuire colonel Lockjaw), les personnages féminins, tous des femmes noires ou métisses, sont toujours filmés avec attention et finesse, dont la très belle interprétation de la jeune Willa par Chase Infinity.

On se souviendra de la poursuite sur une route rectiligne vallonnée comme une tôle ondulée géante, morceau de bravoure final au terme d’une traque fertile en cabrioles, dialogues incendiaires et explosions de violence de divers calibres. Et on aura apprécié le mélange de burlesque, d’action et dénonciation de diverses figures de l’alt-right made in USA.

Pourquoi le si méchant colonel Lockjaw (Sean Penn) tient-il à tout prix à retrouver celle qui est peut-être sa fille? | Warner Bros. France

Pourquoi le si méchant colonel Lockjaw (Sean Penn) tient-il à tout prix à retrouver celle qui est peut-être sa fille? | Warner Bros. France

L’Amérique sans les Américains

Pourtant, malgré le brio d’exécution, les gags où Leonardo DiCaprio pédale dans la semoule de son passé de clandestin et les paysages impressionnants, Une bataille après l’autre laisse un goût de déception, pour des raisons qui pourraient se formuler à partir du changement de titre, du roman au film.

Pas question d’exiger ici une fidélité de principe au livre, une adaptation est libre d’inventer ce qu’elle veut à partir d’un texte littéraire. Mais dans ce cas particulier, les transformations majeures apportées par le scénariste et réalisateur Paul Thomas Anderson entraînent des effets regrettables.

Chez Thomas Pynchon, dont le roman se passe dans les années 1980 saturées de flash-backs aux années 1960, Vineland était le nom d’un comté (imaginaire) où vivait une collectivité importante d’anciens membres de la génération rebelle des sixties, parmi lesquels le père et la fille étaient venus s’établir.

Que le livre ait porté le nom d’un territoire –et d’une communauté nombreuse et diversifiée– pointe par contraste vers ce qui manque dans Une bataille après l’autre. Le film se passe en Amérique, mais il n’y a pas d’Américains. Il y a deux groupes, un de guérilleros gauchistes plus ou moins folklo, plus ou moins rangés des révoltes, et un d’activistes fascistes, directement liés à l’armée et aux pouvoirs politiques et financiers. Plus une troupe informe de latinos, harcelés par ceux-ci, défendus par ceux-là.

Cette épure narrative, bien utile sur le plan de la dramatisation efficace, inscrit le film dans la série de pseudo-critiques des États-Unis actuels basés sur un affrontement simpliste, qui n’aide en rien à comprendre ce qui se joue aujourd’hui au pays de Donald Trump. Film sans peuple et sans territoire, le dixième long-métrage de Paul Thomas Anderson se prétend au présent, convoque une kyrielle de codes politiques et n’en fait rien.

Quand papa Bob (Leonardo DiCaprio), ex-révolutionnaire de choc, associe le fusil automatique à la robe de chambre. | Warner Bros. France

Quand papa Bob (Leonardo DiCaprio), ex-révolutionnaire de choc, associe le fusil automatique à la robe de chambre. | Warner Bros. France

Le titre Une bataille après l’autre programme lui aussi un alignement linéaire, qui est l’exact contraire de ce que faisait Thomas Pynchon, dont une grande part du génie littéraire tient à sa manière de complexifier les situations, de faire surgir sans cesse les reflets et les échos, de composer des narrations en multiples dimensions, notamment temporelles.

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Rétroviseurs du présent: «Je suis toujours là», «Spectateurs!», «Le Quatrième Mur»

Eunice Paiva (Fernanda Torres), ses enfants, mais pas leur père –et le sourire comme arme.

Retour sur l’époque de la dictature brésilienne avec Walter Salles, héritage d’une longue histoire du cinéma chez Arnaud Desplechin ou échos actuels de la guerre civile libanaise chez David Oelhoffen: ces films mobilisent le passé pour résonner aujourd’hui.

«Je suis toujours là» de Walter Salles

Malgré l’inquiétante séquence d’ouverture où une femme se baigne dans la mer, scène légère bientôt alourdie de la menace, même encore informulée, d’un vol d’hélicoptère, il faut un peu de temps pour que se précise la singularité du nouveau film de Walter Salles.

Être aux côtés des membres de cette famille très aisée de Rio au début des années 1970, à l’époque où la dictature militaire au Brésil durcit encore sa politique répressive, apparaît d’abord comme une situation décalée. Dans la grande maison de Rubens Paiva, qui a été député d’un parti de centre gauche, sa famille et ses amis vivent, entre plage et soirées amicales, une existence relativement paisible.

La mère, Eunice, les cinq enfants et adolescents qui composent la progéniture, les amis et amies des unes et des autres, sans ignorer la situation, ont des préoccupations et des modes de vie où dominent tracas personnels et plaisirs du quotidien.

Loin des très nombreux films dénonçant les crimes innombrables de la dictature brésilienne, et de leurs homologues installés par les États-Unis pratiquement partout en Amérique latine dans les années 1960-1980, Je suis toujours là approche la question avec une légèreté qui ressemble à ce sourire qu’Eunice exigera de ses enfants, sur toutes les images publiques, après que la terreur se sera abattue sur la maison.

C’est elle, Eunice, qui dit «je» dans le titre. Elle qui peu à peu, de bourgeoise conformiste, devient cette figure de combat, en inventant ses propres armes de résistance, en faisant se construire autour d’elle et des siens d’autres relations, qui ne seront pas seulement tournées vers leur propre cas, leur propre intérieur.

Eunice Paiva, soudain prise dans l'étau –et qui trouvera comment l'affronter. | Studiocanal

Eunice Paiva, soudain prise dans l’étau –et qui trouvera comment l’affronter. | Studiocanal

Le film de Walter Salles raconte une histoire authentique, telle qu’elle a été écrite par le fils, Marcelo Paiva, écrivain et dramaturge brésilien. Il importe, évidemment, de savoir que les faits évoqués ont bien eu lieu, mais on ne sait que trop combien ce «d’après une histoire vraie» ne garantit rien, et est souvent la caution de la médiocrité cinématographique. Ici, c’est tout le contraire.

La force émouvante et dynamique de Je suis toujours là tient pour l’essentiel à trois forces associées. La première, la plus évidente, est la puissance d’incarnation des interprètes, à commencer par Fernanda Torres. Star dans son pays où elle est aussi connue comme écrivaine, elle retrouve Walter Salles trente ans après le beau Terre lointaine, qui avait révélé le cinéaste, avant l’Oscar de Central do Brasil.

Le deuxième atout du film est spatial. Il concerne le sens de la composition des points de vue, essentiellement celui de la mère et des quatre filles, chacune porteuse d’une approche et d’une distance différentes aux événements qu’elles affrontent toutes.

Le troisième est temporel, avec la réussite de l’inscription des faits du début des années 1970 dans une continuité qui court jusqu’à aujourd’hui, articulant ainsi les événements d’alors, leurs échos contemporains, la trajectoire étonnante d’Eunice Paiva, les engagements des différents membres de sa famille, les évolutions de la situation politique brésilienne, y compris les combats pour les droits des peuples autochtones, et la défense de l’environnement.

