À voir au cinéma: «Résurrection», «Lady Nazca», «Cabo Negro»

La «Grande Autre» (Shu Qi), témoin des cauchemars de celui qu’elle accompagne, pour le sauver ou le soumettre.

Une fresque hallucinée signée Bi Gan, la découverte obstinée d’un mystère immense dans le film de Damien Dorsaz, une cruelle histoire d’amours et de tendresse avec Abdellah Taïa: de Chine, du Pérou ou du Maroc, ces troisième, premier ou deuxième films font vivre bien des bonheurs de spectateurs.

«Résurrection», de Bi Gan

Ce fut, à la toute fin du dernier Festival de Cannes, une sorte d’hallucination. D’autant plus qu’après dix jours d’immersion dans les grands écrans, le film proposait une traversée de l’histoire du cinéma, sur un mode à la fois funèbre (dans l’univers de Résurrection, le septième art est supposé avoir non seulement disparu mais être oublié) et d’invocation, vers laquelle pointe son titre. Conte fantastique supposément situé dans un monde futur où l’immortalité serait acquise en échange de la perte de la possibilité de rêver, ce qui tient lieu de narration est énoncé sur des cartons rappelant le cinéma muet.

Ce récit s’attache à un dissident, surnommé «le Rêvoleur», et à une femme, dite «la Grande Autre», qui l’accompagne fantômatiquement, pour le faire sortir de son état soumis à des songes multiples et presque tous douloureux et violents. Rien, dans le film du cinéaste chinois Bi Gan, ne permettra de décider si, ce faisant, elle tend à le sauver ou à le faire rentrer dans le rang –ou si c’est la même chose.

Traversée de l’histoire chinoise et de celle du cinéma

Changeant d’apparence dans des environnements eux aussi très différents, le Rêvoleur traverse le XXe siècle, scandé par les traces d’événements historiques ayant marqué la Chine et par différents styles et genres renvoyant à l’histoire du cinéma: burlesque, expressionnisme, film noir, films d’horreur…

À grandes embardées dans des univers visuels spectaculaires et tourmentés, usant et parfois abusant du très long plan-séquence en mouvement qui est devenu un effet de signature repéré dès le premier long-métrage de son auteur, l’excellent Kaili Blues (2015), Résurrection est à la fois extrêmement touffu et solidement organisé en cinq chapitres, suivis d’un épilogue.

Le grand décor factice d’une Chine orientalisante au début du XXe siècle, une fumerie d’opium d’où surgira la figure du Rêvoleur errant. | Capture d’écran Les Films du Losange

Chaque chapitre renvoie à la primauté d’un des cinq sens. La manière dont celui-ci devient le ressort de la fiction, ou du rêve du personnage, est souvent alambiquée, pour ne devenir plus apparente que peu à peu. L’important est dans l’affirmation d’ensemble de ce qui est assurément le projet du jeune cinéaste: la quête d’une mise en scène plus sensorielle que narrative ou esthétisante, malgré la débauche de péripéties et d’inventions formelles.

Cette accumulation n’échappe pas toujours au risque d’une scénographie rococo, mais sait aussi trouver des instants de pure grâce. L’écriture d’un idéogramme sur une mare couverte de lentilles d’eau est un moment inoubliable, la géométrie dangereuse des rails de chemin de fer dans la pénombre mobilise tout un imaginaire, le départ d’un jeune couple à bord d’une immense barge écarlate vers le soleil levant du XXIe siècle laisse une trace troublante, au sortir d’une cavalcade sanglante.

Dans la nuit rouge de la fin du siècle, une des apparences de Jackson Yee, face à une jeune fille de l’obscurité (Li Gengxi). | Capture d’écran Les Films du Losange

Le réalisateur Bi Gan, dont les films bénéficient en Chine d’un succès qui lui permet la présence de deux stars de première grandeur dans les principaux rôles, Jackson Yee et Shu Qi, a désormais les moyens de ses expérimentations avec le langage cinématographique, avec toute la mémoire du cinéma, avec des influences venues de multiples origines. C’est une chance qui peut aussi devenir un piège, auquel Résurrection n’échappe pas toujours.

D’une ampleur et d’une ambition qui lui ont valu, sur la Croisette, le Prix spécial, le film impressionne par sa virtuosité et intrigue par sa tentative paradoxale d’être à la fois immersif, sinon hypnotique, et saturé de clins d’œil, de pas de côté. Ces jeux avec le second degré, a priori antinomiques de la possibilité de s’abandonner à la grande symphonie en cinq mouvements composée par l’auteur d’Un grand voyage vers la nuit (2018), sont le pari singulier, fragile, de cet encore bien plus grand voyage à travers le siècle, sa mémoire, ses délires et ses angoisses.

Résurrection
De Bi Gan
Avec Jackson Yee, Shu Qi, Mark Chao, Li Gengxi, Huang Jue, Chen Yongzhong, Guo Mucheng, Zhang Zhijian, Chloe Maayan, Yan Nan
Durée: 2h40
Sortie le 10 décembre 2025

«Lady Nazca», de Damien Dorsaz

Très vite, une heureuse similitude se dessine entre le film et son héroïne, cette jeune Allemande installée à Lima dans les années 1930, et qui se prend de passion pour les étranges «lignes de Nazca» (ou géoglyphes de Nazca), créées par une ancienne civilisation du plateau andin et qui dessinent d’immenses figures animales dans le désert péruvien.

Pour son premier film, le cinéaste suisse Damien Dorsaz reconstitue pas à pas un parcours initiatique audacieux, d’une marginalité assumée et méthodique, en filmant comme sa Maria explore.

D’abord accompagnée d’un archéologue français (Guillaume Galienne) qui bientôt renoncera, Maria Reiche (Devrim Lingnau) découvre les signes qui décideront de son destin. | Capture d’écran Memento

Interprétée avec beaucoup de présence mais sans effets superflus par l’actrice allemande Devrim Lingnau, l’apprentie archéologue du film est directement inspirée de Maria Reiche, qui joua effectivement un rôle décisif dans la mise à jour de cet impressionnant ensemble vieux de près de 2.000 ans, dans sa préservation et dans l’élaboration d’explications sur leur signification.

Trouvant un juste équilibre entre la singularité de cette figure féminine, la spectaculaire beauté des paysages, le mystère millénaire des longues marques tracées sur le sol et le mystère, peut-être aussi ancien, qui pousse une personne à se passionner, sa vie durant, pour un phénomène qui a priori ne la concerne en rien, Lady Nazca fraie son chemin entre les écueils de la reconstitution historique et de la fable à thèse. (…)

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À voir au cinéma: «Dites-lui que je l’aime», «Fuori», «The Shadow’s Edge»

Dans Fuori, les retrouvailles hors de prison entre Roberta (Matilda De Angelis) et Goliarda (Valeria Golino) font résonner les échos d’enfermements dont elles ne sont pas pour autant sorties.

Aussi différents que possibles, les films de Romane Bohringer, de Mario Martone et de Larry Yang trouvent dans des jeux de redoublement d’infinies ressources.

«Dites-lui que je l’aime», de Romane Bohringer

Ta mère, ma mère, mon enfance, son absence, tes souvenirs, nos archives… En voiture pour le roller coaster émotionnel des retours sur les relations mal soldées d’un lien générationnel en souffrance, cette fois entre filles et génitrices, sous le signe particulier d’une certaine époque –les années 1970 et suivantes– au regard d’une autre, les années 2020. Dans le tsunami de productions familialistes, avec les mères au centre de la scène, qui déferle sur les écrans et dans les librairies, le film de Romane Bohringer frappe par la singularité de son ton et de son dispositif.

Ce dispositif redéploie de manière amplifiée celui inventé en 2023 par Mona Achache, avec Little Girl Blue. Dans des milieux similaires –l’intelligentsia artistique–, avec en toile de fond les excès suscités ou justifiés par la permissivité post-Mai 68 et en mêlant documents, souvenirs et recours à des reconstitutions jouées par une actrice, Dites-lui que je l’aime trouve néanmoins une dimension nouvelle et très puissante.

Aux effets miroirs déjà évoqués s’est ajouté, pour Romane Bohringer, comédienne fille de comédien et qui sait donc quelque chose des questions du double, la découverte d’un reflet aussi inattendu que puissant. En lisant le livre Dites-lui que je l’aime (2019) de la femme politique Clémentine Autain, consacré à sa relation avec sa mère morte quand elle-même était enfant, l’actrice et réalisatrice perçoit des similitudes frappantes avec sa propre existence et ce qu’elle a éprouvé vis à vis de sa propre mère.

La rencontre n’a rien de fortuit, la députée de Seine-Saint-Denis était déjà présente dans le premier film de Romane Bohringer, L’Amour flou (2018), qui était déjà une forme d’introspection intime par les moyens du cinéma, avec son compagnon puis ex-compagnon d’alors, Philippe Rebbot.

