À voir au cinéma: «Vers un pays inconnu» et «Le Soleil se lèvera»

Dans Vers un pays inconnu, l’exil comme seule identité: Reda (Aram Sabbah) et Chatila (Mahmood Bakri).

Films de combat, les premiers longs-métrages du Palestinien Mahdi Fleifel et de l’Iranien Ayat Najafi inventent chacun un chemin singulier, dont les détours augmentent la justesse et la force.

Ce sont deux films inspirés par des situations dramatiques en cours dans la même partie du monde, ce Moyen-Orient saturé de violences et d’injustices. Ces films sont l’un et l’autre réalisés par un homme originaire du pays dont la situation inspire le film, mais qui n’y vit pas: le Palestinien Mahdi Fleifel vit au Danemark, l’Iranien Ayat Najafi vit en Allemagne.

L’un et l’autre signent ici leur premier long-métrage de fiction, après avoir été auparavant repérés grâce à un long-métrage documentaire. Et l’un et l’autre explorent un moyen à la fois indirect et sans ambiguïté pour évoquer l’oppression des leurs, le désespoir comme seul horizon des Palestiniens, la violence et le mépris contre les femmes en République islamique d’Iran.

Cela donne deux films complètements différents dans leur mise en œuvre narrative et stylistique, et qui pourtant participent des réponses de cinéma afin de prendre en charge les réalités contemporaines au-delà de la seule déclaration de principe, et avec plus de puissance.

«Vers un pays inconnu» de Mahdi Fleifel

Vol et embrouilles, combines et tchatche font partie des techniques de survie, dans les rues et sur les places d’Athènes où les deux copains, Chatila et Reda, galèrent pour tenter de trouver de quoi payer le sésame salvateur, un passeport falsifié qui leur permettra de rejoindre l’Allemagne.

Jeunes hommes palestiniens ayant réussi à fuir l’impasse mortifère des camps, arrêtés en chemin vers l’espoir d’une autre existence, Chatila, cuirassé de détermination –sauf quand il parle au téléphone à sa femme et son petit garçon qu’il rêve de faire venir un jour–, et Reda, hanté de fragilités et d’angoisses, finiront par emprunter des chemins plus sombres, plus violents, plus fous.

Nerveux comme un thriller new-yorkais, speedé et mal-pensant comme une plongée dans des inframondes réalistes et aux limites de la fable onirique rappelant certains films d’Abel Ferrara, Vers un pays inconnu progresse par sauts, chutes et embardées, loin de la fluidité en mouvement qu’appellerait le skate dont Reda ne se sépare jamais.

D’arnaques en brutalités, de drogue dure en spirale de tristesse insondable, Mahdi Fleifel trouve pour son premier long-métrage de fiction les ressources d’une mise en scène tendue, sans complaisance ni pour ses personnages, ni pour la réalité à laquelle ils sont confrontés –le monde d’aujourd’hui, l’Europe et le Moyen-Orient d’aujourd’hui.

Si le romanesque, ses codes et ses envolées, sont partout dans le film, il s’inscrit simultanément dans une réalité documentaire, celle des exilés fuyant des conditions infernales, parmi lesquels les Palestiniens incarnent une atroce exemplarité.

Car si Vers un pays inconnu suit des actes singuliers, il s’ouvre avec une citation d’Edward Saïd sur l’interminable souffrance de ce peuple. Il se trouve qu’on sait combien elle concerne le cinéaste lui-même, qui a évoqué à la première personne du singulier combien il s’agit, aussi, de sa propre histoire, grâce à son long-métrage documentaire A World Not Ours.

La phrase de Saïd inscrit le tragique du sort palestinien, depuis la Nakba, sous le signe de l’exil, modulé différemment pour les quelque 6 millions de la diaspora et les environ 6 millions à Gaza où un génocide est en cours, en Cisjordanie soumise à la violence de l’armée et des colons et comme citoyens de seconde zone soumis à l’apartheid en Israël. La phrase d’Edward Saïd dit que désormais, et depuis des décennies, tous les Palestiniens sont des exilés, où qu’ils vivent.

Alliée, victime ou manipulatrice, la femme grecque rencontrée dans un square (Angelikí Papoúlia), et Chatila entre sentiments et combine. | Eurozoom

Alliée, victime ou manipulatrice, la femme grecque rencontrée dans un square (Angelikí Papoúlia), et Chatila entre sentiments et combine. | Eurozoom

Le geste narratif et de mise en scène de Fleifel, qui vit au Danemark où il expérimente une forme «douce» de l’exil extérieur, est éminemment politique. Il transcrit cette réalité si évidente: des gens systématiquement opprimés, floués, méprisés et privés d’avenir depuis des décennies ne sont pas forcément gentils.

Il y a une dimension de survival dans Vers un pays inconnu, mais il s’agit du survivalisme de tout un peuple depuis soixante-quinze ans: ce n’est plus un ressort dramatique, ni une question morale, c’est un fait d’une brutalité indépassable.

Chatila un peu, Reda beaucoup, s’interrogent sur la légitimité de ce qu’ils mettent en œuvre pour s’en sortir. Et heureusement. Mais le film, lui, distille obstinément l’idée que le problème n’est pas, n’est plus, ne peut plus être seulement de rappeler que c’est vilain de mentir, voire de commettre des violences sur des gars qui n’ont rien fait.

Vers un pays inconnu est hanté, sans les justifier, par les effets de la violence d’un interminable destin collectif. Juste pour dire qu’on en est là et qu’il faut être sacrément aveugle, ou malhonnête, pour sembler le découvrir et s’en offusquer quand ceux qui se font piétiner depuis une éternité finissent par mal se comporter.

Il n’y a aucun doute sur le fait que ce que commettent Chatila et Reda est mal. Ils le savent. Mais Vers un pays inconnu n’est pas un film moral, c’est un film politique. Où l’inconnu de la destination que mentionne le titre désigne précisément l’immoralité d’une situation historique, et le sombre vertige de ses effets. Cette situation historique qui n’a fait qu’empirer depuis que le film a été réalisé.

Vers un pays inconnu
de Mahdi Fleifel
avec Mahmood Bakri, Aram Sabbah, Angelikí Papoúlia, Mondher Rayahneh
Durée: 1h46
Sortie le 12 mars 2025

«Le Soleil se lèvera» d’Ayat Najafi

Jouer Lysistrata à Téhéran est autrement périlleux, et en écho avec la réalité, que d’y lire Lolita. La pièce comique d’Aristophane, pamphlet féministe fondateur qui reste d’actualité dans le monde entier, trouve en Iran une résonnance et un pouvoir de transgression d’une évidente acuité.

A fortiori lorsque les répétitions ont lieu tandis que montent dans la rue les réactions massives à la mort de Mahsa Amini, et leur violente répression.