Dans son pays d’origine, le film est devenu un phénomène à la fois culturel et politique, avec des millions de spectateurs retrouvant le chemin des salles pour un film brésilien pour la première fois depuis très longtemps, et au moment où une tentative de coup d’État par les nostalgiques des tortionnaires des années 1970, dont l’ex-président Jair Bolsonaro, arrive devant la justice.

Dès lors, celle qui dit «Je suis toujours là», c’est aussi la démocratie elle-même. Une revendication qui n’a rien d’anodin dans le Brésil contemporain. Ni ailleurs.

Je suis toujours là
de Walter Salles
avec Fernanda Torres, Fernanda Montenegro, Selton Mello, Valentina Herszaje, Luiza Kozovski, Bárbara Luz
Durée: 2h15
Sortie le 15 janvier 2025

«Spectateurs!» d’Arnaud Desplechin

Avant de tourner son neuvième «vrai film», Federico Fellini tourna jadis Huit et demi, interrogeant sa place et ses sentiments de réalisateur –Huit et demi étant bien sûr un vrai film lui aussi.

De même, la nouvelle réalisation d’Arnaud Desplechin, qui est bien elle aussi un vrai film, aurait pu s’intituler Treize et demi. Mais le cinéaste de Rois et Reine et de Roubaix, une lumière choisit d’interroger moins son propre rôle ou les désirs de l’auteur qu’il est que les liens qu’il entretient avec le cinéma, en tant qu’il en a été et en reste spectateur.

Entre la lumière du projecteur au ciné-club du lycée et une possible idylle, Paul D., double fictif d'Arnaud D., choisira. | Les Films du Losange

Entre la lumière du projecteur au ciné-club du lycée et une possible idylle, Paul D., double fictif d’Arnaud D., choisira. | Les Films du Losange

Il construit à cet usage une fiction autobiographique, où une succession de jeunes acteurs interprètent à différents âges ce Paul Dédalus qui est depuis Comment je me suis disputé le double à l’écran du cinéaste.

Mais Desplechin ne se veut pas le seul spectateur à figurer dans son film-miroir. Il en convie d’autres, dont des anonymes qui parlent de leur rapport à la salle, à l’écran, aux émotions que suscitent les films. Il convie des amis et connaissances, cite avec effusion ses grands mentors (le philosophe Stanley Cavell, Claude Lanzmann, Ingmar Bergman et François Truffaut), ressuscite une leçon qu’il a suivie à la fac d’un professeur qui était aussi un cinéaste et critique, Pascal Kané.

Séquence après séquence, très présent en voix off et à travers ses avatars fictionnels, il répond, en son nom et en assumant cette place, à la question du livre fondateur d’André Bazin: Qu’est-ce que le cinéma?

On pourra, on devrait débattre des réponses d’Arnaud Dédalus, s’amuser ou s’agacer d’un raccourci, s’enthousiasmer d’un trait lumineux, d’une émotion dont la sincérité balaie l’idée même de réserve. Mais le plus beau, le plus émouvant dans Spectateurs!, c’est que, bien sûr, il n’y a pas de réponse à la question «qu’est-ce que le cinéma?», et que Desplechin le sait bien. (…)

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«Killers of the Flower Moon», sanglante saga américaine

Mollie et Ernest (Lily Gladstone et Leonardo DiCaprio), en couple avec l’amour et la mort.

Fresque sombre et tragiquement réaliste, hantée de pulsions paradoxales, le nouveau film de Martin Scorsese est une œuvre majeure. Ce mercredi sortent aussi deux nouveautés dignes d’attention, et une non.

Nul besoin pour découvrir Killers of the Flower Moon de connaître le livre dont il est inspiré. Mais avoir eu le bonheur de lire l’ouvrage éponyme de David Grann permet aussi de mesurer le travail accompli par Martin Scorsese pour faire film de ce qui était à la fois une passionnante enquête journalistique et un grand livre d’écrivain.

Dans le récit des innombrables crimes commis contre les membres de la tribu Osage en Oklahoma durant les années 1920 et 1930, récit qui, chez Grann, faisait place à un très grand nombre de personnes, le film sculpte littéralement l’histoire tragique d’Ernest, Mollie et «King» Hale.

Ses trois heures trente feront place à beaucoup d’autres protagonistes, mais c’est bien sur ce triangle que se construit le scénario, signé Eric Roth, l’un des scénaristes les plus passionnants du cinéma américain contemporain, à qui on doit entre autres les scripts de Forrest Gump, Munich ou Dune.

Une autre dimension majeure de cette dramaturgie est d’offrir un espace décisif à ceux qui sont à la fois les figures centrales et les victimes de cet épisode historique: les Amérindiens Osages.

Ils ont dans le film plein droit de cité à l’écran, avec un grand éventail de nuances dans la manière de présenter ces victimes du génocide sur lequel s’est construite l’Amérique.

Comme tant d’autres nations natives, les Osages furent exterminés et chassés de leurs terres, puis des terres de plus en plus misérables qu’on leur réattribuait de force. Jusqu’à ce qu’on s’aperçoive, au début du XXe siècle, que les terrains archi pourris qu’on leur avait finalement imposés étaient gorgés de pétrole. Leur soudaine richesse ferait aussi à nouveau leur malheur.

Un triple récit

Killers of the Flower Moon raconte ainsi comment hommes d’affaires, aventuriers, truands et profiteurs de tout poil affluèrent par milliers pour profiter de la manne qui ne leur revenait pas, et plus particulièrement comment se mit en place un système de meurtres en série permettant le transfert des dollars du pétrole à des Blancs.

Parmi ces derniers se trouvaient le riche propriétaire terrien William Hale, et son neveu revenu de la Première Guerre mondiale sans le sou, Ernest Burkhart. Dans un contexte où il fallait souvent que les hommes blancs épousent des Indiennes pour mettre la main sur leur magot, ce Burkhart devint donc le mari de Mollie Kyle, jeune femme osage dont les trois sœurs étaient également mariées à des Blancs.

Interprétées par Jillian Dion (Minie), Lily Gladstone (Mollie), Cara Jade Myers (Anna) et Janae Collins (Reta), les quatre sœurs sont parmi les principales victimes des agissements criminels. | Paramount Pictures France

Dès lors se déploient simultanément trois récits, dont la concomitance fait la grande réussite du film. Le premier narre les manœuvres et les crimes pour éliminer les légitimes propriétaires amérindiens de lopins pétrolifères, manœuvres et crimes élaborés par Hale, coordonnés par Burkhart, et exécutés par une bande de crétins violents et sans scrupules.

C’est le côté polar du film, mené avec la maestria qu’on connaît à l’auteur des Affranchis, avec l’attention toute particulière qu’il porte à ce phénomène singulier: la puissance de la bêtise pour faire avancer l’histoire (dans le mauvais sens).

Le racisme et l’appât du gain comme principes fondateurs

Cette dimension policière et historique s’enrichit du fait que cette époque fut aussi celle de la naissance du FBI, dont le patron, J. Edgar Hoover (qui fut non sans un clin d’œil ironique un précédent rôle marquant de DiCaprio) saisira l’usage qu’il pourra faire de cette affaire pour imposer l’agence fédérale.

