Jean-Luc Godard parmi nous

Depuis la mort de Jean-Luc Godard se multiplient les initiatives à son propos ou inspirées par lui. Il ne s’agit nullement de commémoration, mais de l’activation renouvelée des formidables puissances de réflexion, d’imagination et d’invention formelle que celui qui avait intitulé un épisode de Histoire(s) du cinéma « Les signes parmi nous » n’a cessé de susciter de son vivant. Films, livres, expositions, espaces de discussions et de recherches, ces puissances continuent d’agir aujourd’hui, s’aiguisent pour demain, sous des formes aussi variées que stimulantes.

La sortie de Nouvelle Vague, joyeuse évocation du tournage d’À bout de souffle par Richard Linklater, a ramené le cinéaste franco-suisse sous les feux de l’actualité. Heureuse occurrence, mais qui comporte le risque que ce Godard-là, celui des débuts flamboyants, n’occulte à nouveau l’importance décisive d’un parcours autrement fécond et complexe, qui n’a pas commencé en 1960 avec la sortie sur les écrans des Michel Poiccard et Patricia, et s’est poursuivi sur des décennies.

On sait combien, à partir de 1968, la célébrité (méritée) du Godard d’avant cette date a été utilisée pour dénigrer ou occulter l’immense recherche accomplie durant les plus de cinq décennies suivantes, selon des approches très variées. Il faut donc à la fois se réjouir de l’attention suscitée par Nouvelle Vague et la réinscrire dans le tissu des formes multiples de présence du cinéaste, aujourd’hui et demain. Ces formes de présence ne relèvent en rien de la commémoration mais bien des puissances toujours vives de propositions, d’inventions, de réflexion qu’il a activées, et qui ne se sont pas éteintes avec lui.

Jean-Luc Godard est mort le 13 septembre 2022. Depuis, des « artefacts godardiens » n’ont cessé d’apparaître dans l’espace public. Ils ne se réduisent ni aux hommages et aux commentaires que la disparition d’un grand artiste suscite légitimement, ni à l’apparition d’objets posthumes, trouvés dans ces archives. Prenant des formes multiples – audiovisuelles, graphiques, éditoriales, curatoriales – ces productions ont été en partie anticipées par Godard sachant sa fin prochaine.

Elles ne cessent d’être complétées et enrichies par un petit cercle de très proches, Fabrice Aragno et Jean-Paul Battaggia, qui ont été ses assistants durant les quinze dernières années de sa vie, le cinéaste Paul Grivas, qui a également été son assistant sur plusieurs de ses films, la chercheuse et enseignante Nicole Brenez, la cinéaste et productrice Mitra Faharani, le théoricien et commissaire d’exposition Dominique Païni. Déjà incomplet au moment où il est rédigé, le survol des propositions godardiennes décrites ici est inévitablement aussi dépourvu de tout ce qui se prépare et se préparera, dans la logique même de ce que Jean-Luc Godard a activé tout au long de son activité : une incessante et formidable invitation à penser et à faire, à jouer et à transformer, à imaginer et à questionner.

Bande-annonce, film et non-film

C’était le 17 mai 2024, dans la salle Buñuel du Palais des Festivals, à Cannes. En marge de la manifestation se tenait une séance indéfinissable et bouleversante, composée de deux réalisations à la fois contigües et très différentes. Comme l’a alors très bien résumé Fabrice Aragno, compagnon de travail de Jean-Luc Godard avec son complice Jean-Paul Battaggia, cette séance se composait d’un film et d’une vidéo, l’un et l’autre liés aux ultimes réalisations que le cinéaste aura supervisées juste avant sa mort. La vidéo, présentée comme « Bande-annonce du film Scénario », projet que le cinéaste n’aura pas pu mener à terme avant de mettre fin à ses jours, est un objet comme il les affectionnait : un document de travail, ou plus encore un document sur le travail. Son travail et celui de ses deux assistants, et aussi de Nicole Brenez, qui a accompagné toutes les réalisations de la dernière période.

Enregistré à la diable par Fabrice Aragno avec son téléphone portable, il s’agit d’une séance de discussions sur les manières de faire exister et d’organiser les images et les autres documents, écrits, visuels, sonores, que Jean-Luc Godard envisageait de mobiliser pour ce projet. Avec, revendiquées, des parts d’incertitude, de remises en question, de possibles et souhaitables bifurcations.

Diffusé l’été dernier sur la plateforme d’Arte sous le titre L’Histoire de « Scénario », ce document audiovisuel passionnant pour qui s’intéresse à l’œuvre de cet auteur ou aux processus d’élaboration d’un film, est très différent de Scénarios, film à part entière dont les dix-huit minutes recèlent une proposition formelle accomplie, où tous les éléments de composition importent. Ces éléments se déclinent en parcourant les pages d’un petit carnet « entièrement fait main » et donnent vie à un être de cinéma page après page, en une sorte de chant magique, où les images (visibles), les mots, les citations et les imaginaires (invisibles) dansent ensemble. Et puis le dernier plan, tourné la veille du suicide et montrant le vieil homme assis sur son lit, travaillant avec exigence à la mise en forme de l’autre film, celui qui n’existera pas, autour d’une formulation irrévocablement paradoxale.

Ce plan est assurément très émouvant comme trace in extremis. Mais ce moment participe surtout de la recherche de cette « forme qui pense » à laquelle, par des voies différentes, l’auteur de À bout de souffle (1960) et du Livre d’image (2018) n’aura cessé de travailler. Et c’est bien, au-delà de l’aspect biographique, cette quête-là jusqu’à la dernière limite qui bouleverse et supprime tout caractère funèbre à ce qui est, comme l’avait rappelé avec émotion sur la scène de Cannes Mitra Farahani, le dernier film de Jean-Luc Godard.

Drôles de guerre

Avant, même si cet « avant » simplifie les processus en les inscrivant sur une ligne de temps d’un seul jet, ce qui est fort éloigné des modes de travail de Godard, mais pour essayer malgré tout de s’y retrouver, avant, donc, il y aura eu Drôles de guerres. Qui aura donc été, lui, le premier film de Jean-Luc Godard montré après sa mort. Comme souvent avec lui, il faut aussitôt revenir sur cette formulation, puisque le titre complet s’écrit Film annonce du film qui n’existera jamais : « Drôles de guerres ». Ce court-métrage a été fabriqué par les compagnons de travail de Godard déjà cités, Fabrice Aragno, Jean-Paul Battaggia et Nicole Brenez, selon les indications précises données par le cinéaste.

