À voir au cinéma: «À la lueur de la chandelle», «Le Village aux portes du paradis», «Her Story»

L’énergie vive en partage chez la tante (Anab Ahmed Ibrahim) et son neveu (Ahmed Mohamud Saleban) dans Le Village aux portes du paradis de Mo Harawe.

Fascinant voyage immobile dans le temps avec André Gil Mata. Intense aventure du quotidien grâce à Mo Harawe. Inattendue comédie féministe à Shanghai signée Shao Yihui.

«À la lueur de la chandelle» d’André Gil Mata

Doucement, la caméra s’est déplacée du cadran de l’horloge en haut du clocher vers le bas, le mur, le rocher, le jardin, le massif de fleurs, le chien devant sa niche, la maison. C’est un petit rituel simple qui se répétera à quatre reprises, quatre heures du jour différentes, de l’aube à la nuit tombée, quatre saisons différentes.

C’est si simple, on pourrait dire naïf et pourtant… Tant de détails prennent du sens, dans ces trajets qui scandent ce film habité d’un rapport au temps et aux lieux que ce refrain visuel et ses variations s’avèrent un geste de cinéma d’une étonnante puissance.

Puissance? On hésite à employer ce mot quand tout, apparemment, se situe dans le registre de la délicatesse et de la modestie. Ou alors il faudrait parler, comme les physiciens, de forces faibles, de ressources apparemment minimes et qui se révèlent si riches de suggestions, d’émotions, de beauté.

Quand la très vieille dame était enfant, la maison déjà un peu paradis, un peu prison/ED Distribution

Le nouveau film d’André Gil Mata, cinéaste portugais dont chaque réalisation est une découverte singulière, est une fresque à l’échelle d’une vie entière où courent des drames, des élans, des angoisses, des colères. La paisible manière de filmer une dame âgée qui se lève et accomplit les gestes du quotidien, dans sa chambre, dans le couloir qui mène à la salle de bain, la préparation du petit déjeuner dans la cuisine: cette manière de filmer est d’une fécondité sidérante, proportionnelle à ce qu’elle semble avoir d’anodin.

Violence de classe, violence genrée, espérances et amours trahies, souffrance et mort circulent sous l’épiderme frémissant de ce film dont chaque plan vibre. Les objets, les lumières, les bruits, les rares paroles se chargent d’échos qui sans cesse se répondent, tandis que le montage organise une circulation entre les époques, circulation qui pourrait être la logique d’un rêve, ou celle de la mémoire de la très vieille femme dont À la lueur de la chandelle raconte l’histoire.

C’est bien de la vie d’Alzira dont il s’agit –depuis l’enfance– et de son rapport devenu invivable avec la servante aussi âgée qu’elle et avec qui elle cohabite dans la grande maison.

Entre Alzira (Eva Ras) et Beatriz (Márcia Breia), les deux habitantes de la maison, connivence et antipathie, deux formes irréconciliables d'inégalité et d'injustice. | ED Distribution

Entre Alzira (Eva Ras) et Beatriz (Márcia Breia), les deux habitantes de la maison, connivence et antipathie, deux formes irréconciliables d’inégalité et d’injustice. | ED Distribution

Mais c’est aussi du sacrifice d’un talent pour la musique, d’un goût pour la peinture laissé en jachère, d’un changement dans les manières d’habiter, d’un mariage imposé par les circonstances et l’époque plus encore que par les parents, de rythmes d’une existence devenue si peu vivante.

C’est la vie de la maison elle-même et de l’espace-temps dans lequel elle s’inscrit, dont on ne verra que les abords immédiats montrés par le panoramique répété quatre fois et quatre fois différent. Huis clos aux dimensions d’un siècle, d’un pays, de manières de vivre collectives et individuelles, À la lueur de la chandelle est comme un immense chant à bouche fermée, qui, semblant dire très peu, exprime immensément.

À la lueur d’une chandelle
De André Gil Mata
Avec Eva Ras, Márcia Breia, Olívia Silva, Luísa Guerra, Gisela Matos, Dinis Gomes, Catarina Carvalho Gomes
Séances

Durée: 1h52
Sortie le 9 avril 2025

«Le Village aux portes du paradis» de Mo Harawe

C’est injuste et assez déplaisant, mais c’est ainsi. Un film somalien présenté en sélection officielle au Festival de Cannes n’est pas à égalité avec les autres titres. Le Village aux portes du paradis doit en plus prouver qu’il n’est pas là juste pour cocher la case que l’on n’appelle plus «tiers monde», mais qui désigne toujours les considérables zones du Sud global n’ayant pas «naturellement» droit de cité dans un grand festival international de cinéma.

Découvert au printemps 2024 sur la Croisette, dans la section Un certain regard, le premier film du cinéaste somalo-autrichien Mo Harawe balaie d’emblée un tel soupçon. À l’intelligence du montage de la séquence d’ouverture, pulvérisant le regard dominant sur ce pays qui n’existe pour le reste du monde que comme espace d’affrontements obscurs où interviennent des opérations de nettoyages high-tech des grandes puissances, succède la précision sensible d’une scène à ras de terre. Une scène de douleur et d’effort, de présence singulière d’individus regardés et écoutés pour eux-mêmes et inscrits dans un contexte géographique et historique autrement nuancé.

Dans cette bourgade entre mer et désert, rôdent les menaces des groupes djihadistes comme des frappes américaines hasardeuses. Dans ce pays également en proie à la misère, à la désorganisation et aux catastrophes dites naturelles, Mamargade, père sans épouse, se bat pour survivre et pourvoir à l’éducation de son fils, Cigaal.

Le garçon lui aussi fraie son chemin, prend ses propres décisions dans cet environnement qui ne se résume pas à l’extrême dureté des conditions. Araweelo, sa tante récemment divorcée, construit des réponses à elle, fruits de ses compétences et de son énergie, quand tout paraissait la condamner. (…)

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«Ma vie ma gueule», «Rue du Conservatoire», portraits à vif

Agnès Jaoui, bouleversante en Barbie, mais surtout en Sophie Fillières.

Le beau film réalisé par Sophie Fillières juste avant sa mort invente une manière de se raconter par les ressources de la fiction farfelue et intime. Le documentaire de Valérie Donzelli avec une jeune troupe de théâtre en offre un singulier reflet.

Un bouleversant et quand même joyeux film posthume et un documentaire de circonstance se font écho parmi les sorties de ce mercredi 18 septembre. Ce sont l’un et l’autre de vivants autoportraits par personne interposée. Sophie Fillières avait trouvé en Agnès Jaoui, mais surtout par sa manière de (se) raconter avec finesse et lucidité, sens de la dérision comme du tragique de l’existence, une mise en partage extraordinairement touchante de ce qui traversait sa vie, telle que tout son cinéma l’avait déjà suggéré.

Parmi les actrices qui accompagnent Agnès Jaoui en Barberie, l’héroïne pas mal disloquée de Ma vie ma gueule, Valérie Donzelli dans le rôle de sa sœur est aussi la réalisatrice d’un film singulier, loin de ceux qu’elle a signés auparavant. Elle signe un documentaire sur une classe du Conservatoire qui est une autre façon, dans le contexte spécifique d’une jeune troupe de théâtre, d’accueillir l’émotion, l’aventure vitale, les embrayages du quotidien et de quelque chose de plus grand que soi.