Mais ce que raconte le film ne concerne pas seulement les méfaits d’une bande de truands et l’enquête qui les a mis à jour. Il rend visible l’organisation d’un système, qui n’est rien d’autre que le réseau des pouvoirs qui structurent l’Amérique: la police, la justice, les médias, les médecins, les avocats, les banquiers, les industriels.

Le manipulateur et impitoyable William King Hale (Robert De Niro) face au représentant du FBI tout juste créé (Jesse Plemons). | Paramount Pictures France

Le racisme et l’appât du gain comme principes fondateurs: ce sont les États-Unis comme nation mafieuse et immorale qui sont ici évoqués, avec une virulence sans appel, par l’auteur de Gangs of New York.

En contrepoint, la société amérindienne dans sa version osage fait l’objet d’une attention à la fois nuancée et sans idéalisation, manifestant un tout autre rapport à l’idée d’exister, individuellement et collectivement. Et en prenant acte des effets ravageurs, chez les Amérindiens, de la collision brutale entre ces deux rapports au monde.

Toxique histoire d’amour

Enfin, et d’une manière cette fois inédite dans son œuvre, Scorsese tient la note de la relation véritablement amoureuse entre Mollie et Ernest, alors même qu’elle a compris ce qu’il trafique, et que lui continue de manigancer des meurtres contre ses proches, et de participer à la mort lente de la jeune femme.

L’ambivalence du rapport au Bien et au Mal sont certes un thème récurrent chez le réalisateur de Mean Streets, il est sans exemple qu’il se joue ainsi dans la relation amoureuse.

Grâce à un geste de cinéaste remarquable, Scorsese fait de l’héroïne indienne interprétée par une actrice peu connue le véritable centre, émouvant et complexe, de son récit. Lilly Gladstone, actrice découverte chez Arnaud Desplechin, remarquée chez Kelly Reichardt, tient avec une présence impressionnante cet emploi.

Face à elle, Leonardo DiCaprio, troublant de présence opaque, contribue à permettre que soit tenue jusqu’au bout cette ligne de crête contre-intuitive. Tandis que, en très méchant William Hale, l’histrionisme de Robert De Niro appuie dans un registre sans nuance la dimension métaphorique du propos.

Récit historique précisément situé mais valant métaphore pour les crimes innombrables perpétrés contre les Amérindiens, description de la structure fondamentalement perverse de l’organisation sociale et morale du pays, le film est aussi méditation sur la dimension par-delà le Bien et le Mal des rapports entre les humains. S’y mêlent obscurément désir physique, affection profonde et irrationnelle, et pulsion violente de ressembler à une idée du couple idéal promue par la société.

Grâce à une réalisation tendue et rythmée, toutes ces dimensions font ensemble de Killers of the Flower Moon à la fois un film haletant à suivre durant son déroulement et une œuvre qui, une fois la lumière rallumée, n’a pas fini d’habiter les esprits.

Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese avec Lily Gladstone, Leonardo DiCaprio, Robert De Niro

Séances

Durée: 3h26

Sortie le 18 octobre 2023

Aussi sur les écrans : «Une femme sur le toit» et «Anselm»

Sans commune mesure avec l’importance de la nouvelle œuvre de Scorsese, d’autres films attirent néanmoins l’attention parmi les sorties de la semaine. C’est le cas de Une femme sur le toit, de la réalisatrice polonaise Anna Jadowska.

Ce portrait d’une femme vieillissante, affrontant sans avoir les armes pour le faire un effondrement de son existence «modèle» d’épouse et de sage-femme, est d’une intense et juste délicatesse.

4385121.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxxDorota Pomyka, impressionnante de présence dans Une femme sur le toit/La vingt-cinquième heure

Prise dans la spirale de contraintes et de menaces auxquelles elles ne sait échapper, elle passera par des actes à la fois extrêmes et dérisoires, qui témoignent, grâce aussi à la remarquable interprétation de Dorota Pomykała, d’un parcours intérieur émouvant et complexe, qui a aussi valeur de mise en évidence de processus collectifs loin de se limiter au contexte précis où se déroule le film.

Parmi les films découverts à Cannes, il faut aussi prêter attention au documentaire Anselm de Wim Wenders. C’est la deuxième fois que le cinéaste de Paris, Texas mobilise ainsi avec finesse les ressources de la 3D, après le si beau Pina en 2011. Il en fait un usage complètement différent pour accompagner un voyage dans l’univers foisonnant du peintre, sculpteur et inventeur de formes et d’espaces, qui donne son prénom au film.

En Allemagne et en France, et jusqu’à l’extraordinaire site de Barjac (Gard) où c’est un paysage entier qui est activé par un ensemble de propositions artistiques, le film accompagne la production incroyablement prolifique, diverse et ambitieuse d’Anselm Kiefer.

Capture d’écran 2023-10-14 à 17.58.52Anselm Kieffer créateur démiurge et artisan/Les Films du Losange

Le risque, avec un artiste ayant autant travaillé le monumental, y compris de manière extrêmement critique, était d’élever à l’homme, devenu célèbre grâce aux gigantesques livres de plomb, aux bibliothèques brûlées et aux titanesques peintures de paysage qui sont depuis quatre décennies parmi les œuvres les plus recherchées des grands musées du monde entier, à son tour un imposant monument; risque que pouvait augmenter le recours à la 3D.

C’est l’inverse qui se produit, grâce à la capacité de Wim Wenders (et d’Anselm Kiefer) de se tenir à échelle humaine, comme d’une proximité de voisins bienveillants qu’ils semblent être tous deux, et dont ils font aussi les spectateurs.

Avoir su tenir dans le même mouvement, à la fois lucide et affectueux, modeste et ambitieux, l’évocation d’une telle œuvre est, sans qu’il n’y paraisse, assez miraculeux.

Une femme sur le toit d’Anna Jadowska avec Dorota Pomykała

Séances

Durée: 1h35

Sortie le 18 octobre 2023

Anselm (Le Bruit du temps) de Wim Wenders avec Anselm Kiefer

Séances

Durée: 1h34

Sortie le 18 octobre 2023

«Une année difficile», triste impasse

Enfin, dire un mot de tristesse et de colère à propos de ce qui se profile comme le nouveau succès des réalisateurs d’Intouchables, Olivier Nakache et Eric Toledano. (…)

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Festival de Cannes Jour 5: «Killers of the Flower Moon», sanglante saga américaine

Mollie et Ernest (Lily Gladstone et Leonardo Di Caprio), en plein effort de maintenir les conditions d’un couple et d’une famille unie

Très attendu sur la Croisette, le nouveau film de Martin Scorsese consacré aux meurtres en série des membres d’une tribu amérindienne il y a 100 ans impose sa puissance et impressionne par son ambition.

Il était en effet prudent de mettre le nouveau film de Martin Scorsese hors compétition. Dans le cas contraire, il est prévisible qu’il aurait tué le match dès sa présentation. Le cinéaste offre en effet avec son vingt-sixième long métrage une de ses réalisations les plus accomplies.

Nul besoin pour découvrir le film de connaître le livre dont il est inspiré, mais avoir eu le bonheur de lire l’extraordinaire ouvrage éponyme de David Grann[1] permet aussi de mesurer le travail accompli par Scorsese pour faire film de ce qui était à la fois une immense et passionnante enquête journalistique et un grand livre d’écrivain.