Entre Clémentine Autain et Romane Bohringer, des effets miroirs qui éclairent le passé personnel et affectif de chacune. | ARP Distribution

Entre Clémentine Autain et Romane Bohringer, des effets miroirs qui éclairent le passé personnel et affectif de chacune. | ARP Distribution

Les échos ne s’interrompent pas là, Clémentine Autain étant la fille d’une actrice, Dominique Laffin, qui fut un temps célèbre dans le cinéma d’auteur français, notamment pour son rôle mémorable dans… Dites-lui que je l’aime, de Claude Miller, sorti en 1977 et La Femme qui pleure, de Jacques Doillon en 1979. Quelle que soit la cause exacte de sa mort en 1985, à 33 ans, il ne fait aucun doute qu’elle résulte d’une existence sous le signe de dérives et d’excès, joyeux ou dramatiques, où sa fille alors dans ses premières années (Clémentine Autain a 12 ans quand sa mère meurt) ne trouve pas ce qu’elle espère.

Dans le film, Clémentine Autain vient lire, en studio d’enregistrement, des extraits de son livre, sous le regard de Romane Bohringer. Et c’est très beau. Soudain, tout ce qui relevait du dispositif nécessairement concerté, est subverti par l’évidence de l’émotion, de ce qui se partage et de ce qui diffère, entre les deux femmes, entre les deux histoires.

En faisant rejouer par des actrices (Eva Yelmani et Liliane Sanrey-Baud) les rôles de Dominique Laffin et de sa fille, la cinéaste s’appuie sur l’énergie douloureuse et généreuse de ce que déploie Clémentine Autain pour engager une enquête sur sa propre mère, à laquelle contribueront des figures étonnantes, des vieilles religieuses retirées dans le Massif central, une couturière, une ex-militante, des actrices connues, une extraordinaire famille inconnue, ou Richard Bohringer lui-même.

Au bout de l'enquête, bien plus qu'une petite photo peu lisible de la jeune femme qui fut Maggy, la mère de Romane Bohringer. | ARP Distribution

Au bout de l’enquête, bien plus qu’une petite photo peu lisible de la jeune femme qui fut Maggy, la mère de Romane Bohringer. | ARP Distribution

Et c’est une figure extraordinaire qui émerge à la fois de l’obscurité et du ressentiment, avec à sa suite des fantômes de l’histoire coloniale française, et des personnages improbables, entre lupanars de Pigalle et château d’ultrariche désœuvré en région parisienne. Toute une histoire, qui finit par être bien plus collective, accueillante et non narcissique, que ce qui avait pu paraître se mettre en place.

Documentaire créatif libre de recourir à de multiples ressources, y compris fictionnelles, Dites-lui que je l’aime démontre en avançant les richesses de procédés, de récit et de mise en visibilité, dès lors qu’il sont habités d’une vibration. Vibration qu’alimentent, chacune dans leur tonalité, les quatre femmes réelles –Romane Bohringer, Clémentine Autain, Dominique Laffin, Marguerite Bourry/Maggy– qui trouvent chacune leur place, vis-à-vis des autres et dans le film. C’est à dire vis-à-vis des spectateurs et spectatrices.

 
Dites-lui que je l’aime
 
De Romane Bohringer
Avec Romane Bohringer, Clémentine Autain, Eva Yelmani, Josiane Stoléru, Liliane Sanrey-Baud, Raoul Rebbot-Bohringer
Durée: 1h32
Sortie le 3 décembre 2025

«Fuori», de Mario Martone

Ce fut un des (nombreux) très beaux films découverts au dernier Festival de Cannes et celui qui est sans doute le plus passé inaperçu. Ce qui est fort injuste. En effet, le onzième long-métrage du cinéaste italien Mario Martone raconte extraordinairement une histoire extraordinaire.

Cette histoire est celle d’une partie de l’existence de l’autrice des deux livres dont le film est inspiré. Les livres s’intitulent L’Université de Rebibbia et Les Certitudes du doute, récits autobiographiques de l’écrivaine sicilienne Goliarda Sapienza (1924-1996). On lui doit un des plus grands romans jamais écrits, L’Art de la joie (tous ses ouvrages sont parus en France aux éditions Le Tripode).

Le premier des deux récits de Goliarda Sapienza raconte, sur un mode romanesque et très incarné, son séjour en prison au début des années 1980. Le second concerne sa relation avec une jeune femme, Roberta, rencontrée au cours de ce même séjour entre les murs de la Rebibbia, la prison pour femmes de Rome.

Comédienne, artiste et écrivaine, figure de la haute société cultivée de la capitale italienne, Goliarda Sapienza avait été arrêtée et emprisonnée à la suite d’un vol de bijoux, commis par désœuvrement ou pour nourrir son activité de romancière.

En pleines années de plomb (des années 1960 aux années 1980) et soupçonnée de liens avec l’extrême gauche alors pourchassée en Italie, elle ne bénéficie d’aucune bienveillance des juges ni du personnel pénitentiaire, mais fait en prison la connaissance de femmes avec lesquelles elle entretient ensuite des liens étroits, y compris lorsque l’écrivaine se retrouve dehors, fuori en italien. (…)

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Les bonnes surprises de «Brief History of a Family» et «À feu doux»

Shuo (Sun Xilun) sur le porte-bagage de Wei (Lin Muran), ami ou rival?

Abordant l’adolescence ou le troisième âge, le premier film de Lin Jianjie et celui de Sarah Friedland étonnent et détonnent par leur façon de décaler les codes des films de famille.

«Brief History of a Family», de Lin Jianjie

Le ballon a surgi du hors-champ, heurté le lycéen qui s’exerçait à la barre fixe. Il est tombé, s’est blessé. Le dénuement de l’image, le son intense, c’était presque comme un rêve. Lorsqu’un autre élève, Wei, accompagne Shuo à l’infirmerie et l’invite ensuite chez lui, on devine que c’est lui qui a lancé le ballon, sans savoir si c’était volontaire.

Ainsi se déroulera le premier film du réalisateur chinois Lin Jianjie, dans des environnements à la fois stylisés et très lisibles, dans des atmosphères où flotte constamment une incertitude non sur ce qui se passe, mais sur la manière de relier les actes des quatre principaux protagonistes, les deux adolescents et les parents de Wei, qui peu à peu accueillent complètement Shuo chez eux.

Aisés, cultivés, ambitieux, «modernes», les parents sont affligés du peu de goût de leur fils pour les études, sans considération pour ce qui intéresse l’adolescent (l’escrime). Chacun·e à sa façon, le père et la mère reconnaissent dans Shuo, corps étranger introduit dans la cellule familiale déséquilibrée, des qualités qu’ils auraient tant espéré pour leur rejeton.

Issu d’une famille très pauvre où règnent violence et alcoolisme, Shuo construit pas à pas sa place dans la famille de Wei, qui voit se déliter son statut d’ami protecteur et se sent bientôt en position d’infériorité dans son propre foyer.

Chez les parents de Wei, des regards où s'échangent questions et sous-entendus, espoirs et défis. | Tandem

Chez les parents de Wei, des regards où s’échangent questions et sous-entendus, espoirs et défis. | Tandem

La réussite de Brief History of a Family (dont rien ne justifie qu’il ne sorte pas sous le titre «Brève histoire d’une famille») tient à la limpidité des ressorts qui animent chaque personnage, tout en conservant une ambiance trouble, aux franges du thriller et du fantastique. Portrait indirect d’une part importante de la Chine actuelle, celle qui a profité matériellement et culturellement de l’essor économique des vingt-cinq premières années du siècle, le film raconte des modes de vie, des quartiers, des «signes de vie» où l’injustice tient aussi une grande place.

Par petites séquences tendues, faussement harmonieuses, il déploie un mystère qui ne tient à aucun secret, mais à l’étrangeté insoluble d’un état de la réalité où rien ne peut correspondre aux représentations que s’en fait chacun et chacune.

Là résident les menaces, la tristesse, parfois le comique et parfois la violence, et souvent une forme désenchantée de tendresse. À plusieurs reprises, des plans filmés à la verticale, de très haut, évoquent une observation au microscope de cellules, comme on l’a vu, sous forme de gag, au début du film –et la formation de biochimiste du réalisateur confirme le rapprochement.

D’une élégance volontairement froide, mais qui observe ses protagonistes avec une forme de compassion sans prétendre posséder de solution ni faire la morale, la mise en scène sophistiquée sans affectation de Lin Jianjie raconte ainsi beaucoup sans rien imposer.

En douceur, il interroge aussi les préjugés des spectateurs sur la famille et sur les rapports sociaux, en jouant à la fois des repères dominants sur l’organisation des relations humaines et des codes du thriller, voire du film d’horreur, tout en proposant de possibles retournements.

Brief History of a Family
De Lin Jianjie
Avec Sun Xilun, Lin Muran, Zu Feng, Guo Keyu
Durée: 1h40
Sortie le 13 août 2025

«À feu doux», de Sarah Friedland

Le premier long-métrage de celle qui a notamment été l’assistante de Kelly Reichardt est curieux à plus d’un titre. D’abord parce que, contre toute vraisemblance, se maintient longtemps l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’un documentaire, tandis que la caméra accompagne Ruth, cette dame âgée qui accueille dans sa belle maison un visiteur qu’elle ne reconnaît pas, mais qui lui plaît bien.

