Jean-Luc Godard parmi nous

Depuis la mort de Jean-Luc Godard se multiplient les initiatives à son propos ou inspirées par lui. Il ne s’agit nullement de commémoration, mais de l’activation renouvelée des formidables puissances de réflexion, d’imagination et d’invention formelle que celui qui avait intitulé un épisode de Histoire(s) du cinéma « Les signes parmi nous » n’a cessé de susciter de son vivant. Films, livres, expositions, espaces de discussions et de recherches, ces puissances continuent d’agir aujourd’hui, s’aiguisent pour demain, sous des formes aussi variées que stimulantes.

La sortie de Nouvelle Vague, joyeuse évocation du tournage d’À bout de souffle par Richard Linklater, a ramené le cinéaste franco-suisse sous les feux de l’actualité. Heureuse occurrence, mais qui comporte le risque que ce Godard-là, celui des débuts flamboyants, n’occulte à nouveau l’importance décisive d’un parcours autrement fécond et complexe, qui n’a pas commencé en 1960 avec la sortie sur les écrans des Michel Poiccard et Patricia, et s’est poursuivi sur des décennies.

On sait combien, à partir de 1968, la célébrité (méritée) du Godard d’avant cette date a été utilisée pour dénigrer ou occulter l’immense recherche accomplie durant les plus de cinq décennies suivantes, selon des approches très variées. Il faut donc à la fois se réjouir de l’attention suscitée par Nouvelle Vague et la réinscrire dans le tissu des formes multiples de présence du cinéaste, aujourd’hui et demain. Ces formes de présence ne relèvent en rien de la commémoration mais bien des puissances toujours vives de propositions, d’inventions, de réflexion qu’il a activées, et qui ne se sont pas éteintes avec lui.

Jean-Luc Godard est mort le 13 septembre 2022. Depuis, des « artefacts godardiens » n’ont cessé d’apparaître dans l’espace public. Ils ne se réduisent ni aux hommages et aux commentaires que la disparition d’un grand artiste suscite légitimement, ni à l’apparition d’objets posthumes, trouvés dans ces archives. Prenant des formes multiples – audiovisuelles, graphiques, éditoriales, curatoriales – ces productions ont été en partie anticipées par Godard sachant sa fin prochaine.

Elles ne cessent d’être complétées et enrichies par un petit cercle de très proches, Fabrice Aragno et Jean-Paul Battaggia, qui ont été ses assistants durant les quinze dernières années de sa vie, le cinéaste Paul Grivas, qui a également été son assistant sur plusieurs de ses films, la chercheuse et enseignante Nicole Brenez, la cinéaste et productrice Mitra Faharani, le théoricien et commissaire d’exposition Dominique Païni. Déjà incomplet au moment où il est rédigé, le survol des propositions godardiennes décrites ici est inévitablement aussi dépourvu de tout ce qui se prépare et se préparera, dans la logique même de ce que Jean-Luc Godard a activé tout au long de son activité : une incessante et formidable invitation à penser et à faire, à jouer et à transformer, à imaginer et à questionner.

Bande-annonce, film et non-film

C’était le 17 mai 2024, dans la salle Buñuel du Palais des Festivals, à Cannes. En marge de la manifestation se tenait une séance indéfinissable et bouleversante, composée de deux réalisations à la fois contigües et très différentes. Comme l’a alors très bien résumé Fabrice Aragno, compagnon de travail de Jean-Luc Godard avec son complice Jean-Paul Battaggia, cette séance se composait d’un film et d’une vidéo, l’un et l’autre liés aux ultimes réalisations que le cinéaste aura supervisées juste avant sa mort. La vidéo, présentée comme « Bande-annonce du film Scénario », projet que le cinéaste n’aura pas pu mener à terme avant de mettre fin à ses jours, est un objet comme il les affectionnait : un document de travail, ou plus encore un document sur le travail. Son travail et celui de ses deux assistants, et aussi de Nicole Brenez, qui a accompagné toutes les réalisations de la dernière période.

Enregistré à la diable par Fabrice Aragno avec son téléphone portable, il s’agit d’une séance de discussions sur les manières de faire exister et d’organiser les images et les autres documents, écrits, visuels, sonores, que Jean-Luc Godard envisageait de mobiliser pour ce projet. Avec, revendiquées, des parts d’incertitude, de remises en question, de possibles et souhaitables bifurcations.

Diffusé l’été dernier sur la plateforme d’Arte sous le titre L’Histoire de « Scénario », ce document audiovisuel passionnant pour qui s’intéresse à l’œuvre de cet auteur ou aux processus d’élaboration d’un film, est très différent de Scénarios, film à part entière dont les dix-huit minutes recèlent une proposition formelle accomplie, où tous les éléments de composition importent. Ces éléments se déclinent en parcourant les pages d’un petit carnet « entièrement fait main » et donnent vie à un être de cinéma page après page, en une sorte de chant magique, où les images (visibles), les mots, les citations et les imaginaires (invisibles) dansent ensemble. Et puis le dernier plan, tourné la veille du suicide et montrant le vieil homme assis sur son lit, travaillant avec exigence à la mise en forme de l’autre film, celui qui n’existera pas, autour d’une formulation irrévocablement paradoxale.

Ce plan est assurément très émouvant comme trace in extremis. Mais ce moment participe surtout de la recherche de cette « forme qui pense » à laquelle, par des voies différentes, l’auteur de À bout de souffle (1960) et du Livre d’image (2018) n’aura cessé de travailler. Et c’est bien, au-delà de l’aspect biographique, cette quête-là jusqu’à la dernière limite qui bouleverse et supprime tout caractère funèbre à ce qui est, comme l’avait rappelé avec émotion sur la scène de Cannes Mitra Farahani, le dernier film de Jean-Luc Godard.

Drôles de guerre

Avant, même si cet « avant » simplifie les processus en les inscrivant sur une ligne de temps d’un seul jet, ce qui est fort éloigné des modes de travail de Godard, mais pour essayer malgré tout de s’y retrouver, avant, donc, il y aura eu Drôles de guerres. Qui aura donc été, lui, le premier film de Jean-Luc Godard montré après sa mort. Comme souvent avec lui, il faut aussitôt revenir sur cette formulation, puisque le titre complet s’écrit Film annonce du film qui n’existera jamais : « Drôles de guerres ». Ce court-métrage a été fabriqué par les compagnons de travail de Godard déjà cités, Fabrice Aragno, Jean-Paul Battaggia et Nicole Brenez, selon les indications précises données par le cinéaste.

Il s’agit d’un poème visuel et sonore de vingt minutes. Les agencements d’images multiples, composées en petits collages sur quarante feuilles blanches (des feuilles de papier photo) accompagnées de mots et de phrases, sont soit écrites à la main, de cette écriture ronde si reconnaissable qui était la sienne, soit prélevées sur des pages imprimées. Sur la bande-son, le silence d’abord, ensuite une voix de femme, puis plus tard la voix traînante et usée par les cigares et les ans du vieil homme de Rolle. Les musiques et les bruits modèlent les sensations, associations d’idées, suggestions instables suscitées par ce qui est montré. Un extrait du film Notre musique, seul moment d’images animées, surgit et propulse avec lui Sarajevo et la Palestine. La guerre d’Espagne, les guerres mondiales, les camps affleurent, tout près de la surface de l’écran. Le XXe siècle et ses tragédies jamais soldées imprègnent les images et les sons.

Le monde est là, l’histoire longue de la recherche de Godard aussi, et la fécondité vertigineuse de ce que ses compositions audio et visuelles engendrent depuis soixante-cinq ans.

Les godardiens auront mille sentiers imaginaires à parcourir en les inventant à demi à partir de ces propositions, dont la richesse est à la mesure de leur apparente économie. On rêve que, par curiosité ou même par inadvertance, des non-godardiens s’y aventurent également, sans préjugé – il y a tant à y glaner. Mais on s’étonne que, des multiples commentaires suscités par le film depuis sa présentation au Festival de Cannes 2023, bien peu prêtent attention au matériau dont pourtant il se réclame explicitement. C’est d’ailleurs une sorte de malédiction qui accompagne le cinéma de l’auteur de Sauve qui peut (la vie) au moins depuis ce film de 1980, le penchant de la plupart des exégètes à aller trop vite dans la surinterprétation, au lieu de regarder et écouter « au premier degré », où il se passe tant de choses.

Ici – c’est dit explicitement par Godard en voix off – le point de départ est un livre, prix Goncourt 1937, signé Charles Plisnier, Faux Passeports (réédité chez Espace Nord). Ce livre est une série de portraits de compagnes et compagnons de lutte de l’écrivain belge, engagé corps et âme comme tant des plus généreux et des plus courageux de sa génération dans le projet d’une révolution libératrice et radicale, au cours des années 1920. Ils et elles seront écrasés par l’histoire, par les polices des pouvoirs, tous les pouvoirs. Il y avait une folie peut-être dans ce don absolu de soi à l’espoir d’un monde meilleur.

C’est aussi ce que raconte Plisnier, tentant d’explorer les replis de cet élan sans jamais se ranger contre ses camarades d’alors. Ailleurs, autrement, Godard aura été porté par une « folie » comparable, lui qui était le cinéaste le plus célèbre du monde en 1967 quand il envoya tout paître du système où il travaillait et resplendissait. C’était au moment de ce que, dans Drôles de guerres, il écrit (mais, 68). C’était pour tenter d’inventer la manière de faire des films vraiment révolutionnaires. Et, aussi, d’échouer.

Dans Drôles de guerre, court-métrage posthume et qui se sait tel, le projet du film qui n’existera jamais est raconté, de manière lacunaire, par la voix off de Jean-Luc Godard. Des éléments visuels laissent notamment percevoir une transposition du combat antifasciste en Italie, un des contextes de Faux Passeports, à la guerre d’Algérie. Il est bien d’autres façons de percevoir Drôles de guerre, en phase avec ce que Godard aura souhaité y suggérer, ou ce que chacune et chacun aimera y percevoir. Dépourvus de sens explicite, les idéogrammes noirs et rouges inventés à même la page invitent à toutes les interprétations.

