À voir au cinéma: «Dites-lui que je l’aime», «Fuori», «The Shadow’s Edge»

Dans Fuori, les retrouvailles hors de prison entre Roberta (Matilda De Angelis) et Goliarda (Valeria Golino) font résonner les échos d’enfermements dont elles ne sont pas pour autant sorties.

Aussi différents que possibles, les films de Romane Bohringer, de Mario Martone et de Larry Yang trouvent dans des jeux de redoublement d’infinies ressources.

«Dites-lui que je l’aime», de Romane Bohringer

Ta mère, ma mère, mon enfance, son absence, tes souvenirs, nos archives… En voiture pour le roller coaster émotionnel des retours sur les relations mal soldées d’un lien générationnel en souffrance, cette fois entre filles et génitrices, sous le signe particulier d’une certaine époque –les années 1970 et suivantes– au regard d’une autre, les années 2020. Dans le tsunami de productions familialistes, avec les mères au centre de la scène, qui déferle sur les écrans et dans les librairies, le film de Romane Bohringer frappe par la singularité de son ton et de son dispositif.

Ce dispositif redéploie de manière amplifiée celui inventé en 2023 par Mona Achache, avec Little Girl Blue. Dans des milieux similaires –l’intelligentsia artistique–, avec en toile de fond les excès suscités ou justifiés par la permissivité post-Mai 68 et en mêlant documents, souvenirs et recours à des reconstitutions jouées par une actrice, Dites-lui que je l’aime trouve néanmoins une dimension nouvelle et très puissante.

Aux effets miroirs déjà évoqués s’est ajouté, pour Romane Bohringer, comédienne fille de comédien et qui sait donc quelque chose des questions du double, la découverte d’un reflet aussi inattendu que puissant. En lisant le livre Dites-lui que je l’aime (2019) de la femme politique Clémentine Autain, consacré à sa relation avec sa mère morte quand elle-même était enfant, l’actrice et réalisatrice perçoit des similitudes frappantes avec sa propre existence et ce qu’elle a éprouvé vis à vis de sa propre mère.

La rencontre n’a rien de fortuit, la députée de Seine-Saint-Denis était déjà présente dans le premier film de Romane Bohringer, L’Amour flou (2018), qui était déjà une forme d’introspection intime par les moyens du cinéma, avec son compagnon puis ex-compagnon d’alors, Philippe Rebbot.

Entre Clémentine Autain et Romane Bohringer, des effets miroirs qui éclairent le passé personnel et affectif de chacune. | ARP Distribution

Entre Clémentine Autain et Romane Bohringer, des effets miroirs qui éclairent le passé personnel et affectif de chacune. | ARP Distribution

Les échos ne s’interrompent pas là, Clémentine Autain étant la fille d’une actrice, Dominique Laffin, qui fut un temps célèbre dans le cinéma d’auteur français, notamment pour son rôle mémorable dans… Dites-lui que je l’aime, de Claude Miller, sorti en 1977 et La Femme qui pleure, de Jacques Doillon en 1979. Quelle que soit la cause exacte de sa mort en 1985, à 33 ans, il ne fait aucun doute qu’elle résulte d’une existence sous le signe de dérives et d’excès, joyeux ou dramatiques, où sa fille alors dans ses premières années (Clémentine Autain a 12 ans quand sa mère meurt) ne trouve pas ce qu’elle espère.

Dans le film, Clémentine Autain vient lire, en studio d’enregistrement, des extraits de son livre, sous le regard de Romane Bohringer. Et c’est très beau. Soudain, tout ce qui relevait du dispositif nécessairement concerté, est subverti par l’évidence de l’émotion, de ce qui se partage et de ce qui diffère, entre les deux femmes, entre les deux histoires.

En faisant rejouer par des actrices (Eva Yelmani et Liliane Sanrey-Baud) les rôles de Dominique Laffin et de sa fille, la cinéaste s’appuie sur l’énergie douloureuse et généreuse de ce que déploie Clémentine Autain pour engager une enquête sur sa propre mère, à laquelle contribueront des figures étonnantes, des vieilles religieuses retirées dans le Massif central, une couturière, une ex-militante, des actrices connues, une extraordinaire famille inconnue, ou Richard Bohringer lui-même.

Au bout de l'enquête, bien plus qu'une petite photo peu lisible de la jeune femme qui fut Maggy, la mère de Romane Bohringer. | ARP Distribution

Au bout de l’enquête, bien plus qu’une petite photo peu lisible de la jeune femme qui fut Maggy, la mère de Romane Bohringer. | ARP Distribution

Et c’est une figure extraordinaire qui émerge à la fois de l’obscurité et du ressentiment, avec à sa suite des fantômes de l’histoire coloniale française, et des personnages improbables, entre lupanars de Pigalle et château d’ultrariche désœuvré en région parisienne. Toute une histoire, qui finit par être bien plus collective, accueillante et non narcissique, que ce qui avait pu paraître se mettre en place.

Documentaire créatif libre de recourir à de multiples ressources, y compris fictionnelles, Dites-lui que je l’aime démontre en avançant les richesses de procédés, de récit et de mise en visibilité, dès lors qu’il sont habités d’une vibration. Vibration qu’alimentent, chacune dans leur tonalité, les quatre femmes réelles –Romane Bohringer, Clémentine Autain, Dominique Laffin, Marguerite Bourry/Maggy– qui trouvent chacune leur place, vis-à-vis des autres et dans le film. C’est à dire vis-à-vis des spectateurs et spectatrices.

 
Dites-lui que je l’aime
 
De Romane Bohringer
Avec Romane Bohringer, Clémentine Autain, Eva Yelmani, Josiane Stoléru, Liliane Sanrey-Baud, Raoul Rebbot-Bohringer
Durée: 1h32
Sortie le 3 décembre 2025

«Fuori», de Mario Martone

Ce fut un des (nombreux) très beaux films découverts au dernier Festival de Cannes et celui qui est sans doute le plus passé inaperçu. Ce qui est fort injuste. En effet, le onzième long-métrage du cinéaste italien Mario Martone raconte extraordinairement une histoire extraordinaire.

Cette histoire est celle d’une partie de l’existence de l’autrice des deux livres dont le film est inspiré. Les livres s’intitulent L’Université de Rebibbia et Les Certitudes du doute, récits autobiographiques de l’écrivaine sicilienne Goliarda Sapienza (1924-1996). On lui doit un des plus grands romans jamais écrits, L’Art de la joie (tous ses ouvrages sont parus en France aux éditions Le Tripode).

Le premier des deux récits de Goliarda Sapienza raconte, sur un mode romanesque et très incarné, son séjour en prison au début des années 1980. Le second concerne sa relation avec une jeune femme, Roberta, rencontrée au cours de ce même séjour entre les murs de la Rebibbia, la prison pour femmes de Rome.