Pieds nus ou en stilettos sur le plancher de la salle de théâtre, des affirmations de la présence des corps, et d'abord des corps féminins, qui valent manifeste dans l'Iran actuel. | A Vif Cinémas

Pieds nus ou en stilettos sur le plancher de la salle de théâtre, des affirmations de la présence des corps, et d’abord des corps féminins, qui valent manifeste dans l’Iran actuel. | A Vif Cinémas

Cela suffirait à faire du Soleil se lèvera une idée judicieuse. Mais le film d’Ayat Najafi est bien mieux que cela, grâce en grande partie au fait que son réalisateur est d’abord un homme de théâtre. Ou plutôt grâce à la manière dont les ressources de la scène et celles de l’écran sont ici associées. (…)

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Rétroviseurs du présent: «Je suis toujours là», «Spectateurs!», «Le Quatrième Mur»

Eunice Paiva (Fernanda Torres), ses enfants, mais pas leur père –et le sourire comme arme.

Retour sur l’époque de la dictature brésilienne avec Walter Salles, héritage d’une longue histoire du cinéma chez Arnaud Desplechin ou échos actuels de la guerre civile libanaise chez David Oelhoffen: ces films mobilisent le passé pour résonner aujourd’hui.

«Je suis toujours là» de Walter Salles

Malgré l’inquiétante séquence d’ouverture où une femme se baigne dans la mer, scène légère bientôt alourdie de la menace, même encore informulée, d’un vol d’hélicoptère, il faut un peu de temps pour que se précise la singularité du nouveau film de Walter Salles.

Être aux côtés des membres de cette famille très aisée de Rio au début des années 1970, à l’époque où la dictature militaire au Brésil durcit encore sa politique répressive, apparaît d’abord comme une situation décalée. Dans la grande maison de Rubens Paiva, qui a été député d’un parti de centre gauche, sa famille et ses amis vivent, entre plage et soirées amicales, une existence relativement paisible.

La mère, Eunice, les cinq enfants et adolescents qui composent la progéniture, les amis et amies des unes et des autres, sans ignorer la situation, ont des préoccupations et des modes de vie où dominent tracas personnels et plaisirs du quotidien.

Loin des très nombreux films dénonçant les crimes innombrables de la dictature brésilienne, et de leurs homologues installés par les États-Unis pratiquement partout en Amérique latine dans les années 1960-1980, Je suis toujours là approche la question avec une légèreté qui ressemble à ce sourire qu’Eunice exigera de ses enfants, sur toutes les images publiques, après que la terreur se sera abattue sur la maison.

C’est elle, Eunice, qui dit «je» dans le titre. Elle qui peu à peu, de bourgeoise conformiste, devient cette figure de combat, en inventant ses propres armes de résistance, en faisant se construire autour d’elle et des siens d’autres relations, qui ne seront pas seulement tournées vers leur propre cas, leur propre intérieur.

Eunice Paiva, soudain prise dans l'étau –et qui trouvera comment l'affronter. | Studiocanal

Eunice Paiva, soudain prise dans l’étau –et qui trouvera comment l’affronter. | Studiocanal

Le film de Walter Salles raconte une histoire authentique, telle qu’elle a été écrite par le fils, Marcelo Paiva, écrivain et dramaturge brésilien. Il importe, évidemment, de savoir que les faits évoqués ont bien eu lieu, mais on ne sait que trop combien ce «d’après une histoire vraie» ne garantit rien, et est souvent la caution de la médiocrité cinématographique. Ici, c’est tout le contraire.

La force émouvante et dynamique de Je suis toujours là tient pour l’essentiel à trois forces associées. La première, la plus évidente, est la puissance d’incarnation des interprètes, à commencer par Fernanda Torres. Star dans son pays où elle est aussi connue comme écrivaine, elle retrouve Walter Salles trente ans après le beau Terre lointaine, qui avait révélé le cinéaste, avant l’Oscar de Central do Brasil.

Le deuxième atout du film est spatial. Il concerne le sens de la composition des points de vue, essentiellement celui de la mère et des quatre filles, chacune porteuse d’une approche et d’une distance différentes aux événements qu’elles affrontent toutes.

Le troisième est temporel, avec la réussite de l’inscription des faits du début des années 1970 dans une continuité qui court jusqu’à aujourd’hui, articulant ainsi les événements d’alors, leurs échos contemporains, la trajectoire étonnante d’Eunice Paiva, les engagements des différents membres de sa famille, les évolutions de la situation politique brésilienne, y compris les combats pour les droits des peuples autochtones, et la défense de l’environnement.

Dans son pays d’origine, le film est devenu un phénomène à la fois culturel et politique, avec des millions de spectateurs retrouvant le chemin des salles pour un film brésilien pour la première fois depuis très longtemps, et au moment où une tentative de coup d’État par les nostalgiques des tortionnaires des années 1970, dont l’ex-président Jair Bolsonaro, arrive devant la justice.

Dès lors, celle qui dit «Je suis toujours là», c’est aussi la démocratie elle-même. Une revendication qui n’a rien d’anodin dans le Brésil contemporain. Ni ailleurs.

Je suis toujours là
de Walter Salles
avec Fernanda Torres, Fernanda Montenegro, Selton Mello, Valentina Herszaje, Luiza Kozovski, Bárbara Luz
Durée: 2h15
Sortie le 15 janvier 2025

«Spectateurs!» d’Arnaud Desplechin

Avant de tourner son neuvième «vrai film», Federico Fellini tourna jadis Huit et demi, interrogeant sa place et ses sentiments de réalisateur –Huit et demi étant bien sûr un vrai film lui aussi.

De même, la nouvelle réalisation d’Arnaud Desplechin, qui est bien elle aussi un vrai film, aurait pu s’intituler Treize et demi. Mais le cinéaste de Rois et Reine et de Roubaix, une lumière choisit d’interroger moins son propre rôle ou les désirs de l’auteur qu’il est que les liens qu’il entretient avec le cinéma, en tant qu’il en a été et en reste spectateur.

Entre la lumière du projecteur au ciné-club du lycée et une possible idylle, Paul D., double fictif d'Arnaud D., choisira. | Les Films du Losange

Entre la lumière du projecteur au ciné-club du lycée et une possible idylle, Paul D., double fictif d’Arnaud D., choisira. | Les Films du Losange

Il construit à cet usage une fiction autobiographique, où une succession de jeunes acteurs interprètent à différents âges ce Paul Dédalus qui est depuis Comment je me suis disputé le double à l’écran du cinéaste.

Mais Desplechin ne se veut pas le seul spectateur à figurer dans son film-miroir. Il en convie d’autres, dont des anonymes qui parlent de leur rapport à la salle, à l’écran, aux émotions que suscitent les films. Il convie des amis et connaissances, cite avec effusion ses grands mentors (le philosophe Stanley Cavell, Claude Lanzmann, Ingmar Bergman et François Truffaut), ressuscite une leçon qu’il a suivie à la fac d’un professeur qui était aussi un cinéaste et critique, Pascal Kané.