Mais, autour de deux figures tragiques auxquelles est dédié chacune un chapitre du livre de Plisnier, Ditka et Carlotta, et qui devaient être au centre du film qui n’existera jamais (mais aussi, selon le Film annonce, un troisième, Iegor, l’homme d’appareil intraitable), il est assurément d’abord un geste qui se veut de résistance irréductible, d’où la comparaison invoquée au film de Melville nommé de manière amèrement tronquée, Le Silence de la M. – silence de la mer, silence de la mort.

On songe alors à la dernière phrase du Livre d’image, le dernier long-métrage de JLG : « Et même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré, cela ne changerait rien à nos espérances. » Écrite à l’encre rouge sur la vingt-neuvième des quarante pages du film, comme une impossible demande pour lui-même, « juste un faire-part » renvoie au si célèbre « juste une image[1] ». La formule s’inspire de la dernière phrase du chapitre de Plisnier consacré à Ditka, la combattante martyre au visage nu, phrase lancée par un ami sur le quai alors que déjà s’éloigne le train : « Si elle est morte, un simple faire-part. Un simple faire-part. » Mais qui peut entendre cette voix ?

Deux autres films

À ce jour, il n’existe pas d’autres films de Jean-Luc Godard dont on attende l’apparition. Mais il en existe au moins deux avec lui ou, si on préfère, issus de son atelier. L’un est mis en forme par Mitra Farahani qui, outre son rôle de productrice sur Le Livre d’image, avait réalisé le magnifique À vendredi, Robinson, dialogue à distance entre JLG et le patriarche du cinéma iranien, Ebrahim Golestan, film qu’un absurde concours de circonstances a fait sortir en salles, en France, le lendemain même de la mort par suicide assisté de Godard. Intitulé Impossible scénario, la mort de Virgile, le nouveau film « reviendra sur les derniers mois de création de Jean-Luc Godard, ses hésitations, ses certitudes, sa fatigue grandissante mais aussi sa détermination inébranlable à concevoir entièrement son dernier film : Scénario, au seuil de la mort », selon la présentation qu’en fait Mitra Faharani, qui y travaille à partir des notes prises au jour le jour par Jean-Paul Battaggia au cours des dernières années aux côtés du cinéaste.

Son compère Fabrice Aragno réalise quant à lui Inventaire, qui « consiste à réaliser un inventaire visuel et sonore de la pensée étagée et arborescente, livres, poésies, romans, films, musiques, peintures, appareils divers, outils, écrans et taille crayons disposés dans un ordre et désordre minutieux sur les étagères de la petite chambre de montage de l’atelier-appartement de Jean-Luc Godard à Rolle, en Suisse » selon le dossier déposé au Centre national d’arts plastiques. Il faut également mentionner le film Seul Godard d’Arnaud Lambert et Vincent Sorel (2023), plongée inventive dans les zones les plus exploratoires de l’œuvre de l’homme de Rolle, celle qu’on qualifie par l’expression « films essais » – même si tout le cinéma de Godard relève de l’essai, à tous les sens du mot.

Des livres

Il existe davantage de livres concernant Jean-Luc Godard qu’aucun autre cinéaste. Sa mort n’a évidemment pas interrompu ce flot éditorial avec, outre de multiples rééditions, des nouveautés comme Jean-Luc Godard, cinéaste de la Guerre Froide (1965-1967) : Trois films sous influence d’Iris Mommeransy (L’Harmattan) côté universitaire ou My Life As a Godard Movie : 15 Faits Divers Sur Ma Vie Comme Un Film De Jean-Luc Godard de Joanna Walsh (Transit Book) sur un mode plus personnel. Sans oublier le très singulier, et émouvant Un film à Rolle (éditions En exergue), souvenirs de l’ex-championne de tennis Catherine Tanvier devenue actrice de Film Socialisme.

Figure majeure de l’écriture à propos de Godard, Alain Bergala travaille également, avec Nuria Edelman, à un nouvel ouvrage, à propos de Pierrot le fou, qui rejoindront les ouvrages de références de l’auteur du recueil Godard par Godard et des essais Nul mieux que Godard et Godard au travail, tous publiés par les Cahiers du cinéma. Quant à Païni, il prévoit de publier sa correspondance avec Godard lors de la préparation, devenue orageuse dès l’exposition Collage(s) de France. En septembre 2025, la revue Mettray a publié un numéro entièrement consacré à Godard sous le titre Illuminations. Outre les signatures de Brenez, Païni, Bergala, on y trouve aussi celles de Jean-Michel Alberola, de Bernard Plossu, de Laurent Mauvignier, de Daniel Dobbels, de Jean Narboni… Il y a lieu de se réjouir de cette continuité, mais aussi de prêter attention à des initiatives plus singulières.

Parmi elles, Jean-Luc Godard’s Unmade and Abandoned Projects (Bloomsbury) d’un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre, le Britannique Michael Witt, déjà notamment co-directeur du si précieux Jean-Luc Godard Document publié par le Centre Pompidou à l’occasion de l’exposition Voyage(s) en utopie en 2006. L’auteur explore cette fois le gigantesque corpus des quelques 380 projets laissés en jachère, à différents stades d’inachèvement, par l’auteur d’À bout de souffle depuis ses débuts.

De son, côté, après le singulier et émouvant écrits politiques sur le cinéma et autres arts filmiques tome 2 Jean-Luc Godard (De l’incidence éditeur), riche entre autres d’une passionnante iconographie notamment avec les usages par Godard d’images dans ses e-mails, Nicole Brenez a publié Introduction à une véritable histoire du cinéma, qui est bien davantage que la réédition de l’ouvrage de ce titre paru aux éditions de L’Albatros en 1980. (…)

LIRE LA SUITE

À voir au cinéma: «Nouvelle Vague», «Berlinguer», «L’Invasion», «Egoist»

La très convaincante réincarnation de Jean Seberg en Patricia par Zoey Deutch, dans Nouvelle Vague

Riche semaine avec les films, ô combien différents, de Richard Linklater, Andrea Segre, Sergueï Loznitsa et Daishi Matsunaga.

On observe un étrange effet miroir entre les sorties de cette semaine du 8 octobre et celles de la semaine précédente. À nouveau un des films majeurs du dernier Festival de Cannes (Nouvelle vague, après Un simple accident). À nouveau un film important sur des événements politiques au cours de la deuxième moitié du XXe siècle (Berlinguer, après Soundtrack to a Coup d’Etat). À nouveau un film fort à propos de la guerre en Ukraine (L’Invasion, après Honeymoon). Et à nouveau un film japonais détournant les codes d’un genre très balisé (Egoist, après Happyend).

Pas de conclusion particulière à cet effet de répétition, qui fait suite au doublon directement lié à la situation au Proche-Orient et au génocide en cours dans la bande de Gaza (Put Your Soul on Your Hand and Walk, le 24 septembre, après Oui, le 17 septembre). Chacun de ces films est singulier et mérite une attention pour lui-même. Mais l’ensemble témoigne de nombre des enjeux autour desquels se construit le cinéma contemporain, où le cinéma français brille par son absence.

«Nouvelle Vague», de Richard Linklater

Que le meilleur film français du dernier Festival de Cannes ait été tourné par un Américain n’est pas qu’une curiosité plus ou moins amusante. Il fallait sans doute un regard extérieur pour venir re-raconter un moment clé de l’histoire du cinéma français, de l’histoire du cinéma tout court.

Nouvelle Vague reconstitue méticuleusement, c’est-à-dire aussi légendairement, les conditions et péripéties de tournage du premier long-métrage de Jean-Luc Godard, À bout de souffle, en 1959, juste après que son ami et collègue des Cahiers du cinéma, François Truffaut, a triomphé au Festival de Cannes de la même année avec son propre premier long-métrage, Les Quatre Cents Coups.

Toute une bande d’acteurs et actrices ressemblant plus ou moins aux modèles de l’époque, dûment identifiés par des cartons, incarnent Jean-Luc Godard, François Truffaut et les autres de la bande des Cahiers (Éric Rohmer, Claude Chabrol, Jacques Rivette, la scénariste Suzanne Schiffman), Jean-Paul Belmondo, Jean Seberg, le producteur Georges de Beauregard, Jean-Pierre Melville, les autres membre du casting et de l’équipe technique du petit film noir contant les tribulations amoureuses du gangster en cavale Michel Poiccard.

Au bout de la rue Campagne-Première (XIVe arrondissement de Paris), la mort toujours dégueulasse de Michel Poiccard, joyeusement restituée par Aubry Dullin en jeune et fringant Jean-Paul Belmondo. | ARP Sélection

Au bout de la rue Campagne-Première (XIVe arrondissement de Paris), la mort toujours dégueulasse de Michel Poiccard, joyeusement restituée par Aubry Dullin en jeune et fringant Jean-Paul Belmondo. | ARP Sélection

Ils donnent vie à l’inventivité fébrile, à la certitude de vouloir sortir des sentiers battus de la réalisation et à l’incertitude vertigineuse quant aux moyens d’y parvenir qui présida à la naissance de ce qui se révélerait un des plus beaux films jamais réalisés, un des films les plus importants de l’histoire du cinéma.

Au centre de l’affaire, donc, un presque trentenaire arrogant et timide, manipulateur et sincère, audacieux et terrifié. Un amoureux fou du cinéma et un critique aiguisé au défi de passer aux actes après une décennie de virtuosité du commentaire et d’engagement polémique et passionné.

Doutant de tout et surtout de lui-même, en même temps intraitable sur ce dont il ne veut pas (à peu près toutes les règles de réalisation d’un film classique), faisant fi des bienséances et feu de tout petit bois technologique à portée de main, le Jean-Luc Godard du film comme son modèle multiplie les aphorismes et les dérobades.

L'opérateur Raoul Coutard (Matthieu Penchinat), caché dans la carriole avec sa caméra, et Jean-Luc Godard (Guillaume Marbeck), en pleine inspiration durant le tournage d'une des scènes les plus célèbres d'À bout de souffle. | Capture d'écran ARP Sélection via YouTube

L’opérateur Raoul Coutard (Matthieu Penchinat), caché dans la carriole avec sa caméra, et Jean-Luc Godard (Guillaume Marbeck), en pleine inspiration durant le tournage d’une des scènes les plus célèbres d’À bout de souffle. | Capture d’écran/ ARP Sélection

Le cinéaste américain Richard Linklater, qui a dit et redit que la découverte d’À bout de souffle a été pour lui une révélation qui a décidé de sa vie, a l’heureuse approche de beaucoup se moquer de son personnage principal, son ton pontifiant, son abus de citations, ses incertitudes élevées au rang de théorie révolutionnaire.

