Cannes jour 7: quatre regards très différents sur les crises actuelles

Au Kurdistan contre Daech, en Syrie lors du début du soulèvement populaire, dans l’Amérique des suprémacistes blancs et de Donald Trump, plusieurs films cannois mettent en jeu par la fiction des zones de conflits contemporains.

Photo: Manal Issa dans Mon tissu préféré de Gaya Jiji

À mi-parcours de cette 71e édition du Festival, il est possible de porter un regard un peu plus global sur la manifestation, au-delà des titres phares qui se sont, dans l’ensemble, avérés d’un très bon niveau cette année. On y trouve notamment un ensemble d’œuvres directement inspirées des enjeux les plus brûlants de l’actualité.

Bien-pensance pompière

Un seul film en compétition officielle a soulevé un rejet quasi-unanime, le laborieux et complaisant Les Filles du soleil, consacré à un bataillon de combattantes kurdes affrontant Daech en Irak. Un long-métrage appuyé sur deux causes qui ne font pas précisément débat, en tout cas à Cannes, la promotion féminine et la condamnation des horreurs commises par les tueurs de l’organisation État islamique.

Eva Husson, qui signe ici son deuxième film, est si convaincue d’avoir des choses à dire –en fait rien qu’on ne sache déjà– qu’elle ne se soucie à aucun moment de faire du cinéma.

Déjà signataire d’un teen-porn à prétention d’auteur assez pénible, Bang Gang, la réalisatrice signe cette fois une sorte de publicité d’une bien-pensance pompière, qui aura réussi à soulever la réprobation chez tous les festivaliers que l’on aura eu l’occasion de croiser.

Ce faux pas de la sélection officielle vient du moins rappeler que, aussi légitimes soient les proclamations dans le sillage de #MeToo dont le Festival se veut un puissant relais, cela ne saurait suffire dès qu’il s’agit de faire des films.

L’écheveau des émotions

Les Filles du soleil ne met que mieux en valeur, par contraste, la proposition audacieuse de la réalisatrice syrienne Gaya Jiji.

Soulèvement populaire et montée de la répression par les sbires de Bachar el-Assad, place des femmes dans une société toujours soumise aux traditions, les éléments de base sont très proches. Le résultat est aux antipodes.

Ne tenant rien pour acquis, faisant place à la complexité de ses personnages, à leurs désirs, à leurs contradictions, Gaya Jiji ne cède rien sur la réalité des enjeux politiques de la situation dont elle traite. (…)

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«Frost», en voyage vers la guerre

Fiction hallucinée et réaliste, le nouveau film de Sharunas Bartas accompagne un jeune couple à travers l’Ukraine en plein conflit armé.

Un garçon, une fille, un camion. Pourquoi ont-ils pris la route? Envie de bouger, envie d’être utiles, de rendre service à un copain. Et puis voir du pays, mettre à l’épreuve leur relation…

Rokas et Inga ont quitté Vilnius pour tout un tas de bonnes ou moins bonnes raisons, dans une brume de volontarisme, d’insouciance et d’impréparation. Ils ne sont ni des écervelés, ni des militants ou des baroudeurs aguerris. Ce sont de jeunes gens de l’Europe d’aujourd’hui.

Bande annonce du film.

De toute façon, l’Ukraine ce n’est pas si loin de la Lituanie. De toute façon, il n’y a pas de danger. De toute façon, ce sera forcément l’occasion de rencontres, d’une expérience sinon d’une aventure.

Alors ils roulent.

Bien sûr, cela ne va pas se passer si simplement que prévu –mais prévu par qui? Destinataire introuvable, intermédiaires louches, lieux de passage où se croisent des figures de diplomates, de journalistes, d’humanitaires, de trafiquants, bien loin des clichés.

Aléas de la relation amoureuse, aussi. Jeunes corps où frémit une vie qui ne sait où s’accomplir. Épuisement des mots et des codes.

Marianne (Vanessa Paradis), le regard d’un étrangère. | ©Rezo Films

Ce monde aux franges du fantastique est bien réel, c’est l’Ukraine après les violences de Maïdan, Maïdan dont Rokas avait passionnément suivi la révolte sur son ordinateur, Maïdan où se rend, le temps d’une digression nullement superflue, la photographe jouée par Vanessa Paradis. Très belle apparition, à nouveau aux confins du factuel et de l’artifice revendiqué.