«Ma vie ma gueule» de Sophie Fillières

Une double émotion accueille d’emblée le septième long-métrage de la réalisatrice de Grande petite (1994). D’abord parce que Sophie Fillières est morte sans avoir pu le terminer, le 31 juillet 2023, laissant à ses enfants la tâche de le mener entièrement à bien. Et simultanément parce qu’elle est là, tout de suite sur l’écran.

On reconnaît l’actrice, évidemment, Agnès Jaoui, absolument remarquable dans le film. Mais on «reconnaît» aussi, y compris sans l’avoir jamais vue, la réalisatrice, tant sa présence intense et intime sature l’écran, les mots, le visage.

Cette femme, Barberie, qui dans le film est affligée du sobriquet de Barbie, ce n’est pas Sophie Fillières, c’est un personnage de fiction joué par Agnès Jaoui, l’affaire est entendue. Donc… Donc il est possible en toute liberté, en toute inventivité, lucidité, inquiétude et humour, de composer un autoportrait (pas du tout une autobiographie) à vif.

Cette femme, Barberie dite Barbie, écrit. Elle se pose une question d’emblée, qui est à elle seule un petit prodige de mise en jeu, en résonance, en écho à la fois ludiques et angoissés. C’est à cause de la police. La police de caractères.

La police, ce n’est pas les flics, mais… Les caractères, ce n’est pas la psychologie ni les sentiments, mais… Le choix de ladite police de caractères pour écrire enclenche un formidable tourbillon de troubles, de perturbations tragicomiques, de malentendus un peu grotesques où surgit comme par miracle un poème magnifique, où s’ouvre un gouffre qui mène droit à la case internement. Mais pas que…

Voilà, c’est comme ça, dirait la chanson. Ce «comme ça» qui effleure le mal-être de la cinéaste et celui, de multiples manières, des humains, a été le matériau de tous les films de Sophie Fillières. Sens des situations, des dialogues, connivence sensible avec les acteurs et actrices étaient toujours au rendez-vous.

Barbie avec Katerine Philippe qui n’est pas plus Philippe Katherine qu’Agnès Jaoui n’est Sophie Fillières. | Jour2Fête

Le souci pouvait être, au fil de ces courses d’obstacles sans fin vers une existence moins hantée de menaces, de tenir la distance. Ici, et c’est une merveille, la vitesse acquise (qui n’a pas forcément besoin d’être rapide) rebondit de scène en scène, dans des registres et des colorations variés.

C’est drôle. C’est triste. C’est triste et drôle. C’est vivant tout du long, avec une justesse de funambule et un aplomb d’enfant qui joue le jeu, entièrement. Il y avait l’émotion du début, elle est décuplée quand le film arrive au bout de son parcours, avec une finesse pudique et où fleurit un mot étrange: honnête. Ce n’est pas fréquent.

Ma vie ma gueule
De Sophie Fillières
Avec Agnès Jaoui, Angélina Woreth, Édouard Sulpice, Philippe Katerine, Valérie Donzelli
Durée: 1h39
Sortie le 18 septembre 2024

«Rue du Conservatoire» de Valérie Donzelli

Invitée à donner un cours au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, la «grande école» des acteurs à Paris, Valérie Donzelli y rencontre une élève, qui s’apprête à mettre en scène ses camarades dans une version très relookée par ses soins de Hamlet. La jeune femme, Clémence, demande à la réalisatrice et actrice de filmer son travail, leur travail.

Rue du Conservatoire est le résultat de cette «commande» d’un genre un peu singulier. De manière d’abord assez laborieuse, mais c’est plutôt une qualité, le signe que cela cherche, s’invente en se faisant, le film met en place plusieurs dimensions, qui trouvent peu à peu à se connecter, à embrayer les unes sur les autres. (…)

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«Le Procès du chien» et «Le Léopard des neiges» font bouger les humains

Cosmos (Kodi), dans les rituels et les méandres de la justice des humains.

La comédie franco-suisse de Lætitia Dosch et le conte tibétain de Pema Tseden se déploient à partir des puissances de trouble et de déplacement apportées par un animal.

Deux films de cette semaine racontent, avec à chaque fois des éléments de fantaisie, des histoires suscitées par un animal. La distance entre la comédie farfelue de Lætitia Dosch et la fable de Pema Tseden a beau être aussi grande que celle qui sépare, géographiquement mais pas seulement, la Suisse du Tibet sous domination chinoise, la présence animale, prise très au sérieux par les deux cinéastes, organise le récit.

Aucun des deux n’est un film sur un animal, les enjeux du Procès du chien comme du Léopard des neiges sont entièrement humains. Mais la présence ici d’un chien de compagnie, là d’un félin sauvage, polarise le récit, déplace les comportements, travaille de l’intérieur les relations entre les personnages bipèdes. Ces présences révèlent et modifient leurs façons d’être au monde, leur rapport à l’autorité, à l’environnement, etc.

En cela, justement parce que ce ne sont pas des films animaliers et en revendiquant leur caractère fictionnel bourré d’artifices narratifs et visuels, la concomitance de leurs sorties témoigne de lents mais réels et profonds déplacements dans la manière dont les autres qu’humains peuvent être considérés et participer à des façons de raconter, y compris pour s’amuser ou rêver.

«Le Procès du chien» de Lætitia Dosch

Absurde? Oui, mais non. Le point de départ du scénario du premier film de Lætitia Dosch –une avocate abonnée aux causes perdues qui défend le chien d’un marginal ayant mordu une femme de ménage portugaise, elle-même défendue par une politicienne d’extrême droite– a tout de l’impasse annoncée.

On voit venir le scénario à la fois improbable, trop alambiqué et parti pour servir de prétexte à des gags treize à la douzaine. Ce qui est bien, vraiment bien, c’est que ce sera tout ça, et que ça fera beaucoup plus et beaucoup mieux que ce que l’on pouvait en attendre.

Il y a un côté parcours d’accrobranche dans la façon dont Lætitia Dosch, qui est aussi une des deux interprètes principales dans le rôle de l’avocate, l’autre étant le chien Kodi dans le rôle de Cosmos, progresse à l’intérieur de son film. Avec le renfort d’un comportementaliste (l’excellent Jean-Pascal Zadi) et d’une kyrielle d’experts farfelus supposés éclairer le cas Cosmos, c’est bien la question des regards et des représentations qui est mise en jeu tout au long du film.

La possibilité –juridique mais pas seulement– de juger un chien comme une personne renvoie au vaste travail effectivement entrepris dans le monde entier pour ébrécher la barrière étanche entre humains et non-humains sur laquelle s’appuie l’extractivisme et la catastrophe environnementale en train de tuer tout le monde, humains et non-humains.

C’est une grande aventure contemporaine, où les juristes et les artistes, les scientifiques, les agriculteurs et les amis des bêtes ou des arbres jouent leurs partitions, loin d’être toujours accordées, mais qui résonnent de multiples et, dans l’ensemble, désirables façons.

Reconsidérer l’exclusion absolue des non-humains des questions de justice est une dimension importante, mais pas unique, du premier film de cette actrice remarquée pour avoir aussi conçu et mis en scène une mémorable pièce de théâtre où elle partageait la scène avec un cheval, Hate.

Dans Le Procès du chien, au-delà de ce premier sujet et des situations comiques, la présence animale conquiert peu à peu sa place la plus significative: d’être un embrayeur de questions beaucoup plus diverses qui n’excluent pas les bêtes, mais ne focalise pas uniquement sur eux au détriment des autres êtres, humains ou pas.