Séquence après séquence, très présent en voix off et à travers ses avatars fictionnels, il répond, en son nom et en assumant cette place, à la question du livre fondateur d’André Bazin: Qu’est-ce que le cinéma?

On pourra, on devrait débattre des réponses d’Arnaud Dédalus, s’amuser ou s’agacer d’un raccourci, s’enthousiasmer d’un trait lumineux, d’une émotion dont la sincérité balaie l’idée même de réserve. Mais le plus beau, le plus émouvant dans Spectateurs!, c’est que, bien sûr, il n’y a pas de réponse à la question «qu’est-ce que le cinéma?», et que Desplechin le sait bien. (…)

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«Ma vie ma gueule», «Rue du Conservatoire», portraits à vif

Agnès Jaoui, bouleversante en Barbie, mais surtout en Sophie Fillières.

Le beau film réalisé par Sophie Fillières juste avant sa mort invente une manière de se raconter par les ressources de la fiction farfelue et intime. Le documentaire de Valérie Donzelli avec une jeune troupe de théâtre en offre un singulier reflet.

Un bouleversant et quand même joyeux film posthume et un documentaire de circonstance se font écho parmi les sorties de ce mercredi 18 septembre. Ce sont l’un et l’autre de vivants autoportraits par personne interposée. Sophie Fillières avait trouvé en Agnès Jaoui, mais surtout par sa manière de (se) raconter avec finesse et lucidité, sens de la dérision comme du tragique de l’existence, une mise en partage extraordinairement touchante de ce qui traversait sa vie, telle que tout son cinéma l’avait déjà suggéré.

Parmi les actrices qui accompagnent Agnès Jaoui en Barberie, l’héroïne pas mal disloquée de Ma vie ma gueule, Valérie Donzelli dans le rôle de sa sœur est aussi la réalisatrice d’un film singulier, loin de ceux qu’elle a signés auparavant. Elle signe un documentaire sur une classe du Conservatoire qui est une autre façon, dans le contexte spécifique d’une jeune troupe de théâtre, d’accueillir l’émotion, l’aventure vitale, les embrayages du quotidien et de quelque chose de plus grand que soi.

«Ma vie ma gueule» de Sophie Fillières

Une double émotion accueille d’emblée le septième long-métrage de la réalisatrice de Grande petite (1994). D’abord parce que Sophie Fillières est morte sans avoir pu le terminer, le 31 juillet 2023, laissant à ses enfants la tâche de le mener entièrement à bien. Et simultanément parce qu’elle est là, tout de suite sur l’écran.

On reconnaît l’actrice, évidemment, Agnès Jaoui, absolument remarquable dans le film. Mais on «reconnaît» aussi, y compris sans l’avoir jamais vue, la réalisatrice, tant sa présence intense et intime sature l’écran, les mots, le visage.

Cette femme, Barberie, qui dans le film est affligée du sobriquet de Barbie, ce n’est pas Sophie Fillières, c’est un personnage de fiction joué par Agnès Jaoui, l’affaire est entendue. Donc… Donc il est possible en toute liberté, en toute inventivité, lucidité, inquiétude et humour, de composer un autoportrait (pas du tout une autobiographie) à vif.

Cette femme, Barberie dite Barbie, écrit. Elle se pose une question d’emblée, qui est à elle seule un petit prodige de mise en jeu, en résonance, en écho à la fois ludiques et angoissés. C’est à cause de la police. La police de caractères.

La police, ce n’est pas les flics, mais… Les caractères, ce n’est pas la psychologie ni les sentiments, mais… Le choix de ladite police de caractères pour écrire enclenche un formidable tourbillon de troubles, de perturbations tragicomiques, de malentendus un peu grotesques où surgit comme par miracle un poème magnifique, où s’ouvre un gouffre qui mène droit à la case internement. Mais pas que…

Voilà, c’est comme ça, dirait la chanson. Ce «comme ça» qui effleure le mal-être de la cinéaste et celui, de multiples manières, des humains, a été le matériau de tous les films de Sophie Fillières. Sens des situations, des dialogues, connivence sensible avec les acteurs et actrices étaient toujours au rendez-vous.

Barbie avec Katerine Philippe qui n’est pas plus Philippe Katherine qu’Agnès Jaoui n’est Sophie Fillières. | Jour2Fête

Le souci pouvait être, au fil de ces courses d’obstacles sans fin vers une existence moins hantée de menaces, de tenir la distance. Ici, et c’est une merveille, la vitesse acquise (qui n’a pas forcément besoin d’être rapide) rebondit de scène en scène, dans des registres et des colorations variés.

C’est drôle. C’est triste. C’est triste et drôle. C’est vivant tout du long, avec une justesse de funambule et un aplomb d’enfant qui joue le jeu, entièrement. Il y avait l’émotion du début, elle est décuplée quand le film arrive au bout de son parcours, avec une finesse pudique et où fleurit un mot étrange: honnête. Ce n’est pas fréquent.

Ma vie ma gueule
De Sophie Fillières
Avec Agnès Jaoui, Angélina Woreth, Édouard Sulpice, Philippe Katerine, Valérie Donzelli
Durée: 1h39
Sortie le 18 septembre 2024

«Rue du Conservatoire» de Valérie Donzelli

Invitée à donner un cours au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, la «grande école» des acteurs à Paris, Valérie Donzelli y rencontre une élève, qui s’apprête à mettre en scène ses camarades dans une version très relookée par ses soins de Hamlet. La jeune femme, Clémence, demande à la réalisatrice et actrice de filmer son travail, leur travail.

Rue du Conservatoire est le résultat de cette «commande» d’un genre un peu singulier. De manière d’abord assez laborieuse, mais c’est plutôt une qualité, le signe que cela cherche, s’invente en se faisant, le film met en place plusieurs dimensions, qui trouvent peu à peu à se connecter, à embrayer les unes sur les autres. (…)

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«Par cœurs», le troublant courage des mots

Isabelle Huppert, en route pour affronter sur scène le texte qui lui échappe. 

Au plus proche du travail d’Isabelle Huppert puis de Fabrice Luchini, préparant tous deux leur entrée en scène, Benoît Jacquot révèle une aventure aux multiples échos.

Il est mort il y a bien longtemps –cent-dix-huit ans–, celui qui a écrit: «Le malheur me paraît tellement invraisemblable que j’en viens même à ne plus savoir que penser, je m’y perds.» Elle est intensément vivante, celle qui dit et ne dit pas cette phrase, la triture, la mâchonne, la murmure, la digère, la métabolise. Et bloque. Encore. Et encore.

C’est très bizarre, presque burlesque, ou un peu malsain, ce rapport obsessionnel d’Isabelle Huppert à une seule phrase, une réplique de La Cerisaie d’Anton Tchekhov, qu’elle va jouer le soir même sur une des scènes les plus célèbres du monde, celle du Palais des papes, en ouverture du Festival d’Avignon.