La guerre, ici et maintenant

Et puis la guerre. La guerre ici et maintenant, sur le continent européen, dans les années 2010. La vraie, avec des tanks, des bombes, des soldats qui tirent, des ruines, des cadavres. La Crimée envahie par l’armée russe n’est pas une fantaisie de scénariste.

Pour Rokas et Inga, c’était un voyage, cela devient une dérive. C’était une mission, cela devient une fascination. (…)

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«Taste of Cement», reflet de la guerre dans un œil noir

Tour de force artistique et politique, le documentaire de Ziad Kalthoum rend sensible la terreur qui s’abat sur la Syrie en filmant certains de ses exilés, qui travaillent à la construction d’un immeuble à Beyrouth.

Un miroir tragique: dans les yeux des hommes se reflètent les images de la destruction de leurs maisons, de leurs familles, de leurs quartiers.

Ils sont syriens. Ils regardent, sur leurs téléphones portables ou à la télé, les images de l’écrasement de leur pays sous les bombes russes et iraniennes, le massacre de leur pays par les sbires du boucher Bachar el-Assad.

 

Ils ne sont pas en Syrie, qu’ils ont fuie pour échapper à la terreur et pour gagner de quoi faire vivre les leurs. Ils sont à Beyrouth. Ils sont plus d’un million de Syriens au Liban, parmi lesquels beaucoup de jeunes hommes employés dans le bâtiment.

Dans cette ville ravagée vingt ans plus tôt par une autre guerre civile, ils construisent les gratte-ciel d’un autre temps, d’un autre monde, qui est aussi le même: celui des peuples arabes, celui de notre planète.

Le ciment est ici et là-bas. Là-bas en nuages de poussière, à mesure que les maisons s’effondrent sous les explosions et les chenilles des chars, ici dans les bétonnières qui malaxent les matériaux de construction.

Eux qui n’ont pas le droit de sortir en ville et habitent sous le chantier, dans les fondations de la tour qu’ils bâtissent, sont couverts de ciment. Le ciment qu’ils travaillent, le ciment de la terreur dont ils suivent chaque soir l’avancée sinistre, aux informations ou sur les vidéos postées par leurs proches.

Ainsi The Taste of Cement se déploie dans cet écart, dans cette mise en abyme entre construction et destruction, passé et présent, guerre et travail –et aussi entre images magnifiques tournées par Ziad Kalthoum et vidéos pourries sur YouTube et Al Jazeera.

Un tel dispositif pourrait être abstrait et rester une simple construction théorique. Il est formidablement incarné par la manière qu’a le cinéaste de filmer les hommes, au travail ou au repos. Il est rendu concret par la présence intense des matériaux, des outils, des gestes, des bruits: chorégraphie dangereuse et rêveuse, entre ciel et terre du Liban, entre terre libanaise et terre de Syrie. (…)

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«Une famille syrienne»: vivre, quand même

Le huis clos mis en scène par Philippe Van Leeuw rend sensible quelque chose de l’expérience du quotidien au milieu d’une guerre sans fin.

Ça tire dans tous les sens. Ça explose. Les hélicos, les snipers. C’est dehors, juste là. Dans l’appartement aussi, la guerre est constamment présente.

L’appartement est un refuge, et une prison. La famille n’en sortira pas, La Famille syrienne, le film, non plus.

Cela se passe aujourd’hui, hier, et chaque jour depuis six années, dans les villes de Syrie. Cela se passe partout où fait rage la guerre, cette guerre-là, celle qui se déchaine non pas sur des champs de bataille mais dans les maisons, les rues, les quartiers.

Le titre, et plus encore le titre original, Insyriated (quelque chose comme «ensyrié», néologisme qui pourrait désigner une maladie dont on est infecté, un état subi et inexorable), confirme le lieu réel, la Syrie martyre, en ce moment même.

Pourtant, ce que montre le film pourrait être, en grande partie, ce que furent il n’y pas si longtemps Sarajevo ou Beyrouth. Une forme d’horreur très particulière.  

