À voir au cinéma: «À la lueur de la chandelle», «Le Village aux portes du paradis», «Her Story»

L’énergie vive en partage chez la tante (Anab Ahmed Ibrahim) et son neveu (Ahmed Mohamud Saleban) dans Le Village aux portes du paradis de Mo Harawe.

Fascinant voyage immobile dans le temps avec André Gil Mata. Intense aventure du quotidien grâce à Mo Harawe. Inattendue comédie féministe à Shanghai signée Shao Yihui.

«À la lueur de la chandelle» d’André Gil Mata

Doucement, la caméra s’est déplacée du cadran de l’horloge en haut du clocher vers le bas, le mur, le rocher, le jardin, le massif de fleurs, le chien devant sa niche, la maison. C’est un petit rituel simple qui se répétera à quatre reprises, quatre heures du jour différentes, de l’aube à la nuit tombée, quatre saisons différentes.

C’est si simple, on pourrait dire naïf et pourtant… Tant de détails prennent du sens, dans ces trajets qui scandent ce film habité d’un rapport au temps et aux lieux que ce refrain visuel et ses variations s’avèrent un geste de cinéma d’une étonnante puissance.

Puissance? On hésite à employer ce mot quand tout, apparemment, se situe dans le registre de la délicatesse et de la modestie. Ou alors il faudrait parler, comme les physiciens, de forces faibles, de ressources apparemment minimes et qui se révèlent si riches de suggestions, d’émotions, de beauté.

Quand la très vieille dame était enfant, la maison déjà un peu paradis, un peu prison/ED Distribution

Le nouveau film d’André Gil Mata, cinéaste portugais dont chaque réalisation est une découverte singulière, est une fresque à l’échelle d’une vie entière où courent des drames, des élans, des angoisses, des colères. La paisible manière de filmer une dame âgée qui se lève et accomplit les gestes du quotidien, dans sa chambre, dans le couloir qui mène à la salle de bain, la préparation du petit déjeuner dans la cuisine: cette manière de filmer est d’une fécondité sidérante, proportionnelle à ce qu’elle semble avoir d’anodin.

Violence de classe, violence genrée, espérances et amours trahies, souffrance et mort circulent sous l’épiderme frémissant de ce film dont chaque plan vibre. Les objets, les lumières, les bruits, les rares paroles se chargent d’échos qui sans cesse se répondent, tandis que le montage organise une circulation entre les époques, circulation qui pourrait être la logique d’un rêve, ou celle de la mémoire de la très vieille femme dont À la lueur de la chandelle raconte l’histoire.

C’est bien de la vie d’Alzira dont il s’agit –depuis l’enfance– et de son rapport devenu invivable avec la servante aussi âgée qu’elle et avec qui elle cohabite dans la grande maison.

Entre Alzira (Eva Ras) et Beatriz (Márcia Breia), les deux habitantes de la maison, connivence et antipathie, deux formes irréconciliables d'inégalité et d'injustice. | ED Distribution

Entre Alzira (Eva Ras) et Beatriz (Márcia Breia), les deux habitantes de la maison, connivence et antipathie, deux formes irréconciliables d’inégalité et d’injustice. | ED Distribution

Mais c’est aussi du sacrifice d’un talent pour la musique, d’un goût pour la peinture laissé en jachère, d’un changement dans les manières d’habiter, d’un mariage imposé par les circonstances et l’époque plus encore que par les parents, de rythmes d’une existence devenue si peu vivante.

C’est la vie de la maison elle-même et de l’espace-temps dans lequel elle s’inscrit, dont on ne verra que les abords immédiats montrés par le panoramique répété quatre fois et quatre fois différent. Huis clos aux dimensions d’un siècle, d’un pays, de manières de vivre collectives et individuelles, À la lueur de la chandelle est comme un immense chant à bouche fermée, qui, semblant dire très peu, exprime immensément.

À la lueur d’une chandelle
De André Gil Mata
Avec Eva Ras, Márcia Breia, Olívia Silva, Luísa Guerra, Gisela Matos, Dinis Gomes, Catarina Carvalho Gomes
Séances

Durée: 1h52
Sortie le 9 avril 2025

«Le Village aux portes du paradis» de Mo Harawe

C’est injuste et assez déplaisant, mais c’est ainsi. Un film somalien présenté en sélection officielle au Festival de Cannes n’est pas à égalité avec les autres titres. Le Village aux portes du paradis doit en plus prouver qu’il n’est pas là juste pour cocher la case que l’on n’appelle plus «tiers monde», mais qui désigne toujours les considérables zones du Sud global n’ayant pas «naturellement» droit de cité dans un grand festival international de cinéma.

Découvert au printemps 2024 sur la Croisette, dans la section Un certain regard, le premier film du cinéaste somalo-autrichien Mo Harawe balaie d’emblée un tel soupçon. À l’intelligence du montage de la séquence d’ouverture, pulvérisant le regard dominant sur ce pays qui n’existe pour le reste du monde que comme espace d’affrontements obscurs où interviennent des opérations de nettoyages high-tech des grandes puissances, succède la précision sensible d’une scène à ras de terre. Une scène de douleur et d’effort, de présence singulière d’individus regardés et écoutés pour eux-mêmes et inscrits dans un contexte géographique et historique autrement nuancé.

Dans cette bourgade entre mer et désert, rôdent les menaces des groupes djihadistes comme des frappes américaines hasardeuses. Dans ce pays également en proie à la misère, à la désorganisation et aux catastrophes dites naturelles, Mamargade, père sans épouse, se bat pour survivre et pourvoir à l’éducation de son fils, Cigaal.