Problème trivial? Anecdotique? Chacun peut à bon droit le penser tant qu’il n’a pas vu ces séquences –dans le jardin, dans la voiture, dans la loge, sur le plateau pendant la dernière répétition. Parce que ce qu’on voit, ce qu’on perçoit, est à la fois bouleversant et infiniment troublant. Ce qui s’éprouve là, presque indépendamment d’à propos de quoi cela s’éprouve (jouer une pièce de Tchekhov), concerne la peur et le courage. Ce qui se ressent est au croisement d’un acte de passion au-delà de la raison et, du même mouvement, le travail. Le travail comme un acte qui engage tout entier.

Il n’est peut-être rien de plus émouvant au cinéma que, lorsqu’elles sont bien filmées (c’est rare), des personnes qui travaillent. Cela vaut pour un boulanger faisant des croissants ou un conducteur de RER, comme pour Mick Jagger on stage chantant «Satisfaction» pour la quatorze millième fois. Lorsque la caméra sait voir et faire voir l’investissement de toutes les facultés du corps et de l’esprit pour que quelque chose se fasse, que quelque chose existe, que quelque chose arrive. Pas comme un exploit unique, hors norme, mais comme un accomplissement quotidien, qui agit dans le monde et définit, au moins en partie, celui ou celle qui l’exécute.

Isabelle Huppert est une immense artiste. Au moment où Benoît Jacquot la filme, cela lui complique un peu plus la tâche qu’elle a à surmonter. Cette unique phrase de Tchekhov est-elle vraiment si cruciale pour elle, ou en fait-elle une manière de s’accrocher à quelque chose pour mieux prendre en charge l’ensemble du rôle de Lioubov? On ne le saura jamais. On ne peut pas le savoir. Sans doute elle-même ne le sait-elle pas.

L’inverse radical de la communication

Ce qu’elle sait, et que grâce au film nous voyons avec une intensité exceptionnelle qu’elle sait, est que «ça» passe par là. Ça quoi? Va savoir, disait Jacques Rivette, en titre d’un autre beau film où le cinéma se donne pour tâche d’approcher, avec ses moyens à lui –la caméra, le montage (qui consiste aussi à ne pas couper), la présence de traces du monde dans le cadre– ce qui s’active dans le théâtre.

En répétition sur le plateau de La Cerisaie, magnifiquement mise en scène par Tiago Rodrigues, au Palais des papes. | Les Films du Losange

Benoît Jacquot est, avec Jean Renoir et Jacques Rivette, un de ceux qui se seront le plus et le mieux passionnés par ces enjeux. On se souvient de son Elvire-Jouvet 40, ou de La Fausse Suivante tourné dans un théâtre. Mais cette recherche attentionnée court tout au long de sa filmographie, de façon plus ou moins explicite, jusqu’à la récente et magnifique mise en écran de la pièce de Marguerite Duras, Suzanna Andler

Ici, il ne s’agit pas tant de comprendre que de ressentir ce qui se joue dans le jeu des véritables acteurs et actrices. Pas les publicitaires, pas les politiciens, pas les animateurs télé, pas les influenceurs, pas les grands patrons qui font des shows devant leurs actionnaires et leurs employés, pas les innombrables et omniprésents praticiens de la représentation de soi. Les véritables acteurs: l’inverse radical de la communication. C’est en cela que ce film concerne bien davantage que celles et ceux qu’il montre, et le milieu particulier –les coulisses de représentations théâtrales– où il se situe.

Ce qu’active Par cœurs est, sans le dire jamais, une approche de ce qui peut circuler entre des corps (ceux des interprètes), des énoncés (quel que soit le texte) et une assemblée de spectateurs qui ne sont pas, ne sont jamais et ne devraient jamais être chosifiés en «le» public. Il y est question de liberté, bien davantage que de pouvoir.

Elle et lui

Parmi les films de Benoît Jacquot explicitement consacrés à ce qui advient par les labeurs et sortilèges de la présence en scène figure un autre documentaire déjà intitulé Par cœur, et qui accompagnait Fabrice Luchini en 1998. Et au milieu du nouveau film, devenu pluriel, le revoici, seul en scène, lui aussi à Avignon lors de cette édition 2001 du festival, mais dans un espace plus modeste que celui que va occuper Isabelle Huppert. Il s’apprête à dire un montage de textes de Nietzsche. (…)

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«Les Amandiers», «Ariaferma», «Premières Urgences»: au bonheur des sorties

Stella, le personnage inspiré de l’expérience personnelle de la réalisatrice, formidablement interprété par Nadia Tereszkiewicz, avec Patrice Chéreau (Louis Garrel) et Victor (Vassili Schneider).

La réinvention par Valeria Bruni Tedeschi d’un moment incandescent de sa jeunesse, l’affrontement-fraternisation subtilement construit en huis clos par Leonardo Di Costanza, l’attention sensible à l’expérience de jeunes médecins à l’hôpital dans le documentaire d’Eric Guéret sont autant de facettes singulières des bonheurs à découvrir en salles.

Un théâtre, une prison, un hôpital. La transformation d’une mémoire en invention actuelle, une fiction classique à huis clos, un documentaire. Trois histoires du collectif, chaque fois dans des circonstances très particulières.

L’évocation ô combien personnelle d’une jeunesse vécue dans l’incandescence des passions, passion du jeu et de la scène, passion amoureuse et menace fatale; l’affrontement feutré de deux hommes vieillissants qui ont plus en commun qu’en différence, même s’ils sont dans deux camps opposés; l’expérience vécue de cinq jeunes gens au début de leur vie active.

Les échos, similarités, contrastes entre ces films que ne rapprochent de facto que leur commune date de sortie, ce mercredi 16 novembre, déploient ensemble l’impressionnante irisation des ressources du cinéma, tel qu’il se fait ici et maintenant.

Le 9 novembre est sorti un grand film incomparable, Pacifiction d’Albert Serra, le 23 novembre sortira une œuvre destinée à marquer le cinéma français, Saint Omer d’Alice Diop. Entre les deux, voici trois propositions de récits, de descriptions du monde sous les prismes de la fiction et de l’observation, grâce aux trésors d’expressivité que recèlent les corps, et aussi des architectures, des organisations spatiales, des rapports au temps. Des films, quoi.

«Les Amandiers» deValeria Bruni Tedeschi

Le cinquième long-métrage réalisé par la comédienne Valeria Bruni Tedeschi évoque de manière transparente sa propre histoire à l’époque (la fin des années 1980), quand elle était élève de l’école animée par Pierre Romans au Théâtre des Amandiers à Nanterre, que dirigeait alors Patrice Chéreau.

 

Et, quoi qu’on sache ou pas de ce qu’il s’est véritablement produit au sein de cette troupe de jeunes gens brillants et sombres, sensibles, éperdus de désir de vivre et de jouer, le film est un maelström d’émotions, d’une bouleversante acuité.