Comédienne, artiste et écrivaine, figure de la haute société cultivée de la capitale italienne, Goliarda Sapienza avait été arrêtée et emprisonnée à la suite d’un vol de bijoux, commis par désœuvrement ou pour nourrir son activité de romancière.

En pleines années de plomb (des années 1960 aux années 1980) et soupçonnée de liens avec l’extrême gauche alors pourchassée en Italie, elle ne bénéficie d’aucune bienveillance des juges ni du personnel pénitentiaire, mais fait en prison la connaissance de femmes avec lesquelles elle entretient ensuite des liens étroits, y compris lorsque l’écrivaine se retrouve dehors, fuori en italien. (…)

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Au cinéma: «Les Filles du Nil», «Black Dog», «Anna», «Mickey 17»

Le rêve d’envol d’une adolescente grâce au théâtre, mouvement intime, à la fois joyeux et terrible, qui porte Les Filles du Nil.

Les films d’Ayman El Amir et Nada Riyadh, de Guan Hu, de Marco Amenta et de Bong Joon-ho inventent, ou pas, comment dépasser les modèles dont ils relèvent.

«Les Filles du Nil» de Nada Riyadh et Ayman El Amir

Elles sont six habitantes d’un village égyptien à 250 kilomètres au sud du Caire, Deir el-Bersha, six jeunes filles habitées d’une passion pour le théâtre, dans un environnement où rien, vraiment rien ne s’y prête. Elles sont un groupe, au sein duquel se distinguent plus particulièrement trois personnalités fortes, très différentes: Majda, Haidi, Monika.

Chacune négocie ou affronte, dans sa famille ou là où elle travaille, le droit de pratiquer ce qui lui importe, et les possibilités matérielles de le faire –du temps, ou une salle de répétition un peu aménagée pour préparer les spectacles de rue qu’elles organisent.

L’énergie affutée de Majda, qui dirige la troupe du fait de son seul ascendant personnel, en fait une héroïne du réel, impressionnante de ressources diplomatiques et de détermination.

Ce qu’elles interprètent ne sont pas vraiment des pièces, plutôt une forme d’agitprop inventée sur place ou en s’inspirant de tutos sur internet, avec parade, adresse au public, chansons aux paroles détournées, évocations d’événements du quotidien, blagues et clowneries qui mettent en joie les spectateurs et spectatrices.

Ce sont les enfants du village d’abord qui se pressent, puis des femmes, leurs mères sans doute, puis des vieux, enfin quelques hommes. Les jeunes types passent à moto. Il y a de l’électricité dans l’air: ce monde d’aujourd’hui, aux modes de vie pour une bonne part archaïque malgré les téléphones portables, est loin d’accepter ces jeunes filles qui se montrent en public, brocardent le machisme dominant, dénoncent les violences conjugales et les mariages forcés.

Peut-être grâce à la présence de la caméra et d’Ayman El Amir et Nada Riyadh, couple de cinéastes venu du Caire, rien ne leur arrivera –on comprend aussi qu’elles n’en sont pas à leur coup d’essai, que les habitants ont, au moins en partie, accepté cette présence transgressive, que certains et certaines apprécient.

Les pressions se manifesteront autrement, notamment dans la vie privée de deux d’entre elles, engagées sur le chemin du mariage. Les scènes avec les fiancés, celles avec les parents, mais aussi le comportement de Haidi et de Monika sont loin d’être toujours conformes aux stéréotypes, ni de suivre une trajectoire rectiligne.

Majda, depuis sa chambre de jeune fille pieuse, coordonne les possibilités d'existence de la troupe, et organise sa propre autonomie. | Dulac Distribution

Majda, depuis sa chambre de jeune fille pieuse, coordonne les possibilités d’existence de la troupe, et organise sa propre autonomie. | Dulac Distribution

Fréquemment inattendu, et mobilisant des aspects qui restent des questions, à commencer par le fait que tout cela se produit dans un village copte, le film laisse advenir des situations drôles, émouvantes, effrayantes, bizarres.

Il réussit un alliage dynamique et fécond, entre attention aux individus et captations des cadres institués, où la religion et la coutume, également modélisées par l’exigence de la domination masculine, conditionnent les actes, les pensées, les sentiments, dans un environnement –les maisons, les rues, les champs, l’église…– observé avec attention, avec empathie, avec la volonté de comprendre avant de juger.

Récompensé de l’Œil d’or au dernier Festival de Cannes, où il était présenté à la Semaine de la critique, Les Filles du Nil est une chronique dans un coin perdu d’Égypte filmée comme une grande aventure. Et qui, par des moyens qui semblent tout simples et en fait questionnent aussi les procédés du documentaire, trouvent le souffle d’une épopée.

Les Filles du Nil
d’Ayman El Amir et Nada Riyadh
Durée: 1h42
Sortie le 5 mars 2025

«Black Dog» de Guan Hu

Dès l’ouverture, le film ne laisse aucun doute sur les références auxquelles il fait appel, en l’occurrence la longue tradition du western, l’Ouest étant ici situé dans ce que nous nommons l’Extrême-Orient et plus précisément dans une zone désertique de l’ouest chinois. Comme dans la scène d’ouverture d’un film de Sergio Leone, la sécheresse, la poussière et le vent y sont le lot de chaque jour.

Pourtant, il s’agit d’un territoire bien réel, hanté par une autre désertification, économique (la fermeture des puits de pétrole qui ont fait vivre cette région du désert de Gobi) et démographique, en plus des effets violents du réchauffement climatique.

Lang (Eddie Peng) et son nouvel ami, deux chiens noirs accusés d'avoir la rage. | Memento

Lang (Eddie Peng) et son nouvel ami, deux chiens noirs accusés d’avoir la rage. | Memento

Là revient le taiseux Lang, sorti de prison après avoir purgé une peine qui n’a pas assouvi la soif de vengeance d’un clan qui l’accuse d’avoir tué un des siens. Paysage de ville fantôme et héros taciturne qui chevauche avec virtuosité sa moto, lui qui fut un acrobate réputé sur ces engins, Black Dog n’est ni une parodie ni une imitation de western mais une proposition de cinéma qui sait mettre à profit le carburant romanesque et visuel venu d’autres latitudes pour ses propres enjeux.

En effet, le onzième long-métrage d’un des réalisateurs chinois les plus reconnus dans son pays est aussi un conte fantastique dont nombre des protagonistes sont des animaux. Entre réalisme et dystopie post-apocalyptique, l’affrontement entre Lang et le gang au sein d’une communauté villageoise multitraumatisée se produit alors qu’une horde de chiens dispute aux humains le contrôle d’une partie de la ville.