Une famille particulière, aussi, et elle aussi produit de la guerre. (…)

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«Lettres de la guerre», rêve d’amour et de mort en Afrique

Du livre d’Antonio Lobo Antunes composé de ses lettres à sa femme pendant qu’il était médecin militaire en Angola, le film fait un songe obsédant et sensuel, saturé par la folie de la guerre, le désir amoureux, l’angoisse de la solitude et la passion d’écrire.

Il écrit: «J’aime tout de toi, mais je ne te dirai pourquoi que lorsque tu me le diras». La lettre date du 12 avril 1971, exactement 46 ans avant la sortie du film en France.

Elle est postée de Chiumi, poste de l’armée portugaise en Angola. Celle à qui elle est destinée s’appelle Maria José Lobo Antunes. Celui qui a écrit cette lettre, comme des centaines d’autres pratiquement une par jour pendant deux ans, est son mari, jeune médecin militaire expédié par une dictature exsangue pour défendre un empire colonial moribond.

 
 

 

Lettres de la guerre était un livre extraordinaire. C’est désormais un film en tous points digne du livre qui l’a inspiré.

Composé uniquement des lettres envoyées par Lobo Antunes à son épouse, l’ouvrage publié dans sa traduction française (Carlos Batista) chez Christian Bourgois est d’une puissance troublante par sa capacité à porter à température de fusion plusieurs enjeux.

Il s’agit en effet à la fois d’une correspondance amoureuse d’une grande sensualité, d’une chronique d’une guerre coloniale atroce, du récit initiatique d’un écrivain en train de se découvrir comme tel, et d’une méditation au contact d’une nature sans commune mesure avec l’échelle humaine.

Il y avait bien des raisons de croire le livre de Lobo Antunes impossible à transposer au cinéma. Avec modestie et élégance, Ivo Ferreira se joue de tous les obstacles, trouve les réponses aux innombrables défis.

Margarida Vila-Nova | Crédit photo: O SOM E A FÚRIA

C’est elle, la femme, qui lit ce qu’on le voit écrire. Le noir et blanc, au-delà de sa splendeur plastique, tient constamment en tension l’aspect documentaire, comme sorti d’impossibles actualités d’époque, et la stylisation qui fait de situations souvent ordinaires des visions chargées de sens et d’émotion, parfois des hallucinations réalistes.

La voix off de la femme devient la matière même de l’absence. Les mots de l’homme tissent l’attente et le désir charnel, le doute face au roman qui ne s’écrit pas et l’horreur et l’ennui et l’imbécillité de la guerre.

Les images n’illustrent pas. Elles nourrissent et répondent, décalent et amplifient. (…)

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Puissants et mystérieux échos dans « La Vallée »

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La Vallée de Ghassan Salhab, avec Carlos Chahine, Carole Abdoud, Fadi Adi Samra, Mounzer Balbaki, Yumna Marwan. Durée : 2h14. Sortie le 23 mars 2016.

Qui est cet homme, seul, en chemise blanche ensanglantée sur une route de montagne ? Qui sont ces gens qu’il aide et qui le recueillent ? Que se passe-t-il dans cette grande maison isolée, où passent des armes, et des instruments de chimie ? Ce grand type surgi de nulle part est-il vraiment amnésique comme il l’affirme ? Est-ce un voyageur égaré, un flic en mission, un ange ? Les cinq autres seront-ils ses protecteurs, ses geôliers, ses meurtriers, ses victimes, ses amis ou amants ?

Seule certitude, cette histoire se passe au Liban. C’est à dire qu’elle se passe dans un lieu déjà saturé de menaces, de divisions, des mémoires occultées, de sang versé, de trafics, de secrets, de cohabitations forcées, dangereuses, nécessaires, à la fois vitales et mortelles.

La grande maison dans la Bekaa n’est pas une métaphore du Liban, et le récit de La Vallée ne sera pas la transposition sous forme de huis clos fictionnel de la situation dans le pays, ni dans la région. C’est bien plus et bien mieux.

Une aventure, un mystère, zébré d’humour tendu, de violence prête à éclater, de pulsions entre des corps, de frictions entre des mots. Chorégraphie de désirs et de phobies aussi bien que film noir aux échos de film d’espionnage, réminiscences d’Hitchcock (Les Enchainés) et de Tarkovski (Le Sacrifice) en cette terre du Moyen Orient où la menace d’une guerre totale reste une hypothèse terriblement vraisemblable.