Le garçon lui aussi fraie son chemin, prend ses propres décisions dans cet environnement qui ne se résume pas à l’extrême dureté des conditions. Araweelo, sa tante récemment divorcée, construit des réponses à elle, fruits de ses compétences et de son énergie, quand tout paraissait la condamner. (…)

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La lumière de Souleymane Cissé, et depuis longtemps les ombres

Le cinéaste malien est mort le 19 février à Bamako, à 84 ans. Avec lui disparaît, en même temps que l’auteur de plusieurs films mémorables et d’un chef-d’œuvre, la figure majeure de ce qui aura été un moment important de l’histoire du cinéma.

Passionné de cinéma dès l’enfance, Souleymane Cissé fait partie à 23 ans de la génération de jeunes aspirants réalisateurs africains ou issus du monde arabe qui suivent les cours de ce qui fut sans doute, au XXe siècle, la meilleure école de cinéma du monde: le VGIK de Moscou.

De retour au Mali, il y réalise en bambara un premier long-métrage, Den Muso (La Jeune fille, 1975). Ce film à la fois sensible aux personnes, aux lieux et aux visages, avec des pointes d’humour, est une dénonciation implacable du sort des femmes dans une société où se combinent carcans traditionnels et inégalités modernes. Cela lui vaut une interdiction immédiate, et à son réalisateur un passage par la prison.

Tout aussi engagés, Baara (Le Travail), en 1978, sur la répression syndicale et la loi implacable du patronat, puis Finye (Le Vent) en 1982, consacré à l’écrasement brutal d’un mouvement étudiant pour une meilleure éducation et contre la corruption, entraînent pour leur auteur une large reconnaissance dans les cercles cinéphiles africains. Les deux obtiennent la récompense suprême au Festival de Ouagadougou, et le second décroche également le Tanit d’or à l’autre grande manifestation du continent à l’époque, les Journées cinématographiques de Carthage.

Mais c’est avec la réalisation de Yeelen (La Lumière) que Souleymane Cissé s’impose comme une figure majeure d’un mouvement créatif qui concerne alors toute l’Afrique de l’Ouest francophone –et aussi le Cameroun.

L'éclat surréel de Yeelen. | AMLF

L’éclat surréel de Yeelen. | AMLF

Présenté en 1987 au Festival de Cannes, où il devient le premier long-métrage du continent à obtenir une récompense (Prix spécial du jury), cette aventure initiatique inscrite dans la cosmogonie bambara associe des approches non occidentales inédites, en termes de narration, de composition des images, de travail sur le son, à une écriture cinématographique d’une sidérante modernité.

Œuvre majeure à l’échelle du l’histoire du cinéma mondial, Yeelen fait de Cissé la deuxième figure repère d’une histoire du cinéma africain, après l’apport fondateur du Sénégalais Ousmane Sembène dès le début des années 1960.

Si l’histoire des cinémas de la région est déjà riche de personnalités remarquables (à commencer par Paulin Vieyra, Oumarou Ganda et Djibril Diop Mambéty), et si Cissé fait partie d’une génération très peuplée (celle de Cheick Oumar Sissoko, de Gaston Kaboré, de Sarah Maldoror, auxquels se joignent Idrissa Ouedraogo, Désiré Ecaré ou Bassek Ba Khobio), c’est bien lui qui incarne alors de la manière la plus visible et la plus prometteuse une installation durable des films d’Afrique subsaharienne sur la scène internationale.

Souleymane Cissé récompensé par Emmanuelle Béart lors de la cérémonie de clôture du 40e Festival de Cannes en 1987. | Christophe Simon / AFP

Souleymane Cissé récompensé par Emmanuelle Béart lors de la cérémonie de clôture du 40e Festival de Cannes en 1987. | Christophe Simon / AFP

Malgré l’apparition ensuite de Mahamat-Saleh Haroun et Abderrahmane Sissako, cette stabilisation n’a jamais lieu. Il faut mesurer que ce moment est celui où les cinémas d’Asie et d’Amérique latine conquièrent une présence visible, semée de récompenses, dans un monde jusqu’alors archidominé par les cinémas blancs.

La domination ne disparaît pas, jusqu’à aujourd’hui, mais elle cesse d’être aussi exclusive. Pourtant, quarante ans après, la présence d’un film d’Afrique subsaharienne dans un grand festival ou en distribution internationale reste une exception dont on salue chaque occurrence. Quant aux récompenses et autres nominations à des prix renommés hors de leurs territoires d’origine, on les compte sur les doigts d’une main…

La promesse non tenue

Après Yeelen, Cissé met huit ans à finaliser son film suivant, le très ambitieux Waati (Le Temps), en 1995. Coproduction avec la France et l’Afrique du Sud à peine libérée du talon de fer de l’apartheid, le film se veut une fresque du continent en pleine mutation. Mal accueilli, il est hanté des espoirs et des illusions qui accompagnent ce moment de l’histoire africaine, et de son cinéma.

Dans les différents pays où avait paru se lever un grand élan cinématographique, les conditions matérielles, la censure, l’inconfort de devoir pratiquement toujours s’appuyer sur l’ancienne puissance coloniale pour la production et pour la diffusion, font que la grande promesse du cinéma africain apparue dans les années 1980 n’est pas tenue, malgré des films magnifiques de loin en loin.

Le cinéma est vivant et créatif en Afrique, il reste marginalisé sur ladite scène internationale. Cissé, qui en était à certains égards l’incarnation, connait depuis Yeelen un cheminement laborieux et décevant, ne parvenant pas à réaliser la plupart de ses projets. Il s’investit dans les structures professionnelles qui tentent d’organiser les réalisateurs, notamment la Fédération panafricaine des cinéastes, avant de créer et de diriger l’Union des créateurs et entrepreneurs du cinéma et de l’audiovisuel de l’Afrique de l’Ouest (UCECAO).