L’homme emmène la femme dans ce qui s’avère être un Ehpad haut de gamme, où il installe sa mère, qui ne sait plus qui il est. Forcément film de fiction, même si hors États-Unis l’actrice Kathleen Chalfant, surtout connue pour ses rôles au théâtre, n’est guère célèbre, À feu doux maintient durant toute sa durée une teneur documentaire, qui tient à la manière de filmer et à l’attention aux détails, quand bien même les situations relèvent clairement de la fiction. (…)

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Un petit dieu colérique stimule le Soft Power chinois – sur « Ne Zha 2 » de Jiaozi

Succès phénoménal en Chine, le film d’animation Ne Zha 2 arrive sur les marchés internationaux, dont la France, avec une sortie en salles ce mercredi. Un évènement susceptible de bouleverser des équilibres anciens, pas uniquement dans le secteur de l’entertainment, ce alors que tous les équilibres internationaux sont déstabilisés par la présidence Trump.

Il y avait de multiples raisons pour que la sortie en France de Ne Zha 2 soit un événement. Le film lui-même mérite attention, pour la puissance des effets visuels et sonores que ce long métrage d’animation, inspiré d’un cycle de romans fantastiques de la dynastie Ming, L’Investiture des dieux, mais aussi pour son mélange habile de scènes comiques, voire triviales, et d’affrontements épiques.

Le film de Jiaozi démontre qu’en termes d’effets spectaculaires, l’animation chinoise n’a plus rien à envier à personne. Mais depuis sa sortie en Chine le 29 janvier, l’histoire du petit dieu teigneux et mal embouché est devenu un phénomène de box-office pulvérisant toutes les attentes : il a accumulé plus de deux milliards de dollars de recettes, devenant le plus gros succès commercial de tous les temps pour un film d’animation (devant les Disney les plus populaires), et un des cinq films ayant engendré le plus de recettes, tous genres confondus. Des recettes presque entièrement dues, jusqu’à présent, au marché chinois.

Mais il ne s’agit pas que d’un enjeu concernant le cinéma international grand public. Aujourd’hui de manière plus évidente que jamais, il s’agit de géopolitique, et de géo-économie, globales. Au cours des quinze dernières années, le cinéma a connu en Chine un développement exponentiel, qui en fait le premier cinéma du monde, en nombre de films, de spectateurs, de salles, et désormais de recettes. Mais ce développement fulgurant s’est uniquement appuyé sur le marché intérieur. Jusqu’à maintenant, personne n’a sérieusement envisagé que des productions chinoises viennent menacer la suprématie de Hollywood à l’échelle mondiale – pas plus que le cinéma indien, qui a longtemps détenu plusieurs records planétaires, n’a jamais eu la moindre chance de s’imposer dans le reste du monde, même à l’époque où il était distribué largement dans les pays du Sud.

Or la présence visible, reconnue, d’une cinématographie n’est pas, à nouveau, qu’un sujet interne à l’industrie de l’entertainment. Comme l’a formulé une fois pour toutes en 1914 le sénateur américain McBride avec une formule devenue célèbre, « Trade follows films » : la circulation des images et des récits joue un rôle considérable dans l’influence, économique – et donc politique – d’une nation. Les autorités chinoises, qui en sont très conscientes, entretiennent le plus grand réseau mondial de centres culturels chinois dans le monde, les Instituts Confucius, et tissent dans tous les domaines les réseaux des « routes de la soie » culturelles. Soutiens vigilants des grandes sociétés de production officiellement privées, elles ont accompagné la construction de plusieurs « Cinema Cities », immenses ensembles de plateaux de tournages et de lieux destinés à la postproduction équipés de technologies de pointe. Et voici que le phénomène Ne Zha 2 se produit à un moment où les décisions innombrables et confuses de Donald Trump modifient l’ensemble d’un paysage économique et commercial mondial, la Chine se trouvant soudain dans une position en partie différente sur la carte des possibles partenariats, dans tous les domaines.

Avec un tel film, les Chinois ont un outil puissant pour se frayer une place sur un marché d’où il restent jusqu’à présent complètement absents.

L’histoire que raconte Ne Zha 2 peut sembler de prime abord confuse à des spectateurs occidentaux (il y a beaucoup de personnages, ils ont des noms chinois, en plus ils se transforment en diverses créatures). Mais les péripéties truffées de retournements de situation et d’alliances imprévues, pas plus que les gags ne poseront à personne de problème idéologique. Sans apparaître comme en rupture radicale avec les codes occidentaux dominants, le scénario de Ne Zha 2 est incontestablement une histoire chinoise, et les références visuelles que mobilise le film – qui est la suite d’un premier, déjà grand succès local, réalisé par le même cinéaste –sont elles aussi issues de la culture chinoise, boostée d’une énergie empruntée plutôt à l’anime japonais. En aucun cas le film du réalisateur qui signe Jiaozi (son vrai nom est Yang Yu) ne peut être considéré comme un ersatz de film d’animation occidental.

Avec un tel film, les Chinois ont un outil puissant pour se frayer une place sur un marché, le grand spectacle principalement à destination des enfants et des familles, d’où il restent jusqu’à présent complètement absents. Le triomphe du film ayant dépassé toutes les prévisions, il semble y avoir eu un problème de synchronisation pour ce qui concerne sa gestion hors des frontières, mais la situation est en train d’évoluer rapidement. Après une sortie prometteuse de la version sous-titrée aux États-Unis (600 salles avec un box-office de 18 millions de dollars en trois semaines, le plus important succès pour un film chinois depuis 2006) et des coups de sonde dans des pays d’Asie du Sud-Est et au Japon, on voit s’esquisser une stratégie plus ambitieuse.

Au Festival de Pékin, qui se tient depuis le 18 et jusqu’au 26 avril, Catherine Ying, présidente de la société de distribution du film en Chine, a annoncé la mise en chantier du doublage du film « avec les voix d’acteurs célèbres », selon le compte-rendu deVariety, la publication corporate de Hollywood, laquelle suit le sujet avec grande attention (plus de vingt articles le concernant sont déjà parus). Il est évident que pour le public de masse potentiellement visé par Ne Zha, le film a besoin d’être doublé. Et il est tout aussi évident qu’il s’agit pour le moment uniquement d’un doublage en anglais. Clairement, l’Europe continentale et en particulier la France, qui est le plus grand marché européen en termes de fréquentation en salles, n’était pas une priorité. Mais là aussi la situation évolue, comme si surgissaient des réponses en temps réel à un déplacement de plusieurs curseurs simultanément, dans et hors du domaine du cinéma. (…)

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À voir au cinéma: «À la lueur de la chandelle», «Le Village aux portes du paradis», «Her Story»

L’énergie vive en partage chez la tante (Anab Ahmed Ibrahim) et son neveu (Ahmed Mohamud Saleban) dans Le Village aux portes du paradis de Mo Harawe.

Fascinant voyage immobile dans le temps avec André Gil Mata. Intense aventure du quotidien grâce à Mo Harawe. Inattendue comédie féministe à Shanghai signée Shao Yihui.

«À la lueur de la chandelle» d’André Gil Mata

Doucement, la caméra s’est déplacée du cadran de l’horloge en haut du clocher vers le bas, le mur, le rocher, le jardin, le massif de fleurs, le chien devant sa niche, la maison. C’est un petit rituel simple qui se répétera à quatre reprises, quatre heures du jour différentes, de l’aube à la nuit tombée, quatre saisons différentes.

C’est si simple, on pourrait dire naïf et pourtant… Tant de détails prennent du sens, dans ces trajets qui scandent ce film habité d’un rapport au temps et aux lieux que ce refrain visuel et ses variations s’avèrent un geste de cinéma d’une étonnante puissance.

Puissance? On hésite à employer ce mot quand tout, apparemment, se situe dans le registre de la délicatesse et de la modestie. Ou alors il faudrait parler, comme les physiciens, de forces faibles, de ressources apparemment minimes et qui se révèlent si riches de suggestions, d’émotions, de beauté.

Quand la très vieille dame était enfant, la maison déjà un peu paradis, un peu prison/ED Distribution

Le nouveau film d’André Gil Mata, cinéaste portugais dont chaque réalisation est une découverte singulière, est une fresque à l’échelle d’une vie entière où courent des drames, des élans, des angoisses, des colères. La paisible manière de filmer une dame âgée qui se lève et accomplit les gestes du quotidien, dans sa chambre, dans le couloir qui mène à la salle de bain, la préparation du petit déjeuner dans la cuisine: cette manière de filmer est d’une fécondité sidérante, proportionnelle à ce qu’elle semble avoir d’anodin.

Violence de classe, violence genrée, espérances et amours trahies, souffrance et mort circulent sous l’épiderme frémissant de ce film dont chaque plan vibre. Les objets, les lumières, les bruits, les rares paroles se chargent d’échos qui sans cesse se répondent, tandis que le montage organise une circulation entre les époques, circulation qui pourrait être la logique d’un rêve, ou celle de la mémoire de la très vieille femme dont À la lueur de la chandelle raconte l’histoire.

C’est bien de la vie d’Alzira dont il s’agit –depuis l’enfance– et de son rapport devenu invivable avec la servante aussi âgée qu’elle et avec qui elle cohabite dans la grande maison.

Entre Alzira (Eva Ras) et Beatriz (Márcia Breia), les deux habitantes de la maison, connivence et antipathie, deux formes irréconciliables d'inégalité et d'injustice. | ED Distribution

Entre Alzira (Eva Ras) et Beatriz (Márcia Breia), les deux habitantes de la maison, connivence et antipathie, deux formes irréconciliables d’inégalité et d’injustice. | ED Distribution

Mais c’est aussi du sacrifice d’un talent pour la musique, d’un goût pour la peinture laissé en jachère, d’un changement dans les manières d’habiter, d’un mariage imposé par les circonstances et l’époque plus encore que par les parents, de rythmes d’une existence devenue si peu vivante.