Parmi eux survit, en lonesome hero canin, la figure singulière du quadrupède maigre et noir, source de peurs et de fantasmes, que désigne le titre tout autant qu’il concerne le motard de sombre vêtu, paria qui recueillera son alter ego pourchassé. (…)

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Festival de Cannes, jour 11: à l’aube du dernier jour, trois Italiens, et quelques autres belles rencontres

L’étrange et joyeuse et inquiétante bande de pilleurs de tombe, dans La Chimère d’Alice Rohwacher.

Au terme d’une édition très riche, le 76e Festival de Cannes aura encore offert, en compétition, quelques belles propositions, toutes venues d’Europe, signées Bellocchio, Moretti, Rohrwacher, Wenders, Loach ou encore Trần Anh Hùng.

La compétition officielle s’est terminée sur un feu d’artifice européen. Cinq films mémorables ont illuminé cette dernière ligne droite, avant l’annonce d’un palmarès qui inquiète quelque peu, si les choix du jury ressemblent au cinéma de son président, le prétentieux et complaisamment misanthrope Ruben Östlund.

D’autant que figurent en compétition cette année de ces films imbus d’eux mêmes et prêts à toutes les ruses (on pense à ceux de Jonathan Glazer et de Jessica Hausner en particulier), bien propres à séduire le signataire de Sans filtre. Mais l’histoire n’est pas écrite, et on a vu par le passé des choix inattendus au palmarès, y compris (parfois) pour le meilleur.

En attendant, la 76e édition du festival, ou du moins sa compétition officielle, s’est terminée avec un lot de très belles nouveautés, toutes venues d’Europe de l’Ouest (alors que la Quinzaine s’achevait, elle, avec le doux-amer De nos jours de Hong Sang-soo, attendu sur les écrans français le 19 juillet).

Un étrange effet de calendrier aura réuni en trois jours les trois meilleurs cinéastes italien·nes vivant·es, appartenant à trois générations successives : Marco Bellocchio, Nanni Moretti et Alice Rohrwacher. Pas question ici de les mettre en concurrence les un·es avec les autres, mais au contraire de saluer ensemble cette belle fécondité au long cours.

Les derniers jours du la compétition officielle auront aussi permis de découvrir trois autres titres mémorables, signés du Français Trần Anh Hùng, du Britannique Ken Loach et de l’Allemand Wim Wenders. Comme évoqué ici-même en début de festival, il n’y a nulle raison de se plaindre de ce que la plupart d’entre eux aient déjà été fréquemment invités sur la Croisette, du moment que leurs nouveaux films sont des réussites. Ce qui est le cas.

Un magnifique triplé italien

Il faudra revenir sur chacun de ces trois films lors de leurs sorties, mais nulle raison d’attendre pour saluer les joies qu’ils ont procuré lors de leur découverte sur la Croisette. Joies de spectateur, qui n’exclut ni la tristesse ni l’inquiétude quant à ce que chacun évoque.

Le Pape Pie IX (Paolo Pierobon) et son trophée, le petit Edgardo, dans L’Enlèvement. | Ad Vitam

L’Enlèvement de Marco Bellocchio est un nouveau et important chapitre de l’œuvre désormais imposante de Marco Bellocchio –on ne parle pas tant ici de ses trente longs métrages depuis Les Poings dans les poches en 1965, que d’un ensemble de films, depuis La Nourrice en 1999, sur les imaginaires du pouvoir en Italie, imaginaires dont le fascisme est une donnée majeure, mais qui trouve d’autres traductions, comme en a aussi témoigné l’an dernier l’immense Esterno Notte.

L’Enlèvement est un film historique, qui a pourtant trouvé d’étranges échos contemporains à Cannes, où fut projeté à plusieurs reprises en avant-programme un court métrage évoquant l’actuelle opération de vols d’enfants ukrainiens menée à grande échelle par les sbires de Poutine.

Comment ne pas faire le rapprochement avec cet épisode qu’évoque le film, lorsque qu’au milieu du XIXe siècle l’Église apostolique et romaine entreprit sous la direction du pape d’alors, Pie IX, de voler des enfants juifs pour les convertir et leur laver le cerveau.

Le nouveau film retrouve cette forme opératique, qui affectionne de grandes envolées lyriques et des effets de contrastes puissants dans un univers visuel très sombre qu’ a souvent travaillé le cinéaste. Mais l’opéra n’est-il la forme artistique même en phase avec cette époque en Italie?

L’Enlèvement déconstruit les processus d’adhésion, d’appartenance, de multiples allégeances sentimentales, religieuses, culturelles, politiques, familiales… Aux côtés du jeune Edgardo Mortara, dont le sort devint à l’époque le symbole de ces épisodes sinistres, le film met à jour un écheveau de folies mêlées, folies qui ne se limitent assurément pas à la seule période historique décrite –ni d’ailleurs à l’Italie, même s’il s’agit en grande partie de décrire un processus lié à cette nation, au moment même où elle se constituait comme telle.

Vers un avenir radieux de Nanni Moretti est une très singulière proposition politique, centrée sur une unique question: que faire après une défaite totale –défaite historique et collective de construction d’une société plus juste et plus généreuse, projet qui aura été l’horizon du communisme européen et notamment italien, défaite personnelle (vieillissement malheureux, couple qui se détruit, difficulté à faire son travail)– tout en conservant une forme d’espoir et de fierté? Parce que ne pas le faire serait, éthiquement, humainement, cinématographiquement, une indignité absolue.

Nanni filmé par Moretti dans Vers un avenir radieux, ou la défaite en chantant. | Le Pacte

La réponse, ce sera ce brillantissime assemblage de sketches burlesques, mélodramatiques, didactiques, chantés, dansés, colorés, auto-ironiques, dont Moretti est la figure centrale, dans le rôle de Moretti essayant de réaliser un film sur les réactions, dans un quartier populaire de Rome acquis au Parti communiste italien, au soulèvement hongrois contre le stalinisme en 1956 et sa féroce répression par les chars russes (suivez son regard…).

Toutes les saynètes n’ont pas la même énergie, et on ne sait trop ce que tout cela évoquera à une personne née après la chute du Mur, voire après celle des tours de Manhattan. Il reste un précieux alliage de lucidité, de désir de filmer, et d’immense affection pour celles et ceux, au-delà des erreurs et des aveuglements, qui ont dédié une part décisive de leur existence à tenter de rendre le monde meilleur.

La Chimère d’Alice Rohrwacher est lui aussi situé dans le passé, un passé moins lointain, juste à la fin du XXe siècle. La benjamine de la dreamteam azzurra y fait surgir comme des apparitions une étrange figure de rêveur anglais dans la campagne toscane, et une bande de pilleurs de tombes étrusques.