4Avec le Carrosse d’or, récompense attribuée par la Société des réalisateurs de films en 2023

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«Toutes les couleurs du monde», deux hommes et la ville

Bambi (Tope Teleda) entre contrôle et abandon au regard d’un autre.

Le premier film de Babatunde Apalowo invente une forme singulière pour accompagner un parcours sensible et libérateur dans Lagos et dans l’intimité.

Sous ce titre en forme de slogan d’ONG bien-pensante, c’est une belle et singulière proposition de cinéma qui se révèle à qui a la curiosité de venir à sa rencontre. Le premier long-métrage du jeune réalisateur nigérian Babatunde Apalowo ne cesse d’inventer des réponses singulières en accompagnant une intrigue a priori convenue.

Livreur à moto dans les rues de Lagos (la plus grande ville du Nigeria), Bambi vit en bons termes avec les habitants de son immeuble, aide quand il peut, cherche à améliorer son existence. Charmant sans être charmeur, il plaît beaucoup à sa voisine Ifeyinwa, aux offres de qui il ne sait trop comment ne pas répondre. Alors, le plus souvent, il se tait.

Son chemin croisera celui de Bawa, qui tient une échoppe de paris en ligne, mais qui se rêve photographe. Entre eux deux circule un courant que ni l’un ni l’autre ne voudra d’abord reconnaître. Cet autre régime de silence s’associe de multiples manières au premier, dans un environnement qui, lui, n’a rien de silencieux.

Le brouhaha incessant de la mégapole, la tchatche des habitants du quartier populaire, les violences extrêmes prêtes à jaillir au coin de la rue contre toute forme de transgression, jusqu’au lynchage, les disputes des voisins participent du riche tissage d’impressions sensibles sur lequel se détache l’histoire de Bambi et Bawa, et aussi celle de Bambi et Ifeyinwa.

Le photographe a demandé au motard de lui montrer cette ville qu’il sillonne sans cesse, pour renouveler les sujets de ses images. À leurs côtés, se compose alors par touches fluides un portrait aux multiples facettes de la ville immense, ses taudis, ses immeubles d’affaires, ses parcs, ses espaces hors assignation. (…)

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«La Mère de tous les mensonges», «Black Tea», effets spéciaux prodigieux

La grand-mère ennemie des images, devant son image.

Le film d’Asmae El Moudir invente les moyens de redonner réalité et visibilité à des événements enfouis. Celui d’Abderrahmane Sissako vibre de la rencontre inattendue entre une langue et des corps.

Cette semaine du mercredi 28 février 2024 est marquée par la sortie sur les écrans français de la deuxième partie de Dune, la saga de science-fiction réalisée par Denis Villeneuve, qui se distingue entre autres par le déploiement spectaculaire de SFX.

Mais il est d’autres effets spéciaux au cinéma que les impressionnantes manipulations des images numériques au service de films de science-fiction. Cela passe, à l’occasion, par des maquettes et des poupées fabriquées au vu des spectateurs, ou par des corps utilisant un langage qu’on n’attendrait pas d’eux. Et les effets n’en sont pas moins riches d’émotions et de sens.

Le long-métrage de la réalisatrice marocaine Asmae El Moudir et le retour longtemps attendu du cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako s’appuient chacun, de manière très différente, sur ces constructions que rend possible le cinéma, y compris, ou plutôt d’autant mieux sans «trucage», à tous les sens du mot.

«La Mère de tous les mensonges» d’Asmae El Moudir

«Il faudra imaginer», dira Filip Müller, survivant revenu de l’enfer des crématoires d’Auschwitz. Imaginer, c’est produire des représentations mentales, même lorsqu’il n’y a pas de traces visuelles. Cela peut se faire avec d’innombrables moyens.

Par exemple des maquettes en plâtre et carton et des figurines en terre glaise. Mais aussi des récits et des silences, des visages et des gestes. Lorsque commence La Mère de tous les mensonges, on ne sait pas bien ce qui relève d’une chronique familiale, pourquoi cette vieille dame est aussi hargneuse, quel est le problème avec cette photo d’une gamine.

Mais tout se met en place. Et ainsi, la jeune réalisatrice produit une évocation, on pourrait dire une invocation, tant il y a quelque chose d’un cérémonial magique dans son film, avec pourtant seulement des matériaux du quotidien.

Évocation, invocation d’une tragédie historique méthodiquement ensevelie par le pouvoir de ce roi dont les portraits trônaient sur les murs de toutes les maisons; évocation d’un drame familial extraordinairement incarné par les protagonistes toujours présents, quarante ans après.

C’est arrivé, donc, il y a plus de quarante ans. Un massacre, en pleine ville, dans les rues de plusieurs quartiers de Casablanca. De ça, comme de tant d’autres histoires, il n’y a pratiquement pas d’images.

Mais Asmae El Moudir parvient, grâce à des dispositifs à la fois simples et riches d’effets, à évoquer à la fois un drame personnel et familial et la terreur de masse exercée par le roi Hassan II à l’occasion des «émeutes du pain» en juin 1981 et de la répression sanglante qui y a répondu.

Pas d’images de l’écrasement de la révolte, ni des cadavres qu’il a semé, pas d’images non plus de sa propre enfance, vécue à ce moment là par Asmae El Moudir. Alors on va les faire, en toute visibilité, poupées et dessins, reproduction du quartier et de ses habitants. Le père, maçon, la mère, couturière, des voisines et des amis vont y aider.