Il s’agit d’un poème visuel et sonore de vingt minutes. Les agencements d’images multiples, composées en petits collages sur quarante feuilles blanches (des feuilles de papier photo) accompagnées de mots et de phrases, sont soit écrites à la main, de cette écriture ronde si reconnaissable qui était la sienne, soit prélevées sur des pages imprimées. Sur la bande-son, le silence d’abord, ensuite une voix de femme, puis plus tard la voix traînante et usée par les cigares et les ans du vieil homme de Rolle. Les musiques et les bruits modèlent les sensations, associations d’idées, suggestions instables suscitées par ce qui est montré. Un extrait du film Notre musique, seul moment d’images animées, surgit et propulse avec lui Sarajevo et la Palestine. La guerre d’Espagne, les guerres mondiales, les camps affleurent, tout près de la surface de l’écran. Le XXe siècle et ses tragédies jamais soldées imprègnent les images et les sons.

Le monde est là, l’histoire longue de la recherche de Godard aussi, et la fécondité vertigineuse de ce que ses compositions audio et visuelles engendrent depuis soixante-cinq ans.

Les godardiens auront mille sentiers imaginaires à parcourir en les inventant à demi à partir de ces propositions, dont la richesse est à la mesure de leur apparente économie. On rêve que, par curiosité ou même par inadvertance, des non-godardiens s’y aventurent également, sans préjugé – il y a tant à y glaner. Mais on s’étonne que, des multiples commentaires suscités par le film depuis sa présentation au Festival de Cannes 2023, bien peu prêtent attention au matériau dont pourtant il se réclame explicitement. C’est d’ailleurs une sorte de malédiction qui accompagne le cinéma de l’auteur de Sauve qui peut (la vie) au moins depuis ce film de 1980, le penchant de la plupart des exégètes à aller trop vite dans la surinterprétation, au lieu de regarder et écouter « au premier degré », où il se passe tant de choses.

Ici – c’est dit explicitement par Godard en voix off – le point de départ est un livre, prix Goncourt 1937, signé Charles Plisnier, Faux Passeports (réédité chez Espace Nord). Ce livre est une série de portraits de compagnes et compagnons de lutte de l’écrivain belge, engagé corps et âme comme tant des plus généreux et des plus courageux de sa génération dans le projet d’une révolution libératrice et radicale, au cours des années 1920. Ils et elles seront écrasés par l’histoire, par les polices des pouvoirs, tous les pouvoirs. Il y avait une folie peut-être dans ce don absolu de soi à l’espoir d’un monde meilleur.

C’est aussi ce que raconte Plisnier, tentant d’explorer les replis de cet élan sans jamais se ranger contre ses camarades d’alors. Ailleurs, autrement, Godard aura été porté par une « folie » comparable, lui qui était le cinéaste le plus célèbre du monde en 1967 quand il envoya tout paître du système où il travaillait et resplendissait. C’était au moment de ce que, dans Drôles de guerres, il écrit (mais, 68). C’était pour tenter d’inventer la manière de faire des films vraiment révolutionnaires. Et, aussi, d’échouer.

Dans Drôles de guerre, court-métrage posthume et qui se sait tel, le projet du film qui n’existera jamais est raconté, de manière lacunaire, par la voix off de Jean-Luc Godard. Des éléments visuels laissent notamment percevoir une transposition du combat antifasciste en Italie, un des contextes de Faux Passeports, à la guerre d’Algérie. Il est bien d’autres façons de percevoir Drôles de guerre, en phase avec ce que Godard aura souhaité y suggérer, ou ce que chacune et chacun aimera y percevoir. Dépourvus de sens explicite, les idéogrammes noirs et rouges inventés à même la page invitent à toutes les interprétations.

Mais, autour de deux figures tragiques auxquelles est dédié chacune un chapitre du livre de Plisnier, Ditka et Carlotta, et qui devaient être au centre du film qui n’existera jamais (mais aussi, selon le Film annonce, un troisième, Iegor, l’homme d’appareil intraitable), il est assurément d’abord un geste qui se veut de résistance irréductible, d’où la comparaison invoquée au film de Melville nommé de manière amèrement tronquée, Le Silence de la M. – silence de la mer, silence de la mort.

On songe alors à la dernière phrase du Livre d’image, le dernier long-métrage de JLG : « Et même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré, cela ne changerait rien à nos espérances. » Écrite à l’encre rouge sur la vingt-neuvième des quarante pages du film, comme une impossible demande pour lui-même, « juste un faire-part » renvoie au si célèbre « juste une image[1] ». La formule s’inspire de la dernière phrase du chapitre de Plisnier consacré à Ditka, la combattante martyre au visage nu, phrase lancée par un ami sur le quai alors que déjà s’éloigne le train : « Si elle est morte, un simple faire-part. Un simple faire-part. » Mais qui peut entendre cette voix ?

Deux autres films

À ce jour, il n’existe pas d’autres films de Jean-Luc Godard dont on attende l’apparition. Mais il en existe au moins deux avec lui ou, si on préfère, issus de son atelier. L’un est mis en forme par Mitra Farahani qui, outre son rôle de productrice sur Le Livre d’image, avait réalisé le magnifique À vendredi, Robinson, dialogue à distance entre JLG et le patriarche du cinéma iranien, Ebrahim Golestan, film qu’un absurde concours de circonstances a fait sortir en salles, en France, le lendemain même de la mort par suicide assisté de Godard. Intitulé Impossible scénario, la mort de Virgile, le nouveau film « reviendra sur les derniers mois de création de Jean-Luc Godard, ses hésitations, ses certitudes, sa fatigue grandissante mais aussi sa détermination inébranlable à concevoir entièrement son dernier film : Scénario, au seuil de la mort », selon la présentation qu’en fait Mitra Faharani, qui y travaille à partir des notes prises au jour le jour par Jean-Paul Battaggia au cours des dernières années aux côtés du cinéaste.