À l’image de Louis Garrel qui, sans imiter le moins du monde les apparences de celui qu’il interprète, campe impeccablement un Patrice Chéreau hanté d’une exigence sans limites, tout relève de la justesse des transpositions dans le présent que réussit Valeria Bruni Tedeschi. Les Amandiers est un film d’aujourd’hui, les corps sont de ce temps, les mots et les gestes également.

Leur inscription dans ce présent des années 2020 est la condition de sa fidélité au passé qu’il invoque. Ainsi la cinéaste touche du même élan à la vérité d’une pratique, le théâtre, qui atteignit alors un rare point d’incandescence, à la vérité d’une époque, et à celle de ce qu’on appelle «la jeunesse».

 

Les élèves de l’école de Amandiers à l’épreuve d’une répétition particulièrement exigeante. | Ad Vitam

Traversée de l’astre noir du sida qui alors se répand comme une mortelle nuée, la joyeuse comédie (oui oui, comédie) de cette invention de leur existence et de leur avenir par toute une bande de jeunes gens éblouissants de talent est aussi zébrée des abîmes de l’addiction aux drogues dures.

Elle est encore traversée de la violence des rapports de force et de pouvoir dans leur milieu, celui du théâtre, des artistes plus généralement, et des gouffres qu’ouvre la pratique artistique elle-même, a fortiori sous la houlette d’un Patrice Chéreau littéralement illuminé par une quête sans fin de justesse et de complexité.

Dramatique, flamboyante, violente, explosée de bonheur et de désir, infantile, incertaine, la trajectoire de Stella, d’Étienne, de Franck, d’Adèle, de Victor et des autres est une comète lumineuse et fragile dont, grâce à la cinéaste, la trace ne s’éteint pas.

Les Amandiers de Valeria Bruni Tedeschi

avec Nadia Tereszkiewicz, Sofiane Bennacer, Louis Garrel, Micha Lescot, Claire Bretheau, Vassili Schneider, Eva Danino, Suzanne Lindon

Durée: 2h05

Séances

Sortie le 16 novembre 2022

«Ariaferma» de Leonardo Di Costanzo

Il est fréquent de dire qu’un lieu est un personnage à part entière d’un film. Ce ne serait pas tout à fait exact à propos de la vieille prison sarde où se déroule Ariaferma, et qui lui donne son titre.

 

Son extraordinaire architecture, fantasme sécuritaire archaïque traduit en immenses ailes de pierres anguleuses, est plutôt le squelette du drame qui se joue dans le septième film de l’auteur de L’Intervallo (qui tirait déjà grand parti d’une vieille bâtisse quasi vide) et de L’Intrusa.

La prison va fermer, mais au moment d’évacuer les derniers prisonniers et leurs gardiens, un incident les retient dans ce lieu isolé, où les habituelles procédures ne fonctionnent plus. Commence un huis clos centré sur la rotonde autour de laquelle sont réparties les cellules des douze, puis treize hommes incarcérés, et de la dizaine de gardiens qui doit s’en occuper.

Avec une extrême finesse, le scénario et la mise en scène donnent à percevoir les multiples stratégies, volontaires ou instinctives, de ce qui est à la fois un groupe d’hommes partageant le même espace, deux blocs antagonistes devant trouver les moyens d’une cohabitation, et un ensemble d’individus, chacun différent –doublement différent pourrait-on dire, en lui-même et dans la perception des autres, au sein de cette situation d’implacable promiscuité. (…)

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«Guermantes» ou les jeux de l’amour et du théâtre au temps de la pandémie

La troupe du Français, à la limite…

Entre cour séductrice et jardin des délices, entre chronique et rêve, le film de Christophe Honoré est une aventure joyeuse et sensuelle à l’époque du Covid.

Quel étrange bonheur… Guermantes n’est ni le premier ni le dernier film inspiré par le Covid et ses conséquences, mais c’est très probablement le plus réjouissant.

On ne sait pas, on ne saura pas dans quelle mesure ce qu’on voit a été concerté, écrit, ou inventé au gré des circonstances, et cette incertitude participe de la douce euphorie que suscite la vision du film.

Il y a les acteurs et actrices de la Comédie française dans une salle de répétition. Il y a quelque chose qui tient d’un débat politico-syndical sur ce qu’il convient de faire, et sur qui décide. Il y a le fantôme de Marcel Proust dont il s’agissait de transposer à la scène un des volumes de La Recherche, et la présence du metteur en scène, Christophe Honoré, pas content de ce que trament ses comédiens.

Il y a des rires et des colères, des secrets et beaucoup d’émotions, de la séduction à tiroir et à l’envi. Une promiscuité dont les multiples ambivalences ne sauraient être toutes levées. Les corps interprètent plusieurs rôles à la fois, dans plusieurs registres. L’énergie circule. Répètera, répètera pas? Joueront, joueront pas? Et pourquoi? Et pour qui?

C’est soudain très urgent, très sensible, tout autour rôdent des décisions administratives concernant la pandémie, un virus vraiment dangereux, des angoisses de multiples natures, des injonctions diverses et parfois contradictoires. C’est l’été.

Songe d’une nuit de théâtre et de vie

Celle-ci joue à surjouer les émotions qu’elle éprouve intimement, douloureusement. Celui-là fait mine d’assumer son personnage de fiction pour obtenir dans les coulisses ce que lui promet le texte sur scène. Une autre trahit la séparation entre rampe et salle, intérieur et extérieur, espionne les appels au téléphone des camarades et transmet les informations de travers.

Le cinéaste face aux acteurs en scène. Le cinéma face au théâtre? | Memento distribution

Les gestes, les regards, les distances entre une main et une épaule ou une cuisse deviennent arènes de combat et alcôves d’amour. (…)

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«Suzanna Andler» comme un ouragan, lent

En portant au cinéma la pièce de Marguerite Duras, Benoît Jacquot trouve avec Charlotte Gainsbourg les voies d’une émotion à la fois vitale et proche du surnaturel, au diapason des courants les plus intimes.

On entend les vagues, là en bas, la mer immense au pied de la falaise, sous la terrase de l’imposante villa. La lumière est pâle et froide. Pâle et froide semble cette femme, pas très jeune avec quelque chose d’enfance, ineffaçable. Elle aussi est en proie à un ressac sans fin.

Suzanna, épouse du millionnaire Jean Andler et «une des femmes les plus trompées de la Côte d’Azur» comme elle le dit elle-même, est venue louer une grande maison pour elle et sa famille, l’été suivant. Après le départ de l’agent immobilier surgit son amant, Michel. Plus tard elle sera au bord de l’eau, avec son amie Monique.

Elle parle presque toujours à mi-voix, Suzanna. Elle dit des vérités, les siennes, qui ne sont pas toujours les mêmes. Elle ment aussi, par jeu c’est- à-dire par réflexe vital, par peur, par incertitude, ou sûrement aussi pour d’autres raisons, que nous ne saurons pas.