Parmi elles et eux, la grand-mère, tyrannique maîtresse de maison, qui a peut-être jadis sauvé la vie des siens en leur interdisant de participer aux manifestations et leur a assurément pourri l’existence en faisant régner une atmosphère de rigorisme religieux et de soumission à l’autorité politique.

La réalisatrice et son père devant la maquette reconstituant le quartier où ils vivaient au début des années 1980 à Casablanca. | Arizona Distribution

Parmi elles et eux, quelques proches, qui ont survécu aux geôles et aux tortures des sbires de «notre ami le roi», participent à ce récit qui est aussi un retour sur une enfance, des jeux, des amitiés, des rêves et des angoisses.

Reconstitution, modélisation, fragments d’archives, re-enactment, témoignages, oublis, refoulements, changements d’échelle: le temps est une construction, qui est reconnue comme telle. Et cette construction fait les émotions qui font l’intelligence.

La Mère de tous les mensonges prend souvent des airs de conte (avec en particulier la figure de la grand-mère), de récit d’initiation, de réflexion sur les images et sur le besoin d’images pour se construire, pour exister individuellement et collectivement. La Mère de tous les mensonges est un documentaire.

C’est même, avec des moyens parfaitement hétérodoxes par rapport à ce que l’on entend d’ordinaire par «documentaire», un extraordinaire exemple de documentation méticuleuse, pas les images, les sons, le montage, la lumière et les voix, d’un moment essentiel d’une vie et d’un événement historique ainsi sorti de l’obscurité.

Ce geste documentaire est un acte de lumière vitale pour l’histoire personnelle et familiale d’Asmae El Moudir, et pour l’histoire du Maroc. Et il est un acte de lumière vitale pour l’histoire de toutes et tous, en tous lieux, en tous temps et pour le cinéma toujours à réinventer.

C’était, aussi, ce qui en a fait un moment important du dernier Festival de Cannes, objet singulier et personnel participant de cette galaxie d’innovations documentaires qui éclairèrent les écrans, avec Les Filles d’Olfa, Little Girl Blue, Jeunesse (Le Printemps), Man in Black ou Occupied City.

La Mère de tous les mensonges (Kadib Abyad)

d’Asmae El Moudir
Durée: 1h36
Sortie le 28 février 2024

«Black Tea» d’Abderrahmane Sissako

Elle a dit «non»! La jeune femme qui allait se marier contre son désir au dernier moment a rompu avec son entourage, dans cette ville d’Afrique où son destin était tout tracé par la famille, par les hommes, par la société.

C’est le premier choc, vigoureux, du nouveau film d’Abderrahmane Sissako, réalisateur de Bamako (2006) et de Timbuktu (2014). Et aussitôt, le second: la revoici, Aya, qui ne s’est pas mariée à Abidjan.

Elle est à Canton (ou Guangzhou), habitante fort bien intégrée du quartier mixte qu’on surnomme «Chocolate City» et où vivent de très nombreux Africains, mêlés à des Chinois. Fièrement, le film ne se soucie absolument pas de justifier le trajet qui l’a menée de la mégapole ivoirienne à la mégapole de la province du Guangdong (sud-est de la Chine). (…)

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«A Man», «Mambar Pierrette» et «Les Prières de Delphine», des films en relief

Dans Les Prières de Delphine, une héroïne du quotidien se raconte.

Le film de Kei Ishikawa, qui fait muter les genres, et les deux films de Rosine Mbakam, où résonnent imaginaires et documentaires autour de deux figures féminines inoubliables, fraient des chemins singuliers par lesquels le cinéma aide à s’interroger et à comprendre.

Il s’en passe des choses parmi les sorties de la semaine. On avouera ici sa perplexité au moment du télescopage entre le film de Gilles Perret, La Ferme des Bertrand, récit documentaire de trois générations d’agriculteurs sur la même exploitation au pied des Alpes, et l’actualité de la révolte paysanne.

On choisira de passer son tour sur la manipulation, qui plaît à tant de gens, de la mémoire de la Shoa avec dispositif rusé qui aurait pu faire l’objet d’un court-métrage cruel et qui, sur la durée, tourne très vite au procédé douteux de La Zone d’intérêt, consacré à la vie bourgeoise et «normale» de la famille du commandant d’Auschwitz dans sa belle villa mitoyenne du camp.

On saluera avec affection et enthousiasme la rétrospective dédiée à l’esprit libre, joyeusement rebelle et toujours inventif de Luc Moullet. On mentionnera cette rareté qu’est –autre télescopage avec l’actualité– un film venu du Yémen, Les Lueurs d’Aden, qui a au minimum pour mérite de rendre visible le quotidien d’une ville et de ses habitants, dans une région de la planète qui n’existe aux yeux du monde que lorsque les terribles conflits qui la ravagent perturbent le commerce international. Mais Aden est une ville où les hommes et les femmes, les femmes plus que les hommes, ont aussi des problèmes quotidiens.

Parmi les dix-huit nouveautés de la semaine, avec regret que le dessin animé They Shot the Piano Player ne soit pas à la hauteur de la belle et terrible histoire de musique et de dictature qu’il évoque, on choisira de porter attention aux deux plus remarquables propositions de cinéma qu’on a trouvées parmi les sorties de ce 31 janvier 2024, venues respectivement du Japon et du Cameroun.

«A Man» de Kei Ishikawa

Un film, deux films, trois films. Sous ce titre d’une radicale (mais trompeuse) simplicité, A Man, plusieurs manières de faire cinéma viennent à la vie. Le premier tiers est une très belle chronique affectueuse, amoureuse, provinciale, autour du rapprochement entre une jeune femme veuve et un garçon arrivé on ne sait d’où. Elle tient la papeterie locale, il dessine durant ses heures de loisirs. Il et elle sont un peu en marge, très seuls.