Dans le récit ultra précis et circonstancié des innombrables crimes commis contre les membres de la tribu Osage en Oklahoma durant les années 1920 et 1930, récit qui, chez Grann, faisait place à un très grand nombre de personnes, le film sculpte littéralement l’histoire tragique d’Ernest, Mollie et «King» Hale.

Les trois heures trente feront bien place à beaucoup d’autres protagonistes, mais c’est bien sur ce triangle que de construit le scénario, signé Eric Roth, l’un des scénaristes les plus passionnants du cinéma américain contemporain, à qui on doit entre autres les scripts de Forrest Gump, Munich, ou Dune.

Une autre dimension majeure de cette dramaturgie est d’offrir un espace décisif à ceux qui sont à la fois les figures centrales et les victimes de cet épisode historique: les Amérindiens Osages.

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Interprétées par Jillian Dion (Minie), Lily Gladstone (Mollie), Cara Jade Myers (Anna) et Janae Collins (Reta), les quatre sœurs sont parmi les principales victimes des agissements criminels/Paramount Pictures France

Ils ont dans le film plein droit de cité à l’écran, avec un grand éventail de nuances dans la manière de présenter ces victimes du génocide sur lequel s’est construite l’Amérique. Comme tant d’autres nations Natives, les Osages furent exterminés et chassés de leurs terres, puis des terres de plus en plus misérables qu’on leur réattribuait de force.

Jusqu’à ce qu’on s’aperçoive, au début du 20e siècle, que les terrains archi-pourris qu’on leur avait finalement imposés étaient gorgés de pétrole. Leur soudaine richesse ferait aussi à nouveau leur malheur, ce que raconte le film.

Un triple récit

Killers of the Flower Moon raconte ainsi comment hommes d’affaires, aventuriers, truands et profiteurs de tout poil affluèrent par milliers pour profiter de la manne qui ne leur revenait pas, et plus particulièrement comment se mit en place un système de meurtres en série permettant le transfert des dollars du pétrole à des blancs.

Parmi ces derniers se trouvaient le riche propriétaire terrien William Hale, et son neveu revenu de la Première Guerre mondiale sans le sou Ernest Burkhart. Dans un contexte où il fallait souvent à des blancs épouser des indiennes pour mettre la main sur leur magot, surtout si elles venaient à décéder prématurément, ce Burkhart devint donc le mari de Mollie Kyle, jeune femme osage dont les trois sœurs étaient également mariées à des blancs.

Dès lors se déploie simultanément trois récits, dont la concomitance fait la grande réussite du film. Le premier narre les manœuvres et les crimes pour éliminer les légitimes propriétaires amérindiens de lopins pétrolifères, manœuvres et crimes élaborés par Hale, coordonnés par Bukhart, et exécutés par une bande de crétins violents et sans scrupules comme il en pullule alors dans les environs. (…)

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«Les Trois Mousquetaires: D’Artagnan», fougueux assaut

Athos (Vincent Cassel), Aramis (Romain Duris), Porthos (Pio Marmaï) face à l’aspirant mousquetaire: trois + un, tous pour le show.

Bien servi par ses interprètes, l’adaptation de la première moitié du roman d’Alexandre Dumas déploie les ressources d’un film d’action en costumes d’époque, avec une indéniable efficacité spectaculaire.

Le bidet n’est pas jaune. Dès la première image, l’affaire est donc entendue: en ne respectant pas la couleur de la monture de d’Artagnan, qui joue un rôle significatif dans la première scène du roman d’Alexandre Dumas, le film affiche d’emblée qu’il ne s’obligera à aucune fidélité rigoureuse à une des œuvres les plus célèbres de la littérature française.

Dès lors, un des plaisirs de la vision du film sera de jouer à percevoir en quoi il s’en éloigne et comment il lui reste éventuellement fidèle dans l’esprit sinon dans la lettre. Disons sans attendre que cette énième transposition sur grand écran (le site Sens critique en recense quarante-deux autres) remplit ce contrat aussi implicite que nécessaire: trouver le bon équilibre entre fidélité et adaptation au goût du jour.

La première manifestation du déplacement opéré est évidente dès ladite séquence d’ouverture. Il s’agit d’une brutalité un peu trash, qui concerne le réglage des combats –ça castagne d’emblée, et autrement violemment que la rossée administrée à d’Artagnan au début du livre. Ce déplacement vaudra aussi pour les apparences physiques, pour toute la gestuelle et en partie pour la diction des principaux protagonistes, ceux qu’il importe de rapprocher des spectateurs.

À certains égards plus réalistes, notamment en ce qui concerne la saleté, que l’imagerie associée aux romans historiques, cette matérialité des corps, des chocs, aussi bien que de la boue et du sang permet au film de Martin Bourboulon d’esquiver en partie la trop grande proximité avec les jeux vidéo désincarnés, plaie de la grande majorité des films d’action récents.

On se gardera ici de dévoiler les autres inventions narratives, et même parfois historiques, auxquelles recourt le film. Pour l’essentiel, elles trouvent leur place dans le déroulement d’un récit pas plus invraisemblable que le roman d’origine, et contribuent à la réussite de l’ensemble.

Clins d’œil et coups de force

Les Trois Mousquetaires, du moins cette première partie qui porte le nom du héros gascon (avant la seconde, labellisée Milady), bénéficie aussi de réussites dans le choix des interprètes comme dans la caractérisation de leurs personnages. Pour chaque membre du quatuor central se met en place un mixage de respect du profil et de variations en phase avec l’air du temps –pas tant d’Artagnan d’ailleurs que ses trois acolytes.

D’Artagnan (François Civil) en pleine action. | Pathé

Que leurs rôles soient tenus par quatre des acteurs français les plus connus produit d’ailleurs un effet bienvenu, la célébrité de l’interprète faisant écho à celle d’Athos (Vincent Cassel), Porthos (Pio Marmaï), Aramis (Romain Duris) et d’Artagnan (François Civil), en une sorte de clin d’œil complice aux spectateurs, sous les barbes mal rasées, les pourpoints boueux et les mœurs moins uniformément straight.

Outre l’apparence évoquant vaguement une héroïne manga-punk de Milady (Eva Green), qui ne fait, pour l’heure, que de brèves apparitions, le signe le plus marqué de transposition au goût du jour est assurément de faire de madame Bonacieux une personne racisée, jouée par la d’ailleurs excellente Lyna Khoudri.

Les deux rôles les plus impressionnants de ce premier épisode sont pourtant «secondaires»: il s’agit du couple royal, véritablement royal aussi par son interprétation, avec Vicky Krieps en reine et Louis Garrel en Louis XIII. Chacune et chacun à sa manière, elle et il ornementent leur personnage de subtilités qui n’excluent pas, bien au contraire, une forme d’humour vis-à-vis de ces êtres que l’histoire a statufiés.