C’est pour mieux aimer et Jean-Luc Godard et ce qu’il a fait –ce qu’ils ont fait, lui, mais aussi Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg, le chef opérateur Raoul Coutard, l’assistant Pierre Rissient et toute la bande de joyeux (ou inquiets, ou furieux) embarqués dans cette aventure.

En noir et blanc somptueux, mais qui jamais n’imite les plans d’À bout de souffle, l’humour irrévérencieux et la (relative) précision historique nourrissent l’évocation d’un tournant dans l’histoire de la culture mondiale –mais oui, mais oui…– en évitant toute pompe et toute emphase à propos de ce jeune Franco-Suisse aux lunettes teintées qui en a été l’incarnation. Que ce soit extraordinairement joyeux est le meilleur hommage que l’on puisse rendre au film, à Jean-Luc Godard et à la Nouvelle Vague.

Nouvelle Vague

De Richard Linklater
Avec Guillaume Marbeck, Zoey Deutch, Aubry Dullin, Bruno Dreyfürst, Benjamin Cléry, Matthieu Penchinat, Pauline Belle, Blaise Pettebone
Durée: 1h46
Sortie le 8 octobre 2025

«Berlinguer, la grande ambition», d’Andrea Segre

Qui se souvient de ce que fut ce qu’on appela le mouvement ouvrier, en Europe de l’Ouest jusqu’aux années 1980? Pas comme une notice de livre d’histoire ou de Wikipédia, mais comme l’engagement quotidien de dizaines de millions d’hommes et de femmes, durant plus d’un siècle, avec pour horizon un monde moins injuste et moins violent.

C’est ce qui frappe d’abord dans le film du réalisateur italien Andrea Segre et dans l’usage très fertile qu’il fait des documents d’archives filmées, insérés dans la reconstitution des dix dernières années de la vie d’Enrico Berlinguer (1922-1984), secrétaire général du Parti communiste italien (PCI).

Le secrétaire général du Parti communiste italien, orateur et stratège, incarné avec fougue par Elio Germano. | Capture d'écran Nour Films via YouTube

Le secrétaire général du Parti communiste italien, orateur et stratège, incarné avec fougue par Elio Germano. | Capture d’écran/ Nour Films

Interprété par l’acteur Elio Germano, le dirigeant qui défia les dogmes de sa famille politique avec l’invention du «compromis historique» est montré dans l’intimité de sa famille, comme dans les réunions avec les hommes de la vieille droite au pouvoir, en discussion avec des camarades ouvriers, face aux Soviétiques qui ne veulent pas de sa stratégie ou au siège du PCI, dans la liesse de progressions électorales impressionnantes.

Le scénario est construit sur la tension croissante entre une dynamique favorable qu’incarne avec chaleur et lucidité le charismatique patron du PCI et la convergence de ceux prêts à tout pour empêcher la victoire du projet politique qu’il défend: à la fois les Américains, les Russes, le patronat italien et le Vatican.

Cette tension atteint son point de rupture avec l’explosion des actions violentes de l’extrême gauche, explicitement présentée comme outil de ces puissances dominantes, et qui mènera au tournant tragique de l’enlèvement et de l’assassinat d’Aldo Moro (mai 1978), le dirigeant de la Démocratie chrétienne (centre-droit), avec qui Enrico Berlinguer était en train de sceller un accord.

Filmé de manière plus illustrative qu’inventive, Berlinguer, la grande ambition a un côté hagiographique qui en trace la limite. Et la recherche de son efficacité dramatique et le point de vue univoque adopté entraînent des raccourcis simplificateurs quant aux comportements des forces politiques italiennes de l’époque, y compris le PCI.

Mais la puissance du film, émotionnelle autant que politique et historique, est ailleurs. Elle est dans sa capacité à faire revivre ce qui fut un élan collectif d’une ampleur exceptionnelle, organisée dans la durée et territorialement, dont il ne reste pratiquement rien aujourd’hui, même pas le souvenir de ce que fut ce phénomène.

Présente dans le film, l'archive des obsèques d'Enrico Berlinguer, en juin 1984, trace d'un deuil bien plus vaste. | Nour Films

Présente dans le film, l’archive des obsèques d’Enrico Berlinguer, en juin 1984, trace d’un deuil bien plus vaste. | Nour Films

L’intérêt du film, tel qu’il est construit, tient aussi à sa façon d’interroger le rôle décisif d’un individu, sa capacité à incarner un mouvement et à en penser les stratégies. Il tient à la manière dont un comédien d’aujourd’hui prête ses traits à un dirigeant d’alors, dont il reste utile de se demander ce qu’il avait de singulier –notamment par comparaison avec qui prétendit incarner des idées similaires en France.

Il reste qu’avec les images d’archives du million et demi de citoyens italiens qui accompagnèrent le cercueil d’Enrico Berlinguer le 11 juin 1984, c’est le deuil non seulement d’un homme et d’un projet, mais d’une époque et d’un monde que la plupart de ceux qui y participèrent ne savaient pas alors qu’ils pleuraient. Nul besoin d’idéaliser cette époque et ce monde pour garder mémoire de ce qu’ils furent et en tirer des moyens de comprendre ceux d’aujourd’hui.

Berlinguer, la grande ambition

D’Andrea Segre
Avec Elio Germano, Paolo Pierobon, Roberto Citran, Stefano Abbati, Francesco Acquaroli, Paolo Calabresi
Séances
Durée: 2h02
Sortie le 8 octobre 2025

«L’Invasion», de Sergueï Loznitsa

En une vingtaine d’années, le cinéaste Sergueï Loznitsa s’est imposé comme une figure majeure du cinéma contemporain, selon trois lignes de force principales, le documentaire, le montage d’archives et la fiction. Porteurs de vision très créatives, il revient cette fois dans son pays, l’Ukraine, pour y assumer la plus modeste des positions, celle d’observateur de moments de l’existence de ses compatriotes soumis à l’agression russe. (…)

LIRE LA SUITE

Cannes 2025, jour 5: «Le Rire et le couteau», et quelques autres

Sergio (Sérgio Coragem), un Candide sur le terrain postcolonial, pas au bout de ses surprises.

Ovni sur la Croisette, le film de Pedro Pinho est un enchantement exceptionnel. Mais il y avait de multiples plaisirs à découvrir aussi les réalisations de Richard Linklater, «Nouvelle Vague», Christian Petzold, «Miroir n°3» ou Hafsia Herzi, «La Petite Dernière».

Le saviez-vous? Au Festival de Cannes, il y a plein de films à voir. Cette année, 110 longs métrages inédits, sans parler des autres formats. Des très beaux, des très moches, des très attendus, certains signés de grands auteurs, ou interprétés par de grandes vedettes, traitant de grands sujets, etc.

Et puis il arrive, pas souvent, que surgisse au milieu de cette profusion un objet parfaitement singulier, dont on ne sait rien avant, et même dont on n’est toujours pas sûr de savoir à quoi on a affaire alors que la projection a commencé.

C’est qui, ce Pedro Pinho? Il n’en fait pas si inconnu. On devrait au moins se souvenir que son précèdent film, L’Usine de rien, avait été montré en 2017 à la Quinzaine des cinéastes.

Mais on continue de n’en savoir guère plus sur lui que sur cet olibrius désinvolte qui part en chaussettes et les mains dans les poches en plein désert après avoir croisé un douanier ayant exigé pour toute prébende un livre à lire.

Diara (Cléo Diara), emportée par un élan vital jaillissant de séduction, de ruses, de jeux, de désir et de nécessité. | Météore Film

Diara (Cléo Diara), emportée par un élan vital jaillissant de séduction, de ruses, de jeux, de désir et de nécessité. | Météore Film

L’olibrius s’appelle Sergio. Il débarque dans une capitale africaine. On ignore d’abord où, mais les gens parlent, entre autres, portugais. Il est envoyé par une ONG pour faire un rapport qui semble de nature à déranger pas mal de monde. Il va rencontrer des hommes, des femmes, des humains moins précisément définis, africains, brésiliens, européens, en ville et à la campagne.

On va bouger, rire, danser, s’embrasser furieusement, risquer sa peau, se battre, fuir, mentir. Comprendre et ne pas comprendre. Le pays, c’est la Guinée Bissau, son passé colonial violent, sa lutte pour l’indépendance héroïque et tragique, sa misère et sa vitalité, la fusion incandescente et opaque d’une multitude d’héritages.

Aussi peu assignable à un sens immédiat que son titre, le film suit Sergio, mais aussi une bande de trans et de queers de toutes les couleurs, une aventurière au visages orné de bijoux et au culot foudroyant. Il faut aller voir les plantations de riz, en danger de sècheresse ou de submersion, et un chantier du bout du monde dirigés par des ex-colons, ou leurs descendants, et où triment des proto-esclaves par forcément du cru, même si tout à fait africains.

Africains, c’est quoi? Le film ne sait pas, mais il multiplie, en riant, en pleurant, en s’effrayant, en frémissant de désir, les manières de poser la question, à fleur de sensualité, au coin de l’avenue Fanon et de l’avenue Guevara. Avec de la politique, de l’économie, du sexe, de la peur, de l’exotisme et de la haine de l’exotisme, il faut faire du cinéma. Donc le film le fait. Et c’est sidérant.

Partir encore, à l'infini d'aventures choisies, à défaut d'êtres comprises et encore moins maîtrisées –un choix qui est aussi un luxe, un dandysme, même au risque de sa vie. | Météore Film

Partir encore, à l’infini d’aventures choisies, à défaut d’êtres comprises et encore moins maîtrisées –un choix qui est aussi un luxe, un dandysme, même au risque de sa vie. | Météore Film

Voilà, ça dure trois heures et demi, ce qui est carrément déraisonnable dans un grand festival où (presque) tout le monde a autre chose à faire que d’aller à la rencontre d’un réalisateur quasi inconnu.