Entreront en scène, en sortiront, y reviendront une vieille diva affligée d’une escouade de filles odieuses, une apprentie cantatrice nommée Italia qui cache ses enfants de différents pères sous son lit, une glaciale trafiquante d’antiquités, une femme aimée qui semble ne se trouver plus que dans les songes, ou les mythes.

Josh O’Connor et Carol Duarte dans La Chimère. | Ad Vitam

Qui entre ici ferait mieux de renoncer à tout rationalisme et toutes exigences d’enchainement logique des causes et des effets. Radicalisant encore l’approche qui a fait de Corpo celeste, Les Merveilles et Heureux comme Lazzaro les précédents jalons d’une des plus passionnantes propositions de cinéma advenues depuis le début des années 2010, La Chimère est comme un puzzle dont les pièces seraient délibérément disjointes.

Nulle maladresse dans ces discontinuités, mais la paisible certitude que l’essentiel s’active ailleurs, entre les scènes, entre les situations, et dans les échos étranges, émouvants, comiques, mystérieux qu’elles suscitent.

Wenders et Loach, deux vétérans à leur meilleur

Perfect Days de Wim Wenders est une sorte de bonheur d’autant plus inattendu qu’il y a longtemps que le réalisateur d’Alice dans les villes et des Ailes du désir ne s’était montré aussi convaincant, en tout cas avec un film de fiction. Quelques jours après la découverte du beau documentaire Anselm sur la Croisette, voici un conte contemporain d’une très belle tenue, juste, émouvant et drôle.

Hirayama (Koji Yakusho) en compagnie de sa nièce à qui il montre comment aimer les arbres. | Haut et court

Un plan filmé comme par Ozu (dont Wenders avait si bien évoqué le parcours dans Tokyo-ga) a montré cet homme nommé Hirayama s’éveiller et se préparer à partir au travail, au volant de sa camionnette professionnelle, revêtu de sa combinaison The Tokyo Toilet.

Ajoutons sans attendre qu’alors qu’il parcourt les rues de la capitale japonaise en chemin vers ses lieux de labeur quotidien, la présence sur la bande son d’Eric Burdon and the Animals interprétant leur version historique de «The House of the Rising Sun» est à soi seul d’une parfaite élégance.

L’élégance est un des mots qui définit le mieux le comportement du taciturne Hirayama, et cela d’autant mieux que son travail consiste à nettoyer les WC publics de la capitale, tâche dont il s’acquitte avec un soin méticuleux. Dans chacun de ses gestes, aussi peu considéré le travail qu’il effectue, il manifeste une attention, une précision, une efficacité, qui sont manière de prendre soin d’un espace public utile à toutes et tous, et donc aussi des gens qui en seront les usagers.

La première demi-heure du film accompagne la journée de Hirayama, du lever au couché, et aux rêves qui s’en suivent. Un moment privilégié de cette journée se situe dans le jardin d’un temple, où l’homme photographie rituellement les jeux du soleil dans les feuilles d’un arbre qu’il sera ensuite amené à appeler son ami. (…)

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L’épopée «Bandits à Orgosolo» et la fresque «Les Travaux et les Jours», aux franges du documentaire

Michele (Michele Cossu), berger acculé à l’illégalité par l’injustice.

Le film de Vittorio De Seta en Sardaigne et celui d’Anders Edström et C.W. Winter au Japon sont deux œuvres hors norme, deux expériences de cinéma romanesques et poétiques à partir d’une approche documentaire à la fois revendiquée et remise en jeu.

Bandits à Orgosolo, somptueusement restauré, accompagne un berger traqué par la police dans les montagnes de Sardaigne à la suite d’une erreur judiciaire.

Vittorio De Seta, qui avait tourné deux courts-métrages documentaires dans cette communauté pastorale, joue simultanément du réalisme des lieux, des comportements d’interprètes non professionnels dont l’existence ressemble à celle des personnages, et d’une tension dramatique intense.

La longue pérégrination du berger Michele, accompagné de son petit frère et de son troupeau, est une sorte d’odyssée désespérée, magnifiée par l’image en noir et blanc, les paysages d’une âpreté mythologique, l’attention aux lumières et aux ombres, aux frémissements des regards humains, à la présence des animaux et des plantes, des roches et des nuages.

Porté par ce souffle épique, Bandits à Orgosolo, sacré meilleur premier film au Festival de Venise 1961 avant de disparaître des écrans et des mémoires, est tout aussi impressionnant et émouvant dans les scènes situées au village, par l’intensité de ce qui circule d’affection, de peur, de haine, de désir, de révolte et de violence entre ses protagonistes.

Héritier direct mais inventif du néoréalisme italien de l’après-guerre, De Seta (qui est aussi le caméraman de son film) observe avec la même empathie les visages, les mains au travail, le vol d’un oiseau de proie, la hiérarchie brutale y compris parmi les pauvres, que matérialise ici un escalier, là un mur de pierres sèches.

L’accès à cette merveille advient alors qu’on a commencé à redécouvrir l’œuvre considérable de ce cinéaste, grâce à la résurrection en 2019 de son grand film consacré à la vie d’une école et d’une banlieue de Rome Diario di un maestro («Journal d’un maître d’école»), à la suite du travail remarquable (livre de Federico Rossin et DVD) des éditions de l’Arachnéen.

L’improbable hospitalité de «Les Travaux et les Jours»

Les Travaux et les Jours est une fresque de huit heures en cinq chapitres organisés en trois parties: chapitres 1 et 2 (3h33), chapitre 3 (2h10) et chapitres 4 et 5 (2h28). C’est un film tourné au Japon par un photographe né en Suède et un réalisateur né en Californie. C’est une fiction qui a toutes les apparences d’un documentaire. Il raconte cinq saisons successives dans la vie d’une paysanne de la région de Kyoto, nommée Tayoko Shiojiri.

Projet singulier, donc, expérience inhabituelle assurément, c’est pour qui s’y essaiera un immense, un extraordinaire cadeau.

Pourtant, il ne va rien arriver d’extraordinaire dans Les Travaux et les Jours. Et dès lors tout, absolument tout devient extraordinaire: les travaux agricoles de la femme, son rapport à son mari récemment disparu, ses regrets de n’avoir pas vécu selon ses rêves de jeunesse, les repas et beuveries avec les voisins et amis.

Le soleil quand il fait beau et la neige quand il neige. Les plantes qui poussent, les gens à l’arrêt de bus près de la maison, les rituels de deuil, les activités ménagères.

Vous qui me lisez, vous ne me croyez pas, et c’est normal, puisque c’est incroyable. Mais c’est vrai.