Vicky Krieps (la reine Anne) et Louis Garrel (Louis XIII), couple véritablement royal. | Pathé

Ces clins d’œil de diverses natures, dans des registres légers ou allusifs, font un heureux contrepoint au recours à des coups de force scénaristiques comme à des passages à l’acte délibérément brutaux. (…)

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Un film hors de l’histoire – sur L’Établi de Mathias Gokalp

L’Établi, c’est le film de Mathias Gokalp qui sort en salle ; mais c’est aussi un contexte historique particulier, après Mai 68, et l’imaginaire, l’idéologie, le monde mental qui l’accompagne ; c’est enfin le livre de Robert Linhart, qu’il a écrit près de dix ans après son expérience militante chez Citroën. Si, sans être difficile, la lecture du livre est dérangeante, travaillée par la dureté des faits et la puissance des sensations éprouvées, le film peut lui être vu de chacune et chacun sans inquiétude.

1) Il y a le film. Réalisé par Mathias Gokalp, dont le premier long métrage, Rien de personnel, avait laissé un bon souvenir, il raconte comment, durant les mois qui suivirent Mai 68, un jeune normalien alla se faire embaucher dans une usine Citroën pour mobiliser les ouvriers en vue de continuer la lutte révolutionnaire.

Une succession de scènes montre la fatigue et les maladresses de Robert, l’intellectuel astreint à un travail manuel harassant, décrit les conditions de travail sous extrême pression sur la chaine où sont assemblées les 2CV. Ces scènes rappellent la brutalité de l’encadrement, et à l’occasion de la milice patronale qui faisait régner l’ordre du même nom dans cette entreprise. Elle met en évidence la connivence du racisme et de l’exploitation ouvrière, qui s’imposent aux ouvriers presque tous issus de différents pays de migration.

Autour de Swann Arlaud, aussi convaincant en jeune prof gauchiste confronté au travail en usine qu’en agriculteur confronté à une crise sanitaire (Petit Paysan), en amant de Marguerite Duras (Vous ne désirez que moi) ou en paysagiste utopiste (Tant que le soleil frappe), se déploie une galerie de portraits croqués avec justesse. Entrent ainsi en scène le contremaître roué et implacable (Denis Podalydès), l’ouvrier italien habité de la mémoire du mouvement ouvrier (Luca Terraciano), le prêtre ouvrier cégétiste (Olivier Gourmet), le manœuvre africain déchiré entre la solidarité avec ses collègues et les contraintes de son existence, le jeune prolétaire révolté…

Alors que son personnage principal découvre la réalité de l’usine et de ceux qui la font fonctionner, le film de Mathias Gokalp compose ainsi une description très incarnée d’un environnement où s’active bientôt le conflit qui porte l’essentiel de son déroulement, la grève spontanée initiée par Robert contre une décision particulièrement abusive de la direction, les manœuvres des « petits chefs » pour faire échouer le mouvement, les comportements différents des ouvriers selon leurs choix mais aussi les contraintes qu’ils subissent.

La réussite de cette évocation tient à la forte présence à l’écran des personnages, à la matérialité des objets et des lieux, à un investissement affectif perceptible de ceux qui, devant comme derrière la caméra, participent à l’existence du film. Celui-ci comporte aussi de beaux moments par exemple de débats entre les ouvriers autour de la manière de formuler les engagements et les revendications, et mobilise avec justesse un sens chorégraphique des déplacements dans l’espace en partie stylisé des ateliers.

2) Il y a le contexte historique, la situation dans laquelle s’inscrit ce récit. Il ne s’agit pas ici de rigueur dans la reconstitution d’époque – rien de particulier à redire sur les éléments de décors, de discours ou de vocabulaire. Il s’agit de comprendre dans quel monde mental, imaginaire, idéologique, mais ô combien réel, cette histoire a eu lieu.

Il s’agit de rendre sensible à des spectateurs qui pour la plupart n’étaient pas nés à l’époque ce qui poussait des jeunes gens à s’embaucher en usine, où ils n’étaient clairement pas à leur place, non seulement aux yeux des employeurs, qui s’en débarrassaient dès qu’ils les repéraient, mais de nombre de leurs compagnons de travail. Encore ce mouvement de ceux qu’on nomma les établis n’est-il qu’un très petit fragment de l’ensemble des formes d’activisme de l’époque, en lien avec Mai 68. Et ce qui s’est dit, ce qui s’est fait, ce qui est advenu en Mai 68 en France n’était qu’une composante partielle, circonstancielle, d’un mouvement mondial impliquant des centaines de millions de personnes et ayant traversé plus d’un siècle.

Ce film se passe à une époque, plus précisément il se passe peu de temps avant la fin d’une époque où il était beaucoup plus facile d’imaginer la fin du capitalisme que la fin du monde. Cette fin devait dépendre, cela aura été structuré intellectuellement et dans d’innombrables pratiques, pour l’essentiel des travailleurs industriels. Les manières de l’imaginer étaient peut-être (peut-être !) illusoires, ou dangereuses, il n’en demeure pas moins que durant plus d’un siècle elles ont fait agir, en engageant tout leur corps, toute leur intelligence, tous leurs affects, leur vie et leur avenir, un nombre gigantesque d’humains par ailleurs fort différents entre eux.

En septembre 1968, lorsqu’il entre à l’usine de la porte de Choisy, Robert Linhart est l’un d’eux. Dans des conditions particulières, qui appellent toutes les analyses et le cas échéant toutes les critiques qu’on voudra, il fait partie d’un mouvement collectif historique d’une ampleur mondiale, dont des millions de membres sont morts pour faire advenir la destruction du capitalisme et de l’exploitation. Mais avec la ferme conviction qu’un tel projet était réalisable. Et ça, qui est la toile de fond sans laquelle d’immenses pans de l’histoire moderne sont incompréhensibles, est devenu illisible dans les récits et pour les imaginaires contemporains, y compris dans la plupart des expressions les plus critiques sur l’état du monde. Cette dissolution de l’horizon révolutionnaire au sens que dix générations lui auront donné, du milieu du XIXe siècle à la fin des années 70, pour schématiser, cet élan historique multiforme qu’aura si bien décrit, au cinéma, l’œuvre fleuve de Chris Marker Le fond de l’air est rouge, est devenu une tache aveugle.

Celle qui, pour mentionner au autre exemple récent, oblitère en partie l’accomplissement par ailleurs magnifique du grand film (sous format de série) de Marco Bellocchio Esterno Notte consacré à l’affaire Aldo Moro : sa construction complexe fait place aux points de vue de multiples instances et groupes, dont les Brigades rouges (comme à la famille de Moro, à la Démocratie chrétienne, au Pape…). Mais elle ne sait rien dire du mouvement immensément plus ample et complexe qui traversait alors le pays, et l’Europe, et le monde, dont les passages à l’acte violents et en décalage avec les rapports de force politique en un point précis à un moment précis est devenu un symptôme monstrueux et dérisoire, mais surtout impossible à comprendre. Que les tenants de cette perspective d’un renversement complet de l’organisation du monde se soient abondamment opposés les uns aux autres, voire combattus et à l’occasion massacrés, ne change rien à ce qu’a été la prégnance de cet horizon commun.