Pour activer ce processus, le film mobilise deux ressources, qui inspirent des réactions différentes. La première est donc le rire, avec un parcours bien enlevé de ses multiples registres, du burlesque échevelé au second degré «langue dans la joue». C’est extrêmement convaincant, non seulement parce que c’est drôle, mais parce que cette drôlerie active tout un tas de ressorts inattendus, à moitié cachés, qui permettent à l’ensemble du film de déployer son questionnement.

Quand Cosmos s’impose chez Me Avril Lucciane (Lætitia Dosch). | The Jokers Films

Le second procédé, seul regret qu’inspire Le Procès du chien, est d’avoir choisi un quadrupède aussi évidemment sympa, mignon, séduisant et séducteur. Surtout de le filmer de manière ouvertement racoleuse, accumulation de mimiques canines promptes à lui assurer l’affection sans réserve de tout spectateur. Les animaux, «sauvages» ou «de compagnie», n’ont pas besoin d’être montrés comme plus gentils et moins bêtes que la plupart des humains (selon des critères humains) pour appeler d’autres manières de regarder, de penser et d’agir.

Assurément, le film se facilite la tâche en matière d’accès à une attention publique en montrant Cosmos sous ce jour, mais il affaiblit son propos de toute la réalité et la complexité des vrais animaux –et même simplement des «vrais chiens», pour la plupart moins formatés pour plaire.

Marc, le comportementaliste (Jean-Pascal Zadi), et Cosmos, le chien, font le show. | The Jokers Films

Cette réserve vis-à-vis d’un film par ailleurs réjouissant et bienvenu peut éventuellement s’inverser, en considérant Le Procès du chien comme un cheval de Troie, si on ose dire, pour s’introduire dans le genre mièvre et définitivement nuisible à des manières souhaitables d’habiter avec les vivants que sont les films à chien-chien, les sempiternels Lassie, Belle, Beethoven, Marley, Benji, Skip et compagnie.

Le cinéma a commencé d’explorer des relations inédites et riches de sens avec ce que la philosophe américaine Donna Haraway appelle les «espèces compagnes»: Wendy et Lucy de Kelly Reichardt (2008), Heart of a Dog de Laurie Anderson (2015), Los Reyes de Bettina Perut et Iván Osnovikoff (2018), ou même Adieu au langage de Jean-Luc Godard (2014) en offrent de beaux exemples. Entre ces judicieuses et radicales propositions et les racoleuses niaiseries qui capitalisent sur les dos des bêtes et des bons sentiments, Lætitia Dosch tente une voie de traverse. Elle a probablement raison.

Le Procès du chien
De Lætitia Dosch
Avec Lætitia Dosch, Kodi, François Damiens, Jean-Pascal Zadi, Pierre Deladonchamps, Anne Dorval, Anabela Moreira, Mathieu Demy
Durée: 1h25
Sortie le 11 septembre 2024

«Le Léopard des neiges» de Pema Tseden

C’est absurde? Oui, mais c’est arrivé. En tout cas la situation de départ: sur les très hauts plateaux de ce que le gouvernement chinois interdit désormais d’appeler le Tibet, il advint qu’un léopard des neiges pénétra dans un enclos plein de moutons et de béliers, y fit bombance et, repu, s’endormit.

Au matin, le berger furieux eut à affronter la perte de ses bêtes, sa propre fureur contre le prédateur, mais aussi la stricte interdiction de faire du mal à une espèce ultra protégée (les léopards des neiges, pas les moutons), réglementation vigoureusement appliquée par la maréchaussée «locale» mais chinoise, quand les bergers, eux, sont Tibétains, n’en déplaise au centralisme véritablement prédateur de Pékin.

Voilà la situation, lorsque débarque, au début du film, une équipe de télé du genre pieds nickelés, venue filmer cette affaire bizarre. En chemin, ses membres sont accueillis par celui qui est en fait la figure centrale du film de Pema Tseden, un jeune moine, cadet du berger aussi paisible et souriant que son aîné est éruptif. Ce moine, également photographe, entretient une relation privilégiée avec le léopard (celui de l’enclos? Ou les léopards des montagnes de manière générale? On ne saura pas.)

Cette relation agit ici et maintenant, mais aussi dans le passé et encore dans les rêves. (…)

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Cannes 2024, jour 1: premier acte incantatoire et «Deuxième Acte» sans enjeu

Sur l’affiche officielle, des spectateurs sagement alignés et qui contemplent au loin la lumière d’une palme consensuelle symbolisent l’édition apaisée voulue par les organisateurs, à rebours de l’esprit du moment.

Contraste maximum entre les multiples sujets importants qui se cristallisent autour du 77e Festival de Cannes et son distrayant mais creux film d’ouverture.

Le 77e Festival de Cannes, qui a lieu du mardi 14 au dimanche 25 mai 2024, est attendu au tournant du #MeToo du cinéma français. Et nul doute que ce qui s’y rapporte sera scruté et amplement commenté.

La tension sur le sujet est monté d’un cran avec les dénonciations concernant le président du Centre national du cinéma (CNC), Dominique Boutonnat, mis en accusation pour agression sexuelle et également très contesté pour ses choix politiques néolibéraux. La présentation, en ouverture de la section Un certain regard, du court-métrage de Judith Godrèche, Moi aussi, consacré à des récits de victimes de violences sexuelles fait partie de la réponse du Festival pour gérer le sujet sans l’esquiver, mais en espérant qu’il prenne une place circonscrite.

De même, la cérémonie d’ouverture présentée par Camille Cottin a enchaîné les discours calibrés au millimètre pour évoquer le sujet sans créer de remous et pour afficher une manière d’être au courant que le monde va mal, tout en maintenant fermement les effets à distance.

Cinéma, j’écris ton nom

Les dirigeants du Festival du Cannes, sa présidente Iris Knobloch et son délégué général Thierry Frémaux, ont en effet affirmé vouloir un festival apaisé, «sans polémique». Avec un seul mot d’ordre: «Ici, on n’est là que pour parler de cinéma.»

Mais, outre la vague #MeToo, et malgré l’interdiction des manifestations et du port de slogans, difficile de croire que la Croisette restera indifférente à la destruction en cours de la bande de Gaza et de sa population par Israël, comme, à une toute autre échelle, aux graves difficultés auxquelles font face certains intermittents du spectacle.

Pour tenir cette position délicate, on a vu se mettre en place une singulière rhétorique, quasiment incantatoire, à la gloire du «cinéma», qui a même été déclaré «sacré» par la présidente du jury Greta Gerwig. Pourquoi pas? Mais il ne faudrait pas que cette sacralisation en fasse un lieu abstrait, coupé du monde. Le lien entre l’idée «cinéma» et le monde, ce sont d’abord les films. À eux de tenir cette promesse au cours des dix jours qui viennent.

Et, pour revenir aux enjeux concernant la place des femmes, si le choix des différents jurys témoigne d’un effort d’affichage en ce qui concerne l’équilibre des genres, les sélections sont encore loin de la parité. Sur les vingt-deux longs-métrages en compétition officielle, seulement quatre sont signés par des réalisatrices.

De même, au générique des 108 longs-métrages inédits figurant dans les différentes sections officielles (compétition, Cannes Première, Un certain regard, hors compétition) ou parallèles (Quinzaine des cinéastes, Semaine de la critique, ACID) on ne trouve que vingt-huit noms de réalisatrices.