Et chaque plan est une merveille, leur agencement, les sautes dans le temps et dans le récit sont comme des pas de danse pour mieux capter des signes secrets, des effluves méconnues. Il y a, bien sûr, cent autres raisons d’être à Cannes. Mais n’y aurait-il que la possibilité d’y découvrir Le Rire et le couteau que cela vaudrait le voyage, et tout le barnum de la Croisette.

Mais aussi… Richard Linklater, Christian Petzold et Hafsia Herzi

S’enthousiasmer pour le film de Pedro Pinho n’empêche pas d’apprécier d’autres propositions glanées au Festival.

À commencer, donc, par le réjouissant Nouvelle Vague de Richard Linklater, en compétition officielle. Gagnons du temps: si vous n’aimez pas Godard, si vous n’aimez pas la Nouvelle Vague, si vous refusez l’évidence que À bout de souffle est à la fois un des plus beaux films jamais réalisés et un des films les plus importants de l’histoire du cinéma, premièrement, allez vous faire foutre, et deuxièmement, n’allez pas voir ce film.

L'opérateur Raoul Coutard (Matthieu Penchinat) caché dans la carriole avec sa caméra, Jean-Luc Godard (Guillaume Marbeck), Jean-Paul Belmondo (Aubry Dullin) et Jean Seberg (Zoey Deutch). | Capture d'écran de la bande annonce / ARP Distribution

L’opérateur Raoul Coutard (Matthieu Penchinat) caché dans la carriole avec sa caméra, Jean-Luc Godard (Guillaume Marbeck), Jean-Paul Belmondo (Aubry Dullin) et Jean Seberg (Zoey Deutch). | Capture d’écran de la bande annonce / ARP Distribution

Reconstituant méticuleusement, c’est-à-dire aussi légendairement, les conditions et péripéties de tournage du premier long métrage du critique des Cahiers du cinéma, Nouvelle Vague figure avec des acteurs qui ressemblent assez aux multiples protagonistes de cette histoire pour imiter leur présence, sans qu’il soit jamais possible de les prendre pour les vrais –et en ne cherchant surtout pas cette illusion. (…)

LIRE LA SUITE

Cannes 2024, jour 7: Bresson, Godard, Carax, «Apprendre», dans les marges, la beauté

Document poétique et jeu visuel au saut du lit issu de C’est pas moi de Leos Carax. |

Loin des pleins feux des «grandes» sections, des objets luxuriants de richesse cinématographique illuminent les écrans du Festival.

Ils ne sont en compétition pour rien et occupent des places marginales dans l’organisation du programme général du Festival de Cannes. Ce sont pourtant parmi les plus belles rencontres qui peuvent se faire sur grand écran cette année sur la Croisette. Deux d’entre elles ont été classées dans la section Cannes Classics, en principe vouée à ce secteur très dynamique qu’est la restauration des films dits «du patrimoine».

«Quatre Nuits d’un rêveur» de Robert Bresson

Cette place est évidente pour Quatre Nuits d’un rêveur (1971) de Robert Bresson, qui est une merveille incomparable, y compris au sein de l’œuvre de l’auteur de Pickpocket (1959).

Mais il s’agissait là de bien davantage que de ce que désigne le plus couramment le terme «restauration» à propos des films, soit un nettoyage plus ou moins important selon l’état de conservation des supports d’origine et le transfert sur support numérique permettant la projection en salle dans de bonnes conditions, puis la circulation en DVD et en VOD.

Pour Quatre Nuits d’un rêveur, tout cela a été fait et bien fait, sous la sourcilleuse supervision de Mylène Bresson, la veuve du cinéaste. Mais surtout, il ne s’agit pas d’une restauration, mais d’une résurrection: le retour parmi nous d’un film devenu pratiquement invisible durant des décennies, du fait d’un micmac à propos des droits.

Bien rares seront ceux en situation de revoir le film. Tous ceux, pas si nombreux, qui ont pu le voir depuis quatre décennies n’ont pu voir qu’une version de médiocre qualité visuelle, la seule de loin en loin disponible le temps d’une séance.

Peintre et conteur, qui pourrait dans un autre temps devenir le cinéaste Robert Bresson, Jacques l’amoureux déçu mais pas transi (Guillaume des Forêts). | MK2 Films / Carlotta

Grâce aux efforts combinés des sociétés MK2 et Carlotta, qu’on ne remerciera jamais assez pour ça, la transposition dans le Paris du début des années 1970 d’une nouvelle de Fiodor Dostoïevski, Les Nuits blanches (1848), est un choc, aujourd’hui comme lors de sa sortie. Un choc à la fois puissant et doux, où l’art du cinématographe tel que l’entendait Robert Bresson engendre cet îlot d’espace-temps, de présence physique, de rapports aux voix, aux gestes, aux idées, qui n’existe nulle part ailleurs.

Rien de tape-à-l’œil dans la qualité impeccable de la remise à neuf des images et en particulier des couleurs, notamment nocturnes, mais aussi celles de la peau des visages et des corps, ou des tableaux que peint le protagoniste amoureux de cette jeune femme rencontrée sur le pont Neuf un soir d’été et qui aime un autre homme.

La vibration des nuances (de couleurs, de voix, de sentiments) est ici toute la richesse de ce film étonnamment heureux, quand bien même ce qu’il raconte ne l’est pas particulièrement. Un film dont il faut aussi mesurer la dimension politique, dans le sillage de Mai-68 et auquel répondra l’extrême pessimisme, à nouveau sur les quais de la Seine, du Diable probablement six ans plus tard (1977).

«Scénarios» de Jean-Luc Godard

Quatre Nuits d’un rêveur n’est pas la seule grande résurrection présentée par Cannes Classics. Il faut au moins aussi mentionner le monumental Napoléon d’Abel Gance (1927), dont une grande version de sept heures sera présentée au début du mois de juillet à la Seine musicale par la Cinémathèque française et par Radio France et son orchestre symphonique.

Mais cette section accueille aussi des documents à propos du cinéma. Et voici que s’y est nichée une séance indéfinissable et bouleversante, composée de deux réalisations à la fois contigües et très différentes.

Comme l’a très bien résumé Fabrice Aragno, compagnon de travail de Jean-Luc Godard avec son complice Jean-Paul Battaggia, cette séance se composait d’un film et d’une vidéo, l’un et l’autre liés aux ultimes réalisations que Jean-Luc Godard aura supervisées juste avant sa mort.

La vidéo, présentée comme «Bande-annonce du film Scénario», projet que le cinéaste n’aura pas pu mener à bien avant de mettre fin à ses jours le 13 septembre 2022, est un objet comme il les affectionnait: un document de travail, ou plus exactement un document sur le travail. Le sien et ceux de ses deux assistants, et aussi de l’enseignante et chercheuse Nicole Brenez qui a accompagné la conception de toutes les réalisations de la dernière période.

Enregistré à la diable par Fabrice Aragno avec son téléphone portable, il s’agit d’une séance de discussions sur les manières de faire exister et d’organiser les images et les autres documents, écrits, sonores, envisagés par Jean-Luc Godard pour ce projet. Avec, revendiquées, des parts d’incertitude, de remises en question, de possibles et souhaitables bifurcations.

Ce document audiovisuel passionnant pour qui s’intéresse à l’œuvre de cet auteur ou aux processus d’élaboration d’un film, est très différent de Scénarios, film à part entière dont les dix-huit minutes recèlent une proposition formelle accomplie, où tous les éléments de composition importent.

Ils se déclinent en parcourant les pages d’un petit carnet «entièrement fait main» et donnent vie à un être de cinéma page après page, en une sorte de chant magique, où les images (visibles), les mots, les citations et les imaginaires (invisibles) dansent ensemble.

Des mains bonnes à tout, même à construire encore un poème d’images. | Écran Noir Productions

Et puis le dernier plan, tourné la veille du suicide et montrant le vieil homme assis sur son lit travaillant avec exigence à la mise en forme de l’autre film, celui qui n’existera pas, autour d’une formulation irrévocablement paradoxale.

Ce plan est assurément très émouvant comme trace in extremis. Mais ce moment participe aussi, et croit-on pouvoir affirmer, surtout, de la recherche de cette «forme qui pense» à laquelle, par des voies différentes, l’auteur de À bout de souffle (1960) et du Livre d’image (2018) n’aura cessé de travailler.

Et c’est bien, au-delà de l’aspect biographique, cette quête-là jusqu’à la dernière limite qui bouleverse et supprime tout caractère funèbre à ce qui est bien, cette fois, comme l’a rappelé avec émotion la productrice et cinéaste Mitra Farahani, le dernier film de Jean-Luc Godard.

«C’est pas moi» de Leos Carax

Jean-Luc Godard, voici qu’on le retrouve, pour ainsi dire au détour de chaque séquence d’un autre objet de cinéma en rupture avec les normes et catégories habituelles. À partir d’une commande du Centre Pompidou en vue d’une rétrospective et d’une exposition qui n’eurent pas lieu, Leos Carax a composé une sorte d’autoportrait amoureux intitulé C’est pas moi.

On peut, entre autres approches, entendre le titre comme soulignant que ce n’est certainement pas de lui-même que le réalisateur de Holy Motors (2012) est amoureux, qu’il s’agit plutôt de ce que lui-même a aimé en tant que cinéaste. Soit, définition du cinéma qui en vaut bien d’autres, dans la croyance qu’on peut embraser ce qu’on aime sans le détruire, mais au contraire en le magnifiant et en y ajoutant une touche d’éternité.

Débat métaphysique entre le cinéaste Leos Carax et son compère Monsieur Merde (Denis Lavant), tandis que le chien n’en pense pas moins. | Les Films du Losange

Leos Carax cite explicitement Jean-Luc Godard. Comme lui, il écrit sur l’écran (avec la graphie d’Histoire(s) du cinéma), mais aussi convoque la compagnie de ses acteurs (Denis Lavant, évidence de grâce tonique et inquiète, et brièvement mais si tendrement Michel Piccoli et Guillaume Depardieu) et actrices (Juliette Binoche et Katia Golubeva, lumineuses chacune d’un rayonnement incomparable l’une à l’autre). (…)

LIRE LA SUITE

«Mon pire ennemi» et «Là où Dieu n’est pas», «Drôles de guerres»: faire part du monde

Une page de Drôles de guerres où figure un texte de Sartre sur la torture qui fait écho aux deux films de Tamadon.