Son compère Fabrice Aragno réalise quant à lui Inventaire, qui « consiste à réaliser un inventaire visuel et sonore de la pensée étagée et arborescente, livres, poésies, romans, films, musiques, peintures, appareils divers, outils, écrans et taille crayons disposés dans un ordre et désordre minutieux sur les étagères de la petite chambre de montage de l’atelier-appartement de Jean-Luc Godard à Rolle, en Suisse » selon le dossier déposé au Centre national d’arts plastiques. Il faut également mentionner le film Seul Godard d’Arnaud Lambert et Vincent Sorel (2023), plongée inventive dans les zones les plus exploratoires de l’œuvre de l’homme de Rolle, celle qu’on qualifie par l’expression « films essais » – même si tout le cinéma de Godard relève de l’essai, à tous les sens du mot.

Des livres

Il existe davantage de livres concernant Jean-Luc Godard qu’aucun autre cinéaste. Sa mort n’a évidemment pas interrompu ce flot éditorial avec, outre de multiples rééditions, des nouveautés comme Jean-Luc Godard, cinéaste de la Guerre Froide (1965-1967) : Trois films sous influence d’Iris Mommeransy (L’Harmattan) côté universitaire ou My Life As a Godard Movie : 15 Faits Divers Sur Ma Vie Comme Un Film De Jean-Luc Godard de Joanna Walsh (Transit Book) sur un mode plus personnel. Sans oublier le très singulier, et émouvant Un film à Rolle (éditions En exergue), souvenirs de l’ex-championne de tennis Catherine Tanvier devenue actrice de Film Socialisme.

Figure majeure de l’écriture à propos de Godard, Alain Bergala travaille également, avec Nuria Edelman, à un nouvel ouvrage, à propos de Pierrot le fou, qui rejoindront les ouvrages de références de l’auteur du recueil Godard par Godard et des essais Nul mieux que Godard et Godard au travail, tous publiés par les Cahiers du cinéma. Quant à Païni, il prévoit de publier sa correspondance avec Godard lors de la préparation, devenue orageuse dès l’exposition Collage(s) de France. En septembre 2025, la revue Mettray a publié un numéro entièrement consacré à Godard sous le titre Illuminations. Outre les signatures de Brenez, Païni, Bergala, on y trouve aussi celles de Jean-Michel Alberola, de Bernard Plossu, de Laurent Mauvignier, de Daniel Dobbels, de Jean Narboni… Il y a lieu de se réjouir de cette continuité, mais aussi de prêter attention à des initiatives plus singulières.

Parmi elles, Jean-Luc Godard’s Unmade and Abandoned Projects (Bloomsbury) d’un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre, le Britannique Michael Witt, déjà notamment co-directeur du si précieux Jean-Luc Godard Document publié par le Centre Pompidou à l’occasion de l’exposition Voyage(s) en utopie en 2006. L’auteur explore cette fois le gigantesque corpus des quelques 380 projets laissés en jachère, à différents stades d’inachèvement, par l’auteur d’À bout de souffle depuis ses débuts.

De son, côté, après le singulier et émouvant écrits politiques sur le cinéma et autres arts filmiques tome 2 Jean-Luc Godard (De l’incidence éditeur), riche entre autres d’une passionnante iconographie notamment avec les usages par Godard d’images dans ses e-mails, Nicole Brenez a publié Introduction à une véritable histoire du cinéma, qui est bien davantage que la réédition de l’ouvrage de ce titre paru aux éditions de L’Albatros en 1980. (…)

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DVD: coffrets au trésor du cinéma d’auteur

Loin d’avoir disparu, l’édition DVD propose des offres éditoriales soignées, qui permettent aux amoureux du cinéma des approches renouvelées de grands réalisateurs et réalisatrices.

«Le DVD, c’est fini.» Répétée à l’envi, cette phrase est tout simplement fausse. En 2023, comme l’indique le bilan annuel du CNC, près de 30 millions de DVD et Blu-ray ont été vendus en France –on confondra ci-dessous les deux supports, qu’ils soient séparés ou réunis en combo.

S’il est évident que le support numérique physique n’est plus un mode de diffusion dominant, il conserve un nombre important d’usagers passionnés et exigeants, auxquels est destiné un travail éditorial de grande qualité. Cette année 2024 a notamment vu l’arrivée de coffrets remarquables, pour l’importance des œuvres ainsi assemblées, de leur auteur ou autrice, mais aussi de la valeur des documents qui les accompagnent, en vidéo et sous forme imprimée.Ces coffrets sont construits autour de cette figure toujours à réfléchir et à discuter, mais certainement pas à bazarder comme des tentations plus ou moins grimées mais sous influence directe du marché ne cessent d’y inciter: la figure de l’auteur, et de l’autrice. Chantal Akerman, Jean Eustache, Otar Iosseliani, Ghassan Salhab, Nicolas Philibert, Jacques Rozier, Wong Kar-wai, pour citer celle et ceux ici évoqués, n’ont pas seulement réalisé de nombreux films passionnants.

Chacune et chacun a construit au long cours un travail qu’éclaire la possibilité de les réunir ainsi, de manière plus stable et pérenne que les –fort utiles– rétrospectives en salles ou que sur les chaines et les plateformes cinéphiles. Les documents imprimés qui les accompagnent et les bonus contribuent aussi à mieux percevoir et mieux comprendre leur histoire, leurs singularités, leur importance dans des contextes plus vastes.

Et, bien sûr, pour tout amateur de cinéma exigeant, ce sont aussi de magnifiques possibles cadeaux, il est donc grand temps de les évoquer. Tout comme une poignée de DVD «unitaires», qui permettent de retrouver, ou de rattraper, certains des plus beaux nouveaux films sortis en salles au cours des derniers deux ans, souvent pour une présence trop brève sur les grands écrans.

Coffret Jean Eustache, éditions Carlotta

Figure essentielle du cinéma français des années 1970, Jean Eustache aura longtemps été le «loup blanc», aussi connu qu’invisible, de l’offre de films hors salles –et encore, là aussi de manière parcimonieuse. Au sein d’une œuvre décisive bien que relativement brève (deux longs-métrages de fiction, une douzaine de titres au total), son film à juste titre le plus célèbre, La Maman et la putain (1973), sa liberté incarnée, son impertinence, son désespoir lucide, est aujourd’hui une référence majeure non seulement de l’histoire du cinéma –pas uniquement du cinéma français–, mais aussi un marqueur sensible de ce qui s’est joué pour une ou deux générations dans la seconde moitié du XXe siècle.

