Dans les marges, un petit miracle nommé Paul, documentaire de Denis Coté.
Avec une nouvelle directrice et en pleine incertitude politique, le Festival de Berlin cherche sa voie, et trouve en chemin quelques belles surprises.
Dans l’attente de l’annonce du palmarès, la 75e édition de la Berlinale, du 13 au 23 février, s’est tenue en situation instable à plus d’un titre. Entre I’m Not There et Dark Waters, on hésite quant au titre à choisir au sein de la filmographie du président du jury, le cinéaste américain Todd Haynes, pour évoquer la situation de la manifestation qui aurait dû fêter plus sereinement ses trois quarts de siècle.
Cette instabilité tient à la situation politique en Allemagne, à la veille d’élections sous menace imminente de montée en puissance significative de l’extrême droite. Et elle tient aux conditions dans lesquelles la nouvelle directrice, l’Américaine Tricia Tuttle, a été nommée, après l’éviction brutale du précédent directeur, Carlo Chatrian. Celui-ci a dû quitter son poste à l’issue d’une édition 2024 où l’exercice –partout proclamé comme nécessaire– de la libre expression, a fortiori à propos d’un génocide en cours à Gaza, a été violemment attaqué par les autorités allemandes et une partie des médias.
La reprise en main, avec la mission revendiquée de davantage de glamour et moins de polémique, s’est traduite par un grand usage de périphrases et autres déclarations de principe contre les massacres en général, ou pour le droit de s’exprimer dans le respect d’un pluralisme qui de fait laisse un quasi-monopole aux grands médias. Festival né de la Guerre froide et ayant toujours assumé sa dimension explicitement politique, la Berlinale a joué cette année un jeu de dupes sur ce terrain.
Faire le show, mais pourquoi?
Côté cinéma, on ne pourra pas dire que les chefs-d’œuvre se sont pressés sur les écrans. Film le plus attendu de la sélection, mais hors compétition, Mickey 17, la nouvelle réalisation de Bong Joon-ho, s’inscrit dans la veine «internationale» du réalisateur coréen oscarisé pour Parasite, après le plutôt lourdaud Okja et le très réussi Snowpiercer.
Porté par la star Robert Pattinson, démultiplié pour l’occasion en clones successifs utilisés par un Trumpomusk conduisant une expédition coloniale intergalactique, le film est sympathique de bien-pensance en écho aux horreurs contemporaines, avec un sens du spectacle agréable, sans plus. Au moins, ici, ça finit bien.

Robert Pattinson dédoublé dans Mickey 17. | Warner Bros. Entertainment Inc
Avec des outils narratifs et visuels à l’opposé –film d’époque en huis clos surjouant la théâtralité à propos du monde de la scène–, Blue Moon de Richard Linklater produit des effets comparables. Le numéro de cabotin ivre d’alcool, de jalousie envers un confrère et de désir pour une jeune femme hors de portée du grand parolier de musicals Lorenz Hart, tandis que son partenaire habituel le compositeur Richard Rodgers triomphe hors-champ, doit beaucoup à la performance d’Ethan Hawke.
Dans le bar chic de Broadway en 1943, l’histrionisme brillant d’un artiste surdoué sauf pour la vie pourrait se lire comme le contrepoint de l’inconsistance de la singularité humaine sur laquelle joue la «duplicabilité» de Mickey. Dans un cas comme dans l’autre, la question existentielle sert de point de départ à un incontestable savoir-faire de mise en spectacle, mais finalement sans grand enjeu ni dynamique.