À quoi cela tient-il? On pourrait dire (et cela ferait le lien avec la source néoréaliste du film de De Seta) qu’il s’agit d’une immense démonstration de ce principe que tout, absolument tout dans le monde où nous vivons peut être passionnant, bouleversant, amusant et mystérieux à condition de savoir le filmer. Et qu’assurément les deux signataires du film accomplissent cela. (…)

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Cannes, jour 3: fulgurante plongée dans le labyrinthe des années de plomb

Aldo Moro (Fabrizio Gifuni), ancien président du Conseil italien enlevé par les Brigades rouges, mais pas seulement.

Présenté comme une série, «Esterno Notte», de Marco Bellocchio, est un immense film sur les multiples formes de la folie en politique, déployant les ramifications de l’affaire Aldo Moro.

Commençons par un peu de cuisine cannoise. De la confusion engendrée par l’annulation du festival en 2020, puis par le déplacement au mois de juillet de l’édition suivante était née, l’an dernier, une nouvelle section officielle, dite Cannes Première. Elle venait s’ajouter, au sein de la sélection officielle, à celles de la compétition, d’Un certain regard, du hors compétition et de ses ramifications (Séances spéciales, Cinéma de la plage).

Désormais, Un certain regard est principalement dévolu aux premiers films, ce qui est en soi une fort bonne chose, et aide le sélectionneur à échapper davantage au récurrent –et largement injuste– reproche d’inviter toujours les mêmes «habitués de la Croisette».

L’ajout de Cannes Première augmente encore le nombre total de films en sélections officielles, soixante-dix longs-métrages au total cette année. Ce qui a, pour Thierry Frémaux, le double avantage de laisser moins de films à ses petits camarades (les programmateurs des autres sélections de Cannes, Quinzaine et Semaine de la critique surtout, et ceux des autres grands festivals) et de se fâcher avec moins de professionnels avides de présenter leurs produits dans cette prestigieuse vitrine.

La contrepartie de cette inflation étant que plus de titres risquent de passer inaperçus, et que –détail qu’on se permettra de ne pas trouver anodin– cela complique la tâche de qui essaie, comme l’auteur de ces lignes, de couvrir l’ensemble du festival.

Éloge de la controverse

Mais à regarder les huit titres figurant dans la section Cannes Première, il apparaît que cette nouvelle section a encore une autre fonction: elle sert de sas d’entrée à la sélection officielle pour des objets au statut ambigu et qui a fait polémique, en l’occurrence des séries télé. Cela vaut essentiellement cette année pour les réalisations de deux grands cinéastes, Marco Bellocchio avec Esterno Notte et Olivier Assayas avec Irma Vep.

Le sujet suscite de multiples polémiques et il est sain qu’en France, tout au moins, ces polémiques aient lieu, que les débats et l’exposition des raisons des uns et des autres, de plus ou moins bonne foi, puissent s’afficher et se confronter.

La définition exacte de ce qui peut ou ne peut pas être présenté à Cannes reste en cours d’établissement. Dans un récent entretien accordé au Film français le patron du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), Dominique Boutonnat, plaidait pour que les productions définies comme des séries puissent être montrées, mais pas récompensées –les confiner à la section, officielle mais non compétitive. Cannes Première répond à ce souhait.

Rappelons au passage qu’il est question ici de ce qu’on nomme «série», et pas de films de cinéma produits par les plateformes et cherchant à ce titre à échapper à la réglementation, ce qui est une autre affaire.

La question est donc toujours sur le tapis. Elle a besoin d’encore un peu de temps, et c’est plutôt tant mieux. Mais en attendant… En attendant, on a découvert une étrange et impressionnante merveille, et ce sont les cinq heures de la série Esterno Notte de Bellocchio.

L’affaire Aldo Moro ou les noirs abîmes de la politique

Juridiquement, pas de débat: il s’agit d’une série produite par la RAI avec le soutien d’Arte, composée de six épisodes. Oui, mais moi qui suis resté scotché à mon fauteuil de cinéma devant un grand écran pendant cinq heures (plus vingt minutes d’entractes), je peux vous dire en conscience que c’est assurément un film de cinéma, et même un assez exceptionnel film de cinéma. (…)

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Le grand poème en abîme d’«Il Buco»

Autour du gouffre, des vivants qui n’habitent pas le monde de la même façon.

Le nouveau film de Michelangelo Frammartino reconstitue une spectaculaire exploration souterraine pour mieux rendre sensible ce qui est partagé à la surface de la terre, et ce qui ne l’est pas.

Ils sont arrivés du nord. Ils ont dormi au village, hébergés au presbytère. Ils sont jeunes, joyeux, décidés, animés par un grand projet.

Le village ne les a presque pas vus. Le village regardait la télé dont c’était alors, surtout dans le sud de l’Italie, les débuts. Il n’y avait qu’un poste pour tous, que le cafetier a installé sur la place en face de sa terrasse.

Quand ceux du nord ont repris leur camion pour monter dans les hauteurs, le vieux berger, ou plutôt bouvier, qui vit là-haut avec ses bêtes les a observés déballer leurs appareils et leurs tentes, monter leur campement, à proximité du grand trou. Il n’est pas venu les saluer, et eux ne l’ont peut-être même pas vu.

Comme chaque jour depuis la nuit des temps, les vaches et les bouvillons paissent en jetant un regard insondable à ce gouffre qui s’ouvre au milieu du plateau d’herbage qui les nourrit.

C’est pour ce trou, qu’on appelle l’abîme du Bifurto, dans la montagne calabraise, que sont venus ces jeunes gens énergiques et munis d’appareils techniques. C’est lui que désigne le titre du film, buco voulant dire «gouffre». Mais le Bifurto n’est pas le seul gouffre à s’ouvrir.

Les arrivants sont des spéléologues, à la fois chercheurs et sportifs, explorateurs de la cavité alors la plus profonde connue en Europe. Ils s’organisent, ils descendent. Le vieux à flanc de colline ne bouge pas. Il est malade.

Deux mondes, le même monde

Le nouveau film de ce cinéaste passionnant qu’est d’ores et déjà Michelangelo Frammartino, repéré grâce aux deux premiers, Il Dono et Le Quatro Volte, se déploie ainsi, dans ce qui est vécu par tous comme deux mondes différents, et qui est pourtant le même monde.

Le film est la reconstitution précise d’un exploit spéléologique accomplie par une équipe venue de Turin en août 1961. C’est aussi bien un commentaire des récentes élections présidentielles en France, et une des plus belles mises en forme par le cinéma des crises complexes que décrit et qu’essaie d’affronter ce qu’on nomme l’écologie.

Dans les entrailles de la terre, une quête et une conquête. | Les Films du Losange

Il Buco accompagne pas à pas l’expédition dans les boyaux et les cavernes qui s’enfoncent jusqu’à 685 mètres sous terre. Images impressionnantes de beauté, présence intense de la roche, de l’eau, de l’ombre, puissance d’exploration du faisceau lumineux du casque, qui est aussi bien le regard même de la caméra.