Les deux réalisations de Mehran Tamadon, autour de la situation dans les prisons iraniennes, et le court-métrage posthume de Godard explorent les limites et les ressources de l’art du film.

Ce sont des films de combat, avec les armes du cinéma. Ce sont, aussi, des francs-tireurs, au risque de marginalisation et de malentendus.

Pour Drôles de guerres, dont le titre complet s’écrit Film annonce du film qui n’existera jamais: «Drôles de guerres», le nom de son auteur, Jean-Luc Godard, risque comme cela est si souvent arrivé dans les vingt dernières années d’obstruer ce qui existe vraiment dans les salles où il est projeté.

Pour Mon pire ennemi, il y a un effet de trouble au sens où il s’agit du premier volet d’un diptyque bizarre dont le second volet, Là où Dieu n’est pas, sort la semaine suivante –l’ordre inverse aurait d’ailleurs été plus logique. Il s’agit d’une œuvre qui fait le pari de la complexité et de la réflexivité là où règne tout particulièrement le simplisme péremptoire, à la fois quant à la situation en Iran et quant aux possibilités du cinéma d’y avoir affaire.

Alors que les écrans sont inondés de nouveaux titres, pléthore qui n’est sans doute pas étrangère à la mauvaise santé de la fréquentation, et que quelques grosses machines occupent le devant de la scène, il faut une oreille particulièrement attentive pour discerner la richesse de ces propositions. Y compris, en ce qui concerne Godard, sous le bruit de la starification de l’auteur contre son œuvre, paradoxe qui avait cessé de l’amuser bien avant qu’il ne décide de mettre un terme à sa vie.

«Mon Pire Ennemi» et «Là où Dieu n’est pas» de Mehran Tamadon

Ce sont deux films en miroir que présente à une semaine d’écart le réalisateur d’Iranien. Fidèle à un travail qui, depuis les débuts (Mères de martyrs en 2004, Bassidji en 2010), mise sur les puissances du cinéma pour donner accès aux réalités de son pays natal, l’Iran, Mehran Tamadon (désormais dans l’impossibilité d’y retourner) met en scène à distance deux dispositifs autour des lieux d’incarcération, et du traitement des prisonniers politiques.

Là où Dieu n’est pas montre la reconstruction dans la banlieue parisienne d’un décor figurant des lieux où ont été enfermées, interrogées et torturées trois personnes, deux hommes et une femme, désormais exilées en France.

Mazyar Ebrahimi reconstitue les conditions dans lesquelles il a été torturé, avec le réalisateur comme cobaye volontaire. | Survivance

Ce sont trois parcours différents, racontés différemment par des êtres humains eux-mêmes différents. Grâce à eux, grâce aussi à l’écoute attentive, inquiète de ce qu’il met en œuvre, du réalisateur présent à l’image, se dégage une commune intelligence, une commune capacité d’«interpréter», au sens le plus vaste du mot: pas seulement jouer ou rejouer, mais traduire et penser, proposer.

Dans ces espaces sommairement évocateurs de calvaires vécus dans leur chair et dans leur esprit, chacun(e) des trois, Mazyar Ebrahimi, Homa Kalhori et Taghi Rahmani, rend sensible non seulement un très vaste éventail d’expériences vécues, autant qu’il soit possible à des spectateurs de les approcher, mais des mécanismes bien plus vastes d’oppression et de domination tels que mis en œuvre par ces bourreaux «convaincus de faire le bien», et des processus de survie, pendant et après les épreuves traversées.

Là où Dieu n’est pas est né durant le tournage de Mon pire ennemi. Tamadon dit qu’il l’a aidé à aller au bout de cette expérimentation douloureuse et complexe. Lui-même, le cinéaste, se met –là aussi en rendant visible le dispositif– en situation d’être interrogé par un tortionnaire de la république islamique.

Des anciens détenus, dont Taghi Rahmani, décrivent les méthodes avant l’interrogatoire mené par l’actrice et réalisatrice Zar Amir Ebrahimi, qui raconte comment elle a elle-même été interrogée de manière très brutale avant qu’elle ne puisse quitter l’Iran.

L’essentiel du film travaille, à de multiples niveaux, la nature de ce qui se joue entre interrogateur et interrogé, et les effets possibles d’en faire du cinéma, qu’on croie ou pas à l’affirmation de Tamadon selon laquelle il espère, grâce à son film, faire changer d’état d’esprit les tortionnaires iraniens.

«Ce jeu conduit dans des zones très obscures», souligne celle qui joue l’interrogatrice, et qui fait évoluer l’enjeu du questionnement d’une situation classique d’interrogatoire «rejoué» à une violente mise en doute du projet du film lui-même. Et d’ailleurs des autres réalisations de Mehran Tamadon. «Est-ce qu’au nom du cinéma, on a le droit de faire souffrir les gens?»

L’intelligence réflexive déployée par la jeune femme, y compris sur ses propres comportements dans le rôle qu’elle occupe, participe d’un cheminement complexe, malaisant et riche dont le cinéma aura, par le passé, rarement approché les enjeux. On peut tout de même songer à Notre nazi de Robert Kramer, ou à une partie de S21, la machine de mort khmère rouge de Rithy Panh.

Il s’y interroge intensément les processus de représentation, les systèmes de discours et les pulsions humaines, sans rien rabattre d’une dénonciation de pratiques abjectes, et du système dont elles participent.

Ainsi le film, mais plus encore l’articulation des deux œuvres, produit simultanément plusieurs effets troublants et utiles. Ensemble, Mon pire ennemi et Là où Dieu n’est pas interrogent sans relâche leurs propres procédés et leurs effets, les espoirs et illusions attachées au cinéma.

Ils développent un vaste réseau de mises en évidence de processus directement liés à une organisation violemment oppressive, clairement située, et aussi en résonance avec des fonctionnements, individuels et collectifs, qui ne sont pas seulement le fait d’une dictature obscurantiste et exotique.

Mon pire ennemi
De Mehran Tamadon 
Avec Zar Amir Ebrahimi, Mehran Tamadon
Durée: 1h22
Sortie le 8 mai 2024
Là où Dieu n’est pas
De Mehran Tamadon
Avec Mehran Tamadon, Mazyar Ebrahimi, Homa Kalhori et Taghi Rahmani
Durée: 1h52
Sortie le 15 mai 2024

«Drôles de guerres» de Jean-Luc Godard

Ce court-métrage a été fabriqué par les compagnons de travail de Godard, Fabrice Aragno et Jean-Paul Battaggia, en collaboration avec la chercheuse et enseignante Nicole Brenez, selon les indications précises données par le cinéaste. Ce dernier l’a validé lui-même peu de temps avant sa mort, le 13 septembre 2022.

Il s’agit d’un poème visuel et sonore de vingt minutes. Les agencements d’images multiples, composées en petits collages sur quarante feuilles blanches (des feuilles de papier photo) accompagnées de mots et de phrases, sont soit écrites à la main, de cette écriture ronde si reconnaissable qui était la sienne, soit prélevées sur des pages imprimées.

Sur la bande-son, le silence d’abord, une voix de femme, puis plus tard la voix traînante et usée par les cigares du vieil homme de Rolle. Les musiques et les bruits modèlent les sensations, associations d’idées, suggestions instables suscitées par ce qui est montré. Un extrait du film Notre musique, seul moment d’images animées, au sens usuel, surgit et propulse avec lui Sarajevo et la Palestine. La guerre d’Espagne, les guerres mondiales, les camps affleurent, tout près de la surface de l’écran.

Le XXe siècle et ses tragédies jamais soldées imprègnent les images et les sons. (…)

LIRE LA SUITE

Festival de Cannes jour 8: le gai bonheur du cinéma

Hansa et Holappa (Alma Pöysti et Jussi Vatanen), les héros des Feuilles mortes d’Aki Kaurismaki, devant l’affiche d’un film de Jean-Luc Godard, comme une évidence

Dans le grand bazar de propositions de films en tous genres qu’est, et doit être un grand festival, il arrive que se fasse un moment de grâce évidente, absolue. Il est exceptionnel qu’au même moment il en advienne deux, comme cela a été le cas avec le film de Kaurismaki et le dernier signe adressé par Godard.

«Le bonheur n’est pas gai» était la dernière réplique du Plaisir de Max Ophuls, qui comportait aussi une macabre danse sur laquelle s’achevait le dernier film terminé par Jean-Luc Godard, Le Livre d’image. Et de fait ni Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismaki, ni Film annonce du film qui n’existera jamais: «Drôles de guerres» de Godard ne saurait être défini par la gaité. Il en émane pourtant quelque chose d’extrêmement joyeux, et qu’on ne sait comment appeler autrement que le bonheur. Le bonheur du cinéma.

Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismaki

Des centaines de films sont montrés à Cannes, y compris au marché, et même des milliers si on inclut les courts métrages. Autant de projections résultant de tentatives, de recherches, d’inventions, d’idées qui se voudraient nouvelles et parfois, bonnes ou mauvaises, le sont. Et puis il y a, seul, Aki Kaurismaki.

Kaurismaki radicalise encore le célèbre aphorisme de Picasso, «je ne cherche pas, je trouve». Avec le cinéaste de La Fille aux allumettes et des Lumières du faubourg, elle devient: je ne cherche pas, j’ai trouvé.

Trouvé quoi? Quelque chose qui n’existe pas, n’a jamais existé, et est pourtant irréfutable. Quelque chose qu’on pourrait appeler le secret perdu du cinéma.

«Perdu» au sens où ce film, qui se passe aujourd’hui, au temps de l’ultralibéralisme, des contrats précaires, du gâchis alimentaire, du bombardement massif de l’Ukraine, rayonne d’une lumière qui évoque celle des étoiles éteintes qui continue de voyager à travers l’espace et de réchauffer des univers.