Le cinéma japonais, mieux que les autres, sait raconter ce genre d’aventure du quotidien, avec une justesse attentive aux détails, aux objets, aux signes mineurs. Il pourrait, cette fois encore, y consacrer un film entier dans cette tonalité, qui se regarderait avec bonheur. Mais ça casse, violemment.

Commence un autre mouvement, d’une tonalité toute différente, du côté du film noir, d’une énigme qui fait bientôt affleurer d’autres anomalies dans le cours des jours et des relations.

Il y aura, plus tard, un deuxième virage, qui mène du côté d’une forme de fantastique réaliste, avec face à un avocat d’origine coréenne menant une enquête sur des emprunts d’identité aux conséquences imprévues, l’irruption d’un personnage d’escroc emprisonné, mais détenteur d’une puissance magnétique de distorsion de la réalité.

Quand l’avocat Akira Kido (Satoshi Tsumabuki) enquête sur le passé d’un mort mystérieux. | Art House Films

Virtuose quant à la construction et très convaincant grâce à l’interprétation, A Man est signé d’un cinéaste, Kei Ishikawa, dont c’est le quatrième long-métrage sans avoir été jusqu’à présent remarqué en Europe. Son film se déploie bien au-delà de cette excellence de bon élève.

À l’image du tableau de René Magritte que paraphrasent les plans d’ouverture et de fermeture, l’enchâssement des récits et des tonalités engendre un questionnement à la fois plus abstrait et plus concret. En donnant au titre du film son sens le plus général, il interroge l’idée même d’identité, de ce qui qualifie chacun et chacune comme ce qu’il ou elle est, tout en interrogeant les manières dont les enjeux identitaires sont activés et manipulés dans le monde actuel, avec des effets destructeurs, pour la collectivité comme pour les individus.

A Man

De Kei Ishikawa
Avec Sakura Andō, Masataka Kubota, Satoshi Tsumabuki, Yōko Maki
Durée: 2h01
Sortie le 31 janvier 2024

 «Les Prières de Delphine» et «Mambar Pierrette» de Rosine Mbakam

Deux films, une offre de cinéma. Chacun peut être vu indépendamment, il est impressionnant de force et de présence. Leur sortie simultanée compose un ensemble qu’on dirait stéréoscopique, tant chaque film augmente la profondeur de l’autre. Les Prières de Delphine est un documentaire tourné à Bruxelles en 2021, Mambar Pierrette une fiction tournée à Douala (Cameroun) en 2023. Au cœur de chacun se trouve une femme, l’existence quotidienne et les combats de cette femme, que chaque titre nomme.

L’écart documentaire/fiction, l’écart Afrique/Europe, l’écart Pierrette/Delphine produisent ce sidérant effet de relief, qui augmente encore l’intensité des réalités évoquées. Face caméra, sur son lit, dans un dispositif qui évoque à plus d’un titre l’immense Dans la chambre de Vanda, film fondateur de Pedro Costa, Delphine se raconte. (…)

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«Les Filles d’Olfa», «Au cimetière de la pellicule», «Welfare»: génie du documentaire

Dans Les Filles d’Olfa, des artifices de miroirs réels ou fictifs pour approcher une vérité plus essentielle.

Inventifs et attentifs, les films de Kaouther Ben Hania, Thierno Souleymane Diallo et Frederick Wiseman explorent de multiples voies d’accès aux réalités du monde.

Ce 5 juillet sortent sur les grands écrans trois films qui rendent sensible la richesse et la diversité de ce qu’on englobe sous le terme «documentaire».

Ce sont bien, autant que ce terme signifie quelque chose, des documentaires, et des documentaires remarquables. Ce sont à part entière des œuvres de cinéma, mais aussi trois manifestations de la diversité des manières d’activer le cinéma documentaire, d’une actualité absolue aussi bien quant à leur sujet que quant à leur méthode.

Cela vaut à l’évidence pour Les Filles d’Olfa, qui fut un des événements de la compétition officielle du Festival de Cannes cette année, un endroit où on trouve aussi rarement des documentaires que des films de réalisatrices tunisiennes. Les formes de l’enquête sur un cas ô combien réel, à travers la mise en place de dispositifs empruntés à la fiction, dispositifs explicités par le film lui-même, sont exemplaires de toute une dynamique actuellement en cours.

Si le thème est bien différent, on trouve une variante du dispositif documentaire/fiction avec Au cimetière de la pellicule: autre approche qui se déploie actuellement, celle de l’intervention à l’écran du réalisateur, qui se met en scène comme personnage de fiction pour ouvrir à la compréhension de faits réels, qu’ils soient historiques ou contemporains.

Et cela vaut pour un film pourtant réalisé il y a un demi-siècle (mais resté inédit en salles), Welfare, qui multiplie les propositions formelles –cadre, montage, son…– afin de donner accès à la complexité de l’univers qu’il évoque.

«Les Filles d’Olfa», de Kaouther Ben Hania

Le nouveau film de la cinéaste découverte grâce à l’étonnant Le Challat de Tunis croise dispositif de mise en scène très élaboré et plongée dans une réalité terriblement crue.

Cette réalité, ce fut d’abord celle de cette femme, Olfa, ouvrière et mère de famille ayant affronté les règles sociales de son pays, la Tunisie, en élevant ses quatre filles après le départ d’un mari qu’elle n’a jamais laissé imposer sa loi –quitte à ce qu’elle impose la sienne propre à ses filles.

On la voit, Olfa, et on voit aussi l’actrice Hend Sabri, qui jouera le rôle à sa place, et devant elle, lorsque les situations évoquées deviennent trop douloureuses. On voit également deux des véritables filles. Les deux autres, «qui ont été dévorées par le loup» comme il est indiqué au début de la projection, sont incarnées par des comédiennes.