Le coffret de six Blu-ray donne aussi accès à des merveilles très différentes entre elles, dont le formidable et minimal Numéro zéro (1971), le binôme à jamais troublant qui compose Une sale histoire (1977), ou les extraordinaires trois derniers courts-métrages. Les suppléments comportent de nombreux inédits ou éléments devenus invisibles depuis longtemps, tandis que, bien plus que le classique «livret», le petit livre présenté par Sonia Buchman réunit les textes du cinéaste, des projets de films, des entretiens et certains des meilleurs textes critiques publiés à propos du cinéma d’Eustache.

Coffret Jean Eustache
Carlotta
Sept DVD ou six Blu-ray et un livret de 160 pages
80 euros
Sorti le 16 avril 2024

«En psychiatrie» de Nicolas Philibert, éditions Blaq Out

Au cours des deux dernières années sont sortis en salles trois films remarquables, Sur L’Adamant, Averroès et Rosa Parks et La Machine à écrire et autres sources de tracas, aussi passionnants un par un que comme l’ensemble qu’ils constituent. Cet ensemble s’inscrit lui-même dans un travail au long cours mené par Nicolas Philibert avec les moyens du cinéma, un travail commencé un quart de siècle plus tôt avec La Moindre des choses.

Tourné dans la clinique de La Borde, haut lieu de la pratique et de la pensée ouvertes dans le domaine psychiatrique, le film explorait à la fois les manières de faire qu’y avait déployé le professeur Jean Oury et celles et ceux qui l’entouraient, et des possibilités inédites de filmer, avec l’ensemble des personnes concernées, manières de filmer riches de sens y compris pour des films dans tout autres contextes.

C’est ce qu’aide à comprendre aussi le livret de documents qui accompagne les DVD, lesquels comportent également plusieurs précieux courts ou moyens-métrages, dont L’Invisible, entretien exceptionnel avec Oury, mais également l’entretien récent avec la psychologue et psychanalyste Linda De Zitter. Ou encore le film que Jean-Louis Comolli avait consacré à son confrère, Nicolas Philibert, hasard et nécessité.

En psychiatrie
Nicolas Philibert
Blaq Out
Cinq DVD et un livret de 144 pages
39,99 euros
Sorti le 3 décembre 2024

Coffret Ghassan Salhab, éditions Shellac

Le moment de parution de ce coffret fait étrangement écho à l’univers du cinéaste de Beyrouth Fantôme (1998), quand les multiples figures hantées par les guerres et les tragédies qui peuplent son cinéma apparaissent alors qu’à nouveau massacres, destructions et opérations d’invisibilisation viennent de faire rage dans son pays, le Liban, lors de la énième guerre d’agression israélienne.

Les cinq DVD réunissent ce qui est présenté comme six longs-métrages et trois essais. En effet, les relations à la fiction et la manière de réfléchir et de raconter avec le cinéma changent entre Terra incognita (2002) et Une Rose ouverte/Warda (2019), en passant par le film de vampire Le dernier Homme (2006) ou le thriller La Vallée (2015).

Pourtant, c’est bien toujours le même sens poétique des puissances du cinéma pour avoir affaire à des tragédies politiques collectives de manière incarnée qui donne souffle à ces réalisations, dont chacune est une conquête sur tant d’obstacles. Réunir ainsi l’ensemble du travail accompli en un quart de siècle, au cœur même d’une actualité à la fois tragique et en partie insaisissable, est davantage que la possibilité d’accéder à des films magnifiques et singuliers. C’est rendre mieux perceptible les continuités, la continuité historique d’une situation et la continuité de pensée et de style d’un cinéaste, et la façon dont elles s’éclairent réciproquement.

Coffret Ghassan Salhab
Shellac
Cinq DVD
39,90 euros
Sorti le 3 décembre 2024

Coffret Chantal Akerman, éditions Capricci

Point d’orgue de cette année qui a vu se multiplier les manifestations autour de l’œuvre majeure léguée par Chantal Akerman, le monumental travail éditorial accompli avec ce coffret offre la possibilité de disposer des quarante-six réalisations, pour le cinéma et la télévision, de la cinéaste de Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, ce chef-d’œuvre de 3h20 qu’elle a tourné à l’âge de 25 ans et qui a récemment été élu «meilleur film de tous les temps» –ce qui ne veut rien dire mais fait plaisir.

L’ensemble comprend en outre un très riche ensemble de documents audiovisuels concernant de multiples façons la réalisatrice belge. Également disponible en quatre coffrets, un par décennie des années 1970 aux années 2000, cette véritable malle aux trésors recèle, à côté des grands films (de Je, tu, il, elle à No Home Movie) et de courts-métrages tout aussi essentiels, des formes hybrides qui participent des incessantes explorations menées par l’autrice, de Saute ma ville (1968) à Tombée de nuit sur Shanghai (2009).

Cet ensemble vient ainsi compléter la rétrospective en salles de l’automne dernier, l’exposition magnifique qui s’était tenue au Musée du Jeu de paume, et un considérable travail d’édition imprimée, dont la réunion de L’Œuvre écrite et parlée de Chantal Akerman mise en forme par Cyril Béghin chez L’Arachnéen.

Coffret Chantal Akerman
Capricci
Quatorze Blu-ray, un livret et une affiche
149,90 euros pour le coffret complet ou 49,90 euros pour chacun des quatre coffrets décennaux
Sorti le 25 septembre 2024

Coffret Jacques Rozier, éditions Potemkine/MK2

Lorsqu’en décembre 1962, les Cahiers du cinéma tirent le premier bilan de la Nouvelle Vague qui vient de balayer le cinéma français et mondial, le film qui figure en couverture est le premier long métrage de Jacques Rozier, Adieu Philippine. Cette place très légitime distingue un cinéaste qui, dès l’école buissonnière du court métrage Rentrée des classes (1958) et jusqu’à Fifi Martingale en 2001, mais surtout grâce, après Philippine, aux ovni joyeux et infiniment inventifs que sont Du côté d’Orouët, Les Naufragés de l’île de la Tortue et le génial Maine Océan, n’aura cessé d’inventer comment faire du cinéma au plus proche des personnes, des lieux, des lumières, des émotions.(…)

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Un vertigineux continent « logique » – sur Chantal Akerman, Œuvre écrite et parlée

Scénarios, nouvelles, entretiens, correspondance… L’immense assemblage de textes écrits ou énoncés par Chantal Akerman que publie L’Arachnéen dans une édition établie et commentée par Cyril Béghin compose à la fois une traversée intime et attentive du parcours de la cinéaste de Jeanne Dielman et une immense proposition littéraire et poétique, aussi profondément hybride que d’une bouleversante cohérence.