Ethan Hawke en parolier vedette de Broadway perdu dans ses espoirs de séduction face à Margaret Qualley dans Blue Moon. | Sony Pictures Classics
Heurs et malheurs des films-rencontres
Aussi différents et inégaux soient-ils, beaucoup des films avaient ainsi en commun de tenir davantage d’une succession de situations qui auraient pu plus ou moins être permutées entre elles, que d’un mouvement intérieur qui les porterait.
C’est exemplairement le cas d’un autre des titres les plus attendus de la compétition, Kontinental ’25 du cinéaste roumain Radu Jude, figure désormais majeure du cinéma d’auteur européen et lauréat en 2021 d’un Ours d’or mérité pour Bad Luck Banging or Loony Porn.
Centré sur les émois d’une femme désespérée d’avoir, dans ses fonctions de huissière, mené un homme au suicide, le film montre une succession de rencontres qui cataloguent les marques du racisme, du nationalisme au front bas, de l’indifférence, de l’avidité, de la bêtise soumise aux fascinations médiatiques et consuméristes qui empestent le monde contemporain, et le concentré qu’en offre en l’occurrence la ville de Cluj.
Implacable, le diagnostic finit par devenir lui aussi convenu, sinon en retrait par rapport à la noirceur de l’actualité quotidienne du moment, sans que les multiples références convoquées, de L’Homme sans qualités de Robert Musil à Europa ’51 de Roberto Rossellini, n’ajoutent grand-chose.

Dans un parc préhistorique en carton-pâte, métaphore de la vieille Europe, l’impuissance désespérée d’une femme qui voulait faire le Bien. | Berlinale
À rebours, deux autres films qu’aucune réputation particulière ne précédait auront, sur le même modèle d’un enchainement de rencontres du personnage principal, prouvé qu’un charme singulier, à la fois surprenant et attachant, peut émaner de tels cheminements.
C’est le cas du troisième film de Léonor Serraille, Ari, aux côtés du jeune homme qui donne son prénom au film. Dans une ville du nord de la France, ce grand post-adolescent socialement instable réagit en révélateur des turpitudes du temps à celles et ceux qu’il croise, après avoir fui la classe de maternelle où, trop impliqué avec les enfants, il a fini par se noyer dans ses émotions. Conte prompt à la magie sous son apparence réaliste, le film renouvelle les distances et les échos, semblant frayer sa voie au petit bonheur des interactions comme le fait son héros lunatique et tendre.
Et c’est le cas de la belle découverte du film du Brésilien Gabriel Mascaro, révélé il y a dix ans avec le magnifique Ventos de Agosto, dont le quatrième long-métrage, en compétition, a pour titre international The Blue Trail. Une dystopie à peine irréaliste, où les personnes âgées sont envoyées dans des résidences fermées, sert de décors à l’odyssée fluviale d’une femme qui n’a aucune intention de se laisser enfermer.
Denise Weinberg donne une présence à la fois vigoureuse et ludique à cette mamie embarquée dans une série de rencontres où le réalisme de la vie le long de l’Amazone et de ses affluents et les possibilités fantasmagoriques ouvertes par diverses pratiques et substances trouvent des traductions visuelles impressionnantes de beauté.

L’héroïne rebelle de The Blue Trail explore des paysages où la réalité et la fantaisie se recomposent. | Guillermo Garza / Desvia
Trois éclats asiatiques
Et puis il y a, unique et souverainement modeste, Hong Sang-soo. Son trente-cinquième long-métrage, What Does That Nature Say to You, est lui entièrement porté par un mouvement intérieur d’autant plus touchant qu’il est peu apparent.
Autour d’un couple d’amoureux qui débarque dans la grande maison familiale de la jeune femme apparaissent successivement son père, sa sœur et sa mère. Entre ces cinq personnages, mais autour du jeune homme que découvrent les membres de sa possible future belle-famille, se déploie une extraordinaire marqueterie de signes faibles, aux sens fragiles, et qui concernent aussi bien la famille elle-même que le prétendant.
De repas en beuveries, comme le cinéaste coréen en est coutumier, mais aussi au cours de promenades dans la nature et en visite dans un temple, jouant en virtuose de son sens du cadre, du zoom et du montage et désormais aussi de la possibilité du flou, Hong Sang-soo ajoute avec une élégance délicate et cruelle un nouveau chapitre à la mise en vibration de ce qui hante obscurément les humains, hommes et femmes de tous âges.