Géographie inégalitaire

En matière d’origine géographique, le bilan n’est pas moins déséquilibré. Comme chaque année, l’ensemble des sélections voit une surreprésentation de films français, que ce soit en compétition officielle (sept, le tiers de l’ensemble) ou dans l’ensemble des sélections (trente-neuf).

Le phénomène a au moins deux explications. D’une part, la France est en effet le pays le plus fécond en propositions de films explorant de multiples manières les ressources du langage cinématographique, raison légitime d’être sélectionnés dans un grand festival.

D’autre part, la présence sur la Croisette reste perçue comme un avantage considérable dans un marché des sorties de plus en plus concurrentiel. Et les professionnels français (réalisateurs, producteurs, chaînes coproductrices, distributeurs, vendeurs à l’étranger) ont davantage de connexions avec les sélectionneurs que leurs collègues étrangers.

Il reste que Cannes tient son titre de plus grand festival du monde de sa dimension internationale. À terme, le poids de plus en plus lourd des productions françaises dans les sélections ne peut que finir par lui nuire.

Une image du film The Village Next to Paradise du réalisateur somalien Mo Harawe, un des deux seuls films d’Afrique subsaharienne sélectionnés sur la Croisette.

Pour le reste, sur la carte du monde telle que la dessinent les sélections, l’Asie occupe une place importante (vingt titres), du fait d’une créativité qui ne se dément pas, mais aussi comme fournisseur de films de genre. Elle est suivie de près par l’Europe (dix-huit titres), puis l’Amérique du Nord (quinze titres).

Tous les chiffres n’ont pas le même sens. Ainsi, avec huit films, la part de l’Amérique latine apparaît anormalement faible, quand celle des pays arabes, même modeste (six films), témoigne plutôt d’une lente montée en puissance. Affligeante est en revanche la sous-représentation chronique de l’Afrique subsaharienne, avec seulement deux longs-métrages.

Le cinéma en son miroir

En compétition officielle, sous les yeux du jury présidé par Greta Gerwig, on retrouve quelques grands noms habitués du Festival, le doublement palmé Francis Ford Coppola avec son très attendu Megalopolis, mais aussi le Canadien David Cronenberg, le Chinois Jia Zhangke, le Russe Kirill Serebrennikov, l’Iranien Mohammad Rasoulof (qui vient d’être lourdement condamné à une peine de prison par les autorités de son pays, mais a réussi à s’échapper in extremis), le Grec Yórgos Lánthimos, le Portugais Miguel Gomes, la Britannique Andrea Arnold, l’Américain Paul Schrader, l’Italien Paolo Sorrentino. Et les Français Jacques Audiard, Christophe Honoré ou Michel Hazanavicius.

Mais aussi des nouveaux et nouvelles venu(e)s, du moins à ce niveau de visibilité. Il s’agit de l’Indienne Payal Kapadia, révélée en 2022 par la Quinzaine des cinéastes avec le beau Toute une nuit sans savoir, du Roumain Emanuel Parvu, du Danois Magnus von Horn, de l’Américain Sean Baker ou des Françaises Agathe Riedinger et Coralie Fargeat –sans oublier le film canadien d’Ali Abbasi, Iranien installé au Danemark dont le film Les Nuits de Mashhad avait été très remarqué il y a deux ans.

Une des caractéristiques des sélections de cette année est la présence de plusieurs films français réalisés par des acteurs ou actrices: Gilles Lellouche en compétition, mais aussi Noémie Merlant, Ariane Labed ou Céline Salette.

Cette présence derrière la caméra offre un effet miroir supplémentaire à ce qui fait déjà figure de tendance forte de la sélection, le questionnement du dispositif du cinéma, le jeu sur la place du cinéaste dans la mise en œuvre des fictions et les interactions avec les spectateurs comme avec l’état du monde. (…)

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«Killers of the Flower Moon», sanglante saga américaine

Mollie et Ernest (Lily Gladstone et Leonardo DiCaprio), en couple avec l’amour et la mort.

Fresque sombre et tragiquement réaliste, hantée de pulsions paradoxales, le nouveau film de Martin Scorsese est une œuvre majeure. Ce mercredi sortent aussi deux nouveautés dignes d’attention, et une non.

Nul besoin pour découvrir Killers of the Flower Moon de connaître le livre dont il est inspiré. Mais avoir eu le bonheur de lire l’ouvrage éponyme de David Grann permet aussi de mesurer le travail accompli par Martin Scorsese pour faire film de ce qui était à la fois une passionnante enquête journalistique et un grand livre d’écrivain.

Dans le récit des innombrables crimes commis contre les membres de la tribu Osage en Oklahoma durant les années 1920 et 1930, récit qui, chez Grann, faisait place à un très grand nombre de personnes, le film sculpte littéralement l’histoire tragique d’Ernest, Mollie et «King» Hale.

Ses trois heures trente feront place à beaucoup d’autres protagonistes, mais c’est bien sur ce triangle que se construit le scénario, signé Eric Roth, l’un des scénaristes les plus passionnants du cinéma américain contemporain, à qui on doit entre autres les scripts de Forrest Gump, Munich ou Dune.

Une autre dimension majeure de cette dramaturgie est d’offrir un espace décisif à ceux qui sont à la fois les figures centrales et les victimes de cet épisode historique: les Amérindiens Osages.

Ils ont dans le film plein droit de cité à l’écran, avec un grand éventail de nuances dans la manière de présenter ces victimes du génocide sur lequel s’est construite l’Amérique.

Comme tant d’autres nations natives, les Osages furent exterminés et chassés de leurs terres, puis des terres de plus en plus misérables qu’on leur réattribuait de force. Jusqu’à ce qu’on s’aperçoive, au début du XXe siècle, que les terrains archi pourris qu’on leur avait finalement imposés étaient gorgés de pétrole. Leur soudaine richesse ferait aussi à nouveau leur malheur.

Un triple récit

Killers of the Flower Moon raconte ainsi comment hommes d’affaires, aventuriers, truands et profiteurs de tout poil affluèrent par milliers pour profiter de la manne qui ne leur revenait pas, et plus particulièrement comment se mit en place un système de meurtres en série permettant le transfert des dollars du pétrole à des Blancs.

Parmi ces derniers se trouvaient le riche propriétaire terrien William Hale, et son neveu revenu de la Première Guerre mondiale sans le sou, Ernest Burkhart. Dans un contexte où il fallait souvent que les hommes blancs épousent des Indiennes pour mettre la main sur leur magot, ce Burkhart devint donc le mari de Mollie Kyle, jeune femme osage dont les trois sœurs étaient également mariées à des Blancs.

Interprétées par Jillian Dion (Minie), Lily Gladstone (Mollie), Cara Jade Myers (Anna) et Janae Collins (Reta), les quatre sœurs sont parmi les principales victimes des agissements criminels. | Paramount Pictures France

Dès lors se déploient simultanément trois récits, dont la concomitance fait la grande réussite du film. Le premier narre les manœuvres et les crimes pour éliminer les légitimes propriétaires amérindiens de lopins pétrolifères, manœuvres et crimes élaborés par Hale, coordonnés par Burkhart, et exécutés par une bande de crétins violents et sans scrupules.

C’est le côté polar du film, mené avec la maestria qu’on connaît à l’auteur des Affranchis, avec l’attention toute particulière qu’il porte à ce phénomène singulier: la puissance de la bêtise pour faire avancer l’histoire (dans le mauvais sens).