« J’ai vu que le lit était plein de sang ». Une phrase, une ligne. On ne sait pas qui dit « je », mais c’est une femme, une jeune femme. Les mots sont simples, ce qu’ils expriment est infiniment complexe, dangereux, obscur. Le sang de qui ? De celle qui écrit ? De celui ou celle dont elle a évoqué auparavant l’absence, après une séparation dont il est incertain si elle est temporaire ou définitive ? Le sang d’une blessure, d’un meurtre, d’un suicide ? D’une coupure anodine ? Le sang des règles ?

« Plein de sang », manière de dire qu’il y a une tache de sang ou véritablement plein, inondé. Liquide ou sec. Gore ou mélancolique. C’est sans fin, il peut être question d’un crime, d’un incident quotidien, de la trace d’une lutte ou d’un acte brutal, de l’hypothèse – espérée ou non – d’un enfantement.

« J’ai vu que le lit était plein de sang ». La phrase ne raccorde pas vraiment avec le reste du court texte dont il est extrait, intitulé La Chambre, à peine trois pages, et qui raconte les actes désordonnés de la narratrice après une rupture, dans les rues et le métro à New York et dans l’appartement où elle habite. Ce texte a existé sous trois formes différentes, écrites et enregistrées, sans avoir atteint la place à laquelle il était destiné, la bande son d’un court métrage. Le court métrage aussi s’intitule La Chambre, c’est la deuxième réalisation de Chantal Akerman, en 1972. Dans le film, plan-séquence de dix minutes, il y a une chambre qui semble à New York, il y a Chantal Akerman dans un lit, il n’y a pas de sang, du moins pas qu’on puisse voir. Le plus important était peut-être « J’ai vu ».

Voilà, c’est tout au début de Chantal Akerman, Œuvre écrite et parlée. Une ligne seulement, à la douzième des mille trois cent quatre-vingt-six pages que comporte cette émerveillante proposition composée par les éditions L’Arachnéen et par Cyril Béghin, grand connaisseur de l’œuvre de la cinéaste belge à propos de laquelle il a déjà souvent publié. Il s’agit, en deux tomes chronologique (1968-1991 et 1991-2015) d’un ensemble de textes écrits par l’autrice de Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, certains comme travaux préparatoires à des films ayant existé ou pas, d’autres rédigés pour de multiples raisons personnelles et de travail. Il y a des livres déjà parus ou pas, du théâtre, des ébauches de nouvelles, des courriers, des chansons, des éléments de dossiers de presse. Figurent aussi des transcriptions d’enregistrements et des entretiens destinés à des médias, et des présentations d’installations vidéo. Certains textes font plus de cent pages, d’autres moins de vingt lignes.

L’ensemble est un magnifique et sobre objet comme sait en créer L’Arachnéen, éditeur auquel on doit, entre autres, un immense travail autour de la pensée en actes et en gestes visibles de Fernand Deligny, travail éditorial au long cours dont le sommet a été la publication de la somme Œuvres. Cet ensemble Akerman est constitué de trois volumes. Le troisième a été composé par Béghin, il comporte une notice explicitant la nature et les sources de chaque texte publié dans les deux autres tomes, ainsi qu’une biographie, une filmographie et une bibliographie exhaustives. Cet appareil informatif est précédé d’une « Présentation » par Cyril Béghin de la réflexion qui a guidé la composition de l’ouvrage, lequel ne prétend nullement réunir tout ce qu’a écrit Chantal Akerman, et d’éléments critiques et analytiques concernant son cinéma et son rapport à l’écrit. Ou plus exactement son rapport aux mots, dans leurs multiples modes d’existence.

L’intitulé de l’ouvrage est à cet égard significatif. Comme y insiste Cyril Béghin, le « et » de Œuvre écrite et parlée ne désigne pas tant une addition que la continuité de ces modes d’énonciation, eux-mêmes intimement intriqués aux réalisations visuelles, qui ne sont pas toutes des films, Akerman étant aussi l’autrice d’un important ensemble d’installations pour les lieux d’art contemporain. Le geste éditorial qu’est l’ouvrage tel qu’il est agencé affirme qu’ensemble, ces énoncés font une œuvre (au singulier), qu’il s’y déploie une proposition cohérente de rapport aux autres et à soi, au monde réel et aux films et écrits de multiples autrices et auteurs différents.

L’introduction insiste sur ce qui s’avère une des qualités majeures de l’œuvre ainsi publiée, ce que Béghin nomme son « instabilité ». Soit la multiplicité des formats, des supports, des modes d’énonciation, mais aussi l’incertitude du statut de ce qui y est conté, décrit, imaginé, et la labilité des régimes d’expression. Le minuscule exemple d’une seule ligne mobilisé ci-dessus vaut exemple de la richesse féconde, toujours potentiellement générative d’autres idées, d’autres paroles, d’autres textes que suscite l’expression verbale de Chantal Akerman.

Elle qui disait « j’ai toujours eu le désir d’écrire (…) Simplement, j’ai eu peur de ne faire que ça. La peur de rester chez soi et de se perdre. Je savais qu’en écrivant des films, je sortirais de ma chambre. » À la lire, on éprouve et la proximité du risque d’un abime sans fond de l’écriture mais aussi de la parole, et la tension entre l’intérieur et l’extérieur, la pratique solitaire et la pulsion vers ailleurs, là où sont les autres.

À juste titre, Béghin caractérise donc du mot « instabilité » l’ensemble de cette production « logique », au sens où elle relève du logos en-deçà de la séparation entre parlé et écrit, et même si la logique au sens courant n’est pas sa caractéristique la plus apparente. Instable assurément, au sens où tout est en mouvement, dans les énoncés et dans leurs modalités d’énonciation. Mais ce qui les tient ensemble, et dont le livre témoigne si fort, c’est la voix. La voix de Chantal Akerman, voix connue, elle qui parle si souvent dans ses films, du premier au dernier, voix ô combien singulière, dans ses caractéristiques audibles, gravité, tessiture, modulations du tabac et des angoisses, mais pas seulement. La preuve : qui n’a jamais entendu la « vraie » voix de Chantal Akerman l’entendra en lisant ces textes.