À la télévision, les villageois regardaient un reportage sur la construction à Milan de ce qui a été à ce moment la plus haute tour d’Europe, la Torre Pirelli. Verticalité du progrès, vers le haut des constructions modernistes, vers le bas des explorations de ce qu’il reste encore à l’humain à découvrir comme territoires, notamment dans la croûte terrestre. (…)

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Une spéléologie politique des regards – sur Il Buco de Michelangelo Frammartin

Une équipe de spéléologues s’enfonce dans une grotte calabraise, mettant au jour à la fois l’immensité et l’exiguïté des profondeurs de la terre. Dans son film Il Buco, Michelangelo Frammartino multiplie les regards : c’est par ce même orifice que la montagne regarde le monde, contemplant à la surface, tout aussi béants, un gouffre social et un gouffre avec le non-humain.

Il faut se méfier de la géométrie, et de ses repères simples. Ce pourrait être le message, bien moins anodin qu’il n’y paraît, du troisième long métrage du cinéaste de Il Dono et de Le Quattro Volte. Le haut et le bas, le proche et le lointain, les parallèles et les sécantes ne disent pas la vérité du monde. Il Buco, qui semble si paisible, est un film d’une grande violence : la violence de ce qui entre en contact, et surtout de ce qui n’entre pas en contact, en se trouvant pourtant dans un même lieu et dans un même temps. Cette violence intérieure ne se rend sensible que très progressivement, tandis que se déploient sous nos yeux deux scènes l’une et l’autre en apparence si calmes, et filmées si sereinement.

D’abord, comme pour partir d’un point d’où tout pourrait être perçu, la caméra au fond d’une grotte regardait le jour se lever, le ciel prendre sa couleur. Deux vaches sont venues observer le trou, peut-être nous saluer. Bonjour, tout est calme. Dans les montagnes de Calabre, un vieux paysan surveille son troupeau de bovins. À proximité de sa cabane d’estive, un groupe de jeunes urbains installe un campement. On les a vus arriver en camion militaire, bardés d’un important équipement, ils ont traversé un village, bivouaqué au presbytère, sans que la population leur prête grande attention. Celle-ci est davantage occupée à regarder l’unique poste de télévision, en noir et blanc, de la localité, où il est question d’un événement extraordinaire : la construction du plus grand immeuble d’Italie, la Torre Pirelli à Milan, turgescent symbole du miracle économique italien du début des années 1960. Comme le disait déjà le beau film de Yervant Gianikian et Angela Ricci-Luchi, « sur les cimes tout est calme ». Pourtant il y a une guerre en cours – ou plusieurs.

Il y a bien ici de la part de Frammartino l’hypothèse du regard de la roche elle-même, de la montagne regardant le monde.

Calmement, donc, dans un film qui porte à un nouveau degré de puissance suggestive ce qui définit son cinéma, Michelangelo Frammartino n’énonce rien mais laisse affleurer les composantes multiples, hétérogènes, porteuses de dynamiques et de lourdeurs différentes, dans certains cas inconciliables, de groupes humains, d’état des pratiques et des comportements. Tous ces éléments sont inscrits dans un monde qui se compose, aussi, de montagnes, d’animaux, de météores, de techniques de construction, de procédés de diffusion des images et des sons.

Lorsque le groupe de jeunes gens, principalement mais pas uniquement des hommes, entreprendra ce qu’il est venu faire dans cette partie du Sud des Apennins, descendre au fond d’un gouffre (d’un buco en italien), ils enverront pour éclairer l’abyme obscur au-dessous d’eux des pages enflammées du grand magazine d’information Epoca. L’époque brûle et illumine en effet, Kennedy vient de devenir président des États-Unis, Gagarine vient de réaliser le premier vol spatial habité.

Donc, le 5 août de cette année 1961, venus de Turin, des membres du Groupe spéléologique du Piémont s’installent aux abords du gouffre de Bifurto, sur le plateau de Polino en Calabre. L’exploration de Bifurto sera, à l’époque, la plus profonde exploration souterraine jamais accomplie en Europe. Le vieux berger, assis à flanc de colline, regarde son troupeau. Les bovins regardent les spéléologues. Les spéléologues regardent dans le trou. L’époque regarde la télé. Les médias regardent les ascensions, celles de nouveaux hommes politiques, de bâtiments vertigineux, de conquérants de l’espace.

Les spéléologues venus du Nord s’enfoncent dans les profondeurs de cette terre du Sud. On peut penser à un viol, on peut penser à ce qu’on appelle à présent la logique extractiviste, on peut y voir une métaphore minimale, et plus essentielle d’être minimale, de colonialisme – pas seulement de la partie riche et développée du pays faisant intrusion sans sa région la moins développée, mais de toute une idée de la façon d’habiter le monde. On peut aussi ne rien penser de tel, et simplement observer la splendeur visuelle et poétique de ces corps humains apprivoisant pas à pas la roche, la boue, l’obscurité, avec des moyens rudimentaires. Ils sont littéralement des hommes des cavernes, d’ailleurs dotés d’un équipement minimal et d’un accoutrement qui n’a rien de high-tech. Ils sont aussi, métaphoriquement, des artistes, et plus particulièrement des cinéastes.

Ce sont en effet des gens qui, grâce à un rayon de lumière qui émane de leur tête et de leur corps, explorent un monde obscur et inconnu, l’éclairent, lui donnent forme, y offrent la possibilité d’un parcours, d’un chemin qui est aussi du même mouvement une histoire en train de se raconter, tout en ayant affaire à la rude résistance des matériaux, de la température, de l’humidité. La lampe fixée sur le casque est certes un outil essentiel à la pratique de la spéléologie, elle devient la traduction très évidente de ce que fait, de ce que devrait faire une caméra de cinéma : rendre visible une réalité, en accord avec un regard.

Il est temps de mentionner ici le double exploit accompli non par les spéléologues de 1961 (avant même d’en avoir confirmation par le dossier de presse ou une recherche sur Internet, il est certain en regardant le film que celui-ci se réfère à des événements ayant bien eu lieu, à cet endroit-là et à l’époque mentionnée) mais par l’ensemble de l’équipe du film. C’est vrai de ceux, spéléologues avant de devenir acteurs, qui apparaissent devant la caméra, mais aussi de ceux qui se trouvaient derrière, y compris le metteur en scène. Il est en particulier temps de mentionner le travail exceptionnel de l’image sous la direction du grand chef opérateur Renato Berta, qui a travaillé aux côtés de Godard, de Rivette, de Rohmer, de Resnais, d’Oliveira, des Straub, de Téchiné, de Garrel, de Gitai… Mais également le travail du son, d’une extrême finesse, et qui contribue à construire la sensation d’un espace à la fois immense, la croûte terrestre, et confiné, les étroits boyaux dans lesquels progressent les membres de l’expédition.