On entend la voix de la réalisatrice, qui explique le dispositif. Grâce à la présence physique de celles qu’elle filme il y a du jeu, à tous les sens du mot, de la comédie, dans ce récit d’une histoire qui ne manque pas d’aspects dramatiques.

La véritable Olfa Hamrouni et celle qui interprète son rôle, Hend Sabri, sont deux protagonistes à part entière. | Jour2fête

Ces sept femmes, en comptant la réalisatrice, racontent, décrivent, essaient de comprendre. Et ce qui pourrait être très abstrait s’avère incroyablement vivant, drôle souvent (au début), émouvant.

La guerre des imaginaires

Ce qui sera raconté, c’est ce qui advient à quatre adolescentes dans la Tunisie actuelle –mais, mutatis mutandis, cela vaudrait pour bien d’autres pays. C’est-à-dire, au cœur de ces trajectoires toujours considérées avec une attention pour les personnes une par une, comment les deux aînées ont, avec un enthousiasme passionné, rejoint Daech –et s’y reconnaissent toujours.

Film de famille, comédie, tragédie, Les Filles d’Olfa est aussi un film de guerre. Cette guerre-là, qui a des dimensions militaires dont on entrevoit des épisodes, est surtout une guerre des esprits, des imaginaires, des désirs.

Grâce à la présence de ces femmes à l’écran –et la séparation entre «vraies filles» et actrices (qui sont aussi des jeunes Tunisiennes d’aujourd’hui) devient bientôt assez peu importante–, grâce à ce que les cinq protagonistes, Olfa et ses filles, ont de séduisant, de très humain et de vivant en même temps que de parfois terrifiant, le film devient une exceptionnelle voie d’accès aux processus selon lesquels se jouent des formes mortifères de radicalisation.

Rahma (Nour Karoui), Ghofrane (Ichraq Matar), Eya et Tayssir Chikhaoui, les quatre sœurs ensemble, dont deux représentées par des actrices. | Jour2Fête

Le film s’avère ainsi l’une des approches les plus fines et les plus approfondie de ces processus opaques, si présents dans l’actualité. Il est aussi, et du même élan à la fois attentif et vital, une mosaïque très composée d’éléments de quotidien, de rapports au monde, de manières de faire face.

Il y a l’évocation de moments marquants de leur parcours (celui de la mère, celui des filles, les relations entre générations) avant l’irruption de l’État islamique dans leur paysage mental. Et puis les échanges entre Olfa Hamrouni et celle qui l’interprète, c’est-à-dire aussi entre deux femmes tunisiennes à peu près du même âge, mais aux parcours très différents.

L’ensemble de ces éléments contribue à enrichir la compréhension de ce qui se trouve au cœur du film. Il s’agit évidemment du choix de Rahma et Ghofrane, celles qui sont parties, mais aussi des comportements d’Eya et Tayssir, celles qui sont restées.

Mais il s’agit également de ce qui se transmet entre femmes de générations différentes, de ce qui se partage entre adolescentes. Et il s’agit d’inscrire ces événements et ces comportements individuels dans des contextes plus vastes, sans lesquels il est impossible de commencer à comprendre la situation et les choix de chacune.

Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania, avec Olfa Hamrouni, Eya Chikhaoui, Tayssir Chikhaoui, Hend Sabri, Nour Karoui, Ichraq Matar

Durée: 1h47  Sortie le 5 juillet 2023

Séances

«Au cimetière de la pellicule» de Thierno Souleymane Diallo

Avez-vous vu Mouramani? Sans doute pas. Vous n’avez même probablement jamais entendu parler de ce qui serait, datant de 1953, le premier film tourné par un réalisateur d’Afrique sub-saharienne. Thierno Souleymane Diallo, lui, en a entendu parler, d’autant plus que ce film est attribué à un réalisateur du même pays que lui, la Guinée.

Mais le film a disparu, et le nom de ce réalisateur pionnier, Mamadou Touré, est oublié. Alors, tel un chevalier de la table ronde en quête du Graal, armé de sa caméra et de sa perche son, Thierno Souleymane Diallo part à la recherche du film perdu.

Il y a du conte dans la mise en route d’Au cimetière de la pellicule, et même du légendaire, aussi bien du côté de l’objet de la quête que dans la manière dont elle narrée.

Mais, sous les pieds nus du jeune réalisateur, qui parcourt sans chaussures les rues de Conakry et d’autres villes guinéennes, les pistes et plus tard les trottoirs parisiens, afin de traduire à l’image le dénuement dans lequel se trouve le cinéma de son pays, s’enclenche un parcours qui vise à décrire des situations bien réelles. (…)

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Cannes 2021, jour 3: tactique, l’Afrique joue l’optimisme

Dans Lingui, la fille (Rihane Khalil Alio) et la mère (Achouackh Abakar) affronteront ensemble les diktats d’une société d’oppression. | Ad Vitam

«Lingui, les liens sacrés» et «La Femme du fossoyeur», les deux films africains du Festival, s’appuient sur des ressorts dramatiques comparables pour affirmer avec force un semblable parti pris, à la fois esthétique et politique.

Il est logique qu’un festival à la programmation aussi riche, sinon pléthorique, engendre des effets de montage et d’échos. Ainsi, sans que personne l’ait planifié, cette journée marquée par la présence des deux seuls films d’Afrique subsaharienne conviés sur la Croisette, toutes sélections confondues.

Pratiquement à la suite l’un de l’autre, on aura pu découvrir La Femme du fossoyeur, de Khadar Ayderus Ahmed, à la Semaine de la critique, et Lingui, les liens sacrés de Mahamat-Saleh Haroun, en compétition officielle.