Cette instabilité peut aussi être la condition d’une forme de solidité, lorsque les écrits témoignent de recherches de terrain approfondies, minutieuses, par exemple dans le centre de réhabilitation pour adolescents de Yonkers dès 1972 (pour un film inachevé), ou pour l’enquête sur le désert à la frontière entre États-Unis et Mexique (Sonora, 2001) qui fera naître un film et une installation.

Ce que faisait, ce que disait ou écrivait Akerman a suscité de multiples références ou rapprochements, qu’elle a presque toujours récusés. Mais il y a en a une qu’elle a elle-même convoqué, celle à la « littérature mineure » comme l’avaient définie Deleuze et Guattari dans leur livre sur Kafka, souvent cité par la cinéaste[1]. Dans cet ordre-là du discours se tiennent et ses films, et ses écrits. Avec sans cesse une exigence du mot juste, et un refus des assignations, qui se cristallisent par exemple dans cette seule réplique, prélevée au sein d’un des plus amples entretiens qu’elle ait jamais accordés, « Bresson est un grand matérialiste, (…) « cinéaste catholique », « cinéaste juif », « cinéaste femme », « cinéaste homosexuel », il faut enlever tous ces qualificatifs, ce n’est pas là que se jouent les choses » (« The Pajama Interview », avec Nicole Brenez, 2011).

Dans son texte de présentation, Cyril Béghin remet à leur place les multiples cadres jamais totalement dépourvus de pertinence mais tous plus ou moins réducteurs, ces trop bien nommées « grilles de lecture » (l’autofiction, le féminisme, le rapport à Israël et au judaïsme, la comparaison avec Marguerite Duras…). Et il rend justice à ces deux horizons décisifs que sont la non-appartenance viscérale, à la fois malheureuse et revendiquée, et, plus tard et grâce à la rencontre avec Sonia Wieder-Atherton, la musique.

S’y aventurer constitue une entreprise éminemment gratifiante.

Mais la beauté de l’ensemble de l’ouvrage édité, au-delà des multiples merveilles qu’il recèle et qu’on ne saurait prétendre énumérer ici, tient à ce qui circule entre les textes, et entre les textes et l’œuvre filmé. La puissance de ces énergies suscitées par la composition publiée ouvre des échos et des espaces poétiques qui construisent des places tremblantes et puissantes à des films qui n’existent pas, mais qui parvinrent à divers états d’élaboration.

Cela construit un territoire peuplé de fantômes, aussi actifs que les « vivants » (les œuvres réalisées) et les documents qui s’y rapportent. Et eux aussi acquièrent, dans le maniement de la langue de l’écrivaine, une dimension fantomatique. (…)

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Éditions DVD, un bouquet d’alternatives et de découvertes

Ida Lupino et Jean-Pierre Mocky, la géopolitique de Los Angeles vue par Hollywood, un grand auteur indien…: à l’écart des courants dominants de la consommation, l’édition DVD multiplie les propositions singulières de rencontres ou de retrouvailles avec des œuvres filmées, mettant en valeur des auteurs et autrices, des films rares, oubliés ou seulement trop vite devenus hors d’atteinte, développant des stratégies de soutien à la diversité, à l’innovation, à la pédagogie, démarches porteuses de multiples plaisirs.

La cause est entendue, le DVD et son cousin le Blu-ray sont aujourd’hui une forme minoritaire de rencontre entre des films et des spectateurs.

Le temps est loin où, au début de ce siècle, les supports matériels faisaient figure de secteur le plus dynamique dans la diffusion des œuvres de cinéma. Et cette marginalisation a été aggravée par le choix des fabricants d’ordinateur de supprimer les lecteurs DVD intégrés à leurs produits, ou aisément connectables.

De manière constante depuis 2010, les différentes formes de diffusion en ligne n’ont cessé de progresser pour occuper une place sans cesse croissante dans la manière dont les films sont regardés. Quantitativement, l’affaire est pliée, et probablement sans retour. Mais les films sur support vidéo n’ont pas disparu, et ils sont encore achetés : plus de 33 millions de DVD et Blu-ray ont ainsi été vendus l’an dernier[1].

Surtout, la contrepartie qualitative à cette diminution quantitative se déploie dans la multiplicité des propositions éditoriales singulières, réunissant des intégrales ou d’auteurs majeurs, mettant en valeur des œuvres devenues inaccessibles ou restées injustement méconnues, permettant la découverte de cinéastes importants que les canaux traditionnels de distribution avaient négligés, réunissant des titres autour d’une thématique ou d’un axe de réflexion.

Les suppléments et souvent des livrets pouvant offrir un ensemble de connaissances et de perspectives important participent également de la construction de cette offre à laquelle des dizaines d’éditeurs contribuent de manière régulière et significative[2]. Au moment d’envisager les cadeaux pour la fin de l’année, coffrets ou objets singuliers recèlent des propositions très diverses, riches de découvertes ou de retrouvailles particulièrement réjouissantes. On citera ainsi pour mémoire, parmi les sorties récentes, les coffrets Lars von Trier ou Agnès Varda en écho à l’exposition qui lui est consacrée à la Cinémathèque française, ceux dédiés à La Trilogie d’Apu composée des trois premiers chefs-d’œuvre de Satyajit Ray ou les trois films de Jeanne Moreau, cinéaste.

Ces éditions de prestige sont parmi les plus visibles d’une offre qui recèle des propositions tout aussi dignes d’attention. Ensemble, les unes et les autres font vivre une des alternatives à la massification des goûts et des consommations que les offres en ligne n’ont cessé d’aggraver. Les analyses ne cessent confirmer combien la théorie de la « longue traine » (long tail) de Chris Anderson, mantra des thuriféraires de la mise en ligne à tous crins, était une escroquerie intellectuelle, version techno et culturelle du concept néo-libéral du ruissellement – pour simplifier, plus les gros grossissent, plus les petits vont aussi en profiter.