Situé dans un contexte géopolitique et un temps très actuels, configuré par les codes du cinéma de genre, film d’action et film noir, La Vallée se déploie également comme une légende, un conte mythologique, où des puissances obscures et des malédictions immémoriales dominent le sort d’une sorte d’arche partagée par de multiples espèces. Bien réels et convoquant une sorte de savoir magique, les animaux donnent une dimension plus ample à ce monde peuplé d’éprouvettes et de révolvers, de caresses et de liens, de passages d’avions menaçants et d’humains appartenant à des communautés différentes et volontiers antagonistes. Jusqu’au déluge meurtrier, et pas du tout symbolique, qui envahit la fin du film.

Le sixième long métrage de Ghassan Salhab, cinéaste connu aussi pour bien d’autres réalisations de formats et de types variés, joue ainsi sur de multiples niveaux. L’auteur de Beyrouth Fantôme invente pas à pas, plan à plan, une manière de faire résonner les éléments romanesques avec les échos politiques ou mythiques, des formes de glissements dans l’image, entre images et sons, au montage aussi, qui font de La Vallée un film étonnamment vivant. Vivant au sens d’un être dont on suivrait le développement organique, malgré ou plutôt grâce aussi aux zones d’ombres, aux bifurcations, aux tressage de composants hétérogènes.

Reflets et surimpressions, images envahies d’ombre ou de trop de lumière, dessins et tatouages, gestes ambigus et sons aux significations ambivalentes tissent peu à peu une tapisserie dramatique, trouée, incomplète et d’autant plus riche. Dans La Vallée se répercutent puissamment et mystérieusement les échos du monde réel, violent, confus, implacable. D’autant plus puissamment que mystérieusement.

 

 

« Homeland », captation du chaos irakien

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Homeland: Irak année zéro d’Abbas Fahdel. En deux parties: «Avant la chute»/«Après la bataille». Durée : 5h34. Sortie le 10 février

Des oncles, des cousins, un frère, des voisins. Ils font des blagues, se chicanent, discutent de l’actualité, des problèmes du quotidien. La maison est comme ci, les chaise de jardin comme ça, voilà la marque de la voiture, tiens les habits de la cousine, la coiffure de la mémé, la coupe de la moustache de l’oncle… La famille de province vient en visite, plus tard on ira à son tour. Un film de famille. Mais il y a un compte à rebours. Une catastrophe annoncée, inéluctable.

On ne sait pas quand exactement, bientôt, il y aura la guerre. Les Américains vont attaquer. Dans le doute, on panique un peu, on plaisante un peu. On existe. Les destructions, les morts, les pénuries, l’humiliation de l’occupation étrangère sont programmées, mais aussi peut-être, sans doute, la fin de la si longue et si atroce dictature de Saddam Hussein.

Les ravages de la guerre, la promesse de la démocratie, à ce moment ce sont des abstractions, et elles sont incommensurables les unes aux autres.

Dans sa famille de la classe moyenne à Bagdad, Abbas Fahdel enregistre tout cela, les mots, les gestes, les visages. On dirait qu’il n’éteint jamais sa caméra, et tout semble matière à tourner pour lui, les détails, les moments où il ne se passe rien –d’ailleurs, il ne se passe à peu près rien de significatif. Ou ce qui se passe est dans les têtes.

Dans les têtes de ces gens dont nous, spectateurs, sommes amenés à partager l’intimité et qui se représentent comme ils peuvent ce qui va s’abattre sur leur pays, sur leur existence, tout en essayant aussi de penser à autre chose autant que faire se peut.

Et dans nos têtes à nous, nous qui ne sommes pas Irakiens, nous qui n’avons pas vécu de guerre, mais qui savons d’un tout autre savoir ce qui va se passer, dans les jours qui suivent ces quelques semaines de février-mars 2003 auxquelles sont consacrées les premières 160 minutes du film, qui en constitue la première partie de Homeland: «Avant la chute».

Abbas Fahdel revendique vigoureusement la nécessité de cette durée, on n’est pas obligé d’y souscrire. Ce n’est pas seulement une question de longueur de l’ensemble, mais surtout de sentiment que les prises de vue suivent au fil de l’eau des événements de tous les jours, que les situations sont a priori tenues pour intéressantes puisque dans l’ombre portée de la guerre qui vient,  que ces personnages pour lesquels le réalisateur a de l’affection (ce sont les membres de sa famille) sont nécessairement capables de susciter l’intérêt de qui les regarde sur un écran. Ce qui est loin d’être si évident.