«Secret», puisqu’on dirait que personne d’autres chez les réalisateurs, même les meilleurs, ne sait plus cela. Et «bonheur», oui, puisque de chaque seconde du film nait une joie, un doux frisson tendre et mélancolique, amusé et inquiet.

On s’en fiche que les couleurs et les accessoires ressemblent à ceux de la plupart des autres films de Kaurismaki (pas tous d’ailleurs), la palette de Rembrandt aussi n’utilisait qu’un nombre limité de couleurs, et alors?

Ce qui importe ici est qu’il n’y a pas l’ombre d’une place pour quoique ce soit qui ressemble à de la communication, à de la complaisance, aux innombrables formes de la retape. Rien à vendre, rien à battre. Pour chaque plan, on songe à la formule de Beethoven qui disait tout de l’accomplissement d’un acte d’art: «Cela doit-il être? Cela est.»

Hansa est magasinière au supermarché. Holappa est ouvrier dans un atelier de métallurgie. Ils se sont croisés au karaoké. Ils n’ont pas chanté, pas dansé. Elle est retournée dans son petit appartement solitaire où la radio distille les nouvelles du monde comme il ne va pas. Il a rejoint le foyer où il loge avec son collègue, et avec des bouteilles d’alcool, qui sont ses seules fréquentations.

Hansa et le chien Chaplin, qui sait tout/Diaphana Distribution

Les chemins, en pointillés, vont se recroiser. Il y aura des crises et des injustices dont la violence est peut-être pire d’être traitée en pantomime glaciale, il y aura des rencontres, des accidents. Le temps qui passe comme les gouttes d’un robinet qui fuit.

Mais il y a des vies, et le cinéma qui le sait, le voit, le raconte. C’est affaire de tempo surtout. A un moment, un oscilloscope donne des nouvelles stylisées de l’état de Holappa à qui il est arrivé un sale coup, et c’est comme un concentré de tout le film. La vie dans une ligne qui s’incurve un peu, des sons dont le rythme juste sépare le mort du vif.

Le chien aussi a le juste nom, il s’appelle Chaplin. Lui aussi savait le secret qui n’existe pas.

Film annonce du film qui n’existera jamais: «Drôles de guerres» de Jean-Luc Godard

C’est le premier film posthume de Godard, terminé après qu’il ait mis fin à ses jours le 13 septembre 2022 par son compagnon de travail Fabrice Aragno, selon les indications très précises qu’il avait donné.

Il avait auparavant construit lui-même les quarante pages qui composent ce… ce quoi? Film? Pas sûr, même si Godard l’aura, in extremis, déclaré «son meilleur film». Le dernier long métrage terminé s’intitulait Le Livre d’image, formule qui vaudrait aussi bien pour ces pages au format de l’écran.

Des mots, des images, des signes, sur des pages au format de l’écran/Saint-Laurent

Chacune de ces pages, dont la durée de visibilité a été méticuleusement indiquée par Godard, est porteuse d’un assemblage d’images, de signes, de fragments de textes, de formules manuscrites, de traits de peinture. Peu à peu, à ce qu’on voit d’abord en silence s’ajoute ce qu’on entend, de la musique, des mots.

Dans le labyrinthe du sens, deux motifs

L’ensemble dure 20 minutes. Comme toujours, il y a davantage à imaginer, à réfléchir, à s’interroger, à discuter et se disputer avec ces 1200 secondes que dans nombre de films de deux heures. On ne se risquera pas ici à une tentative d’exégèse, on se contentera de pointer deux motifs, l’un explicite, l’autre implicite, qui traversent ce dit Film annonce.

Explicite est la présence d’une jeune femme nommée Carlotta. Elle vient d’un livre qui, comme il l’a si souvent fait, sert de tremplin à Godard pour suivre le fil de ses méditations, de ses affections et de ses colères. Elle est un personnage d’un livre aujourd’hui oublié, mais qui reçut le Prix Goncourt en 1937, Faux Passeports de l’écrivain belge Charles Plisnier, qui brosse le portrait de militants révolutionnaires de l’entre deux guerres dont l’auteur a été proche.

Militante communiste anti-stalinienne, elle hante les apparitions successives, appelle des rimes mentales avec Rosa Luxembourg, avec Hannah Arendt, avec une autre activiste oubliée, avec Anne-Marie Mieville. C’est l’un des fils explicitement politiques qui relient ces agencements jamais réductibles à un sens unique.

L’autre motif, implicite et évident, est celui de l’idéogramme. Voici des années, des décennies même, que Godard réfléchit les rapports entre mots et images, ce qui les oppose et ce qui les rapproche, les enjeux de liberté et d’oppression qui s’y jouent. Jamais sans doute il s’était aussi clairement approché, par plusieurs moyens, de cet hybride fécond qu’est l’idéogramme, à la fois texte et image.

La forme implicite de l’idéogramme/Saint-Laurent

Des traits de pinceaux noirs, des gestes picturaux en convoquent l’imaginaire (il ne s’agit pas de véritables idéogrammes) comme ouverture encore possible dans cette recherche incessante, habitée par les tragédies du siècle, de la Shoah à Sarajevo et au malheur palestinien, que des citations de précédents films, surtout Notre musique, font résonner une dernière fois.

A en croire Fabrice Aragno, Jean-Luc Godard aurait dit de Film annonce du film qui n’existera jamais: «Drôles de guerres» que c’était «le cinéma d’aujourd’hui». Comme toujours, il faut entendre les formules, et ne pas les croire sur parole. En écouter plutôt les musiques.

«Le» cinéma «d’aujourd’hui», c’est à voir – et à revoir. Mais quelque chose venu de la nuit des temps, des cavernes (pas celle de Platon, oh non!, celle des mains négatives) et des lanternes magiques et de La Sortie des usines Lumière, oui. Ou, comme il le dit dans le film, «quand Melville avait fait Le Silence de la mer», c’est à dire à la fois un film de Résistance et l’invention de la Nouvelle Vague douze ans avant tout le monde.

Et, à ce moment-là du Festival de Cannes, par-delà l’agitation brownienne de la Croisette, par-delà l’insondable mélancolie de l’œuvre, par delà le deuil, il y avait alors une grande joie qui réchauffait l’assemblée des spectateurs. Comme ce feu autour duquel de tous temps les humains avaient inventé de se réunir.

Godard puissance 5×2 à la Ménagerie de verre

Mise en espace de fragments de films aussi complète  qu’émouvante, fascinante et désorientante à la fois, « Éloge de l’image » a été conçu par les deux acolytes et complices artistiques de Jean-Luc Godard, Fabrice Aragno et Jean-Paul Battaggia.

Supposons. Supposons quelqu’un qui ne saurait rien, qui entrerait par hasard au 12 de la rue de Léchevin dans le 11e arrondissement à Paris, parce qu’il fait froid et qu’il pleut, parce qu’il y a de la lumière et que c’est ouvert. Que verrait-il, que verrait-elle ?

Je n’en sais rien. Ce qui s’offre en montant le petit escalier en face de la porte d’accès, puis en circulant dans cet étonnant décor que sont les studios conçus pour la danse, planchers, barres et miroirs, mais aussi couloirs et recoins, ne peut être qu’en réponse à ce que chacun(e) y apporte. Ce que je sais est que l’accueil est immensément attentionné, et stimulant. Singulièrement modeste, aussi.

Comme autant de petites notes de musique, notre musique, voici cinq tout petits écrans en haut de l’escalier. Sur chacun, des plans de films, ou plutôt des traces de plans, comme les cartes postales sont traces de paysage. C’est bien aussi, les cartes postales, lorsqu’elles permettent d’envoyer juste un signe à des amis. C’est ainsi que cela commence, et n’est pas près de s’arrêter. Des signes (parmi nous, évidemment), et une forme d’amitié, oui – en tout cas d’hospitalité. Tout de suite après, en haut dans un corridor, en grand mais de guingois, ces images qui vibrent de multiples fréquences, noir et blanc et couleurs saturées, et toutes les autres qui ensuite vont surgir, se démultiplier, dans les grandes glaces sur les murs, sur des tulles qui pendent du plafond au milieu de la pièce, ou même en se reflétant sur le sol. Avec le grand son qui résonne de tout ce que les films ne disaient pas, mais laissaient pressentir. On devrait pouvoir aussi dire comme un compliment affectueux et non une apostrophe hostile : « à bon entendeur, salut ».

L’endroit où on se trouve s’appelle « Eloge de l’image ». Logique puisque ça commence avec Eloge de l’amour et se termine (un peu) avec Le Livre d’image. C’est très littéralement une histoire de fantômes, née de l’initiative de deux personnes qui depuis sont mortes, et sont si présentes, partout. Elle, Marie-Thérèse Allier, fondatrice et directrice de cet écrin magique voué à la danse, la Ménagerie de verre, l’avait convié, lui, Jean-Luc Godard, pour occuper cet espace avec ses films du 21e siècle. A l’époque, on disait « ses cinq derniers films », cela voulait juste dire les plus récents – désormais ce sont les derniers, du moins achevés de son vivant.

Elle est morte le 26 mars, lui le 13 septembre. Le projet a continué, avec eux deux mais autrement. Aujourd’hui, le metteur en scène Philippe Quesne, qui avait accueilli une grande exposition Godard au Théâtre de Nanterre Amandiers quand il le dirigeait, est désormais aux commandes de la Ménagerie. Il allait de soi qu’avec lui l’hospitalité promise se maintienne, par delà le double coup de faux. Aux côtés de Godard travaillent depuis plus de 20 ans deux acolytes, complices artistiques et virtuoses des techniques, Fabrice Aragno et Jean-Paul Battaggia. Ils avaient coordonné la mise en espace à Nanterre, il était logique qu’ils orchestrent celle de la rue Léchevin, dédiée aux cinq longs métrages auxquels ils ont tant participé : Eloge de l’amour (2001), Notre musique (2004), Film socialisme (2010), Adieu au langage (2014) et Le Livre d’image (2018).