Le phénomène ne cesse de s’amplifier sous l’effet des algorithmes et de l’IA, comme l’a récemment rappelé Dominique Boullier ici-même. Face à ces processus massifs, le maintien et l’inventivité de ces zones de découvertes, de remises en perspective ou d’approfondissement que constituent les éditions DVD n’en sont que plus précieux. Il arrive aussi qu’un tel objet permette de rendre visible et de saluer une aventure collective au long cours, aux enjeux à la fois économiques et artistiques. C’est avec un tel objet que débute la petite liste qui suit.

Shellac, 20 ans, 20 films

Société indépendante de production, de distribution et d’édition DVD, également associée à la programmation de salles, Shellac célèbre ses 20 ans avec ce coffret en forme de boite au trésor. On y trouve, donc, vingt titres qui jalonnent une aventure audacieuse, marquée par un esprit de découverte mais aussi une opiniâtreté à défendre ses valeurs dans un environnement qui n’a cessé de devenir de plus en plus difficile, depuis que Thomas Ordonneau, qui en est toujours le dirigeant, l’a créée il y a deux décennies.

On y retrouve nombre des figures majeures du cinéma d’auteur français, d’une grande diversité allant de Claire Simon à Justine Triet, en passant par Damien Manivel, Pierre Creton, Emmanuel Mouret, Serge Bozon, Virgil Vernier. On trouve également beaucoup des plus grandes signatures de l’art du cinéma dans le monde au présent : Lav Diaz, Miguel Gomes, Lucrecia Martel, Cristi Puiu, Angela Schanelec, Pietro Marcelo… Cette diversité, qui s’accompagne fréquemment d’une fidélité au long cours des cinéastes dont la société marseillaise a souvent accompagné les débuts, est représentée dans le coffret, lequel privilégie logiquement les noms reconnus – parmi lesquels auraient aussi pu apparaître Béla Tarr, Chantal Akerman, Philippe Grandrieux…. C’est une part significative de la vitalité du langage cinématographique contemporain qui est ainsi réunie.

Mais il serait juste que cette célébration 20/20 attire aussi l’attention sur l’ensemble d’une politique éditoriale qui, au-delà du travail essentiel concernant les films en salles (dont les trois que programme la société dont le nom est l’acronyme de Société Héliotrope de Libre Action Culturelle), utilise les ressources du DVD pour un « travail de fond ». Celui-ci, auquel donne accès le site de l’éditeur, met notamment en valeur le travail au long cours de cinéastes importants, et plus ou moins invisibilisés par le fonctionnement du marché : René Allio, Paul Vecchiali, André Labarthe, Vincent Dieutre, Richard Copans, Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, Régis Sauder…

Il permet aussi de donner accès à des films devenus invisibles, comme l’admirable Lettre à la prison de Marc Scialom, un des titres essentiels de l’histoire coloniale et décoloniale française. Ou en offrant une visibilité et une pérennité à des œuvres de fait exclues du marché en salle, comme par exemple le beau L’Île aux oiseaux de Maya Kosa et Sergio da Costa, ou les réalisations de Clément Schneider. À noter que Shellac ne néglige pas pour autant l’offre en ligne, à laquelle donne accès son club de location VOD.

Ida Lupino, une réalisatrice à Hollywood (Films du Camelia)

On connaît le paradoxe, particulièrement aigu en ce qui concerne Ida Lupino. Après des décennies de marginalisation, le mouvement #MeToo suscite l’attention autour des femmes cinéastes. Mais aussitôt s’active le risque que celles-ci ne se mettent à exister que comme « femme-cinéaste » (c’est Chantal Akerman qui utilisait le tiret, pour dénoncer l’expression).

Ida Lupino ne fut pas, loin s’en faut, la seule réalisatrice à Hollywood. Outre la Française Alice Guy, dont l’œuvre est enfin et à juste titre reconnue, et qui mena une part considérable de sa carrière aux États-Unis, il y eu un nombre significatif de femmes derrière la caméra au début du XXe siècle, dont Frances Marion, Lois Weber, Dorothy Arzner…, à tous les postes importants, comme le rappelle le documentaire Et la femme créa Hollywood de Klara et Julia Kuperberg. Mais Lupino est un cas unique d’actrice reconnue (elle a joué dans 70 films et est la vedette de grands films de Raoul Walsh, Fritz Lang, Nicholas Ray…) s’étant imposée comme productrice et réalisatrice, à une époque où aucune autre femme n’occupait une telle place dans l’industrie du show-business.

Rappeler cela est vrai, et important, mais insuffisant. Il faut aussi, surtout, insister sur le fait que ses sept films, et singulièrement les quatre ici réunis en coffret (Not Wanted et Never Fear de 1949, The Hitch-hicker et The Bigamist de 1953) impressionnent d’abord par la diversité et la singularité de leurs thèmes et de leur mise en scène. La situation traitée sans pathos ni moralisme d’une fille-mère (Not Wanted), l’affrontement traité de manière nuancée et sensible d’une maladie invalidante (Never Fear), un film noir aux frontières du loufoque, de la peur et du documentaire (The Hitch-hicker), une étrange construction autour de la double vie d’un homme qui devient occasion d’interroger les codes sociaux avec une liberté d’esprit et une absence de moralisme exceptionnelles (The Bigamist) portent chacun de ses films – sans oublier l’approche, alors unique, du viol dans Outrage, réalisé en 1950.

Comme il se doit, ou plutôt se devrait, l’essentiel est de regarder les films. D’y découvrir une inventivité formelle, une attention aux corps, aux visages, aux lumières, aux cadres d’une richesse étonnante, et jamais répétitive. Véritable artiste de la mise en scène (sans effets de manche esthétisants), Ida Lupino est aussi porteuse d’une conception féministe de la réalisation par son choix de corps non formatés, sa disponibilité à des relations, parfois très secondaires pour l’intrigue, mais qui traduisent la réalité des rapports de domination dans la société, et en particulier les conformismes dont Hollywood fut l’une des plus puissantes machines de reproduction.

Pour le dire d’une phrase, Ida Lupino était une remarquable cinéaste, et ses films sont de grands bonheurs pour leurs spectateurs. Chacun des quatre titres édités est accompagné d’un excellent bonus par l’érudite enseignante Yola Le Caïnec, et le coffret comporte aussi un utile livret composé de textes de la critique newyorkaise Ronnie Scheib.