La situation où se trouvent ceux que filme Fahdel est évidemment dramatique, cela ne suffit pas à faire de chaque prise un plan de cinéma, de chaque protagoniste un personnage –on songe à de nombreuses reprises en regardant le film que la question du personnage n’est pas moins présente dans le documentaire que dans la fiction, que ce serait même peut-être plutôt l’inverse.

De Wiseman à Lanzmann, du Sokourov des Voix spirituelles au Wang Bing d’À l’Ouest des rails ou au récent Death in the Land of the Encantos de Lav Diaz, on connaît les vertus du long cours documentaire. Elles sont nombreuses et très variées, elles ne sont  jamais acquises d’avance. Quel que soit l’intérêt du sujet et la sincérité de celui qui filme, elles ne s’affirment que cadre après cadre, coupe après coupe. Sinon, la souplesse de la caméra numérique se transforme aisément en piège.

La durée de la première partie a aussi pour effet, peut-être pour raison, de faire pendant à celle de la seconde, les 2h54 de «Après la bataille». Nous voici dans les semaines, puis les mois qui suivent l’attaque de la coalition, Bagdad est tombé, l’Irak est vaincu, Saddam est en fuite. Un épouvantable désordre règne dans la ville, livrée aux pillards, aux contrôles et parfois aux exactions de l’armée américaine, aux attentats menés par des groupes encore obscurs, à la pénurie d’eau, d’électricité, de nourriture, de médicaments. Dans la maison de sa famille et en accompagnant ses membres en ville, Abbas Fahdel recueille une succession de notations sur le vif, qui composent peu à peu le sentiment d’un terrifiant chaos. (…)

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« Censored Voices » : que reste-t-il des voix de jadis ?

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Censored Voices de Mor Loushy.  Durée : 1h14. Sortie le 21 octobre.

 

En juin 1967, parmi les soldats israéliens qui participent à la Guerre des Six Jours se trouve un jeune homme qui deviendra un des grands écrivains des années 90-2000, Amos Oz. Au sortir de ce combat victorieux, loin de partager l’euphorie de ses compatriotes, il ressent un trouble partagé par nombre de ses camarades de combat. Avec son ami l’éditeur Avraham Shapira, il enregistre alors des témoignages de plusieurs autres jeunes hommes de retour du front. Ces enregistrements sont censurés par l’Etat juif, et restent inédits jusqu’à ce qu’une jeune réalisatrice, Mor Loushy, obtienne les fameuses bandes. Son film en donne à écouter de nombreux extraits, tandis qu’on voit des images d’archives de l’époque, et des visages d’aujourd’hui d’homme ayant été en âge de combattre à l’époque dans les rangs de Tsahal – certains sont ceux qu’on entend, pas tous.

Le sens général de ces témoignages est que les soldats israéliens ne sont pas, n’ont jamais été cette armée morale que la propagande a voulu accréditer. Et qu’ils l’ont découvert à l’occasion de conflit, alors qu’eux-mêmes partageaient cette illusion, et se voulaient exemplaires.

Plus encore que les témoignages sur le meurtre en très grand nombre de civils désarmés ou de soldats qui se rendent, c’est la prise de conscience par des jeunes gens imprégnés de l’idée d’une supériorité éthique et qui découvre le caractère parfaitement inévitable de la multiplication des atrocités, inévitable et effective dès la fondation d’Israël pour les plus lucides, qui marque en écoutant ces témoignages.

Les images d’archives de l’époque occupent un statut complexe. Elles sont souvent intéressantes, fréquemment peu connues, documentant l’offensive éclair des chars marqués de l’étoile de David à travers le Sinaï jusqu’au Canal de Suez, la prise de la vieille ville de Jérusalem, l’expulsion brutale des Palestiniens et la destruction des maisons, la joie de la population israélienne.