L’histoire de L’Établi, aussi localisée dans le temps et l’espace, aussi individuelle soit-elle, appartient à ce processus, qui a notamment participé des vies politiques des pays européens comme des luttes de libération des pays colonisés, alimenté les comportements quotidiens et les rêves de foules immenses. Il existe évidemment aujourd’hui d’innombrables formes de refus de l’ordre dominant et de pratiques travaillant à le transformer et à lui inventer des alternatives. Mais cela ne répond plus du même schéma d’ensemble et des cadres généraux dans lesquels le projet révolutionnaire communiste s’est incarné, en deçà de ses mille et un avatars et contradictions internes.

De ce point de vue, il est évident que L’Établi de Mathias Gokalp se trouve confronté à un défi gigantesque. Sans lui faire grief de ne pouvoir en venir à bout, on peut regretter qu’il ne semble pas même s’en soucier. Pour ne rien faire face à cet effacement historique fondamental, le film se retrouve distiller une sorte d’exotisme, politique autant que temporel, exotisme regardé avec bienveillance, ou même avec tendresse mais comme quelque chose d’à la fois éloigné et irréel. On y suit les pratiques d’un type de bonne volonté dans un monde hostile, et qui apparaît comme non seulement lointain (il l’est) mais fantasmagorique, et en grande partie incompréhensible.

Plus problématique est l’introduction d’un enjeu qui ne figure pas du tout dans le livre, la supposée malhonnêteté d’un intellectuel qui se ferait passer pour un ouvrier.

3) Il y avait, il y a toujours le livre de Robert Linhart, publié par celui-ci près de dix ans après son expérience militante chez Citroën. (…)

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«Un couple»: l’amour en ce jardin, et la fureur

Nathalie Boutefeu, qui donne vie à Sophie Tolstoï grâce aux écrits devenus voix.

Le film de Frederick Wiseman, avec Nathalie Boutefeu, fait s’épanouir en pleine nature la parole de Sophie Tolstoï, la femme d’un grand homme qui jamais n’accepta d’être réduite à ce statut.

Ce serait comme une genèse. Il y aurait d’abord eu le ciel et les nuages, la mer et les rochers, les arbres et les fleurs, des animaux. Et puis cette femme, dans ses vêtements d’un autre temps et d’un autre lieu. Ensuite, la voix. Sa voix.

Dans la lumière d’une lande sublime, mais il faut se défier du sublime, dans les beautés à demi-sauvages d’un vaste jardin, dans la pénombre d’une pièce éclairée à la bougie, elle parle. Sa voix n’est ni d’un autre temps, ni d’un autre lieu.

Elle dit sa vie, ses émotions, des combats singuliers –à tous les sens de la formule. Elle est unique, Sophie, elle vit une histoire unique, épouse d’un «grand homme», un géant de son temps –aussi physiquement–, Léon Tolstoï. Elle est en guerre, et en amour, et en question.

Mais toute femme est unique, bien sûr, cela va –devrait aller– de soi. Sauf que justement, entre cette singularité de toutes (et de tous) et la singularité de cette Sophie-là, avec son caractère, sa biographie, ses espoirs, sa violence, ses œuvres, se joue tout ce qui vibre et palpite et fait trouble dans ce film aussi bref qu’intense, aussi tendu qu’apparemment délicat et minimal.

Ensemble, côté à côte dans le choix des textes de Sophie Tolstoï, puis de chaque côté de la caméra, le réalisateur Frederick Wiseman et l’actrice Nathalie Boutefeu ouvrent grand cet espace que désigne cet indéfini, un couple comme les spécificités de qui fut l’auteur de Guerre et Paix, de qui fut celle qui resta trente-six ans son épouse, passionnément son épouse, sans admettre de n’être que cela –et la mère de leurs treize enfants.

Elle, et les grandes histoires

Elle parle, elle écrit, elle s’adresse frontalement. Sa voix sera la seule audible. À travers elle résonne une immense saga intime, et qui pourtant appartient aussi à la «grande histoire», comme on dit. Et même à plusieurs grandes histoires: histoire de la littérature, histoire de la Russie et de l’Europe au XIXe siècle, et aussi, surtout, histoire des relations entre les hommes et les femmes. (…)

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Claire Denis : « Le cinéma peut faire se rencontrer des gens très différents »

Deux films de Claire Denis seront à l’affiche en 2022, Stars at Noon et Avec amour et acharnement, ce dernier en salles ce 31 août. Comme deux pôles de l’ensemble d’un travail de cinéma qui, depuis le premier long métrage, Chocolat, en 1988, comporte une dimension très intime, au plus proche des émotions physiques, et une attention sans équivalent dans le cinéma français aux formes d’existences non eurocentrées, non occidentales. Deux propositions nouvelles d’adaptation, d’un roman de Denis Johnson pour l’un et d’un roman de Christine Angot pour l’autre. Avec, toujours, des mises en scène déplaçant les repères, esquivant ou questionnant les clichés, des compositions ouvertes, inquiètes, troublantes.

Dix jours plus tôt, lors de la cérémonie de clôture du Festival du Cannes, elle a reçu le Grand Prix du jury pour son vingtième long métrage, Stars at Noon. Cette rencontre avec Claire Denis dans un café parisien se produit au terme d’une séquence particulièrement intense. La cinéaste a en effet enchaîné la réalisation et la postproduction de deux films, Avec amour et acharnement, qui obtenu l’Ours d’argent de la meilleure réalisation au Festival de Berlin et qui est sorti dans les salles françaises le 31 août, et l’adaptation du roman de Denis Johnson situé au Nicaragua mais tourné au Panama, dans des conditions particulièrement difficiles, présenté en compétition officielle à Cannes.

Le premier film, inspiré d’un livre de Christine Angot, raconte une crise d’un couple de quinquagénaires parisiens (Juliette Binoche et Vincent Lindon) lorsque la femme recroise un ancien amant (Grégoire Colin). Stars at Noon accompagne la tentative désespérée d’une jeune journaliste américaine (Margaret Qualley) pour sortir du Nicaragua devenu une dictature et qui, sans un sou, se prostitue mais éprouve un sentiment amoureux très intense pour un Anglais (Joe Alwyn) au statut ambigu, en qui elle voit son possible sauveur.

Ces deux films représentent deux pôles de l’ensemble d’un travail de cinéma qui, depuis le premier long métrage, Chocolat, en 1988, comporte une dimension très intime, au plus proche des émotions physiques, et une attention sans équivalent dans le cinéma français aux formes d’existences non eurocentrées, non occidentales. Le parcours personnel de Claire Denis depuis son enfance en Afrique, sa formation au cinéma en partie menée en Amérique aux côtés notamment de Wim Wenders et de Jim Jarmusch, sa sensibilité particulière à des propositions formelles et narratives venues d’Asie participent de cette trajectoire singulière. Elle n’exclut pas la proximité avec les grands auteurs européens, et notamment français, de la part de la réalisatrice de Jacques Rivette le veilleur, en compagnie de Serge Daney.