Le racisme et l’appât du gain comme principes fondateurs

Cette dimension policière et historique s’enrichit du fait que cette époque fut aussi celle de la naissance du FBI, dont le patron, J. Edgar Hoover (qui fut non sans un clin d’œil ironique un précédent rôle marquant de DiCaprio) saisira l’usage qu’il pourra faire de cette affaire pour imposer l’agence fédérale.

Mais ce que raconte le film ne concerne pas seulement les méfaits d’une bande de truands et l’enquête qui les a mis à jour. Il rend visible l’organisation d’un système, qui n’est rien d’autre que le réseau des pouvoirs qui structurent l’Amérique: la police, la justice, les médias, les médecins, les avocats, les banquiers, les industriels.

Le manipulateur et impitoyable William King Hale (Robert De Niro) face au représentant du FBI tout juste créé (Jesse Plemons). | Paramount Pictures France

Le racisme et l’appât du gain comme principes fondateurs: ce sont les États-Unis comme nation mafieuse et immorale qui sont ici évoqués, avec une virulence sans appel, par l’auteur de Gangs of New York.

En contrepoint, la société amérindienne dans sa version osage fait l’objet d’une attention à la fois nuancée et sans idéalisation, manifestant un tout autre rapport à l’idée d’exister, individuellement et collectivement. Et en prenant acte des effets ravageurs, chez les Amérindiens, de la collision brutale entre ces deux rapports au monde.

Toxique histoire d’amour

Enfin, et d’une manière cette fois inédite dans son œuvre, Scorsese tient la note de la relation véritablement amoureuse entre Mollie et Ernest, alors même qu’elle a compris ce qu’il trafique, et que lui continue de manigancer des meurtres contre ses proches, et de participer à la mort lente de la jeune femme.

L’ambivalence du rapport au Bien et au Mal sont certes un thème récurrent chez le réalisateur de Mean Streets, il est sans exemple qu’il se joue ainsi dans la relation amoureuse.

Grâce à un geste de cinéaste remarquable, Scorsese fait de l’héroïne indienne interprétée par une actrice peu connue le véritable centre, émouvant et complexe, de son récit. Lilly Gladstone, actrice découverte chez Arnaud Desplechin, remarquée chez Kelly Reichardt, tient avec une présence impressionnante cet emploi.

Face à elle, Leonardo DiCaprio, troublant de présence opaque, contribue à permettre que soit tenue jusqu’au bout cette ligne de crête contre-intuitive. Tandis que, en très méchant William Hale, l’histrionisme de Robert De Niro appuie dans un registre sans nuance la dimension métaphorique du propos.

Récit historique précisément situé mais valant métaphore pour les crimes innombrables perpétrés contre les Amérindiens, description de la structure fondamentalement perverse de l’organisation sociale et morale du pays, le film est aussi méditation sur la dimension par-delà le Bien et le Mal des rapports entre les humains. S’y mêlent obscurément désir physique, affection profonde et irrationnelle, et pulsion violente de ressembler à une idée du couple idéal promue par la société.

Grâce à une réalisation tendue et rythmée, toutes ces dimensions font ensemble de Killers of the Flower Moon à la fois un film haletant à suivre durant son déroulement et une œuvre qui, une fois la lumière rallumée, n’a pas fini d’habiter les esprits.

Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese avec Lily Gladstone, Leonardo DiCaprio, Robert De Niro

Séances

Durée: 3h26

Sortie le 18 octobre 2023

Aussi sur les écrans : «Une femme sur le toit» et «Anselm»

Sans commune mesure avec l’importance de la nouvelle œuvre de Scorsese, d’autres films attirent néanmoins l’attention parmi les sorties de la semaine. C’est le cas de Une femme sur le toit, de la réalisatrice polonaise Anna Jadowska.

Ce portrait d’une femme vieillissante, affrontant sans avoir les armes pour le faire un effondrement de son existence «modèle» d’épouse et de sage-femme, est d’une intense et juste délicatesse.

4385121.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxxDorota Pomyka, impressionnante de présence dans Une femme sur le toit/La vingt-cinquième heure

Prise dans la spirale de contraintes et de menaces auxquelles elles ne sait échapper, elle passera par des actes à la fois extrêmes et dérisoires, qui témoignent, grâce aussi à la remarquable interprétation de Dorota Pomykała, d’un parcours intérieur émouvant et complexe, qui a aussi valeur de mise en évidence de processus collectifs loin de se limiter au contexte précis où se déroule le film.

Parmi les films découverts à Cannes, il faut aussi prêter attention au documentaire Anselm de Wim Wenders. C’est la deuxième fois que le cinéaste de Paris, Texas mobilise ainsi avec finesse les ressources de la 3D, après le si beau Pina en 2011. Il en fait un usage complètement différent pour accompagner un voyage dans l’univers foisonnant du peintre, sculpteur et inventeur de formes et d’espaces, qui donne son prénom au film.

En Allemagne et en France, et jusqu’à l’extraordinaire site de Barjac (Gard) où c’est un paysage entier qui est activé par un ensemble de propositions artistiques, le film accompagne la production incroyablement prolifique, diverse et ambitieuse d’Anselm Kiefer.

Capture d’écran 2023-10-14 à 17.58.52Anselm Kieffer créateur démiurge et artisan/Les Films du Losange

Le risque, avec un artiste ayant autant travaillé le monumental, y compris de manière extrêmement critique, était d’élever à l’homme, devenu célèbre grâce aux gigantesques livres de plomb, aux bibliothèques brûlées et aux titanesques peintures de paysage qui sont depuis quatre décennies parmi les œuvres les plus recherchées des grands musées du monde entier, à son tour un imposant monument; risque que pouvait augmenter le recours à la 3D.

C’est l’inverse qui se produit, grâce à la capacité de Wim Wenders (et d’Anselm Kiefer) de se tenir à échelle humaine, comme d’une proximité de voisins bienveillants qu’ils semblent être tous deux, et dont ils font aussi les spectateurs.

Avoir su tenir dans le même mouvement, à la fois lucide et affectueux, modeste et ambitieux, l’évocation d’une telle œuvre est, sans qu’il n’y paraisse, assez miraculeux.

Une femme sur le toit d’Anna Jadowska avec Dorota Pomykała

Séances

Durée: 1h35

Sortie le 18 octobre 2023

Anselm (Le Bruit du temps) de Wim Wenders avec Anselm Kiefer

Séances

Durée: 1h34

Sortie le 18 octobre 2023

«Une année difficile», triste impasse

Enfin, dire un mot de tristesse et de colère à propos de ce qui se profile comme le nouveau succès des réalisateurs d’Intouchables, Olivier Nakache et Eric Toledano. (…)

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À voir en salles: «Le Procès Goldman», «Coup de chance», «Non Alignés» et «Ciné-guérillas»

Pierre Goldman (Arieh Worthalter), un accusé provocateur et combatif.

Procès ayant marqué l’histoire et questionnant le présent, comédie cruelle d’un auteur fidèle à son œuvre, documentaires sur les archives d’un état révolu du monde: les films de Cédric Kahn, Woody Allen et Mila Turajlić captent trois lumières émises par le passé.

En matière de diversité, il y a la quantité et la qualité. D’un côté comme de l’autre, cette semaine du 27 septembre, on est servi –pour le pire et le meilleur. Le pire tient à la quantité: pas moins de vingt nouveaux longs-métrages débarquent sur les grands écrans hexagonaux. Embouteillage et cafouillage, brouillage des goûts et des possibilités d’attention, avantage accru aux cadors de la promo. Et effacement encore plus rapide des films des précédentes semaines, quand ne serait-ce que les trois très beaux films sortis la semaine dernière devraient continuer à occuper les esprits et les écrans.