Il existe depuis trente ans de multiples manières d’exposer le cinéma, dont certaines se sont avérées fécondes. Plusieurs excellents esprits, à commencer par Raymond Bellour et Dominique Païni, en ont réfléchi et déployé les potentialités, les perspectives, les légitimités. Que l’on sache, il n’exista pas avant « Eloge de l’image » de mise en espace de fragments de films aussi complète et émouvante, fascinante et désorientante à la fois. En ce sens, l’exposition à la Ménagerie de verre est d’ailleurs le contrepoint radical de l’anti-expo ourdie par Godard au Centre Pompidou en 2006, « Voyage(s) en utopie », diabolique – et foudroyante – désarticulation des ressorts de l’acte même de mettre en espace.

La différence entre la proposition à la Ménagerie de verre et toutes les autres expériences de cinéma exposé auparavant répertoriées n’est pas d’abord qu’Aragno et Battaggia connaissent parfaitement les œuvres, et qu’ils aient plein d’idées quant aux façons d’occuper les beaux espaces emboités-décalés des studios de danse. La différence essentielle, radicale, séminale, est que ces films, ils les aiment éperdument.

Et cela est partout au long de ce parcours dans un labyrinthe spatial où le fil d’Ariane de la chronologie ne ligote en rien les embardées d’associations d’idées, de sensations physiques, de souvenirs que lève l’agencement des plans, comme autant d’orages désirés. Mais de quoi s’agit-il au fond, de la part de personnes qui se fichent des hommages et des consécrations, consécration et hommage dont de toute façon le grand poète si souvent assujetti au signe JLG n’a nul besoin ? Il s’agit de déployer dans l’espace, sur les murs, les portes même ouvertes, surtout ouvertes, et avec le renfort des miroirs, les n dimensions de l’image de cinéma elle-même. Sauf qu’avec un véritable cinéaste, qui aura fini par refuser le mot tant il était (et reste) usurpé, il y a un gag majeur, fatale beauté : les n dimensions étaient déjà là. Assis dans un fauteuil, on les expérimentait déjà devant l’écran en deux dimensions de la salle de cinéma. L’exposition ne les ajoute pas, au mieux elle contribue à les mettre en valeur. (…)

LIRE LA SUITE

 

«À vendredi, Robinson», une jeune brise et deux vagues longues

Dans l’ombre portée de deux mémoires qui s’ignorent et pourtant se répondent, des clés ouvrent sur d’improbables et fécondes correspondances.

Entre Jean-Luc Godard et le patriarche du cinéma iranien Ebrahim Golestan, Mitra Farahani déclenche une circulation de signes ludiques et mélancoliques, aux bifurcations et rebondissements imprévisibles, émouvants et savoureux.

Cette critique a été écrite avant la mort de Jean-Luc Godard. Nous n’avons pas jugé nécessaire de la modifier après l’annonce de son décès.

Cela semble d’abord un projet absurde, cet échange de messages entre un vieil aristocrate persan exilé dans un palais de la campagne anglaise et l’ermite helvète le plus célèbre du cinéma mondial.

Dans son manoir qui semble un décor sorti de La Belle et la Bête, Ebrahim Golestan aujourd’hui centenaire, qui fut une figure majeure de la production en Iran à l’époque du Shah et a signé plusieurs films importants de cette période, accède à la sollicitation de sa jeune compatriote, elle aussi exilée en Europe, Mitra Farahani, de dialoguer avec Jean-Luc Godard.

Lequel, aussi singulier que cela puisse paraître (on doute qu’il ait jamais entendu parler de Golestan auparavant), répond: «Pourquoi pas?» Et fait illico ce qu’il sait si bien faire: il invente un protocole cadrant leur échange de mails hebdomadaire, et y associe un jeu sur les mots, dont le titre garde la trace. Cela durera sept ans.

La caméra est souvent dans le château anglais, plus rarement dans le petit logis suisse. Godard envoie des énigmes, des images, des aphorismes. Golestan commente, digresse, s’occupe de sa santé, joue à se disputer avec sa femme, évoque des souvenirs.

Ce n’est ni un dialogue, ni un double portrait, encore moins une comparaison. Alors quoi?

La dérègle du je

Disons, comme approximation à propos d’une proposition vigoureusement inclassable: un jeu étrange dont chacun.e des trois cinéastes, celle à qui on doit Fifi hurle de joie, l’auteur de La Brique et le miroir qui fut en 1964 une des prémices du nouveau cinéma iranien, et le signataire du récent Le Livre d’image invente les règles qui lui agréent, trace son chemin grâce à ce que montrent et cachent les deux autres, grâce à ce qu’ils et elle disent et taisent.

Ebrahim Golestan, artiste et châtelain de droit divin, prompt à cultiver son personnage. | Carlotta Films

Déroutant de prime abord, À vendredi, Robinson se déploie peu à peu de manière ludique et mélancolique, méditation à trois voix, chacune dans son registre, où la réalisatrice détient bien sûr quelques bribes du dernier mot –mais où il apparaît que ce n’est franchement pas la question.

La «question», le jeu mystérieux et farceur où rôdent de multiples ombres, dont celles de la vieillesse et de la mort de ces deux messieurs nonagénaires qui ont bien voulu de cette partie avec la jeune femme, est justement du côté des, ou du langage.

Ce langage auquel, toujours pas à bout de souffle, JLG entreprenait de dire adieu il y a huit ans. C’était juste au moment où il commençait à dialoguer à distance avec Robinson Golestan.
Jean-Luc Godard, chercheur d’ombres et lumières. | Carlotta Films

Mais on ne se débarrasse pas si facilement du langage. Dans le film, il est là, multiple et plein de résonances, langage des images et langages de la mémoire, langage des corps et langages des idiomes, langage de la musique et langages des mythes, langage du montage et langage des variations sonores. Les signes sont toujours parmi nous, qu’on le veuille ou pas. (…)

LIRE LA SUITE

Jean-Luc Godard, une lumière quand même dans le noir du temps

Portée par la joie de l’invention même aux tréfonds de la mélancolie, l’œuvre multiforme du cinéaste traverse soixante-dix ans de notre histoire, en avant ou à côté, toujours en mouvement.

l y a mille façons d’essayer d’évoquer ce qu’a fait Jean-Luc Godard au cours de sa vie, qu’il a choisi d’interrompre, à 91 ans le 13 septembre 2022, et les effets de ce qu’il a fait. L’une d’elles serait de partir d’une date qui n’est ni le début, ni le milieu, ni le seul tournant de sa longue et prolifique activité de cinéaste, mais peut-être le moment qui éclaire le mieux l’ensemble. Cette date, ce serait le début de 1968.

Jean-Luc Godard n’est alors rien de moins que l’artiste vivant le plus célèbre du monde –disons un des trois, avec Pablo Picasso et Bob Dylan. Au cours de l’année qui vient de se terminer sont sortis dans les salles de France et du monde quatre nouveaux longs-métrages, ce qui est proprement hallucinant: Made in USA, Deux ou trois choses que je sais d’elle, La Chinoise, Week-end, auxquels il faut ajouter un court-métrage important, Camera Eye, sa contribution à Loin du Vietnam, le film collectif coordonné par Chris Marker.

Ne plus être l’artiste le plus célèbre du monde

Sans approcher la renommée de ses films alors (et encore aujourd’hui) les plus célébrés, À bout de souffle, Le Mépris, Pierrot le fou, ces cinq titres suffiraient à prendre la mesure des puissances inédites du cinéma qu’il a alors déployées.

On y trouve en effet, selon des modalités à chaque fois différentes, toutes ensemble une inventivité du langage cinématographique et une mobilisation des moyens du cinéma pour décrire et comprendre les évolutions de la société dans tous les domaines, de la géopolitique à la vie du couple.

Jean-Luc Godard (à droite), le poète Alain Jouffroy (2e gauche) et le poète communiste Eugène Guillevic (3e gauche) en compagnie des membres du Syndicat des acteurs, pendant la grève générale de mai-juin 1968, à Paris le 29 mai 1968. | AFP

En 1968, dans une atmosphère politique et un sentiment de l’état du monde qui sont devenus aujourd’hui quasiment incompréhensibles, Godard casse tout cela. Il le fait au nom d’un espoir et d’un projet qui s’appelle alors –pas sûr que le mot non plus reste compréhensible, du moins au(x) sens qu’il avait– la révolution.

La révolution, cela signifie pour Jean-Luc Godard tout changer. Ne pas cesser de faire des films, mais ne rien garder de l’ensemble des manières de penser et d’agir, de montrer et de raconter, d’utiliser les corps, les machines, les images, les sons, les imaginaires, l’argent, la célébrité, etc. hérités d’un monde qu’il s’agit de renverser.

On peut assurément trouver cela utopique. On peut éventuellement trouver cela ridicule. On ne peut pas nier la cohérence, le courage et l’honnêteté de la démarche, y compris dans des formes ayant pu s’exprimer brutalement, notamment au moment de sa rupture ouverte avec son vieil ami des Cahiers du cinéma François Truffaut.

Ce basculement va non seulement déterminer l’ensemble de l’activité des douze années qui suivent, mais continuer de définir l’esprit des suivantes jusqu’à sa mort, soit la plus grande part d’une trajectoire de quelque soixante dix ans d’activité cinématographique.

Virtuose des formules qui frappent, Godard avait dit qu’être critique aux Cahiers du cinéma dans les années 50, c’était faire du cinéma avec un stylo faute de pouvoir le faire avec une caméra, n’ayant pas accès aux studios de tournage.

Âgé d’à peine plus de 20 ans, il avait rejoint en janvier 1952, soit moins d’un an après sa création, la revue dirigée par André Bazin. En compagnie de Truffaut, d’Éric Rohmer, de Jacques Rivette et de Claude Chabrol, il fait partie desdits «Jeunes Turcs» qui bouleversent alors les valeurs établies du cinéma. Son style inventif et érudit, volontiers farceur et souvent lyrique, l’impose comme une des principales signatures.

Le succès est loin d’être toujours au rendez-vous, mais l’indifférence n’y est jamais.

La continuité entre les aspirations à d’autres manières de filmer que celles qui dominent alors le cinéma français «de qualité» et ce qu’il fera comme réalisateur est évidente. Les porte-drapeaux de la Nouvelle Vague issus des Cahiers ont tous effectivement fait des films avec leurs stylos avant de pouvoir les faire avec des caméras, même si ce sera chacun d’une façon différente. Mais Godard est celui qui tout aussi bien continuera à faire de la critique en étant devenu cinéaste.