À certains égards, le binôme des deux nouveaux films fait écho à celui qu’avaient constitué en 2009 35 Rhums, histoire située à Paris principalement entre un père et sa fille, et White Material, situé au Cameroun sur fond d’affrontements postcoloniaux violents – et au centre duquel se trouvait une autre actrice de premier plan, Isabelle Huppert. Avec les interprètes, avec les techniciens comme avec les thèmes abordés, se tisse ainsi une multitude d’échos, de signes de fidélités et de volonté de continuer d’interroger un « être au monde » qui concerne aussi bien ce que les individus ont de plus singulier que les grandes forces géopolitiques, y compris, dans les deux cas, leurs dimensions les plus sombres. Avec, toujours, des mises en scène déplaçant les repères, esquivant ou questionnant les clichés, des compositions ouvertes, inquiètes, troublantes comme toute authentique proposition de liberté.

Comme souvent, cette rencontre aura glissé sans crier gare de la conversation amicale, et curieuse de mille questions, à un entretien, qui commence donc au milieu d’un échange, lorsque Claire Denis s’est mise à parler du livre qui a inspiré Stars at Noon. JMF

Claire Denis – J’avais lu la traduction française, et je n’y retrouvais pas Denis Johnson, dont l’écriture est dure et mélancolique. Le scénario est donc écrit à partir du texte original, dont j’avais la musique en tête. J’ai gardé autant que j’ai pu les dialogues du livre, tels qu’il les a écrits. C’est une langue très particulière, avec des mots crus mais aussi des formulations sophistiquées. Robert Pattinson, à l’époque où il était prévu qu’il fasse le film, avait du mal avec une phrase comme « I commit adultery often », par exemple. Il disait : « mais personne ne parle comme ça ». Alors que Joe Alwyn a adoré dire ce genre de réplique. Les manières de s’exprimer, entre autres par les mots, sont très importantes dans le film. L’Américaine Trish jouée par Margaret Qualley et l’Anglais joué par Joe Alwyn ne parlent pas la même langue – c’est très présent dans l’écriture de Denis Johnson.

En donnant au mot « adaptation » un sens assez ouvert, on pourrait dire que c’est la sixième fois que vous faites une adaptation d’une œuvre préexistante, mais à chaque fois avec une relation très différente entre celle-ci et le film : Beau Travail d’après Billy Bud de Herman Melville, L’Intrus d’après l’essai éponyme de Jean-Luc Nancy, Vendredi soir d’après le roman du même nom d’Emanuèle Berheim, Avec amour et acharnement d’après le roman de Christine Angot Un tournant dans la vie, mais aussi 35 Rhums d’après le film Printemps tardif de Yazujiro Ozu.
Printemps tardif c’était la vie de ma mère et de mon grand-père. Quand je l’ai vu j’ai pleuré durant tout le film, j’ai emmené ma mère le voir, elle a tout reconnu. Je fais des adaptations d’œuvres qui, d’une façon ou d’une autre, ont à voir avec ma vie. Mais pour Denis Johnson c’est différent. J’ai lu Stars at Noon après avoir d’abord lu des reportages qu’il avait faits en Afrique. Je lui ai écrit, il m’a répondu, on s’est rencontrés à l’occasion d’un concert à Amsterdam, je lui ai dit que son livre me bouleversait, que j’étais comme transie par tout ce qui circule entre cet amour et cette trahison. Il m’a dit : « Le personnage principal, la fille, c’est moi. Je suis allé au Nicaragua, je voulais être journaliste, c’était la guerre civile et personne ne voulait de mes articles. Et j’ai été humilié. » Au moment de cette rencontre, le livre comptait énormément pour moi mais je ne croyais pas pouvoir en faire un film. Et puis, pendant le tournage de High Life, en mai 2017, Denis est mort. Et je me suis dit : il faut essayer.

Faire un film de ce livre représente de nombreux défis, dont le fait qu’il se passe au Nicaragua, au début des années 1980, après la victoire du Front sandiniste de libération nationale[1].
Il n’était pas possible financièrement, et pas du tout nécessaire pour ce qui est de ce que raconte le film, de reconstituer l’époque. Ce qui m’importe dans le livre peut aussi bien être situé dans le Nicaragua actuel. J’y suis allée quatre fois. Au début je voulais filmer là-bas, mais la situation devenait de plus en plus violente et en avril 2018 l’armée a tiré sur les étudiants à l’université. La dictature de Daniel et Rosario Ortega avait atteint un tel degré de verrouillage qu’il me semblait impossible d’y tourner, et puis contre toute attente j’ai reçu une autorisation. Mais à ce moment-là il y a eu le Covid. Et ensuite, quand on est sorti du blocage lié à la pandémie, j’ai appris qu’Ortega se représentait aux élections. Jusque-là s’était maintenue l’illusion qu’il y aurait du changement à la fin de son mandat. Du moment qu’il se représentait, c’était exclu d’y aller pour filmer. Sans compter qu’aucune assurance ne couvrait un tournage dans le pays.

Il a donc fallu trouver un lieu de substitution, qui a été le Panama ?
Oui, j’ai envisagé plusieurs options, j’ai fait des repérages en Colombie mais c’est trop différent. Le Panama était l’endroit à peu près accessible qui offrait le plus de similitudes même s’il a fallu faire quelques aménagements. Et aussi, pour les acteurs panaméens, travailler avec une coach nicaraguayenne afin qu’ils parlent avec l’accent de ce pays.

La trahison est un motif qui hante le film, la trahison amoureuse, d’ailleurs ambiguë, qui fait partie du récit, mais aussi la trahison de la révolution par Ortega.
Oui, oui. Ça, Denis Johnson ne l’a pas vécu, même si la phrase de Trish dans le film, « ¡ Sin Esperanza !, ¡ Sin Esperanza ! Je rêve que les tanks américains viennent vous écraser », est dans le livre. J’ai demandé à Denis s’il pensait cela alors, il m’a dit que oui. Il voulait être journaliste, pas militant, il se sentait trahi par la situation même, qui ne lui avait pas permis d’accomplir son projet. Il s’est retrouvé sans un sou. Et il est devenu une pute, selon sa propre formule.

Le roman est entièrement habité par cette déception, il est d’ailleurs aussi déceptif pour le lecteur qui s’attendrait à un récit d’aventures exotiques…
Oui, jusqu’à l’autre trahison, au bout de cette relation entre deux personnes qui n’avaient aucune raison de se rencontrer, et qui se sont vraiment aimées. D’ailleurs, la jeune femme ne trahit pas entièrement l’Anglais[2], dans le livre elle va l’attendre, tout se joue à plusieurs niveaux de conscience et d’inconscience. J’ai transformé la scène pour le film, tout en cherchant à en garder l’esprit.

Dans le film, on voit des affiches « No más abuso de poder » (assez d’abus de pouvoir)…
Ces affichettes étaient partout à Managua à partir de l’annonce qu’Ortega se représentait. Lors de mon dernier voyage, après l’annonce de sa candidature, l’opposition a couvert les rues de ces petites affiches.

Pour moi, cela pourrait être aussi le slogan du film, contre tous ceux qui abusent des pouvoirs du spectacle, des ruses de scénarios, des explications qui verrouillent le sens.
Ah oui ? Tant mieux. Moi, je me suis juste laissée porter par le texte de Denis Johnson. Je me souviens de sa présence, quand je l’ai rencontré il savait déjà qu’il avait un cancer mais il ne l’a pas dit. Sa femme était avec lui, il avait besoin d’aide. C’était un homme très profondément meurtri, quelqu’un dont le désenchantement atteignait à la fureur. Et très tendre en même temps, comme ses poèmes.