Ceux-ci ne sont pas seulement des aventuriers relevant un défi extrême, ils sont là pour décrire, pour rendre visible au monde cet espace jusque-là inexploré. Inséparable de la descente dans les tréfonds est la constitution de sa représentation, grâce à des mesures, à des photos et surtout ce long graphique qui, selon les règles du dessin scientifique mais qui est aussi d’une impressionnante beauté, « raconte » la configuration exacte de cette faille qui s’enfonce à plus de 700 mètres sous terre.

Il y a ainsi deux images. Il y a celle qui a été filmée, partagée entre obscurité totale et présence massive, à la fois splendide et oppressante, de la roche au sein de laquelle descendent ensemble, forcément ensemble, les spéléologues et les cinéastes. Et, entièrement différente même si concernant le même lieu, il y a celle qui est dessinée, à la plume, avec une délicatesse précise, par le géologue en charge de la cartographie une fois remonté à la surface. L’écart entre ces deux images est l’une des lignes de tension qui donnent au film son architecture intérieure, sa vibration. C’est loin d’être la seule.

Le dessin de la grotte par le géologue occupe les dernières images du film. Ces dernières images font ainsi pendant aux toutes premières, qui deviennent alors plus clairement la vision d’un « regard » très singulier, celui qui a ouvert Il Buco : l’orifice du gouffre tourné vers le ciel du plan d’ouverture avait plus ou moins la forme d’un œil, et il y a bien ici de la part de Frammartino l’hypothèse du regard de la roche elle-même, de la montagne regardant le monde. En quoi le cinéaste poursuit sa passionnante quête interrogeant l’anthropocentrisme du point de vue, en allant plus loin encore que dans Le Quattro Volte qui faisait place à un regard animal (celui des chèvres) et son installation vidéo Alberi en 2013, explorant les hypothèses d’un regard végétal. (…)

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«Sous le ciel de Koutaïssi», «La Légende du roi crabe», «Les Poings desserrés»: il était trois fois – ou bien plus

Une musique secrète, un soufle ludique et magique. Ani Karseladze dans Sous le ciel de Koutaïssi.

Venus du sud et de l’est de l’Europe, trois films parmi les sorties de ce mercredi 23 février mobilisent chacun à sa façon les ressources du conte, nous emmenant sur des chemins aussi singuliers que passionnants.

«Sous le ciel de Koutaïssi» d’Alexandre Koberidze

Que ça fait du bien! Du bien? Il existe désormais une catégorie publicitaire, le «feel good movie», promesse de se détendre et de se distraire sans risquer d’avoir à subir ces punitions: s’étonner, réfléchir, découvrir. Ce sont des films qui garantissent qu’absolument tout se passera comme prévu, comme déjà connu, balisé, digéré par le conformisme et les préjugés dominants. Sous le ciel de Koutaïssi est exactement le contraire.

Le deuxième long-métrage du jeune réalisateur géorgien est un film qui ne cesse de réjouir, surprendre, faire sourire, faire en rêver, alors que rien, absolument rien ne s’y passe de manière prévisible –y compris sa chute, inattendue parce que jouant soudainement à être conforme au principe de tout conte qui se respecte.

C’est qu’il ne s’agit pas ici de faire le malin avec des transgressions exhibées comme des oriflammes et des provocations bariolées. Il est plutôt question, pas à pas, sourire après sourire, attention à un détail après attention à un autre détail, de se raconter une histoire pour le bonheur de raconter, et d’être destinataire d’une histoire.

Dans la ville géorgienne de Koutaïssi, donc, il y aura ainsi deux jeunes gens qui tomberont amoureux, des forces magiques maléfiques ou bénéfiques entièrement matérialisées dans les objets quotidiens, la Coupe du monde de foot, le tournage d’un film, des chiens tifosi en désaccord sur le meilleur endroit pour regarder les matchs, des enfants, un patron de bistrot philosophe, les rues et les parcs et les ponts sur la rivière et des glaces et de la bière.

Une vraie superproduction, donc, avec des effets spéciaux du tonnerre, dont l’un des plus spectaculaires consiste en une grande tablée de pâtisseries manifestement succulentes, inventées pour le seul plaisir de les montrer –et veut-on croire, pour le plaisir de les manger pour ceux qui ont fait le film.

Attention, plusieurs personnages importants figurent sur cette image. | Damned Films

Un tel film ne peut avoir été réalisé que dans un état de douce euphorie, qui illumine en particulier les visages et les corps de ses protagonistes, c’est-à-dire d’abord des quatre acteurs qui jouent les deux personnages principaux. Mais cela vaut aussi pour un ballon qui rebondit dans la cour, un livre qui tombe, les tourbillons du fleuve, un ado endormi, la lumière des phares sur du feuillage.

Affaire de regard, bien sûr, affaire de tempo aussi, de capacité à voir le déroulement du quotidien, dans sa banalité et ses micro-étrangetés, comme une sorte de ballet des êtres, vivants ou pas. En témoignent, notamment, quelques-unes des meilleures images de football jamais filmées.

Le cinéma muet, surtout burlesque, l’héritage de Jacques Tati, la mémoire des premiers films de Nanni Moretti et les influences d’un cinéma en mineur, parfois génialement en mineur venu de cette partie du monde, à commencer par celui d’Otar Iosseliani, alimentent comme mille ruisseaux cette manière de raconter, de montrer. Les deux voix off, celle du conteur et la musique, participent de cette opération de très simple et très puissante magie, qui distille un rare et authentique bienfait: le bonheur d’être au cinéma.

«La Légende du roi crabe» d’Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis

Également dans le registre du conte, mais sous une forme plus âpre, voici le, ou les récits de La Légende du roi crabe. Le ou les? Il y a cette histoire, que se racontent les uns les autres, et se chantent parfois les chasseurs, de nos jours, dans une auberge de campagne. Mais, située à la fin du XIXe siècle, l’histoire de Luciano est contée en deux parties, que rien d’autre que ce personnage commun ne relie.

Et les chasseurs-conteurs sont aussi des personnages d’une histoire, qui est peut-être celle que raconte vraiment le premier film de fiction d’un auteur à son tour dédoublé, Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis.

Il fut donc une fois dans un village du centre de l’Italie, il y a plus d’un siècle, un fils de médecin, original rebelle et grand buveur, qui trouva moyen de défier le noble local et de tomber amoureux d’une jeune femme qui ne lui était pas destinée, bien qu’elle soit tout à fait d’accord. (…)

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«Piccolo Corpo» fait des miracles

Agata (Celeste Cescutti) toute entière tendue vers son but.