C’est la vie de la maison elle-même et de l’espace-temps dans lequel elle s’inscrit, dont on ne verra que les abords immédiats montrés par le panoramique répété quatre fois et quatre fois différent. Huis clos aux dimensions d’un siècle, d’un pays, de manières de vivre collectives et individuelles, À la lueur de la chandelle est comme un immense chant à bouche fermée, qui, semblant dire très peu, exprime immensément.

À la lueur d’une chandelle
De André Gil Mata
Avec Eva Ras, Márcia Breia, Olívia Silva, Luísa Guerra, Gisela Matos, Dinis Gomes, Catarina Carvalho Gomes
Séances

Durée: 1h52
Sortie le 9 avril 2025

«Le Village aux portes du paradis» de Mo Harawe

C’est injuste et assez déplaisant, mais c’est ainsi. Un film somalien présenté en sélection officielle au Festival de Cannes n’est pas à égalité avec les autres titres. Le Village aux portes du paradis doit en plus prouver qu’il n’est pas là juste pour cocher la case que l’on n’appelle plus «tiers monde», mais qui désigne toujours les considérables zones du Sud global n’ayant pas «naturellement» droit de cité dans un grand festival international de cinéma.

Découvert au printemps 2024 sur la Croisette, dans la section Un certain regard, le premier film du cinéaste somalo-autrichien Mo Harawe balaie d’emblée un tel soupçon. À l’intelligence du montage de la séquence d’ouverture, pulvérisant le regard dominant sur ce pays qui n’existe pour le reste du monde que comme espace d’affrontements obscurs où interviennent des opérations de nettoyages high-tech des grandes puissances, succède la précision sensible d’une scène à ras de terre. Une scène de douleur et d’effort, de présence singulière d’individus regardés et écoutés pour eux-mêmes et inscrits dans un contexte géographique et historique autrement nuancé.

Dans cette bourgade entre mer et désert, rôdent les menaces des groupes djihadistes comme des frappes américaines hasardeuses. Dans ce pays également en proie à la misère, à la désorganisation et aux catastrophes dites naturelles, Mamargade, père sans épouse, se bat pour survivre et pourvoir à l’éducation de son fils, Cigaal.

Le garçon lui aussi fraie son chemin, prend ses propres décisions dans cet environnement qui ne se résume pas à l’extrême dureté des conditions. Araweelo, sa tante récemment divorcée, construit des réponses à elle, fruits de ses compétences et de son énergie, quand tout paraissait la condamner. (…)

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Au cinéma: «Les Filles du Nil», «Black Dog», «Anna», «Mickey 17»

Le rêve d’envol d’une adolescente grâce au théâtre, mouvement intime, à la fois joyeux et terrible, qui porte Les Filles du Nil.

Les films d’Ayman El Amir et Nada Riyadh, de Guan Hu, de Marco Amenta et de Bong Joon-ho inventent, ou pas, comment dépasser les modèles dont ils relèvent.

«Les Filles du Nil» de Nada Riyadh et Ayman El Amir

Elles sont six habitantes d’un village égyptien à 250 kilomètres au sud du Caire, Deir el-Bersha, six jeunes filles habitées d’une passion pour le théâtre, dans un environnement où rien, vraiment rien ne s’y prête. Elles sont un groupe, au sein duquel se distinguent plus particulièrement trois personnalités fortes, très différentes: Majda, Haidi, Monika.

Chacune négocie ou affronte, dans sa famille ou là où elle travaille, le droit de pratiquer ce qui lui importe, et les possibilités matérielles de le faire –du temps, ou une salle de répétition un peu aménagée pour préparer les spectacles de rue qu’elles organisent.

L’énergie affutée de Majda, qui dirige la troupe du fait de son seul ascendant personnel, en fait une héroïne du réel, impressionnante de ressources diplomatiques et de détermination.

Ce qu’elles interprètent ne sont pas vraiment des pièces, plutôt une forme d’agitprop inventée sur place ou en s’inspirant de tutos sur internet, avec parade, adresse au public, chansons aux paroles détournées, évocations d’événements du quotidien, blagues et clowneries qui mettent en joie les spectateurs et spectatrices.

Ce sont les enfants du village d’abord qui se pressent, puis des femmes, leurs mères sans doute, puis des vieux, enfin quelques hommes. Les jeunes types passent à moto. Il y a de l’électricité dans l’air: ce monde d’aujourd’hui, aux modes de vie pour une bonne part archaïque malgré les téléphones portables, est loin d’accepter ces jeunes filles qui se montrent en public, brocardent le machisme dominant, dénoncent les violences conjugales et les mariages forcés.

Peut-être grâce à la présence de la caméra et d’Ayman El Amir et Nada Riyadh, couple de cinéastes venu du Caire, rien ne leur arrivera –on comprend aussi qu’elles n’en sont pas à leur coup d’essai, que les habitants ont, au moins en partie, accepté cette présence transgressive, que certains et certaines apprécient.

Les pressions se manifesteront autrement, notamment dans la vie privée de deux d’entre elles, engagées sur le chemin du mariage. Les scènes avec les fiancés, celles avec les parents, mais aussi le comportement de Haidi et de Monika sont loin d’être toujours conformes aux stéréotypes, ni de suivre une trajectoire rectiligne.

Majda, depuis sa chambre de jeune fille pieuse, coordonne les possibilités d'existence de la troupe, et organise sa propre autonomie. | Dulac Distribution

Majda, depuis sa chambre de jeune fille pieuse, coordonne les possibilités d’existence de la troupe, et organise sa propre autonomie. | Dulac Distribution

Fréquemment inattendu, et mobilisant des aspects qui restent des questions, à commencer par le fait que tout cela se produit dans un village copte, le film laisse advenir des situations drôles, émouvantes, effrayantes, bizarres.

Il réussit un alliage dynamique et fécond, entre attention aux individus et captations des cadres institués, où la religion et la coutume, également modélisées par l’exigence de la domination masculine, conditionnent les actes, les pensées, les sentiments, dans un environnement –les maisons, les rues, les champs, l’église…– observé avec attention, avec empathie, avec la volonté de comprendre avant de juger.

Récompensé de l’Œil d’or au dernier Festival de Cannes, où il était présenté à la Semaine de la critique, Les Filles du Nil est une chronique dans un coin perdu d’Égypte filmée comme une grande aventure. Et qui, par des moyens qui semblent tout simples et en fait questionnent aussi les procédés du documentaire, trouvent le souffle d’une épopée.

Les Filles du Nil
d’Ayman El Amir et Nada Riyadh
Durée: 1h42
Sortie le 5 mars 2025

«Black Dog» de Guan Hu

Dès l’ouverture, le film ne laisse aucun doute sur les références auxquelles il fait appel, en l’occurrence la longue tradition du western, l’Ouest étant ici situé dans ce que nous nommons l’Extrême-Orient et plus précisément dans une zone désertique de l’ouest chinois. Comme dans la scène d’ouverture d’un film de Sergio Leone, la sécheresse, la poussière et le vent y sont le lot de chaque jour.

Pourtant, il s’agit d’un territoire bien réel, hanté par une autre désertification, économique (la fermeture des puits de pétrole qui ont fait vivre cette région du désert de Gobi) et démographique, en plus des effets violents du réchauffement climatique.

Lang (Eddie Peng) et son nouvel ami, deux chiens noirs accusés d'avoir la rage. | Memento

Lang (Eddie Peng) et son nouvel ami, deux chiens noirs accusés d’avoir la rage. | Memento

Là revient le taiseux Lang, sorti de prison après avoir purgé une peine qui n’a pas assouvi la soif de vengeance d’un clan qui l’accuse d’avoir tué un des siens. Paysage de ville fantôme et héros taciturne qui chevauche avec virtuosité sa moto, lui qui fut un acrobate réputé sur ces engins, Black Dog n’est ni une parodie ni une imitation de western mais une proposition de cinéma qui sait mettre à profit le carburant romanesque et visuel venu d’autres latitudes pour ses propres enjeux.

En effet, le onzième long-métrage d’un des réalisateurs chinois les plus reconnus dans son pays est aussi un conte fantastique dont nombre des protagonistes sont des animaux. Entre réalisme et dystopie post-apocalyptique, l’affrontement entre Lang et le gang au sein d’une communauté villageoise multitraumatisée se produit alors qu’une horde de chiens dispute aux humains le contrôle d’une partie de la ville.

Parmi eux survit, en lonesome hero canin, la figure singulière du quadrupède maigre et noir, source de peurs et de fantasmes, que désigne le titre tout autant qu’il concerne le motard de sombre vêtu, paria qui recueillera son alter ego pourchassé. (…)

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À l’écran ou dans la cité, la Berlinale sur un fil

Dans les marges, un petit miracle nommé Paul, documentaire de Denis Coté.

Avec une nouvelle directrice et en pleine incertitude politique, le Festival de Berlin cherche sa voie, et trouve en chemin quelques belles surprises.

Dans l’attente de l’annonce du palmarès, la 75e édition de la Berlinale, du 13 au 23 février, s’est tenue en situation instable à plus d’un titre. Entre I’m Not There et Dark Waters, on hésite quant au titre à choisir au sein de la filmographie du président du jury, le cinéaste américain Todd Haynes, pour évoquer la situation de la manifestation qui aurait dû fêter plus sereinement ses trois quarts de siècle.