Ces images « montrent », mais montrent de manière singulière, travaillées qu’elles sont par les témoignages qui se déroulent en voix off. Le procédé est parfois discutable (ce n’est pas la bande son de cette bande image), parfois impressionnant (le plus souvent quand s’ouvre un écart entre ce qu’on voit et ce qu’on entend, par exemple la liesse populaire et le doute douloureux des témoins). Et une véritable émotion survient devant les visages silencieux de ces hommes âgés, écoutant les voix de ces jeunes hommes qu’ils furent il y a 45 ans, comme si c’était, au-delà du rappel de faits et de sentiments, la présence d’un monde fantôme qui ainsi se manifestait.

Monde fantôme qui fut lui-même un fantasme, « l’idéal sioniste » solidaire et progressiste dans le déni de la prévarication violente sur laquelle il reposait, mais qui eut son imaginaire et sa pensée, aujourd’hui passés par pertes et profits de l’histoire et de la real politik.

On retrouve ici ce qui avait fait le cœur, intéressant mais limité, de Danse avec Bachir d’Ari Folman, qui n’était pas un film sur la guerre israélienne au Liban et notamment les massacres de Sabra et Chatila commandités par Ariel Sharon, mais sur le trauma pour des juifs israéliens de la découverte que loin d’être de l’ordre du Bien, l’existence d’Israël repose nécessairement sur l’accomplissement ininterrompu de crimes et  autres actes de violence.

La réalisatrice revendique (dans le dossier de presse) l’espoir que l’accès enfin donné à ces voix longtemps bâillonnées remettra en question la bonne conscience sur laquelle s’est construite la domination juive sur les territoires occupés et en particulier Jérusalem. Mais c’est hélas l’impression exactement inverse qui émane de son film : celle qu’aujourd’hui, rien de tout cela ne fait plus problème pour grand monde.

La grande historienne du cinéma et des archives filmées Sylvie Lindeperg parle d’ « histoire palimpseste », les images sédimentant des couches successives marquées de sens différents, mais aussi devenant le support de ce qui continue de s’accumuler, pour bous qui les voyons, après qu’elles aient été réalisées. Cette approche est extrêmement éclairante pour Censored Voices, où se superposent les mémoires archaïque, ancienne et récente de l’histoire d’Israël, et les tr æaces de ce qui s’est passé entre 1967 et aujourd’hui. Elle est aussi profondément déprimante : a contrario de la bonne volonté de Mor Loushy et Amos Oz, il n’est que trop évident que cette accumulation travaille essentiellement à produire de l’opacité.

A l’ère d’une adhésion massive en Israël aux politiques répressives et expansionnistes, et d’une accoutumance du reste du monde à cette situation, tant qu’elle n’a pas trop d’effets collatéraux au dehors, c’est-à-dire en Occident, les « Voix censurées » n’ont plus grande raison de l’être en effet. Elles sont devenues incompréhensibles.

« Tsili », une flamme de vie dans la forêt

tsili_3Tsili d’Amos Gitai, avec Sarah Adler, Meshi Olinski, Adam Tsekhman. Durée: 1h28. Sortie le 12 août

De Tsili, livre bref et magnifique d’Aharon Appelfeld publié aux éditions de l’Olivier, le réalisateur Amos Gitai a fait Tsili, film bref et magnifique. Le film est infiniment fidèle au livre, en ne lui ressemblant pas. Appelfeld raconte l’histoire d’une adolescente juive d’un village d’Europe centrale au début des années 1940, dont le nom est aussi celui du livre. Abandonnée par sa famille en plein ouragan antisémite, maltraitée et humiliée par tous, Tsili se réfugie dans la forêt, y survit seule au milieu d’un monde en guerre et d’un pays hostile, y est rejointe par un autre Juif qui se cache, Marek.

Gitai, lui, ne raconte pas. Il filme.

D’abord, on est ailleurs. Corps blanc sur fond noir, dans la nuit abstraite des signes et des mythes, une jeune femme danse. Puis, tout de suite, elle est là. Elle est dans la forêt. Elle se bat, contre les éléments, les épines, le froid, la pluie. Elle travaille, fabrique une sorte d’abri de branchages, plutôt une idée d’abri qu’une construction utile. Elle est fille, femme, être humain, animal. Elle ne parle pas, elle lèche quand elle saigne, elle gratte et grogne. Elle vit.

lle? Ce n’est plus un personnage, c’est la flamme même de la vie, faible, et sale, intense. Elle a un visage, et puis un autre. Un corps, et puis un autre. Une manière de bouger, et puis une autre. En confiant le rôle alternativement à deux interprètes, toutes deux impressionnantes, Meshi Olinski et Sarah Adler (et plus tard à une troisième, la voix de Lea Koenig), Gitai transforme un personnage de fiction en être de légende, en symbole si on veut, mais un symbole très incarné, très physique, avec des mains, une peau, des lèvres et des dents, des yeux.