Elle porte une minirobe noire Yves Saint Laurent, festonnée de petites perles de verre scintillantes[1], on dirait une gamine, ou une pute, ou une fée, ou une femme du monde, ou une amazone, ou une épouse bourgeoise, ou rien de tout ça.

Vertige d’un costume, avec lequel rime et jure un autre qui le masque ou le dévoile, ce manteau d’une fourrure indécidablement vraie (les années 1960) ou fausse (aujourd’hui).

Une scène pour des spectres

La mort est là, partout. Dans la lumière, dans les silences. Elle est furieusement banale. Ou alors peut-être tout le monde est mort, déjà, et il s’agit du songe d’une Suzanna défunte. Un seul plan, très bref –le métro aérien, la nuit– a suffi à entrouvrir l’idée qu’on ne se trouve pas forcément là où le prétendent les images et les dialogues.

Il y a aussi cet homme, jeune, très masculin, Michel le «journaliste qui écrit dans de sales journaux», selon la formule de Suzanna. Il est très physiquement présent, pressant et pourtant flotte l’idée qu’il n’est peut-être pas du tout là, lui qui surgit et disparaît comme un fantôme.

Son meurtre, comme le suicide de Suzanna, sont des pistes un peu plus qu’ébauchées, suggérées par l’incroyable travail d’invocation qu’accomplit ici la mise en scène de Benoît Jacquot.

Le leg de Marguerite Duras

Il y a un demi-siècle que Marguerite Duras a confié à son jeune ami d’alors cette pièce qu’elle n’aimait pas, pour qu’il en fasse le film que lui entrevoyait. Écrite en 1968, brièvement jouée en 1969, on voit bien pourquoi son autrice alors aimantée par le cinéma ne se souciait pas de cette affaire –«ce n’était pas le moment», dira-t-elle. Le texte de la pièce, aujourd’hui rééditée avec une belle préface de Jacquot, est une architecture sèche, ultra-précise dans les indications scéniques comme dans les constants décalages de ce que disent les personnages, sur ce qu’ils ont fait, sur ce qu’ils éprouvent.

Ce qu’ils ont vraiment fait, on le saura pas, et ça n’a aucune importance. Ce qu’ils éprouvent vraiment, on ne le saura pas non plus, et tout est là. Tout est dans ces approximations successives, parfois contradictoires entre elles, parfois volontairement trompeuses, ou inutilement sincères, ou incertaines de leur propre justesse. C’est très exactement là que le cinéma peut à son tour, littéralement, entrer en scène. (…)

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Jean-Claude Carrière, le traducteur majuscule

 
Jean-Claude Carrière sur la scène du théâtre de la Gaîté Montparnasse, le 18 mai 2005 à Paris, lors d’une répétition des Mots et la chose. | Stéphane De Sakutin / AFP

L’écrivain, scénariste et dramaturge aux innombrables curiosités est mort le 8 février, à l’âge de 89 ans. Il laisse une œuvre d’une foisonnante richesse, où il est possible de suivre quelques lignes de force.

Deux grandes motivations définissent sa longue et féconde vie d’auteur, depuis le début des années 1960, la curiosité et la générosité. Le titre d’une de ses dernières publications, Utopie, quand reviendras-tu?, livre d’entretiens consacré à son parcours, fait écho à ces qualités cardinales. Dans la profusion des activités et des œuvres de Jean-Claude Carrière se dessinent en effet un inlassable appétit de rencontres et d’expériences, et un goût jamais altéré de partager.

Lorsque disparaît une personnalité, il est d’usage de trouver génial tout ce qu’elle a fait. Tout ce qu’a fait Jean-Claude Carrière, immense liste, n’est pas génial. Mais c’est l’élan qui l’a porté qui est, oui, assez génial. Il est ici moins intéressant d’égrener la longue liste des livres, scénarios et pièces de théâtre auxquels est attaché son nom que de repérer dans cette forêt si dense quelques sentiers particulièrement féconds.

Mais bien sûr sans oublier la forêt elle-même, cette profusion de contributions, dont un grand nombre de manière anonyme, dont certaines alimentaires, mais qui participent ensemble du côté rabelaisien du personnage et de l’auteur Carrière.

Lui qui n’aura cessé de se réjouir d’habiter dans un ancien bordel transformé en palais des intelligences et des cultures à deux pas de Pigalle ne se contentait pas de pratiquer le rire et la bonne chère, du même mouvement qu’un humanisme exigeant et de longtemps tout aussi attentif aux non-humains.

Il en faisait ouvertement une éthique pour chaque jour. La multiplicité –des savoirs, des amitiés, des façons de dire et de faire– qualifie cet érudit débonnaire qui aurait pu faire sienne l’exclamation de Boris Vian: «Sachons tout! L’avenir est à Pic de la Mirandole.»

Les labyrinthes de l’adaptation

S’il fut assurément un auteur, sa créativité et son sens artistique se sera déployé de manière particulièrement puissante et singulière dans ce qu’on nomme, d’un terme bien discutable, l’adaptation.

D’Octave Mirbeau, dont il adapte Le Journal d’une femme de chambre, sa première collaboration avec Luis Buñuel en 1964 à Homère dont il aura élaboré une proposition scénique d’après L’Odyssée aux côtés d’Irina Brook (2001), les transpositions d’un art à l’autre, de l’écrit (ou du conte oral) au cinéma ou au théâtre matérialisent du même geste un gigantesque savoir, des intuitions lumineuses, et le désir inextinguible de relever de nouveaux défis.

 

Si tous ces défis n’aboutissent pas (Un amour de Swann de Volker Schlöndorff, de pesante mémoire), certains sont de véritables exploits. On songe évidemment à l’immense cycle du Mahabharata conçu aux côtés de Peter Brook en 1985, à l’intelligence des puissances de la scène déployées par les deux complices pour magnifier à des yeux occidentaux et ignorants l’immense saga hindoue.

«Le Mahabharata» est un tour de force presqu’inimaginable.

Événement inoubliable, à Avignon, au Théâtre des Bouffes du Nord ou en tournée mondiale, pour tous ceux qui l’ont connue –et dont témoignera à nouveau le film réalisé par Brook à nouveau avec l’aide de Carrière, qui n’est pas une captation mais une nouvelle adaptation au sens le plus élevé, du théâtre vers le cinéma, par les mêmes auteurs– est un tour de force presqu’inimaginable.

 

Moins célébrée que sa connivence avec Luis Buñuel, la proximité de Carrière avec Peter Brook depuis l’arrivée de celui-ci en France en 1970 est pourtant la plus constante des multiples fidélités qui balisent son parcours.