Cette instabilité tient à la situation politique en Allemagne, à la veille d’élections sous menace imminente de montée en puissance significative de l’extrême droite. Et elle tient aux conditions dans lesquelles la nouvelle directrice, l’Américaine Tricia Tuttle, a été nommée, après l’éviction brutale du précédent directeur, Carlo Chatrian. Celui-ci a dû quitter son poste à l’issue d’une édition 2024 où l’exercice –partout proclamé comme nécessaire– de la libre expression, a fortiori à propos d’un génocide en cours à Gaza, a été violemment attaqué par les autorités allemandes et une partie des médias.

La reprise en main, avec la mission revendiquée de davantage de glamour et moins de polémique, s’est traduite par un grand usage de périphrases et autres déclarations de principe contre les massacres en général, ou pour le droit de s’exprimer dans le respect d’un pluralisme qui de fait laisse un quasi-monopole aux grands médias. Festival né de la Guerre froide et ayant toujours assumé sa dimension explicitement politique, la Berlinale a joué cette année un jeu de dupes sur ce terrain.

Faire le show, mais pourquoi?

Côté cinéma, on ne pourra pas dire que les chefs-d’œuvre se sont pressés sur les écrans. Film le plus attendu de la sélection, mais hors compétition, Mickey 17, la nouvelle réalisation de Bong Joon-ho, s’inscrit dans la veine «internationale» du réalisateur coréen oscarisé pour Parasite, après le plutôt lourdaud Okja et le très réussi Snowpiercer.

Porté par la star Robert Pattinson, démultiplié pour l’occasion en clones successifs utilisés par un Trumpomusk conduisant une expédition coloniale intergalactique, le film est sympathique de bien-pensance en écho aux horreurs contemporaines, avec un sens du spectacle agréable, sans plus. Au moins, ici, ça finit bien.

Robert Pattinson dédoublé dans Mickey 17. | Warner Bros. Entertainment Inc

Robert Pattinson dédoublé dans Mickey 17. | Warner Bros. Entertainment Inc

Avec des outils narratifs et visuels à l’opposé –film d’époque en huis clos surjouant la théâtralité à propos du monde de la scène–, Blue Moon de Richard Linklater produit des effets comparables. Le numéro de cabotin ivre d’alcool, de jalousie envers un confrère et de désir pour une jeune femme hors de portée du grand parolier de musicals Lorenz Hart, tandis que son partenaire habituel le compositeur Richard Rodgers triomphe hors-champ, doit beaucoup à la performance d’Ethan Hawke.

Dans le bar chic de Broadway en 1943, l’histrionisme brillant d’un artiste surdoué sauf pour la vie pourrait se lire comme le contrepoint de l’inconsistance de la singularité humaine sur laquelle joue la «duplicabilité» de Mickey. Dans un cas comme dans l’autre, la question existentielle sert de point de départ à un incontestable savoir-faire de mise en spectacle, mais finalement sans grand enjeu ni dynamique.

Ethan Hawke en parolier vedette de Broadway perdu dans ses espoirs de séduction face à Margaret Qualley dans Blue Moon. | Sony Pictures Classics

Ethan Hawke en parolier vedette de Broadway perdu dans ses espoirs de séduction face à Margaret Qualley dans Blue Moon. | Sony Pictures Classics

Heurs et malheurs des films-rencontres

Aussi différents et inégaux soient-ils, beaucoup des films avaient ainsi en commun de tenir davantage d’une succession de situations qui auraient pu plus ou moins être permutées entre elles, que d’un mouvement intérieur qui les porterait.

C’est exemplairement le cas d’un autre des titres les plus attendus de la compétition, Kontinental ’25 du cinéaste roumain Radu Jude, figure désormais majeure du cinéma d’auteur européen et lauréat en 2021 d’un Ours d’or mérité pour Bad Luck Banging or Loony Porn.

Centré sur les émois d’une femme désespérée d’avoir, dans ses fonctions de huissière, mené un homme au suicide, le film montre une succession de rencontres qui cataloguent les marques du racisme, du nationalisme au front bas, de l’indifférence, de l’avidité, de la bêtise soumise aux fascinations médiatiques et consuméristes qui empestent le monde contemporain, et le concentré qu’en offre en l’occurrence la ville de Cluj.

Implacable, le diagnostic finit par devenir lui aussi convenu, sinon en retrait par rapport à la noirceur de l’actualité quotidienne du moment, sans que les multiples références convoquées, de L’Homme sans qualités de Robert Musil à Europa ’51 de Roberto Rossellini, n’ajoutent grand-chose.

Dans un parc préhistorique en carton-pâte, métaphore de la vieille Europe, l'impuissance désespérée d'une femme qui voulait faire le Bien. | Berlinale

Dans un parc préhistorique en carton-pâte, métaphore de la vieille Europe, l’impuissance désespérée d’une femme qui voulait faire le Bien. | Berlinale

À rebours, deux autres films qu’aucune réputation particulière ne précédait auront, sur le même modèle d’un enchainement de rencontres du personnage principal, prouvé qu’un charme singulier, à la fois surprenant et attachant, peut émaner de tels cheminements.

C’est le cas du troisième film de Léonor Serraille, Ari, aux côtés du jeune homme qui donne son prénom au film. Dans une ville du nord de la France, ce grand post-adolescent socialement instable réagit en révélateur des turpitudes du temps à celles et ceux qu’il croise, après avoir fui la classe de maternelle où, trop impliqué avec les enfants, il a fini par se noyer dans ses émotions. Conte prompt à la magie sous son apparence réaliste, le film renouvelle les distances et les échos, semblant frayer sa voie au petit bonheur des interactions comme le fait son héros lunatique et tendre.

Et c’est le cas de la belle découverte du film du Brésilien Gabriel Mascaro, révélé il y a dix ans avec le magnifique Ventos de Agosto, dont le quatrième long-métrage, en compétition, a pour titre international The Blue Trail. Une dystopie à peine irréaliste, où les personnes âgées sont envoyées dans des résidences fermées, sert de décors à l’odyssée fluviale d’une femme qui n’a aucune intention de se laisser enfermer.

Denise Weinberg donne une présence à la fois vigoureuse et ludique à cette mamie embarquée dans une série de rencontres où le réalisme de la vie le long de l’Amazone et de ses affluents et les possibilités fantasmagoriques ouvertes par diverses pratiques et substances trouvent des traductions visuelles impressionnantes de beauté.

L'héroïne rebelle de The Blue Trail explore des paysages où la réalité et la fantaisie se recomposent. | Guillermo Garza / Desvia

L’héroïne rebelle de The Blue Trail explore des paysages où la réalité et la fantaisie se recomposent. | Guillermo Garza / Desvia

Trois éclats asiatiques

Et puis il y a, unique et souverainement modeste, Hong Sang-soo. Son trente-cinquième long-métrage, What Does That Nature Say to You, est lui entièrement porté par un mouvement intérieur d’autant plus touchant qu’il est peu apparent.

Autour d’un couple d’amoureux qui débarque dans la grande maison familiale de la jeune femme apparaissent successivement son père, sa sœur et sa mère. Entre ces cinq personnages, mais autour du jeune homme que découvrent les membres de sa possible future belle-famille, se déploie une extraordinaire marqueterie de signes faibles, aux sens fragiles, et qui concernent aussi bien la famille elle-même que le prétendant.

De repas en beuveries, comme le cinéaste coréen en est coutumier, mais aussi au cours de promenades dans la nature et en visite dans un temple, jouant en virtuose de son sens du cadre, du zoom et du montage et désormais aussi de la possibilité du flou, Hong Sang-soo ajoute avec une élégance délicate et cruelle un nouveau chapitre à la mise en vibration de ce qui hante obscurément les humains, hommes et femmes de tous âges.

Scène traditionnelle chez Hong Sang-soo, le repas alcoolisé réserve d'inédites surprises. | Jeonwonsa Film Co.

Scène traditionnelle chez Hong Sang-soo, le repas alcoolisé réserve d’inédites surprises. | Jeonwonsa Film Co.

Parmi les films de la compétition officielle, il fallait aussi porter attention à deux réalisations impressionnantes venues de Chine. En apparence tout oppose Living the Land, deuxième film de Huo Meng, et Girls on Wire, troisième long-métrage de Vivian Qu, très remarquée pour le précédent, Les Anges portent du blanc.

Living the Land est une vaste fresque rurale inscrite dans les campagnes encore très peu développées au début des années 1990. Alternant très gros plans et immenses vues de la nature travaillée sans relâche, il suscite peu à peu une sensation très concrète et émouvante de la dureté des conditions d’existence, comme le cinéma y a rarement donné accès, tout en insufflant vie et chair à de multiples personnages qui ne cessent de gagner en singularité.

Liu Hao-cun et Wen Qi, les deux héroïnes de Girls on Wire. | L'Avventura Films

Liu Hao-cun et Wen Qi, les deux héroïnes de Girls on Wire. | L’Avventura Films

Girls on Wire associe quant à lui le rythme effréné d’un thriller aux limites du film d’horreur, les embardées du fantastique et la précision d’une chronique en suivant de manière non chronologique le parcours de deux cousines, l’une fuyant un gang de trafiquants et l’autre subissant l’exploitation violente que subissent les petites mains de l’industrie du cinéma, en y exerçant le difficile métier de cascadeuse dans des films de sabre.