Ce sont deux beaux films, qui méritent chacun d’être considéré pour lui-même. L’un est un premier film, l’autre la nouvelle réalisation d’un des rares cinéastes du continent ayant conquis une reconnaissance internationale.

Lignes de force

Ensemble, et dans le contexte cannois, ils esquissent un certain nombre de lignes de force qui font sens, au-delà, ou en deçà de leurs singularités.

Tout d’abord, il est légitime de parler à leur égard de films «africains», formulation que des réalisateurs ont souvent récusée, avec de bons arguments, et qui s’impose ici. Elle s’impose parce que, pour l’essentiel, chacun des deux pourrait se passer pratiquement dans n’importe quel pays africain.

Celui de Khadar Ayderus Ahmed est situé à Djibouti, et celui de Mahamat-Saleh Haroun, à N’Djaména, mais le récit et les contextes, sociologiques, religieux, communautaires, genrés qu’ils mobilisent trouveraient sans grand changement place à Dakar ou à Niamey, à Lagos ou Nairobi.

D’ailleurs, l’un et l’autre sont construits autour d’un même ressort dramatique, mis en mouvement quand un membre d’une famille a besoin d’une intervention de santé au prix prohibitif, qui oblige son entourage à se lancer dans une quête éperdue, dangereuse, perturbatrice des équilibres existants, d’une somme complètement disproportionnée avec le mode de vie des personnages.

Dans La Femme du fossoyeur, l’infection rénale qui menace de tuer celle que désigne le titre obligera son mari et son fils, dépassant ce qui les enfermait chacun dans une attitude de rupture, à se démener jusqu’à l’extrême limite de leurs ressources et de leurs forces pour réunir la somme nécessaire.

Dans Lingui, la mère et la fille se battront jusqu’au bout pour trouver l’argent de l’avortement qui permettra à la fille d’échapper à l’opprobre qui a pesé sur la mère, abandonnée enceinte par l’homme qu’elle aimait.

Ce mécanisme reprend un grand succès du cinéma d’Afrique, Félicité d’Alain Gomis, judicieux Ours d’or du Festival de Berlin 2017, où l’héroïne congolaise du réalisateur sénégalais menait un combat sans merci pour réunir les possibilités de sortir son fils de l’hôpital.

Si le ressort dramatique principal des deux films ne brille donc pas par son originalité, chacun des films trouve des ressources de cinéma singulières pour faire vibrer les récits de ces quêtes, à chaque fois dans une grande ville, puis aussi, dans le film de Khadar Ayderus Ahmed, dans le désert et un village d’éleveurs loin de la capitale. (…)

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«Le Père de Nafi» impose sa fragile vigueur

Le pacifique imam Tierno (Alassane Sy), prêt à en découdre.

Au confluent de la mythologie et de l’actualité, le film de Mamadou Dia affronte la menace que fait planer l’intégrisme islamiste en Afrique, tout en trouvant les ressources d’une complexité vivante et sensible.

Son nom est Tierno. Il est… tant de choses à la fois. Il est l’imam de la petite ville sénégalaise entre fleuve et désert, mais aussi l’épicier qui tient une échoppe avec sa femme. Il est malade, avec une fragilité peut-être fatale qui ronge son grand corps apparemment solide.

Il est le frère cadet de cet Ousmane, parti à l’étranger, et qui revient pour tout changer. Et il est, donc, le père de Nafi, cette jeune fille à l’esprit indépendant qui veut partir à la capitale suivre des études.

 

Le film est comme celui dont il porte le nom, unique et multiple. Le Père de Nafi ne cesse d’inventer comment, du même mouvement, raconter l’histoire qui est son sujet et ne jamais se laisser limiter par elle, ne pas se laisser ligoter par son fil narratif.

Le sujet, ô combien brûlant, porte sur la conquête par les intégristes islamistes de villes et villages d’Afrique subsaharienne, des moyens qu’ils utilisent, des possibles résistances qu’ils rencontrent.

 

Dans la mosquée, dans la cité, dans les esprits, deux idées de l’islam s’affrontent.

Ce sont bien deux idées de l’islam qui s’affrontent. Ce sont aussi deux façons de se comporter avec les autres, deux idées de la vie –et dans la bourgade où tout se déroule, ces affrontements cristallisés autour de deux frères prennent des airs de tragédie antique, ou de son avatar cinématographique le plus établi, le western.

Mais définir ainsi le premier film de Mamadou Dia, c’est passer sous silence la multitude des affects, des fragments de récits, des personnages qui, pour n’avoir pas le premier rôle, acquièrent pourtant chaque fois qu’ils apparaissent une présence active, et qui laisse une trace.

La multiplicité des présences

Cela tient à bien davantage qu’une incontestable adresse dans l’écriture d’un scénario qui sait remarquablement associer des intrigues partielles à la ligne dramatique principale.

Le plus décisif tient à la manière de filmer, très souvent en plans rapprochés qui jamais n’isolent ni n’exhibent, mais au contraire inscrivent des individus dans des contextes: politique, amoureux, religieux, affectif, etc.

L’enfant des rues fasciné par la violence des djihadistes, comme la copine de Nafi prête à envisager de suivre la reformulation encore plus contraignante de la tradition promue par les nouveaux venus, les fidèles fascinés par l’argent qui coule à flots des mains des islamistes, ou le maire dépositaire d’un ordre ancien pseudo-républicain mais menacé par ceux qui viennent imposer la charia à la pointe de leurs kalachnikovs font partie des nombreux protagonistes entre lesquels ne cessent circuler des flux actifs.