Elle avait débuté avec les coups de tonnerre que furent les mises en scène de Timon d’Athènes de Shakespeare et plus encore Les Iks –dont Carrière n’a pas fait l’adaptation depuis l’ouvrage source de Colin Turnbull, mais la transposition en français d’une adaptation pour la scène préexistante, ce qui est un autre exercice, qui ne s’appelle «traduction» qu’en rendant à ce terme toute sa profondeur et sa complexité.

Mais si Le Mahabharata est à l’évidence un accomplissement hors norme, l’exploit que constitue, en 1990, l’accompagnement vers l’écran de Cyrano de Bergerac, ce monument dangereusement intouchable du théâtre français, ne l’est pas moins. Cyrano est absolument un film de Jean-Paul Rappeneau, et il ne serait pas déraisonnable de dire que c’est, aussi, absolument un film de Gérard Depardieu. Mais sans Carrière…

Mieux on connaît la pièce de Rostand, et ce qu’elle représente pour une part du public potentiel du film, comme tout autant ce qu’elle ne représente pas pour tous les autres, mieux on mesure le travail au trébuchet qui rend possible cette trajectoire aussi impeccable qu’un tir de flamboyante fusée réussi dans une fenêtre de tir terriblement étroite.

Jean-Claude Carrière chez lui à Paris, en 2001. | Jean-Pierre Muller / AFP

Mais pour évoquer l’intelligence de l’adaptation de Jean-Claude Carrière, on pourrait tout autant évoquer un de ses échecs, dont il souffrit, échec d’une injustice égale aux plus grands succès qu’il a souvent connus. Comme avec Buñuel, comme avec Brook, il s’agit d’un des très grands artistes dont il aura été un compagnon au long cours, Miloš Forman.

Carrière était à ses côtés lors de l’arrivée du cinéaste tchèque exilé aux États-Unis (intrigante situation en partie similaire avec l’arrivée en France de l’Espagnol et du Britannique, celle d’un nouveau début d’un grand artiste au parcours déjà très riche), avec l’audacieux et assez inabouti Taking Off en 1971. Et il sera aussi avec Forman pour son dernier film, le crépusculaire et si beau Les Fantômes de Goya en 2007.

Entre les deux, Carrière mène l’ambitieuse transposition des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, qui devient ainsi Valmont (1989), en s’écartant du texte pour être mieux fidèle à l’esprit d’un roman par lettres (donc dans l’après-coup des faits) quand le cinéma est au présent des mêmes faits. Le contre-exemple juste avant du brillamment racoleur Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears, avec son escadron de stars, signera la défaite en rase campagne d’une proposition autrement subtile et ambitieuse.

Les vertiges de l’inconscient

Irréductible à un genre ou à un style, le travail de scénariste de Jean-Claude Carrière est marqué par une attention particulière aux puissances de la pulsion, aux troubles intérieurs, troubles que les mécaniques «psychologiques», avec leurs causalités souvent bébêtes, sont loin d’expliquer.

Il faut sans doute attribuer à la fréquentation dès ses débuts de Buñuel, et à travers lui de l’esprit du surréalisme, cette capacité à traduire en situations incarnées les mouvements du désir et de la phobie.

 

Présents mais de manière subliminale, encore fardés de motivations sociologiques et de morale dans Le Journal d’une femme de chambre, ces dynamiques obscures peuvent prendre toute leur ampleur avec Belle de jour en 1967, après avoir été esquissées sans assez de conviction, la même année, par Le Voleur de Louis Malle, d’après l’écrivain anarchiste Georges Darien. Jouisseur et dérangeant, irréductible et cinglant, Belle de jour, sans doute encore plus nécessaire à voir aujourd’hui qu’alors, peut à bon droit faire office de manifeste.

Et bien sûr viennent à l’esprit les autres films conçus aux côtés de Luis Buñuel. C’est évident, inventif, parfaitement jubilatoire et infiniment désespéré: Le Charme discret de la bourgeoisie (1972), Le Fantôme de la liberté (1974) et Cet obscur objet du désir (1977) explorent à tâtons un dépassement des idées volontiers simplistes de la transgression en une période qui se veut révolutionnaire et est déjà en train de sombrer dans un absurde consumérisme et individualisme promu comme libérateur.

C’est bien aux côtés d’autres que l’essentiel de son art aura trouvé à s’exprimer.

C’est peut-être encore plus riche avec ce très étrange et courageux et déroutant La Voie lactée (1969), où Buñuel et Carrière s’entendent comme larrons en foire pour saborder ensemble cléricalisme et anticléricalisme convenus, au nom d’un mystère qui ne se laisse circonscrire par aucune religion, et n’en exclue aucune. (…)

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«Haut perchés», «Reza» et «Le Déserteur», trois bonnes surprises

Haut perchés: Lawrence, Simon, Louis et Malika, quatre des inconnus qui se retrouvent dans un appartement avec celui qui les a fait souffrir.

Parfaitement dissemblables, ces films français, iranien et nord-américain surgissent en même temps sur les écrans, et témoignent ensemble de l’inventivité du cinéma, un peu partout dans le monde.

Faisons un rêve, comme disait le cher Sacha Guitry. Rêvons que vous qui me lisez avez assez de désir, de temps et de moyens pour aller cette semaine quatre fois au cinéma. Puisque la première fois, et toutes affaires cessantes, devrait être dévolue à Roubaix, une lumière d’Arnaud Desplechin.

Mais voilà que, inattendus, sans carte de visite prestigieuse ni capital médiatique repérable, débarquent pas moins de trois films qui n’ont que deux choses en commun: ils sortent ce même mercredi 21 août, et ils sont surprenants et réjouissants, quoique de manière dans chaque cas très singulière.

Haut perchés

Géométrique, moderne, chic et dépouillé, le lieu est une grande salle à manger-cuisine, dotée d’une baie vitrée avec balcon d’où la vue domine Paris. Cinq personnages y pénètrent successivement, une jeune femme et quatre jeunes hommes. Le dernier est l’occupant habituel de l’appartement, que les quatre autres ne connaissent pas.

Ces cinq-là sont réunis par un projet qui tient du jeu et de l’expérimentation, voire de la cure: ils ont en commun d’avoir été les victimes, chacune et chacun à sa façon, d’un homme qui se trouve enfermé dans la pièce voisine. Quatre d’entre eux y entreront à tour de rôle.

Olivier Ducastel et Jacques Martineau ont conçu un dispositif qui revendique son artificialité et sa théâtralité. Ils y ont convié cinq interprètes peu connus au cinéma (et tous excellents).

Dans la pièce d’à côté se tient un être que le verbiage contemporain définit comme un pervers narcissique. La notion est suffisamment vague pour servir de surface de projection imaginaire à ce qui va se jouer entre les cinq protagonistes.

Il y a mille raisons de se méfier d’un tel agencement. Et une seule, mais décisive, de balayer cette défiance: le plaisir évident, ludique, émouvant, attentionné, à accompagner ces quatre figures différentes (sans aucune prétention à la taxinomie et encore moins à l’exhaustivité) de jeunes hommes gays d’aujourd’hui, et cette femme pleine de vitalité, de bon sens cash et de parts d’ombre.