La question du «trop de films», vieille rengaine, ressort à l’occasion d’un rapport de la Cour des comptes publié le 20 septembre et concernant le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Dans le contexte actuel de démagogie populiste et d’approche néolibérale, il risque de marginaliser ou d’éliminer encore davantage de films qui méritent d’exister, tout en rendant impossible une véritable réflexion sur la souhaitable régulation des quantités.

Mais, donc, qualité aussi, avec au moins trois propositions (en comptant ensemble les deux films de Mila Turajlić) méritant de retenir l’attention parmi les nouveautés. Il n’est pas nécessaire d’épiloguer ici sur à quel point ils sont différents. Seulement de rappeler que, grand film d’auteur français ayant ouvert la Quinzaine des cinéastes à Cannes, nouvelle et modeste réalisation de l’immense cinéaste qu’est et reste Woody Allen, ou ample travail d’histoire documentaire, c’est toujours dans la multiplicité de ces énergies et de ces approches que vit le cinéma.

«Le Procès Goldman», de Cédric Kahn

Militant d’extrême gauche passé par une guérilla sud-américaine puis devenu gangster, Pierre Goldman commit plusieurs braquages à Paris en 1969. Arrêté, il est alors également accusé du meurtre de deux pharmaciennes lors d’une attaque à main armée qu’il a toujours niée. Après une première condamnation, annulée par la Cour de cassation, et l’écriture en prison de son autobiographie, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, il fut rejugé à Amiens en 1976.

L’avocat Georges Kiejman (Arthur Harari, en haut à gauche) et l’accusé qui fait de sa défense un sport de combat. | Ad Vitam

Signé par l’auteur de Roberto Succo, autre évocation historique d’une révolte sans issue, Le Procès Goldman reconstitue ce procès qui vit aussi s’affronter deux figures du barreau, à (l’extrême) droite Maître Henri-René Garaud, (très) à gauche Maître Georges Kiejman. Il est remarquablement interprété, notamment par Arieh Worthalter dans le rôle titre et par le cinéaste Arthur Harari, qui se révèle excellent en avocat de la défense hanté par ses propres démons.

Le film tire le meilleur parti du cadre ritualisé de la cour d’assises pour faire résonner ensemble, mais de manière volontairement désaccordée, de multiples lignes de tension.

C’est à la fois la personnalité complexe, voire contradictoire, de l’accusé, les horizons différents de la mémoire de la Shoah et de l’engagement révolutionnaire des années 1960, les enjeux de la justice comme respect du droit ou comme affirmation d’une cause perçue comme juste au-delà de l’état des règles juridiques, qui est remarquablement activée.

Au fil des interrogatoires et des plaidoiries, notamment celle de Pierre Goldman lui-même, s’emparant du prétoire comme d’une tribune à la fois politique, narcissique et romanesque, il s’avère passionnant d’avoir reconstitué cet épisode. Qu’il soit très largement nourri de références aujourd’hui devenues lointaines permet précisément de rendre sensibles, émouvantes, questionnantes, des interrogations essentielles et qui sont de tous les temps.

Le Procès Goldman était cette année «l’autre» grand film de procès français montré à Cannes, dans une autre section qu’Anatomie d’une chute de Justine Triet. Le rapprochement est d’autant plus légitime que, acteur dans l’un, Arthur Harari est coscénariste de l’autre.

Surtout, comme le troisième titre majeur récent situé pour l’essentiel dans un tribunal, Saint Omer d’Alice Diop, il déplace les ressorts classiques du film de procès codifié par Hollywood. Et fait des registres de paroles et des manières de les agencer –pour des objectifs différents qui relèvent de la justice, de la politique, de la psychologie, des émotions dans ce qu’elles peuvent avoir d’obscur–, le véritable enjeu du film, bien plus que du double enjeu habituel: d’une part savoir si l’accusé est coupable, d’autre part s’il sera condamné.

Ainsi procède, avec une grande intensité, le film de Cédric Kahn, dont la dramaturgie se développe à partir des différents usages du langage, du poids des mots et de la manière de les mobiliser. Mais aussi par leur prise en charge par les corps et la distribution de ceux-ci dans l’espace, ressources cinématographiques qui permettent à ce drame véritablement politique, bien au-delà des références à des idéologies ou à des appartenances communautaires, de prendre toute sa puissance.

Le Procès Goldman de Cédric Kahn avec Arieh Worthalter, Arthur Harari, Stéphan Guérin-Tillié, Nicolas Briançon

Séances

Durée: 1h55  Sortie le 27 septembre 2023

«Coup de chance», de Woody Allen

Multiples sont les petites musiques qu’éveille le nouveau film de Woody Allen dès les premières séquences. Tandis que Fanny, jeune épouse d’un homme d’affaires fortuné, croise par hasard sur un trottoir un ancien flirt du lycée, se faufile en sourdine, par exemple, cette question: mais quel était le New York qu’a tant filmé l’auteur de Manhattan, si c’est ainsi qu’il filme Paris?

Jean (Melvil Poupaud) et Fanny (Lou De Laâge), toutes les apparences d’un couple fortuné et heureux. | Metropolitan Filmexport

Le cinéaste connaît bien la capitale française, même s’il n’en fréquente que certains quartiers. L’enjeu n’est évidemment pas le réalisme sociologique, mais de comprendre quelle construction imaginaire de véritables rues, de véritables immeubles, de véritables jardins publics peuvent être le matériau. Y compris lorsqu’ils sont ici redessinés par un regard romantique, qui revendique de styliser les situations.

Comme une nouvelle interprétation libre d’un morceau de jazz, le 49e long-métrage réalisé par Woody Allen depuis 1966 rejoue avec une évidente jubilation un certain nombre des motifs très présents dans son œuvre considérable. Sur la corde vibrante tendue entre cruauté et comédie, les passages par les ressources droit venues du théâtre de boulevard sont l’occasion de saynètes qui peu à peu prennent place dans une marquèterie narrative, dont l’enjeu ne se dévoile qu’in fine.

Mais, comme tout bon film, on pourra revoir Coup de chance en connaissant la fin, avec peut être encore davantage de plaisir. La totalité de ses composantes et de ses références, notamment la théâtralité assumée des organisations de l’espace, évoque un autre immense artiste, Sacha Guitry –jusqu’au titre qui semble cligner de l’œil à celui d’un de ses premiers films, Bonne Chance. (…)

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«Sous le ciel de Koutaïssi», «La Légende du roi crabe», «Les Poings desserrés»: il était trois fois – ou bien plus

Une musique secrète, un soufle ludique et magique. Ani Karseladze dans Sous le ciel de Koutaïssi.

Venus du sud et de l’est de l’Europe, trois films parmi les sorties de ce mercredi 23 février mobilisent chacun à sa façon les ressources du conte, nous emmenant sur des chemins aussi singuliers que passionnants.

«Sous le ciel de Koutaïssi» d’Alexandre Koberidze

Que ça fait du bien! Du bien? Il existe désormais une catégorie publicitaire, le «feel good movie», promesse de se détendre et de se distraire sans risquer d’avoir à subir ces punitions: s’étonner, réfléchir, découvrir. Ce sont des films qui garantissent qu’absolument tout se passera comme prévu, comme déjà connu, balisé, digéré par le conformisme et les préjugés dominants. Sous le ciel de Koutaïssi est exactement le contraire.