Selon des modalités très variées, toute son œuvre comporte cette réflexivité, des interrogations sur les moyens utilisés, la manière dont la nouvelle proposition s’inscrit dans une histoire, etc.

Deux fois un premier film

Après une poignée d’essais en format court qui témoignent d’une liberté dans la recherche et feront ensuite, rétrospectivement, office de signes annonciateurs, À bout de souffle en 1960 est perçu comme un événement majeur.

La Nouvelle Vague existe alors de manière publique depuis un an, depuis la présentation à Cannes en 1959 des 400 Coups de Truffaut et de Hiroshima mon amour d’Alain Resnais. En fait, elle a commencé avec La Pointe courte d’Agnès Varda en 1955, et Le Beau Serge de Chabrol avait tiré avant ses copains.

Qu’importe, c’est bien avec les tribulations comico-policières vers un fatal destin du débutant et rayonnant Belmondo qu’est identifiée toute la nouveauté transgressive et créative du mouvement qui balaie alors le cinéma français, et va devenir une référence dans le monde entier.

À bout de souffle est un film pétaradant d’inventions, de déclarations d’amour au cinéma (américain surtout), et comme tout grand film est aussi un vibrant documentaire sur son époque et sur le Paris d’alors. C’est tout de même encore un film adolescent.

La guerre, la torture, la photo, la réflexion… et l’apparition d’Anna Karina dans Le Petit Soldat. | Société nouvelle de cinématographie / Rome-Paris Films

À certains égards, le vrai premier film de Godard est le suivant, qui commence par cette phrase riche de sens: «Pour moi, le temps de l’action a passé. J’ai vieilli. Le temps de la réflexion commence.» Ce n’est pas qu’il n’y aura pas d’action dans les films de Godard, c’est qu’une certaine innocence, ou prétention à l’innocence dans la possibilité de montrer à l’écran des actes, doit être dépassée.

Le contraire d’un dogme

Cette phrase est au début du Petit Soldat, film incandescent habité par la guerre d’Algérie et la torture, cherchant déjà à inventer ce que le cinéma peut en faire d’autre que les discours militants, moralisateurs ou journalistiques. Le film est immédiatement interdit –le député Jean-Marie Le Pen demandera même alors l’expulsion du Franco-Suisse.

Le public ne pourra donc pas le voir. D’ailleurs, lorsque le film redeviendra visible, la guerre finie, les foules ne se précipiteront pas pour découvrir cette proposition trop complexe, trop ouverte, trop ennemie des simplismes… et donc, pour cela même, cette grande œuvre antifasciste, quoi que certains en aient dit alors.

Le déraillement radical que tente Godard à partir de 1968 n’est pas la trahison qu’une grande partie de ses admirateurs lui reprochera.

Le Petit Soldat marque aussi deux autres dimensions importantes. D’abord il y a ce plan magique, cette pure déclaration d’amour par le cinéma, et donc aussi au cinéma, lorsque Michel Subor voit pour la première fois Anna Karina dans la rue et que la caméra tourne autour d’elle.

Ensuite, on entend dans le film une de ces formules qui seront citées ad nauseam durant les décennies qui suivent: «La photographie c’est la vérité, et le cinéma c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde.»

«Est-ce que vous m’aimez?» Raymond Devos et Jean-Paul Belmondo dans Pierrot le fou. | Société nouvelle de cinématographie / Rome-Paris Films

Godard n’a jamais cru que la photo ni le cinéma étaient la vérité. L’expression, comme tant d’autres par la suite, et d’une certaine manière comme ses films également, ne se veut ni descriptive ni affirmative, mais suggestive, interrogative, stimulante pour un déplacement, un débat, une remise en jeu. Le contraire d’un dogme, surtout lorsque la forme de l’énonciation paraît dogmatique.

Quatorze longs-métrages scandent la première période de Godard réalisateur, de 1960 à 1967 –c’est énorme. Le succès est loin d’être toujours au rendez-vous, mais l’indifférence n’y est jamais.

Rieur, explosif, tragique, coloriste, musicien, amoureux, sentimental, érudit, Godard met en scène et en question la guerre du Vietnam et l’essor des banlieues, le statut des femmes et la beauté du cinéma muet, la culture polarisée par le marché de la jeunesse et modélisée par les États-Unis, le goût des hommes pour la guerre, la montée et les errements de l’extrême gauche et les formes fossilisées de l’art officiel, l’héritage colonial et l’omniprésence de la voiture, le statut de l’artiste engagé, la société des loisirs et les codes dominants du récit policier, de science-fiction, de la comédie et du mélodrame. Qui d’autre a fait ça? Qui d’autre a fait la moitié ou le quart de ça? Personne.

Sortir vraiment de la route

«Oh le petit con, le petit con», dira/chantera Marianne Karina quand Ferdinand Belmondo fonce dans la mer avec la décapotable volée après avoir échappée aux sbires de l’OAS.

Le petit con Godard sort de la route, fonce dans le bleu. Arthur Rimbaud veille de son mieux, et Raymond Devos. Dans le train de La Chinoise, le professeur courageux essaie de faire la leçon à l’impétueuse révolutionnaire, mais où va le train?

Anne Wiazemsky et Francis Jeanson, le philosophe porteur de valises dans La Chinoise.

Le déraillement radical que tente Jean-Luc Godard à partir de 1968 est un pari perdu, mais ce n’est pas la trahison qu’une grande partie de ses admirateurs des années 60 lui reprochera. (…)

LIRE LA SUITE

Jean-Paul Belmondo, deux fois trois décennies pour construire le Bébel national

Jean-Paul Belmondo, à jamais inoubliable dans Pierrot le Fou.

Vedette incontestée du cinéma français, l’acteur, révélé par Godard et célébré pour ses multiples rôles de justicier acrobate, aura accompli un étonnant parcours, à la fois plein d’éclats, de charme et de faux-semblants.

À l’heure où ce texte sera mis en ligne, nul n’ignorera plus que Jean-Paul Belmondo est décédé, le 6 septembre, à l’âge de 88 ans, ni qu’il convient de saluer en lui un monument national. Dont acte.

Mais de quoi est fait au juste ce monument? Figure en vue d’une génération brillante de jeunes acteurs de théâtre frais émoulus du conservatoire (Jean Rochefort, Jean-Pierre Marielle, Bruno Cremer, Pierre Vernier…), Belmondo aura quitté la scène pour l’écran à la fin des années 1950 et mis très longtemps à retrouver les planches.

Lorsqu’il le fera, à la fin des années 1980, sa carrière triomphale est en déclin. Un déclin qui est aussi celui d’une époque, et pas seulement une époque du cinéma français dont il aura été la vedette la plus bankable durant trois décennies.

La principale nouvelle à l’heure de sa disparition est peut-être que, soixante ans après, l’organe officiel de Hollywood annonce la disparition de Bébel comme étant celle de l’acteur de À bout de souffle.

Le titre du périodique Variety annonçant le décès de l’acteur. | Capture d’écran via Variety

Pour le monde entier, hors la France, c’est Michel Poiccard, et le Ferdinand de Pierrot le Fou, qui restent associés à la figure de Jean-Paul Belmondo: celle d’un jeune homme rebelle, en phase avec l’énergie moderne qui a irradié le cinéma à l’enseigne de la Nouvelle Vague.

Il y a là un intrigant décalage avec ce qu’incarne en France celui qui est devenu assez vite, et durablement, une valeur sûre du cinéma commercial français dans ce qu’il a pu avoir de plus répétitif, de plus convenu. Plus qu’un décalage, un symptôme.

La trace Nouvelle Vague, essentielle et minime

L’association, dans de nombreux esprits, de Belmondo et de la Nouvelle Vague est largement illusoire. Si son premier grand rôle est bien aux côtés d’un ancien critique des Cahiers du cinéma, Claude Chabrol pour À double tour (1959), et si sa participation inoubliable de liberté insolente à À bout de souffle (1960), film immédiatement identifié comme une œuvre majeure du nouveau cinéma, est assurément un moment-clé, c’est quand même sur une autre voie qu’il construira l’essentiel de sa carrière.

Le véritable début, la construction du Bébel national, se produit en 1962. À ce moment, il est déjà célèbre. Grâce à Godard, avec qui il tourne à nouveau la comédie musicale colorée et faussement joyeuse Une femme est une femme, il a croisé la route de deux autres figures majeures du cinéma français, Claude Sautet, autre débutant, pour Classe tous risques et Jean-Pierre Melville pour qui il a fait merveille en curé pétillant de vitalité dans Léon Morin, prêtre et en gangster manipulateur dans Le Doulos.

Deux greffes décisives

Mais ensuite, il y a Cartouche et Un singe en hiver, toujours en 1962. Chacun des deux opère, à sa manière, une greffe décisive.

Ce qui a changé? Les corps, les intonations, la gestuelle… Bogart fait davantage référence que le Prince de Hombourg, Belmondo prend le relai d’un héros très français du genre dit de cape et d’épée, genre encore florissant, mais avec un parfum au goût du jour. Avec une grande énergie et un incontestable sens du show, L’Homme de Rio (1964) en déploiera bientôt les ressources.

Aussitôt après Cartouche, il y aura Un singe en hiver, l’adoubement. Le vieux patron des écrans français, Jean Gabin, partage et transmet à son véritable successeur, pour le meilleur et pour le plus conventionnel, le plus macho, le plus réactionnaire aussi, le flambeau de la tête d’affiche.

Bébel et Delon

Toujours sous la direction d’Henri Verneuil, Gabin fera d’ailleurs exactement de même aussitôt après avec l’autre prétendant à sa couronne, Alain Delon, dans Mélodie en sous-sol (1963).

Le box-office enregistrera des succès en série pour l’un et l’autre au cours des années 1970 et 1980, et le marketing entretiendra savamment leur supposée rivalité, jusqu’à organiser deux fois des retrouvailles à l’écran, aussi nulles en 1970 (Borsalino) qu’en 1998 (Une chance sur deux). Mais ce sont en réalité deux profils très différents, deux persona presque antagonistes. (…)

LIRE LA SUITE