Le premier film de Laura Samani conte l’odyssée fantastique d’une jeune paysanne et se révèle être une splendide aventure du regard et des émotions.

Ce sont deux inconnues. Deux jeunes femmes habitées d’une force intérieure impressionnante. Ce qu’est cette force restera innomé pour la première, Agata, paysanne du Frioul au début du XXe siècle, mais est très clair pour la seconde, Laura Samani, cinéaste italienne d’aujourd’hui. Cette force s’appelle le cinéma.

Le film s’ouvre par un cérémonial étrange, accompagnant Agata, qui s’apprête à accoucher, entourée d’autres femmes. Sur une plage hivernale, des femmes de pêcheurs misérables pratiquent un rituel mi-chrétien mi-païen. L’accouchement se passe mal, le bébé est mort. Pire, pour toutes et d’abord pour la jeune maman, il est mort sans avoir pu recevoir les sacrements: son âme est condamnée à errer éternellement dans les limbes.

Contre l’avis de son mari et du prêtre, les deux seules autorités alentours, Agata refuse. Un mot lâché par une des femmes, une bribe d’information livrée par un rebouteux, la convainquent que là-bas, loin dans les montagnes, se trouve un lieu qui sauve. Un monastère où s’accomplit le miracle d’un bref retour à la vie, le temps d’offrir à sa fille morte-née le passeport pour l’autre monde. Piccolo corpo est le récit de cette quête.

Deux fois un acte de foi, donc. Double aventure semée d’embûches, tant la possibilité de réaliser un film passionnant, impressionnant de beauté et emportant une totale adhésion, paraît aussi improbable que la capacité de son héroïne à accomplir son trajet et obtenir ce qu’elle cherche.

Le premier rituel, tourné vers un avenir à inventer, à conquérir. | Arizona Distribution

On ne dira pas ici ce qu’il advient in fine d’Agata et de son bébé, mais nulle raison de dissimuler qu’en tout cas, la quête de la réalisatrice, qui signe son premier long métrage, est une éclatante réussite.

L’amour et la croyance

Et si l’amour et la croyance sont les énergies qui portent la jeune femme en route par les chemins dangereux, les puits de mine obscurs, les frimas et les menaces qui la cernent, ce sont les mêmes puissances qui guident la composition de chaque plan, le rythme des séquences, l’usage des lumières et des sons.

Amour des visages regardés avec une sorte d’affection à la fois étonnée et confiante pour ses acteurs non professionnels, amour de sa langue, le frioulan et, au-delà de ce seul idiome, des multiples formes d’expression inscrites dans des histoires collectives, amour des paysages et des objets.

Croyance dans la capacité des ressources du cinéma de rendre simultanément crédible et magique ce récit d’un autre temps, d’un autre monde.

La violence des hommes, en particulier contre une jeune femme seule, la noirceur de la misère, l’âpreté des conditions de vie dans cette région italienne aux confins des Balkans multiplie les crises qui jalonnent le chemin d’Agata.

La traversée, à la fois très physique et habitée par un sens obscur, d’un monde hostile et magnifique. | Arizona Distribution

Mais la crise, le trouble, sont bien plus amples et profonds encore. Ils se trouvent dans l’alliage indéfaisable de la folie du projet qui motive cette odyssée, et de la sincérité absolue de celle qui s’y est lancée. (…)

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«Martin Eden», la légende du siècle

Martin Eden (Luca Marinelli), héros d’hier et de demain.

Le film de Pietro Marcello réinvente le grand livre de Jack London pour une traversée hallucinée et lucide d’un passé porteur des promesses, des menaces et des fantômes du présent.

On croyait avoir tout vu, en matière d’adaptations de livres à l’écran. Mais ça, on ne l’avait jamais vu. Ça, c’est-à-dire un film qui prend à bras-le-corps une grande œuvre de la littérature mondiale et change tout pour lui être admirablement fidèle.

Le livre s’appelle Martin Eden, le film aussi, et son héros également. Le grand roman de Jack London se passait à Oakland, en Californie; le grand film de Pietro Marcello se passe à Naples.

L’écrivain américain racontait une histoire du début d’un XXe siècle encore défini par le XIXe; le cinéaste italien raconte le XXe siècle tout entier, pour mieux comprendre le XXIe.

Et voici donc qu’à nouveau, Martin le marin bagarreur rencontre la jeune et belle jeune fille de la bonne société férue de littérature –Ruth est devenue Elena.

Il croisera le chemin du poète révolté qui sera son ami et son mentor, «ce mourant qui adore la vie dans ses moindres manifestations» qui, lui, se nomme toujours Brissenden.

Mais ce qui dans le livre était un orage de passions personnelles, précisément situé dans une époque et un lieu (quitte à donner des clés pour une vision spécifiquement américaine, sous les auspices ambigus de Herbert Spencer), devient dans le film un typhon aux dimensions du siècle –et d’un monde.

Matelot et figure mythique, dans les soutes de l’histoire. | Via Shellac

Pas de leçons à donner

Composant des scènes comme on tirerait des bords face au grand vent de l’histoire, comme on jetterait par brassées images et récits pour alimenter la grande chaudière d’un navire de haute mer, Pietro Marcello embarque sans ménagement personnages et public, événements réels et imaginaires.

Son film suivra bien le parcours narratif que London avait imaginé pour son personnage: l’apprentissage de la haute culture et le vertige amoureux par-delà les différences de classe, la rencontre avec le poète désespéré, la réussite littéraire et l’effondrement intérieur de l’ancien marin. Mais ce qu’il en fait est bien autre chose qu’une transposition.

Les étapes du chemin de Martin, ce sont ici des situations, des imageries, des mots que nous connaissons.

Ce sont les grands repères d’une épopée sinistre et flamboyante, où passent les formules et les gestes des grandes luttes ouvrières et les fascinations du fascisme. Ce sont les guerres et les défaites, les espoirs trahis et les arrangements avec l’ordre des choses, les heurs et malheurs de l’action collective et l’affirmation de l’individu comme valeur suprême.

C’est la puissance et la gloire, les miroirs aux alouettes médiatiques, les embardées technologiques, l’épique et fatale symphonie du progrès. Marcello et son Martin Eden n’ont aucune leçon à donner, ils ont un âge de l’humanité à évoquer.

Avec sa silhouette de statue romaine, Eden est bien un héros, au sens d’une figure qui concentre à l’extrême des traits de caractère, mais sûrement pas un modèle.

Personnage aux multiples facettes, Martin Eden incarne notamment la promesse et les illusions de l’ascension sociale par la culture. | Via Shellac

Sans quitter d’une semelle son gaillard de matelot devenu écrivain à succès, le cinéaste pave son chemin d’archives, de citations, de souvenirs. C’est Naples, c’est l’Italie, c’est l’Europe, c’est l’Occident. (…)

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