Le deuxième long-métrage du jeune réalisateur géorgien est un film qui ne cesse de réjouir, surprendre, faire sourire, faire en rêver, alors que rien, absolument rien ne s’y passe de manière prévisible –y compris sa chute, inattendue parce que jouant soudainement à être conforme au principe de tout conte qui se respecte.

C’est qu’il ne s’agit pas ici de faire le malin avec des transgressions exhibées comme des oriflammes et des provocations bariolées. Il est plutôt question, pas à pas, sourire après sourire, attention à un détail après attention à un autre détail, de se raconter une histoire pour le bonheur de raconter, et d’être destinataire d’une histoire.

Dans la ville géorgienne de Koutaïssi, donc, il y aura ainsi deux jeunes gens qui tomberont amoureux, des forces magiques maléfiques ou bénéfiques entièrement matérialisées dans les objets quotidiens, la Coupe du monde de foot, le tournage d’un film, des chiens tifosi en désaccord sur le meilleur endroit pour regarder les matchs, des enfants, un patron de bistrot philosophe, les rues et les parcs et les ponts sur la rivière et des glaces et de la bière.

Une vraie superproduction, donc, avec des effets spéciaux du tonnerre, dont l’un des plus spectaculaires consiste en une grande tablée de pâtisseries manifestement succulentes, inventées pour le seul plaisir de les montrer –et veut-on croire, pour le plaisir de les manger pour ceux qui ont fait le film.

Attention, plusieurs personnages importants figurent sur cette image. | Damned Films

Un tel film ne peut avoir été réalisé que dans un état de douce euphorie, qui illumine en particulier les visages et les corps de ses protagonistes, c’est-à-dire d’abord des quatre acteurs qui jouent les deux personnages principaux. Mais cela vaut aussi pour un ballon qui rebondit dans la cour, un livre qui tombe, les tourbillons du fleuve, un ado endormi, la lumière des phares sur du feuillage.

Affaire de regard, bien sûr, affaire de tempo aussi, de capacité à voir le déroulement du quotidien, dans sa banalité et ses micro-étrangetés, comme une sorte de ballet des êtres, vivants ou pas. En témoignent, notamment, quelques-unes des meilleures images de football jamais filmées.

Le cinéma muet, surtout burlesque, l’héritage de Jacques Tati, la mémoire des premiers films de Nanni Moretti et les influences d’un cinéma en mineur, parfois génialement en mineur venu de cette partie du monde, à commencer par celui d’Otar Iosseliani, alimentent comme mille ruisseaux cette manière de raconter, de montrer. Les deux voix off, celle du conteur et la musique, participent de cette opération de très simple et très puissante magie, qui distille un rare et authentique bienfait: le bonheur d’être au cinéma.

«La Légende du roi crabe» d’Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis

Également dans le registre du conte, mais sous une forme plus âpre, voici le, ou les récits de La Légende du roi crabe. Le ou les? Il y a cette histoire, que se racontent les uns les autres, et se chantent parfois les chasseurs, de nos jours, dans une auberge de campagne. Mais, située à la fin du XIXe siècle, l’histoire de Luciano est contée en deux parties, que rien d’autre que ce personnage commun ne relie.

Et les chasseurs-conteurs sont aussi des personnages d’une histoire, qui est peut-être celle que raconte vraiment le premier film de fiction d’un auteur à son tour dédoublé, Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis.

Il fut donc une fois dans un village du centre de l’Italie, il y a plus d’un siècle, un fils de médecin, original rebelle et grand buveur, qui trouva moyen de défier le noble local et de tomber amoureux d’une jeune femme qui ne lui était pas destinée, bien qu’elle soit tout à fait d’accord. (…)

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«Mandibules», la ligne claire d’un burlesque aventureux

Le plus ailé des MacGuffin. | Memento Films Distribution

L’inventif nouveau film de Quentin Dupieux mêle duo de comiques abrutis, touche de fantastique et poésie lunaire en ce qui semble un bricolage désinvolte et se révèle porteur d’un mouvement aussi précis que joyeux.

Difficile d’imaginer plus réjouissante façon de renouer avec le cinéma que le nouveau film de Quentin Dupieux. Comédie loufoque qui surjoue la décontraction absolue, Mandibules s’avère un exercice d’équilibre d’une précision et d’une délicatesse imparables.

Depuis Laurel et Hardy en passant par Dumb and Dumber ou Éric et Ramzy, voire depuis l’auguste et le clown blanc, le duo burlesque dont les deux membres font les idiots est une formule éprouvée, sinon éculée. Dupieux complique la situation en rendant ses personnages non seulement stupides, mais dépourvus de toute séduction.

Ils sont bêtes, ils sont moches, ils sont lâches et feignants, ils sont habillés comme des nazes et parlent comme des buses, bref tout pour plaire. Au bout de trois scènes, on doute d’avoir envie de passer soixante-dix-sept minutes en compagnie de ces Jean-Gab et Manu (le tandem David Marsais et Grégoire Ludig, rendu célèbre par leurs gags du Palmashow sur internet puis à la télé). Le film va se faire un plaisir de prouver qu’en fait, oui, et de grand cœur.

Projets calamiteux

L’un des compères s’est fait confier une valise au contenu aussi imprécis qu’assurément délictueux, valise qu’il doit aller remettre à un quidam contre espèces sonnantes et trébuchantes. Il embarque avec lui son pote pour une virée de livraison au volant d’une merco qui va à ces traîne-savates comme une chasuble à un catcheur.

Aussitôt en route, les deux lascars s’empressent d’échafauder les plans les plus aberrants, se comportant en malhonnêtes abrutis qui ne manqueraient pas à l’occasion d’être de surcroît méchants.

Après un kidnapping pouvant concourir pour le record des opérations les plus foireuses, ils se retrouvent affublés d’un monstre en bonne et due forme, droit sorti d’un magasin d’accessoires plus proches de Méliès que d’Alien. Cette mouche géante leur inspire illico d’autres projets calamiteux.

Quelques péripéties et quiproquos plus loin, Jean-Gab et Manu se retrouveront invités dans une riche villa de vacances par un quatuor (trois filles et un garçon) très propre sur lui, et où ils introduisent en cachette le diptère XXL, qui se révèlera le plus ailé des MacGuffin.

 

Agnès (Adèle Exarchopoulos), la vacancière qui ne peut s’exprimer qu’en hurlant. | Capture d’écran de la bande-annonce

L’une des jeunes femmes (Adèle Exarchopoulos) est dotée de la singulière infirmité de ne savoir s’exprimer qu’en hurlant, ce qui concourt à mettre une certaine animation au sein d’un groupe déjà passablement disparate et saturé de malentendus.

Mais à ce moment-là, on a déjà saisi. Saisi que rien ne se passera comme prévisible, y compris selon la logique de la comédie nonsensique –qui possède également une logique, très susceptible de devenir aussi routinière qu’une autre. (…)

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Trois films pour ne pas penser

Nahéma Ricci, impressionnante dans le rôle-titre d‘Antigone. | Les Alchimistes

Les comédies «Énorme» de Sophie Letourneur et «Poissonsexe» d’Olivier Babinet fonctionnent selon le même mécanisme, qui est aussi celui de la tragédie «Antigone» de Sophie Deraspe.