Autour, il y a la forêt, ses bruits, ses menaces, ses beautés. Autour, il y a la guerre. Le bruit ininterrompu des bombardements, des passages d’avion, des coups de feu, parfois au loin les chiens, des voix crient. Cela ne s’arrête pas.

On est avec Tsili. Au ras du sol, des herbes, des taillis, des racines. Et puis autrement aussi, dans cette autre dédoublement qui fait écho à celui de l’actrice, le déplacement radical du point de vue: de très haut, à la verticale. Qui regarde ainsi? Dieu? Mais quel Dieu en cet enfer?

Du fond de l’image comme du fond des bois et de la guerre, Marek arrive. Il parle yiddish (…)

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« Eau argentée », poétique de la terreur

eauargenteeEau argentée de Ossama Mohammed et Wiam Simav Bedirxaet. 1h43. Sortie le 17 décembre.

En mai 2011, alors que les affrontements embrasaient son pays, la Syrie, Ossama Mohammed quittait Damas. Il venait à Cannes présenter un court métrage, L’Adolescent et la botte, et témoigner de la terreur exercée par la soldatesque de Bachar el-Assad contre son peuple alors désarmé, et qui réclamait un terme à des décennies d’oppression totale.

Ossama Mohammed n’est jamais retourné en Syrie. Depuis Paris, il a entrepris un travail de cinéaste à partir d’éléments qu’il avait apportés avec lui, d’enregistrements postés sur YouTube, puis d’une correspondance –textes et vidéos– avec une jeune réalisatrice de Homs assiégée. Elle se prénomme Simav, ce qui en kurde signifie «eau argentée». La deuxième partie du film est surtout composée de plans tournés par Simav et des échanges par chat entre Ossama et elle.

Eau argentée jaillit des images le plus souvent tournées à la DV ou avec un téléphone portable, des mots des habitants de Derra et de Homs, de ceux de conversations du réalisateur avec des personnes rencontrées sur place, et aussi de sa voix off depuis Paris où il distille également, caméra en main, un léger contre-point à la déferlante venue de là-bas.

Déferlante de terreur, de sang et de douleur. Déferlante inédite, quand bien même on a vu beaucoup de ces images, ou d’autres comparables. Ce n’est pas tant l’effet d’accumulation, au lieu du fractionnement des posts YouTube, ou des «sujets» télé qui fait la différence, c’est la construction d’une écoute, d’une attention, d’une intelligence qui sans cesse déploie le sens de ce qui est ici montré.

Puisqu’au milieu de tout cela, il y a, au-delà de l’empathie poignante, «du» sens. Certainement pas «un» sens, mais des stratégies, des choix, de la part de toutes les personnes impliquées. Parmi ces personnes se trouvent aussi celles qui sont dans le camp du pouvoir et qui, sur ordre ou par gloriole personnelle, filment et mettent en ligne les atrocités qu’elles commettent.

 Il apparaît qu’il existe bien un choix stratégique des dirigeants de faire filmer au téléphone portable (comme ceux d’en face) les séances de torture dans les commissariats et de les diffuser. Les séides de Bachar El-Assad utilisent eux aussi les réseaux sociaux pour répandre la terreur, y compris en rendant perceptible la jouissance du flic de base d’enregistrer les coups et les humiliations qu’infligent ses collègues, jusqu’à cette séquence où le troufion met en scène son officier: «Allez-y lieutenant, cognez-le sur la tête, avec le pied c’est mieux, l’autre à côté aussi», dit la voix off qui tient l’iPhone tandis qu’on voit la rangers qui shoote dans un visage, ajoutant sur le mur blanc une longue trace de sang supplémentaire.

Des multiples intelligences que recèle Eau argentée, la compréhension in situ des puissances contradictoire des images n’est pas la moindre. (…)

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