 

Nafi (Aicha Talla), déterminée à choisir son avenir.

Parmi tous ces personnages, Nafi, la fille volontaire, et sa grand-mère occupent des places de choix, grâce à la force de leur interprétation autant que par l’écriture de rôles tout en nuances. Mais c’est assurément Tierno, celui que désigne le titre, qui incarne le mieux cette complexité vivante, habitée, qui fait la réussite du Père de Nafi. (…)

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Les vieux héros rieurs de «Talking About Trees» et un cinéma nommé Révolution

Dans la nuit soudanaise, deux vieux lutteurs se remémorent les espoirs de leur jeunesse. | Via Météore Films

Lorsque quatre réalisateurs victimes de la dictature soudanaise se lancent dans une aventure utopique et euphorique, le récit de leurs tribulations devient une parabole contemporaine sans frontières.

Très peu d’arbres dans ce film, mais beaucoup de paroles –et plus encore, des visages et des images. Ils sont quatre, on les découvre peu à peu, plus ou moins. Quatre hommes noirs, des vieux, mais pas des vieillards. Ils parlent donc, ils rient. Ils travaillent.

Suleiman, Ibrahim, Manar et Altayeb travaillent à l’accomplissement de ce qui est à la fois un rêve et une revanche, une utopie, un jeu et un authentique projet politique.

On est au Soudan, dans la plus grande ville du pays, Omdourman. Il y a cent mille ans, ces quatre-là ont incarné la promesse d’un cinéma soudanais. Et puis en 1989, Omar el-Bechir a pris le pouvoir et instauré une dictature militaire et islamiste. Entre bien d’autres décisions éclairées, généreuses et humanistes, son régime a interdit le cinéma.

Dans leur coin, un coin nommé Sudanese Film Group, les quatre compères ont maintenu, vacillante, la flamme de l’amour des images et des histoires, stocké des pellicules, parlé et écrit, en petits comités, de ce que c’était que de faire des films, d’en voir.

Entreprise déraisonnable

Un jour, ils décident d’organiser, pour la première fois depuis près de trente ans, une projection publique dans un vrai cinéma. Ils finissent par obtenir l’accès à une ancienne salle, désaffectée et en ruines, mais dont la façade arbore toujours son nom, «La Révolution».

Les enfants qui en ont fait un terrain de foot viendront aider à repeindre le grand écran blanc sur le mur du fond. Si un jour, au terme de kafkaïennes négociations, il s’avère possible d’y projeter le Django de Tarantino, il faudra que les sons du film se faufilent entre les appels des muezzins, diffusés par les hauts-parleurs des six mosquées qui ont poussé tout autour.

Talking About Trees est l’histoire de cette entreprise déraisonnable. C’est surtout l’occasion de passer une heure et demie en compagnie de quatre types formidables, drôles, énergiques, inventifs, courageux.

On ne les connaissait pas plus que leurs films (et ni Google ni IMDb n’en savent guère plus), mais les extraits qui figurent dans Talking About Trees, tirés de Hunting Party d’Ibrahim Shadad (1964), d’Afrique, jungle, tambour et révolution de Suleiman Mohamed Ibrahim (1979) ou de The Station d’Altayeb Mahdi (1988), sont magnifiques.

Surtout, le documentaire de Suhaib Gasmelbari, comme tout film digne de ce nom, en semblant raconter une histoire locale et lointaine, ne cesse de mobiliser des désirs et des enjeux, des colères aussi, qui sont d’aujourd’hui et de partout.

La salle de cinéma, un vieux rêve qui bouge. | Via Météore Films

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«Atlantique», une épopée sorcière

Ada (Mama Sané) face à l’océan, où est parti son amant.

Le premier film de Mati Diop invente une fantasmagorie qui, entre histoire d’amour fou, spectres et enquête policière, prend à bras-le-corps les violences et les injustices d’un continent.

Ovationné à Cannes, où il a reçu le Grand prix du jury, Atlantique est le premier long-métrage de la jeune Franco-Sénégalaise Mati Diop, déjà remarquée en 2004 pour l’admirable moyen-métrage Mille Soleils.

Si elle repart, littéralement, de la situation de départ du chef-d’œuvre signé par son oncle Djibril Diop Mambety, répétant la grande scène de déclaration d’amour au bord de l’eau du début de Touki-bouki, c’est pour raconter une histoire d’aujourd’hui.

Une histoire qu’elle aborde déjà dans son premier court, Atlantiques, sur un mode minimaliste (un récit auprès d’un feu sur la plage), et qu’elle transforme cette fois en épopée sorcière.

Une histoire au temps de grands chantiers faisant surgir des tours arrogantes et inutiles dans les métropoles d’Afrique, monuments de corruption et de prétention construits par des ouvriers surexploités et méprisés.

Une histoire au temps des esquifs qui s’élancent sur l’océan, chargés de femmes et d’hommes en quête d’une vie meilleure, d’une vie vivable, et qui trop souvent sont dévorés par les vagues.

Cette histoire, sentimentale et réaliste, violente et tendre, Mati Diop la filme avec une attention sensuelle aux visages et aux corps des jeunes gens qui en sont les principaux protagonistes.

Il y a d’abord le visage et le corps de son héroïne, Ada, en lutte pour la vérité de ses sentiments, en lutte contre les carcans et les mensonges de la modernité comme de la tradition, mais aussi les visages et les corps de ses amies, les jeunes filles du quartier de Dakar.

Ada a reçu un message, blague sinistre, piège ou signe de l’au-delà?

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est cette présence charnelle qui ouvre l’espace à la dimension surnaturelle du film, avec le retour des victimes des injustices, venant hanter les vivant·es et réclamer justice. (…)

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