Ce mercredi 2 septembre sortent dans les salles françaises deux films à la fois symétriques et opposés. Deux films français, deux comédies autour du même thème, le désir de donner naissance dans le monde d’aujourd’hui.

Très différents par leurs choix stylistiques et leurs ressources financières, Énorme de Sophie Letourneur et Poissonsexe d’Olivier Babinet plaident des causes antinomiques. Ils fonctionnent pourtant sur la même manière d’utiliser le cinéma: en verrouillant tout espace d’interrogation chez leur public.

Énorme est une comédie-rouleau compresseur, qui manie avec délectation l’exagération pour enfoncer le clou nataliste. Sa triste héroïne (Marina Foïs) est au sens strict une cruche, une potiche qui au contraire de ce qui était si joyeusement fracassé chez François Ozon, sera successivement le réceptacle des volontés de son compagnon/agent/mentor, individu sûr de tous ses droits de décider pour elle et de la contrôler (Jonathan Cohen).

Claire, pianiste concertiste, est une sorte de marionnette activée par Frédéric, l’homme dont elle partage aussi la vie. Le couple a convenu qu’il n’avait pas le temps, ou l’envie, d’avoir un enfant. Mais lorsque la mère (juive évidemment) de monsieur réveille chez lui un désir de paternité, il va déployer les procédés les plus extrêmes pour qu’advienne ce dont nul ne doute qu’il doit arriver.

Inconsciente, objet négligeable, la femme voit son ventre s’arrondir (de manière bien sûr disproportionnée) tandis que c’est l’homme qui surjoue les angoisses et enthousiasmes de la naissance à venir.

Mais qu’on se rassure, l’arrivée du bébé fera comprendre à madame que là était sa vraie nature, et la fausse indépendance qu’elle aura l’air d’avoir gagnée au passage ne sera que l’accomplissement du désir de monsieur.

Qu’il y ait quelque part la possibilité d’un choix, qu’avoir ou non un enfant soit le résultat d’une décision et non l’accomplissement d’un ordre où se mêlent le divin, l’injonction familiale et sociétale et la nature, n’est tout simplement pas une option. Nul doute que dans l’esprit de celles et ceux qui ont fait le film, il s’agisse d’une grande œuvre féministe.

Une fable loufoque

Formellement aux antipodes des gags industriels servis par des vedettes, Poissonsexe a des airs de pochade artisanale plus fréquentable. Sur fond de fin du monde bien avancée et notamment d’extinction de toutes les espèces animales marines, la quête d’un rejeton par un ichtyologue dépressif et hirsute (Gustave Kervern) bricole une fable satyrique à la loufoquerie revendiquée.

Après avoir affronté la volonté codifiée de faire un enfant sans considération pour la singularité des personnes et des situations (le message des multiples films pro-life qui prolifèrent sur nos écrans, et dont Énorme est un nouvel exemple), la fiction farce du réalisateur du mémorable Swagger aboutit à l’affirmation inverse.

Le message est ici que mieux vaut vivre l’instant et l’amour avec celle ou celui qui plaît que de sacrifier son sort aux injonctions biologico-sociétales. Préférence en l’occurrence incarnée de manière très convaincante par India Hair. (…)

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«Tout simplement noir», pour rire de l’infernal chaudron identitaire

J.-P. (Jean-Pascal Zadi) en plein appel à la mobilisation. | Gaumont

La comédie de Jean-Pascal Zadi et John Wax convie un grand nombre de têtes d’affiche issues des dites «minorités visibles» pour interroger les impasses du communautarisme.

Face caméra, J.-P. galère. Acteur comique noir, faute de rôle à la hauteur de ses ambitions, il prend l’initiative d’une manifestation de rue, «une marche de l’homme noir pour la dignité».

Essayant d’enregistrer le message d’appel, il est sans cesse interrompu par sa femme, blanche et la tête bien sur les épaules (l’actrice Caroline Anglade), qui lui rappelle les tâches domestiques qui lui incombent.

J.-P. s’adresse à la caméra, c’est-à-dire à une équipe de tournage de deux personnes, dont on n’entreverra qu’un des membres, équipe qui le suit partout et enregistre ses faits et gestes, et ses multiples tentatives de mobilisation pour son grand projet.

J.-P. pour Jean-Pascal, joué par Jean-Pascal. Jean-Pascal Zadi, rappeur, réalisateur et acteur, et cosignataire du film. Zadi a vraiment fait ce que fabrique son personnage dans le film, circuler dans la ville en faisant un film de multiples rencontres.

Pour le «Before du Grand Journal» de Canal + et sur le fil YouTube de la chaîne de radio Le Mouv’, il animait au pied des cités des rencontres avec des personnalités locales, brèves discussions à l’emporte-pièce aujourd’hui réunies dans #LESBAYEZER.

Tout simplement noir joue constamment sur cette circulation entre le personnage de fiction (le J.-P. du film) et les activités qui ont déjà valu à Zadi une certaine notoriété.

La crème des guests renoi… ou pas

Voici donc le vaillant, quoique novice, organisateur de manifestation en chemin pour susciter une vaste mobilisation. Il va croiser de nombreuses figues du spectacle français, qui ont pour la plupart un rapport –mais pas toujours le même…– avec le fait d’être noir.

J.-P. et la journaliste Kareen Guiock, qu’il s’obstine à vouloir identifier comme journaliste noire. | Gaumont

Les humoristes Fary et Claudia Tagbo, le rappeur Soprano, les footballeurs Lilian Thuram et Vikash Dhorasoo, la journaliste Kareen Guiock, les réalisateurs Fabrice Eboué, Lucien Jean-Baptiste et Mathieu Kassovitz, les artistes aux multiples casquettes Joey Starr, Éric Judor et Ramzy Bedia, d’autres encore, dont des célébrités de première magnitude, apparaissent dans leur propre rôle.

En une succession de sketches menés avec vivacité, voire une bonne dose de loufoquerie, ils incarnent l’infinie diversité des attitudes vis-à-vis d’une question que tout le monde invoque tout en se gardant bien de la définir: l’identité.

Engueulades vigoureuses ou vannes en coin, incompréhension navrée ou remise à sa place sans ménagement, le malheureux J.-P. va de déconvenue en déconvenue dans sa tentative.

Pour toute une flopée de bonnes ou mauvaises raisons, son entreprise, étayée par un mélange de naïveté et de ruse intéressée, est exposée par ses interlocuteurs comme saturée de clichés.

Son antiracisme au ras des pâquerettes se révèle ainsi déplacer ou masquer les multiples formes d’oppression à l’œuvre dans une société qui ne se définit pas plus par la seule opposition blanc/noir que par quoi que ce soit d’autre. Le moteur du film est moins «noir» que la critique du «tout simplement».

Avec une telle approche, et même si les militants les plus engagés sont montrés comme rigides mais sérieux et sachant ce qu’ils veulent (ce qui est loin d’être le cas de J.-P.), il est probable que Jean-Pascal Zadi ne se fera pas que des amis parmi les activistes de la cause noire.

Incorrect et sophistiqué

Zadi et son complice, le réalisateur de clips John Wax (ainsi que leur coscénariste Kamel Guemra), jonglent en permanence avec un humour qui ne cesse de mettre les pieds dans le plat de la correction politique. Sans doute les gags ne rechignent pas à un premier degré parfois convenu. Mais, ensemble, ils participent d’une construction qui, séquence après séquence, se révèle aussi audacieuse que sophistiquée: prendre en considération la diversité de ceux que tend à uniformiser l’approche communautariste. (…)

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