La composition complexe des genres, des lignes narratives et des articulations temporelles font de Girls on Wire un film aussi tonique qu’ambitieux, où les puissances spectaculaires centrées sur les deux héroïnes cristallisent l’ampleur d’une histoire à la mesure d’un continent.

Mobilisant des styles et des énergies très éloignées, mais qui dans l’un et l’autre cas font un usage très puissant du son, et située sur des échelles spatiales et temporelles différentes, ces deux films racontent en fait la violence du basculement qu’a connu la Chine depuis trente ans. La jeunesse de leurs réalisatrice et réalisateur participe de ce que ces deux belles propositions ont de prometteur.

Pépites dans les sections parallèles

Hors sélection officielle, malgré l’offre toujours plus pléthorique de la Berlinale, et au risque d’avoir mal choisi en son sein, peu de découvertes mémorables. Mais quand même une merveille, et une belle surprise. La merveille, un peu noyée dans la foule de titres de la section fourre-tout «Panorama», est due à un cinéaste toujours singulier dans la diversité de ses approches, le Québécois Denis Côté.

Une des meilleures définitions d’un bon film est sans doute un film rendant passionnants un milieu et des personnages pour lesquels on n’avait a priori aucun intérêt. À cet égard, Paul est, pour moi, un très très bon film. Il concerne en effet deux sujets a priori plutôt de nature à me faire fuir, les gens qui racontent leur vie sur internet et le monde du sadomasochisme.

Mais voici donc Paul, trentenaire en surpoids caractérisé, très mal dans sa peau. Il a trouvé une issue à l’impasse qu’était sa vie en allant faire le ménage chez des femmes dominatrices, et en racontant cela par le menu en ligne. Attaché à son quotidien, le documentaire se révèle incroyable de beauté attentive, de douceur, de sensibilité aux espaces, aux objets, aux singularités physiques, aux gestes et à ce qui s’y joue. Incongrues, possiblement grotesques ou déplaisantes, les situations deviennent des moments de délicatesse intelligente, y compris avec une éponge à gratter l’évier ou un accessoire SM.

Quelque chose de miraculeux –aussi dans la finesse avec laquelle Paul analyse son propre parcours en échangeant avec ses followers, en nombre exponentiel– se déploie (…)

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«“Les Feux sauvages”, un film comme un arbre»: entretien avec Jia Zhang-ke

Qiaoqiao (Zhao Tao) en 2006, au moment de sa rupture avec Bin.

À l’occasion de la sortie de son nouveau film, fresque amoureuse et politique, le cinéaste chinois explicite ses méthodes singulières et les enjeux de son œuvre.

Le quatorzième long-métrage de Jia Zhang-ke est, d’abord, un film d’amour. Amour d’une femme et amour du cinéma. La femme aimée est à la fois une personne «dans la vie», Zhao Tao, qui est aussi l’épouse du réalisateur, la grande actrice Zhao Tao, et tous les personnages féminins qu’elle a incarnés dans les films de Jia depuis Platform en 2000.

Le geste très émouvant que représente Les Feux sauvages à son égard consiste à rendre sensible la richesse des continuités entre ces modes d’existence comme de ce qui les distingue, au cours d’un quart de siècle, et les évolutions, pas uniquement physiques, qui inévitablement se sont produites.

Et c’est ainsi que le film est, du même mouvement, déclaration d’amour au cinéma, pour sa capacité non seulement à garder traces mais à mettre en relations dynamiques, sensorielles, riches de significations multiples, des «états des personnes» et des «états du monde» qui se sont trouvés enregistrés, pour partie de manière volontaire, mais aussi du fait même du procédé cinématographique et de tout ce qu’il archive, au-delà des histoires racontées et des thèmes traités.

Et c’est ainsi que Les Feux sauvages (Caught by the Tides en anglais), œuvre d’une importance exceptionnelle qui fut un des événements du dernier Festival de Cannes, s’avère être comme déclaration d’amour à une femme et au cinéma un formidable récit de ce qui s’est produit en Chine au court du premier quart du XXIe siècle, soit une mutation planétaire d’une ampleur sans équivalent, du moins à ce rythme et à cette échelle, dans l’histoire humaine.

Ce bouleversement concerne les paysages, les rapports humains, les technologies, les comportements individuels, les habitats, la communication, les loisirs… Autant de dimensions qui ne sont pas ici décrites de l’extérieur, mais qui affleurent au fil des situations romanesques, avec une présence et une finesse sensible qu’aucun constat ne saurait atteindre.

En composant à partir d’images filmées par lui au cours des années 2001-2020 un récit construit autour des personnages de fiction joués par Zhao Tao, qui croise à plusieurs reprises dans les films précédents des hommes joués par le même acteur, Li Zhubin, puis en prolongeant au présent ce récit, Jia Zhang-ke explore une manière inédite de mobiliser les puissances du cinéma pour comprendre le monde –la Chine, évidemment, mais pas uniquement.

Né de la pandémie

Comment est né le projet très particulier qu’est Les Feux sauvages?
L’origine du film remonte à 2001, au moment où le numérique a permis une légèreté de tournage inédite, la possibilité de filmer avec très peu de moyens. À cette époque, Zhao Tao, le chef opérateur Yu Lik-wai et moi avons pris l’habitude de partir en voyage, sans but précis. J’avais à l’esprit l’approche de Dziga Vertov, du «ciné-œil» comme manière de se confronter à la vie dans tous ses aspects avec les moyens du cinéma, et de chercher à documenter la réalité selon le plus possible d’angles de vision. Sans que cela n’ait jamais été un véritable projet, j’imaginais un film qui se serait intitulé L’Homme à la caméra numérique.

Nous avons fait cela tous les trois pendant des années, entre nous on appelait cela «partir chasser» depuis que Yu Lik-wai nous avait dit qu’en anglais c’était le même mot, to shoot, pour tirer et pour filmer. Nous sommes donc allés «chasser» dans de très nombreux endroits en Chine au cours des vingt premières années du siècle, en laissant faire le hasard en ce qui concerne les rencontres, avec des personnes et avec des espaces. Il s’agissait évidemment pour l’essentiel de documentaire, mais parfois je proposais à Zhao Tao d’apparaître dans le champ, d’y circuler avec un petit élément de narration, l’esquisse d’un personnage de fiction, et nous filmions ce qu’elle en faisait, ce qu’elle inventait.

Jia Zhangke et Zhao Tao dans la vraie vie (ici en 2015). | Jean-Michel Frodon

Jia Zhang-ke et Zhao Tao dans la vraie vie (ici en 2015). | Jean-Michel Frodon

À l’époque, vous n’aviez pas de projet défini pour utiliser ces images?
Non, et d’ailleurs je n’ai rien fait de tout ce «butin de chasse» durant toutes ces années, pendant lesquelles ces expéditions étaient régulièrement interrompues pour travailler sur les films que j’ai réalisés ou produits. Mais avec Zhao Tao et Yu Lik-wai, nous reprenions nos départs à la chasse dès qu’on en avait le loisir.

Au fil du temps, j’ai changé d’outils, je suis parfois revenu au 16 ou au 35 millimètres sur pellicule, ou nous avons utilisé des caméras numériques plus sophistiquées, la RED, l’Alexa, etc. J’avais donc une énorme quantité d’images, sur des supports et dans des formats très variés. J’ai adoré l’expérience de ces tournages en tant que telle, je n’éprouvais pas le besoin de travailler à un montage de ce qui avait été enregistré. Jusqu’à ce que se produise début 2020 la mise à l’arrêt presque complète des possibilités de travailler du fait du Covid et du confinement.

Les Feux sauvages est donc d’une certaine manière né de la pandémie?
Oui, mais pas immédiatement. Les premiers mois, je me suis contenté de la seule activité professionnelle encore possible, l’enseignement dans le cadre de l’école de cinéma de la province du Shanxi, que j’ai créée. J’ai continué d’enseigner, désormais en ligne, et j’ai aussi travaillé à l’écriture de scénarios. Mais à un moment, j’ai repensé à tout ce qui avait été filmé au cours des «parties de chasse» et j’ai décidé de m’y replonger. À ce moment, je n’avais pas encore de projet précis, il ne s’agissait pas d’en faire un film. C’est vraiment en visionnant tout ce qu’on avait accumulé que je me suis dit qu’il y avait un film à inventer à partir de tout ce matériel, et que j’ai commencé à mettre en place un projet de production.

Jia Zhangke. | Ad Vitam

Jia Zhang-ke. | Ad Vitam

Comment avez-vous procédé?
Le premier travail a été de tout transférer sur un support unique à partir duquel il serait possible de travailler, et dans lequel je pourrais circuler facilement. À cause de la pandémie, nous étions enfermés à la maison, soumis à énormément d’interdits, le temps semblait s’être arrêté. Dans un tel contexte, cet ensemble d’images était une façon de retrouver le monde alors qu’on en était coupé.

J’ai perçu le film comme un arbre qui se mettait à pousser chez moi, un organisme vivant qui réussissait à se développer. Au total, cela a été un long processus, de deux ans et demi. Il y avait beaucoup de manières possibles d’agencer les rushes, par exemple en suivant le fil conducteur des lieux, ou en jouant avec des associations poétiques entre les situations. Je percevais l’ensemble comme composé de différents nuages en mouvement, qui nous emmenaient dans une direction ou une autre.