Scène traditionnelle chez Hong Sang-soo, le repas alcoolisé réserve d’inédites surprises. | Jeonwonsa Film Co.
Parmi les films de la compétition officielle, il fallait aussi porter attention à deux réalisations impressionnantes venues de Chine. En apparence tout oppose Living the Land, deuxième film de Huo Meng, et Girls on Wire, troisième long-métrage de Vivian Qu, très remarquée pour le précédent, Les Anges portent du blanc.
Living the Land est une vaste fresque rurale inscrite dans les campagnes encore très peu développées au début des années 1990. Alternant très gros plans et immenses vues de la nature travaillée sans relâche, il suscite peu à peu une sensation très concrète et émouvante de la dureté des conditions d’existence, comme le cinéma y a rarement donné accès, tout en insufflant vie et chair à de multiples personnages qui ne cessent de gagner en singularité.

Liu Hao-cun et Wen Qi, les deux héroïnes de Girls on Wire. | L’Avventura Films
Girls on Wire associe quant à lui le rythme effréné d’un thriller aux limites du film d’horreur, les embardées du fantastique et la précision d’une chronique en suivant de manière non chronologique le parcours de deux cousines, l’une fuyant un gang de trafiquants et l’autre subissant l’exploitation violente que subissent les petites mains de l’industrie du cinéma, en y exerçant le difficile métier de cascadeuse dans des films de sabre.
La composition complexe des genres, des lignes narratives et des articulations temporelles font de Girls on Wire un film aussi tonique qu’ambitieux, où les puissances spectaculaires centrées sur les deux héroïnes cristallisent l’ampleur d’une histoire à la mesure d’un continent.
Mobilisant des styles et des énergies très éloignées, mais qui dans l’un et l’autre cas font un usage très puissant du son, et située sur des échelles spatiales et temporelles différentes, ces deux films racontent en fait la violence du basculement qu’a connu la Chine depuis trente ans. La jeunesse de leurs réalisatrice et réalisateur participe de ce que ces deux belles propositions ont de prometteur.
Pépites dans les sections parallèles
Hors sélection officielle, malgré l’offre toujours plus pléthorique de la Berlinale, et au risque d’avoir mal choisi en son sein, peu de découvertes mémorables. Mais quand même une merveille, et une belle surprise. La merveille, un peu noyée dans la foule de titres de la section fourre-tout «Panorama», est due à un cinéaste toujours singulier dans la diversité de ses approches, le Québécois Denis Côté.
Une des meilleures définitions d’un bon film est sans doute un film rendant passionnants un milieu et des personnages pour lesquels on n’avait a priori aucun intérêt. À cet égard, Paul est, pour moi, un très très bon film. Il concerne en effet deux sujets a priori plutôt de nature à me faire fuir, les gens qui racontent leur vie sur internet et le monde du sadomasochisme.
Mais voici donc Paul, trentenaire en surpoids caractérisé, très mal dans sa peau. Il a trouvé une issue à l’impasse qu’était sa vie en allant faire le ménage chez des femmes dominatrices, et en racontant cela par le menu en ligne. Attaché à son quotidien, le documentaire se révèle incroyable de beauté attentive, de douceur, de sensibilité aux espaces, aux objets, aux singularités physiques, aux gestes et à ce qui s’y joue. Incongrues, possiblement grotesques ou déplaisantes, les situations deviennent des moments de délicatesse intelligente, y compris avec une éponge à gratter l’évier ou un accessoire SM.
Quelque chose de miraculeux –aussi dans la finesse avec laquelle Paul analyse son propre parcours en échangeant avec ses followers, en nombre exponentiel– se déploie (…)
L’ouverture du festival de New York dans un drive-in de Brooklyn. | via New York Film Festival
Le palais du Festival de Berlin, du temps où il avait lieu dans la vraie vie. | Jean-Michel Frodon

