Nathan (Simon Frenay), Louis (François Nambot), Marius (Geoffrey Couët) et Veronika (Manika Auxire) regardent vers la pièce où est entré Lawrence (Lawrence Valin) à la rencontre de leur tourmenteur commun.

On ne sait dire comment les auteurs et les acteurs réussissent cette transsubstantiation, de l’installation au cinéma. Malgré les aspects douloureux et intimes qui transparaissent dans les récits ou les manières d’esquiver et de jouer avec les signes, malgré le huis clos et l’hypothèse, ni avérée ni levée, que des actes de vengeance sont accomplis hors-champ, dans la pièce à côté, Haut perchés conquiert scène après scène ce qui le sauve: une forme de légèreté, une tendresse pour des personnages loin de n’être que sympathiques, une reconnaissance du jeu, avec toutes les dimensions du mot, qui définit à la fois la situation narrative et sa mise en film.

Le travail sur les lumières délibérément non naturalistes, sur le hors-champ, sur la chorégraphie des corps, ne cesse ainsi de déplacer et d’aérer le rigoureux tissage de dialogues qui est la trame principale, et hautement revendiquée, du film.

Les cinéastes du si vif Jeanne et le garçon formidable, de la belle expérimentation de Ma vraie vie à Rouen et du délicat L’Arbre et la forêt explorent donc avec leur huitième film une autre manière de jouer avec les codes du cinéma.

On peut sans doute y voir un effet de leur adaptation pour le petit écran de Juste la fin du monde, la pièce de Jean-Luc Lagarce. Mais ce passage par une œuvre écrite pour la scène leur a à l’évidence donné une clé pour faire de Haut perchés un film à part entière.

Haut perchés
d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau, avec Manika Auxire, Geoffrey Couët, Simon Frenay, François Nambot, Lawrence Valin
Séances
Durée: 1h30
Sortie: 21 août 2019

Reza

Reza (Alireza Motamedi) qui, à défaut de s’aimer lui-même, aime la lecture, la lumière, sa femme qui l’a quitté et cette Violette qu’il a rencontrée.

Un film iranien qui commence par un divorce et enchaîne sur les relations entre l’homme et la femme qui viennent de se séparer… Quiconque a un peu suivi les productions de cette origine depuis une décennie croira savoir à quoi s’attendre: une chronique des mœurs contemporaines de la République islamique agrémentée de quelques rebondissements, dans le sillage des réalisations d’Asghar Farhadi devenu, depuis le triomphe du très surévalué Une séparation, sorte de moule pour le cinéma iranien –ayant surtout quelques visées à l’export.

Les plaisirs subtils que réserve ce premier film de l’écrivain Alireza Motamedi tiennent en partie dans la manière dont il déjoue cette attente. (…)

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Elle, Jeanne Moreau

L’actrice est morte le 31 juillet à son domicile parisien. Elle avait 89 ans.

Elle est partie, mademoiselle Moreau. Et nous avons changé d’époque. On ne s’en doutait pas, tant qu’elle était là. Mais nous habitions dans le même monde que la Catherine de Jules et de Jim, la Lidia de La Notte, la Célestine du Journal d’une femme de chambre. Depuis cette époque-là, lointaine, un demi-siècle, elle avait traversé les décennies, sans rien renier, allant à l’aventure des premiers film, des expériences théâtrales, des rencontres, des partages.

Elle était devenue vieille bien sûr. Elle était devenue plus unique encore, ce regard, cette voix, cette exigence. Jeanne Moreau n’était pas sympa, elle n’était pas cool. Où qu’elle apparaisse, il y avait avec elle une intensification exigeante, rigoureuse.

Une classe insensée

Il existe une biographie linéaire de Jeanne Moreau comme de tout le monde, la sienne est dans tous les dictionnaires et sur Wikipedia. Cette biographie est impressionnante, il ne s’agit pas de la minimiser, le théâtre avec Vilar et la Comédie française dès 1947, 15 films dont le premier rôle de La Reine Margot de Dréville avant de devenir «elle»: Ascenseur pour l’échafaud (Louis Malle, 1958) Les Amants (Louis Malle, 1958), Les Liaisons dangereuses (Roger Vadim, 1959).

«Elle», c’est à dire qui? Un corps et un visage modernes qui ne rompent pas avec le classicisme, une revendication de sa sensualité, de sa sexualité, qui ne cède rien à la gaudriole. Une énergie vitale alliée à une classe insensée. Y compris au bout de la nuit du désamour avec Antonioni, ou confrontée aux fantasmes des patrons et des machos chez Buñuel, une vivante image de la liberté. Scandaleuse, inexorablement.

Orson Welles l’avait pressenti dès 1952 quand il l’avait imaginée en Desdemone de son Othello, il la retrouvera pour Le Procès, Falstaff, Une histoire immortelle. «Elle», ce sont les années 1960, une explosion nommée Moreau.

 

L’explosion des sixties

Jules et Jim, forever. Sa course à perdre haleine, habillée en garçon, ou la chanson du Tourbillon de la vie disent presque tout de la déflagration de cette période-là, dont le film de François Truffaut reste, depuis 1962, un des signaux les plus limpides.

On a dit Buñuel, Antonioni, Welles, ajoutons Losey (Eva) et Demy (La Baie des anges), retrouvons Truffaut (La Mariée était en noir): c’est à peine le tiers des films auxquels elle a participé au cours des années 1960, dont aussi la bizarre entreprise de Viva Maria! de Louis Malle, western érotico-burlesque en duo avec Brigitte Bardot, BB déjà finissante qui fut tellement tout autre chose, presque son contraire.

Et dans ce temps-là, elle enregistre aussi quatre excellents disques, dont les deux de chansons écrites par Cyrus Bassiak. «La Mémoire qui flanche», «La Peau Léon», «Jamais je ne t’ai dit que je t’aimerai toujours», rengaines ouvragées que sa voix grave et riche de sous-entendus troublants transforme en cailloux blancs de la mémoire.

Trois autres chemins

Après… on ne peut pas parler d’éclipse, quand elle tourne, souvent dans le premier rôle, 30 longs métrages durant les années 1970 et 1980. Trois apparitions majeures, décisives: chez Marguerite Duras (et aux côtés du tout jeune Depardieu) dans Nathalie Granger en 1973, en femme à poigne dans le film qui révèle André Téchiné, Souvenirs d’en France, en 1975, et aux côtés d’Alain Delon dans le chef-d’œuvre de Losey, Monsieur Klein en 1976.

Mais il s’agit alors d’une phase différente, où Jeanne Moreau, sans donc abandonner son métier de vedette  de cinéma, a entrepris de faire trois autres choses en même temps, et qui manifestement lui tiennent plus à cœur. (…)

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