Mais vous avez fini par faire un choix.
Finalement, le fil conducteur le plus solide a été le personnage de Zhao Tao, c’est en quelque sorte le nuage qui s’est imposé. Il y a une grande émotion à accompagner ainsi durant vingt ans l’évolution d’une très jeune femme et tous les changements qu’elle connait. À partir du moment où elle devenait le centre du projet, la part fictionnelle a gagné en importance par rapport à la part documentaire, qui bien sûr ne disparaît pas du tout.

Et dès lors que la dimension fictionnelle était acquise, je me suis autorisé à réutiliser aussi des plans qui figuraient dans les précédents films. Dans Les Feux sauvages figurent ainsi huit plans séquences repris de Plaisirs Inconnus, Still Life et Les Éternels. Cela ne me gênait pas de les réemployer dans la mesure où c’était pour en faire autre chose, leur donner une autre signification que dans les films d’origine.

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Éviter toute approche nostalgique

Au générique figurent une coscénariste, Wan Jia-huan, et un consultant, Lian Yi-rui. Quel a été leur rôle?
Wan Jia-huan est une jeune scénariste qui avait déjà travaillé sur mon documentaire Swimming Out Till the Sea Turns Blue. Elle a regardé tous les rushes tournés dans les années 2000 et 2010, dont elle ne savait rien. Elle avait donc un regard neuf, et c’est au croisement de ces deux approches, la sienne et la mienne, que nous avons commencé à construire la ligne narrative du film. Au fil des discussions, nous avons abouti au choix de suivre un récit chronologique, alors que la réponse la plus évidente aurait été d’assembler les séquences comme des souvenirs, depuis le présent, comme une série de flashbacks pas forcément reliés entre eux.

Nous avons choisi d’éviter toute approche nostalgique comme toute déconstruction ou tout point de vue depuis le présent. Suivre la chronologie signifie raconter une histoire comme elle a été vécue, au fil du temps et sans pouvoir en modifier les enchainements. À un moment, Wan Jia-huan s’est inquiétée que le résultat reste trop proche de mes précédents films, mais pour moi il s’agit d’une histoire qui a en effet déjà eu lieu, et que j’ai racontée avec mes autres films, mais que je raconte à présent autrement.

Qiaoqiao (Zhao Tao) et Bin (Li Zhubin) à Datong, dans la province du Shanxi (centre-est de la Chine), en 2002. | Ad Vitam

Qiaoqiao (Zhao Tao) et Bin (Li Zhubin) à Datong, dans la province du Shanxi (centre-est de la Chine), en 2002. | Ad Vitam

Nous avions elle et moi des approches très différentes du matériel filmé. Pour moi c’était une sorte de Rubik’s cube géant dont il fallait faire s’assembler les facettes de manière harmonieuse, alors qu’elle était beaucoup plus concentrée sur un déroulement linéaire cohérent. Les échanges à partir de ces deux approches ont été très féconds. Et bien sûr nous avons co-écrit la dernière partie du film, celle située au présent, à partir de ce à quoi nous étions arrivés avec les images déjà existantes. (…)

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«Chroniques chinoises», dans l’abîme du Covid-19

Le cinéaste prêt à tout pour poursuivre son tournage malgé le confinement, avec les moyens du bord.

Tissant ensemble fiction et documentaire, le film de Lou Ye explore le labyrinthe de rapports affectifs et artistiques embrasés et perturbés par la pandémie.

De futurs historiens du cinéma auront la tâche, complexe et éclairante, de décrire l’étrange ensemble qui méritera d’être appelé «les films Covid». Fictions, documentaires, objets hybrides destinés à YouTube, comédies musicales aussi bien que drames ou journal expérimental, ils sont bien plus nombreux, et divers, que ce qui est actuellement recensé. Ce n’est sans doute pas fini, tant les effets se prolongent.

Entre autres innombrables processus singuliers, la pandémie a en effet suscité une foule de réalisations extrêmement différentes, dans les manières d’aborder la situation, les formes choisies ou subies, les modes de diffusion, les façons de relier la maladie proprement dite à une infinité d’autres enjeux, intimes ou collectifs.

Dans ce futur corpus encore à cartographier, le film qui s’appelle désormais en France Chroniques chinoises, mais a été présenté au Festival de Cannes sous le titre An Unfinished Film, occupera de toute façon une place de choix.

Le onzième long-métrage de Lou Ye était déjà parti pour être un étrange objet de cinéma lorsque l’auteur d’Une jeunesse chinoise en a pris l’initiative. Il s’agissait alors de raconter l’histoire d’un réalisateur, Xiaorui, qui reprend dix ans après le tournage d’un film interrompu, en retrouvant des acteurs et des techniciens qui ont un peu ou beaucoup changé durant la décennie écoulée et en se confrontant à des interlocuteurs d’une nouvelle génération.

Ce dispositif appuyé sur les puissances du cinéma moins pour voyager dans le temps que pour mettre en relation différentes époques, et les éclairer l’une par l’autre, se nourrissait en guise d’images du début des années 2010 de plans tournés par Lou Ye pour certains de ses précédents films, notamment Suzhou River (2000), Nuit d’ivresse printanière (2009) et Mystery (2012).

La présence dans certains des plans d’alors des acteurs du nouveau film aidait à relier les époques, ces séquences préexistantes alimentant au passage le récit de ce qui aurait jadis causé l’interruption du tournage. À l’exception du réalisateur Lou Ye, joué par l’acteur Mao Xiaorui, tous les interprètes sont dans leurs propre rôle… D’acteurs, ou de techniciens.

Comment, avec ce début de Chroniques chinoises, ne pas faire le rapprochement avec cet autre film venu du même pays et lui aussi présenté à Cannes cette année, l’immense Caught by the Tides de Jia Zhangke, qui s’intitule désormais en français Les Feux sauvages et sortira le 8 janvier? Là aussi, même si de façon beaucoup plus ample, les retrouvailles avec les mêmes acteurs filmés pour différents films à différentes époques construisent un récit plus ample des mutations qu’a connu la Chine au XXIe siècle.

Janvier 2020, près de Wuhan

Chez Lou Ye, la réalisation du film dans le film commence début janvier 2020, à proximité de Wuhan. Donc… La mise en place d’un confinement sévère fige le tournage, isole dans leur hôtel les membres de l’équipe à la fois contraints à cette proximité pour une durée indéfinie et tenus loin de leurs «proches» devenus lointains.

Tandis que se développent les échanges en ligne avec les membres de la famille de chacun et chacune, le réalisateur, les acteurs et les techniciens explorent des moyens de continuer à fabriquer «quelque chose» (un film?) qui continue leur travail, tout en intégrant cette situation inédite.

Quand il devient aussi difficile de se parler et de se comprendre in situ que via une appli.|Bacfilms
Quand il devient aussi difficile de se parler et de se comprendre in situ que via une appli.|Bacfilms

Diverses relations affectives, questions d’ego, rivalités mais aussi amours, affections et engagements professionnels et artistiques ne cessent de se nouer et de renouer, a fortiori parmi des gens qui partagent une histoire longue –depuis le premier tournage en 2010.

Chroniques chinoises se développe en inventant comment se mettre à la remorque d’une situation inédite, qui dépend du virus et surtout des autorités. Cette histoire d’un petit groupe de gens de cinéma devient l’occasion de réfracter ce qui arrive à la Chine toute entière, y compris dans la violence des mesures d’enfermement, et les réactions excédées d’une partie de la population, pouvant aller jusqu’à de violents affrontements avec la police.

Bravant la censure, intraitable sur ce sujet, Lou Ye montre des scènes d’émeutes réelles, mêlées à des images d’avenues de la grande ville entièrement désertes, et aux plans de sa réalisation mi-fiction, mi-documentaire.

La part «fictionnelle» tient ici moins à l’invention de situations, effectivement advenues, qu’à leur organisation, fusionnant sur une période ramassée ce qui, pour les Chinois, a couvert trois années pleines de brutales restrictions, au gré des décisions autoritaires du régime.

Les écrans de téléphone dans l’écran de cinéma

Cette histoire est aussi une histoire des images, de mutations des manières de communiquer où les écrans des téléphones portables deviennent omniprésents, où les relations amoureuses, familiales, professionnelles, passent par WhatsApp, WeChat et FaceTime. (…)

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Wang Bing : « La caméra intimide ou effraie souvent »

Wang Bing s’est imposé comme l’un des plus importants cinéastes contemporains. Il revient sur la prochaine sortie de ses deux dernières œuvres, présentées à Cannes en 2023 : Jeunesse (Le Printemps) et Man in Black.