Parmi ses livres, vous avez toujours su que c’était celui-là que vous vouliez porter à l’écran ?
Ce livre-là, sans aucun doute. Il m’a d’emblée concernée, j’ai tout de suite aimé cette fille, la manière dont elle essayait de s’en sortir, la rencontre avec cet Anglais « pâle comme un nuage » à qui elle n’arrive jamais à dire qu’elle l’aime. Elle m’est apparue comme un personnage de femme magnifique. Avec une force sans doute paradoxale, ou qui ne s’exprime pas comme on s’y attend d’ordinaire, mais qui est le contraire d’une femme vaincue. Même si tout est brisé, même si tout la trahit. Il fallait la suivre aveuglément, elle, pour être un peu fidèle à lui, Denis Johnson.

Il me semble que cette force paradoxale de Trish, le personnage féminin, apparaît davantage dans le film que dans le livre. Est-ce que le changement d’interprète pour le rôle masculin, avec finalement l’absence de Robert Pattinson, ne lui a pas ouvert plus d’espace à elle ?
Beaucoup. Et sans doute aussi à moi. Quand, à cause de ses engagements sur Batman, et sur la promotion du film à sa sortie, sortie repoussée à plusieurs reprises à cause du Covid, Robert m’a dit qu’il fallait encore attendre six mois de plus, je lui ai dit que ce n’était plus possible, que Margaret (Qualley) attendait, elle, depuis trois ans, qu’il fallait tourner maintenant. Il a du reste très bien compris, et nous avons en quelque sorte rendez-vous pour faire autre chose ensemble, mais là il fallait y aller. Et donc, on y est allés, alors qu’il n’y avait plus d’interprète pour le principal rôle masculin, mais c’était le moment ou jamais. J’étais au Panama quand j’ai parlé pour la première fois avec Joe Alwyn, par Zoom. Dès que je l’ai vu, je savais que c’était lui, je lui ai dit tout de suite. Il m’a demandé une heure pour réfléchir, et il a pris l’avion pour nous rejoindre.

Il est parfait dans le film, mais le mouvement de Stars at Noon se fait tout de même avec et par elle, elle est une sorte de tornade fragile qui emporte…
Oui, mais cela ne peut se produire que parce qu’il y a aussi lui, et dès leur première rencontre. La scène du bar et des martinis est capitale. Il fallait ce type un peu froid, un peu pâle, un peu réservé, qui lui demande très simplement si elle est à vendre.

Comment avez-vous choisi Margaret Qualley ?
Je l’ai vue dans le rôle de Pussycat, l’autostoppeuse de Once Upon a Time… in Hollywood, et cela a été une évidence pour moi, cette fille trop maigre et incroyablement solide en même temps, ce clown. J’ai pensé : elle sort du cinéma de Chaplin, c’est Paulette Goddard au présent. C’était elle ou personne. Ensuite je l’ai vue dans la série Maid qui a fait d’elle une vedette, à ce moment la préparation avait commencé, j’étais en Amérique centrale… Elle est très bien dans la série, mais pour moi elle était cette fille qui monte dans la voiture dans le film de Tarantino. On s’était vues plusieurs fois, elle me disait qu’elle attendrait le temps qu’il faudrait. Et elle l’a fait.

Quel est l’enchaînement qui a conduit finalement à la réalisation de Avec amour et acharnement avant Stars at Noon ?
J’attendais, tout était bloqué par la pandémie, Robert Pattinson m’avait demandé de l’attendre. À un moment, j’ai proposé au producteur, Olivier Delbosc, qui, lui, avait des frais dus au délai imposé par la pandémie, de faire un autre film compte tenu de la situation, un « film-Covid », en vitesse. Avec l’accord quasi-immédiat de Christine Angot, que je connais bien[3], pour l’écriture d’un scénario à partir de son livre Un tournant de la vie, et de Juliette Binoche et Vincent Lindon pour l’interprétation, cela s’est mis en place très rapidement. Christine et moi avons travaillé un mois au scénario, on a préparé un mois et demi et on a tourné six semaines.

Nettement plus que pour Stars at Noon, il y a cette fois des différences notables entre le livre et le film.
Contrairement à la situation décrite par le roman, je voulais que l’homme ait sa mère et son fils, qu’il ait une histoire en dehors de celle du couple, qu’il y ait d’autres enjeux qui interfèrent. Et je ne voulais pas que, comme dans le livre, la femme qui a recroisé un ancien amant et qui en est bouleversée revienne vers celui avec qui elle vivait parce qu’il est malade, en situation de faiblesse. J’ai aussi tenu à cette scène de vacances au début, il me semblait que le film avait besoin de quelque chose de très simple et évident, de solaire et heureux pour commencer. La séquence est délibérément naïve mais elle montre aussi qu’il y a quelque chose de charnel entre l’homme et la femme, qu’ils s’aiment et se désirent, ce qui n’existe pas dans le livre.

La scène est très belle dans sa simplicité, avec ces plans d’eau de mer très claire…
On n’avait pas d’argent, alors on l’a tournée au téléphone portable, une journée de novembre en Corse, et finalement c’est très bien ainsi. Le retour à Paris aussi est important, le métro, l’arrivée à l’appartement. Tout cela n’est pas dans le roman. Christine Angot décrivait si bien le balcon, qui est un peu la scène où va se jouer le drame, au moins en partie, mais je voulais qu’il y ait un appartement attenant au balcon. J’ai aussi donné un métier à la femme, elle est journaliste à RFI, cette radio ouverte sur le monde et en particulier l’Afrique convenait très bien. Ensuite Juliette Binoche a voulu que, si l’homme avait un fils, elle ait aussi un enfant – on a tourné une scène, avec d’ailleurs la véritable fille de Juliette, Anna, comme interprète, scène qui n’est pas dans le film finalement. Mais le personnage de Juliette évoque l’existence de son enfant dans un dialogue.

Il y a aussi vos retrouvailles avec Grégoire Colin, qui interprète l’ancien amoureux de la femme que joue Juliette Binoche.
Oh Grégoire… Je l’appelle, je lui dis : c’est toi, tu n’as pas le droit de dire non. Il me réponds : alors je dis oui (rires). C’est tout. Pour moi c’est une telle évidence que je ne sais pas quoi dire. Sauf qu’effectivement, pour qui a vu d’autres de mes films, c’est un « ex », c’est le passé qui revient.

Je n’ai pas fait le compte mais Grégoire Colin doit avoir joué aussi souvent dans vos films qu’Alex Descas…
Oui, ce sont des fidélités au long cours, c’est important. Surtout quand il y a une relation pas évidente entre les deux acteurs principaux. Mais Juliette m’a offert, a offert au rôle des aspects entièrement inédits, des aspects d’elle qu’on n’avait jamais vus. Elle s’est beaucoup préparée, pour être finalement dans une intensité immédiate des sentiments. Moi, sur le tournage, elle me bouleverse. Vincent, c’est différent, il joue le personnage comme un homme qui à bien des égards lui ressemble, y compris le rapport difficile au langage. Je pense que Vincent Lindon est en lutte permanente avec lui-même, et cela correspond parfaitement au personnage. (…)

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