Le 3 janvier sort en salle Jeunesse (Le Printemps), consacré à la vie des jeunes gens venus de la campagne travailler dans les milliers d’ateliers de confection d’une ville du Sud-Ouest de la Chine. Il n’est pas courant qu’un documentaire chinois de 3h35 figure en compétition officielle du Festival de Cannes, il est sans exemple que Cannes présente durant la même édition un deuxième film du même réalisateur, en l’occurrence Man in Black (qui sera diffusé sur Arte fin janvier, avant une sortie en salles ultérieure). Chacun des deux films est passionnant, par l’ensemble de ce qu’il documente de la réalité et de l’histoire chinoises comme par les manières très différentes de filmer mobilisées par le cinéaste. Ensemble, ils confirment de manière éclatante la place de première importance qu’occupe Wang Bing dans le cinéma contemporain, et même plus largement dans les arts de l’image d’aujourd’hui. JMF

Comment décririez-vous le lieu où se déroule Jeunesse ?
Le film se passe dans la province du Zhejiang (Sud-Ouest de la Chine, juste au Sud de Shanghai), dans la ville de Huzhou, plus exactement le bourg de Zhili. C’est une région qui traditionnellement produisait des objets en tissu grâce au travail de la soie. A partir des années 1980 et de l’ouverture économique, s’y est développée une autre approche de la production textile, mais toujours fondée sur des petites entreprises familiales. Lorsque j’ai commencé à y filmer, il y avait déjà une histoire de 30 ans de cette nouvelle activité. Le modèle d’organisation du travail à base de petites entreprises est resté le même, mais leur nombre s’est démesurément accru, pour donner ce qu’on voit dans le film, avec ces milliers d’ateliers et de boutiques côte à côte. Ils sont surtout connus pour la fabrication de vêtements pour enfants, qui sont ensuite vendus dans toute la Chine, et également à l’exportation.

Nous avons vu en 2016 un film que vous aviez déjà tourné dans ce contexte, Argent amer.
Argent amer est né de rencontres que j’avais faites dans une autre région, au Yunnan (province du Sud de la Chine, où Wang Bing venait de tourner Ta’ang, un peuple en exil entre Chine et Birmanie). J’y avais fait la connaissance de jeunes gens de la campagne qui partaient chercher du travail dans le Zhejiang, j’ai décidé de les suivre sans savoir où nous allions atterrir et ce que cela donnerait. Nous sommes arrivés à Zhili, que j’ai découvert à cette occasion. J’ai aussitôt commencé à filmer ces jeunes gens que je connaissais, à montrer leur existence dans cet environnement, sans aucune préparation. Ce tournage-là a duré environ deux mois, et il a donné Argent amer. Cette période est aussi celle qui m’a permis de construire, comme projet artistique et sur le plan matériel, ce qui allait devenir Jeunesse.

Vous avez également réalisé une installation vidéo, 15 Hours, également située dans les ateliers de confection de Zhili. Utilisez-vous indifféremment les mêmes images pour un film de cinéma et une installation destinée au milieu de l’art contemporain, ou s’agit-il de deux processus distincts ?
J’étais en train de tourner ce qui allait devenir Argent amer lorsque j’ai reçu une commande pour la Documenta. J’ai décidé de continuer à filmer dans le même environnement, mais d’une manière différente. 15 Hours a été enregistré en continu dans un seul atelier, spécifiquement pour la Documenta[1]. Pour moi, il y a une énorme différence entre le documentaire et l’art vidéo, un documentaire est toujours une narration, alors qu’avec la vidéo d’art on peut s’affranchir complètement du récit. J’étais à Zhili avec ces personnes qui travaillent de 8 heures à 23 heures six jours par semaine, je voyais la dureté et la monotonie de ce que ces jeunes gens endurent, le documentaire ne peut pas complètement en rendre compte —même s’il donne accès à beaucoup d’autres éléments importants. Un plan-séquence unique accompagnant en continu une journée de travail donne accès à une réalité qu’aucun artefact ne peut traduire.

Une différence évidente concerne le montage, absent dans la proposition sous forme d’installation vidéo, alors que pour le film de cinéma il joue un rôle important, du côté du récit précisément. Mais au moment du tournage, les choix sont-ils différents, utilisez-vous la caméra de la même façon ? Les mêmes images peuvent-elles donner un documentaire ou une installation vidéo ?
Ah non, c’est différent, je n’ai pas utilisé la même caméra, et je n’ai pas tourné de la même façon.

Vous êtes connu pour réaliser vos documentaires seul. Mais au générique de Jeunesse figurent les noms de six cameramen – dont vous-même. Qui sont les autres, et comme s’est faite la répartition du travail ?
Pour ce film, j’ai été souvent accompagné par une deuxième caméra. Le tournage a duré très longtemps, de septembre 2014 à mars 2019, personne n’aurait pu rester avec moi toute la durée. Certains sont resté six mois, d’autres un an. Mais nous avons toujours été en équipe très réduite, deux ou trois personnes maximum.

Le film qui sort maintenant s’intitule Jeunesse (Le Printemps), « Le Printemps » étant le titre de ce qui est en fait la première partie d’une trilogie intitulée « Jeunesse ». Pouvez-vous expliquer ce qui est prévu pour les deux autres, et les rapports entre les trois volets ?
Après « Le Printemps », les deux autres parties seront titrées « Amertume » et « Retour ». Le premier est consacré au quotidien de ces jeunes, y compris à leur intimité, dans des situations auxquelles ils ne sont pas préparés, qu’ils découvrent en arrivant de leurs villages. Les deux autres seront différents. J’ai terminé le montage de la troisième partie, qui accompagne le retour dans leurs familles de celles et ceux qui sont venus travailler à Zhili. Tant que je n’ai pas terminé la deuxième partie, je préfère ne pas en parler.

Vous avez accumulé 2600 heures de rushes, ce qui est absolument énorme. Il s’agit de la matière filmée qui sert pour les trois films ?
Oui. Le Printemps, la première partie, n’est pas le produit d’un très grand nombre d’heures de rushes. Ce sont surtout les deux autres pour lesquelles j’ai énormément tourné. Au début, je ne connaissais pas encore bien les gens et les lieux, on s’installait. Donc j’ai moins tourné. Ensuite j’ai souvent tourné en continu sur de très longues durées, une fois que j’ai été à l’aise avec les situations.

Vous arrive-t-il que des gens refusent que vous filmiez ?
Oui bien sûr, la caméra intimide ou effraie souvent. J’ai surtout rencontré ces obstacles au début, lorsque je suis arrivé, d’autant qu’il circulait de nombreuses histoires où des personnes étaient venues filmer pour faire des reportages à scandale à la télévision. Il faut comprendre que l’organisation en petites sociétés commerciales est très inhabituelle en Chine, certains entrepreneurs ou hommes d’affaires les considèrent comme des concurrents à éliminer et ont utilisé des réalisations audiovisuelles pour nuire aux ateliers. Au fil du temps, j’ai été perçu comme différent de ces gens-là, et puis il y avait tellement d’ateliers que si un patron continuait de refuser, je pouvais aller à côté et trouver quelqu’un de plus accueillant. Mais presque toujours, ceux qui avaient été réticents au début ont ensuite été contents que je vienne tourner chez eux.

Vous n’avez pas rencontré de problème avec les autorités ?
Non. Je ne leur ai rien demandé, aucune autorisation. On a tourné pour l’essentiel dans des espaces privés. Il y aurait aussi des films à faire dans les grandes usines de textile, mais ce serait tout à fait différent, il faudrait accepter un contrôle permanent. Dans ces ateliers qui relèvent de l’autorité directe de petits patrons, à partir du moment où ils m’avaient donné leur accord j’ai fait ce que je voulais. C’était la garantie d’une liberté que je n’aurais pas connue ailleurs.

La structure des entreprises est particulière, mais ce que vivent les travailleurs venus de la campagne est-ce là aussi particulier ?
Pas vraiment, même s’il y a évidemment des différences. D’une manière générale, c’est très représentatif du fonctionnement du monde du travail en Chine, qui repose en grande partie sur de la main d’œuvre venue de la campagne, avec parfois des conditions encore plus dures, comme pour les jeunes migrants qui viennent travailler dans la construction. C’est un phénomène très massif. La singularité dans le secteur de la confection est que chaque année, le travail s’interrompt durant tout le mois de juin. C’est le moment où les ouvriers retournent dans leur village, auprès de leur famille.

Au Festival de Cannes, nous avons découvert simultanément ces deux films si différents, Jeunesse et Man in Black. Ce dernier est un portrait d’un musicien chinois, très reconnu, et porteur d’une histoire extraordinaire, comme citoyen et comme artiste. Comment êtes-vous entré en contact avec le compositeur Wang Xilin[2] ? D’où est venue l’idée d’en faire ce film si particulier, y compris par rapport à vos autres réalisations ?
Je connaissais déjà les musiques composées par Wang Xilin, qui est un des musiciens les plus reconnus en Chine. En 2006, je travaillais sur mon film de fiction Le Fossé[3], et j’ai envisagé de faire appel à lui pour la bande son. Je l’ai rencontré à cette occasion, finalement j’ai décidé qu’il n’y aurait pas du tout de musique dans le film, mais nous sommes devenus très amis. En Chine, j’ai filmé un grand nombre de ses concerts, je l’ai aussi filmé chez lui, dans sa vie quotidienne, et lorsqu’il a quitté la Chine pour aller vivre en Allemagne. Peu à peu est née l’idée de réaliser un film sur lui, mais à ce moment il m’a semblé que tout ce que j’avais tourné ne convenait pas. Pour moi, le plus important c’est sa musique, et il fallait trouver une forme qui la mette en valeur de manière privilégiée. Mon idée a été de les installer, lui et sa musique, dans une sorte d’écrin, et le théâtre des Bouffes du Nord à Paris, avec sa configuration très particulière, est apparu comme une excellente réponse. (…)

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