Mani Kaul, le secret bien gardé du cinéma indien (E.D. Distribution)

Après avoir bénéficié d’une sortie en salle au début de 2023, leur première distribution sur des écrans français, ces quatre films vertigineux de beauté et d’invention sont désormais disponibles en DVD. Très différents entre eux, ils sont autant de traductions d’une même ambition pour le cinéma. Quatre voies pour une même quête des puissances poétiques de l’image et du son, des formes et des rythmes, chacune de ces voies tracée autour d’une inoubliable figure féminine.

Mani Kaul fut l’élève d’un des plus grands artistes du cinéma bengali, Ritwik Ghatak. Chef de file de ce qu’on a appelé dans les années 1970 le nouveau cinéma hindi, Kaul a réalisé douze longs métrages de fiction entre 1969 et 2005. Il a aussi été une figure majeure de l’enseignement du cinéma en Inde, au Film and Television Institute of India à Pune, où il avait d’abord été étudiant, et où il a été le mentor de plusieurs générations de réalisateurs.

Uski Roti, son premier film (1969), semble d’abord relever du cinéma réaliste dans le monde rural surtout illustré par les grands réalisateurs bengalis de la génération précédente. Deux sœurs dans une maison isolée en pleine campagne, le mari de l’une chauffeur de bus souvent absent non seulement pour son travail mais pour profiter des plaisirs de la ville, l’autre jeune femme en butte à la concupiscence d’un voisin, dessinent un motif reconnaissable. (…)

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DVD: la belle moisson

L’Annonce faite à Marie n’est pas seulement l’unique film d’Alain Cuny, c’est véritablement un film unique.

Surfant souvent sur la vague de la restaurations d’œuvres du patrimoine, le DVD offre des rencontres et des retrouvailles réjouissantes et stimulantes, du Moyen Âge réinventé d’un poète visionnaire aux éclats innombrables de la Nouvelle Vague.

(Par ordre d’apparition: La Croisière jaune, Voyage au Congo, 19 courts métrages de la Nouvelle Vague, L’Annonce faite à Marie, John Ford – Premiers Westerns, Memories of Murder, JSA.)

S’il est désormais un produit de niche, le DVD (et sa déclinaison Blu-ray) joue un rôle significatif dans la vie au long cours des films, voire dans leur résurrection, ou offrent la possibilité de comprendre des pans entiers de l’histoire du cinéma. Une de ses vertus reste de laisser accessible –par une existence matérielle qui se manifeste notamment dans les médiathèques– de beaux films passés injustement inaperçus lors de leur sortie en salles.

Parmi ceux du début de cette année 2022, c’est exemplairement le cas de Bruno Reidal de Vincent Le Port, de Magdala de Damien Manivel, de De nos frères blessés de Hélier Cisterne, ou de I Comete de Pascal Tagnati. Ces films sont aussi disponibles en vidéo à la demande (VOD) et c’est heureux, mais les objets physiques continuent de leur donner une présence nécessaire et bénéfique, fut-ce à bas bruit.

Surtout, l’édition DVD occupe désormais une place dans le considérable essor du «cinéma de patrimoine», aussi instable soit cette notion. Le phénomène tient en particulier à la multiplication des canaux de diffusion, gourmands en «contenus», a fortiori si un segment du public a été identifié comme susceptible de s’y intéresser.

Cette tendance s’appuie aussi sur d’incontestables tendances régressives, survalorisant n’importe quelle couillonnade ayant marqué l’enfance ou l’adolescence de chaque génération. Chaînes spécialisées, sites internet et festivals dédiés, le marché est en pleine explosion, comme l’a une nouvelle fois mis en évidence une récente étude. C’est dans ce contexte pas du tout has been qu’apparaissent ou réapparaissent de véritables pépites, bien dignes de faire partie des présents que la période qui commence incite chacun à multiplier.

«La Croisière jaune»

Ce n’est pas seulement un combo (DVD+Blu-ray), mais une très belle édition comportant un livre composé de textes de deux des meilleurs connaisseurs du sujet, Éric Le Roy et Béatrice de Pastre, un très riche matériel photographique, et des documents inédits. Cela (l’objet édité) s’intitule L’Aventure cinématographique de «La Croisière jaune».

Ce titre appelle au moins deux remarques. D’abord, il n’y figure pas, contrairement à l’usage, le nom du réalisateur. Ensuite, il pourrait à bon droit s’appeler «Les Aventures cinématographiques de “La Croisière jaune”», ce pluriel renvoyant entre autres à cette absence de nom d’un auteur du film. Il y a en effet plusieurs aventures. La première, évidente, considérable, passionnante, est celle de l’expédition montée en 1931-1932 par l’industriel André Citroën pour promouvoir ses produits, des autochenilles tout-terrain, en organisant une double équipée, depuis Beyrouth et depuis Pékin, destinées à se retrouver au pied de l’Himalaya.

Les tribulations vécues par les deux équipes, l’une à travers le Moyen-Orient, l’Empire perse, l’Afghanistan et l’Inde, l’autre à travers la Chine en proie à la guerre civile et aux débuts de l’agression japonaise, auraient de quoi nourrir plusieurs albums de Tintin.

Au sein de cette double odyssée se joue une aventure plus proprement cinématographique, celle d’André Sauvage, cinéaste, poète et peintre, ami des surréalistes, à qui a été confié la réalisation du film de l’expédition. Celle-ci faisait suite à une opération similaire quoique de moindre ampleur en Afrique, qui avait donné lieu à un film tout à la gloire des véhicules Citroën et de l’empire coloniale français, La Croisière noire, réalisé par Léon Poirier.

Il y a aussi une aventure du cinéma dans le choix des matériels, les méthodes de tournage et les choix de ce que filme André Sauvage. Et une autre, fort sombre, dans ce qui se produit ensuite, lorsque le cinéaste présente son montage à son commanditaire.

 

En 1931-1932, André Citroën lançait une expédition à l’assaut de l’Himalaya. | Carlotta Films

Mécontent du résultat qui ne se focalise pas assez sur les performances de ses véhicules (et la gloire de la France), André Citroën vire André Sauvage et récupère la totalité des éléments filmés, qu’il confie à Léon Poirier. Celui-ci réalise un montage, un commentaire (et une musique, hélas) conformes aux souhaits du grand patron. Écœuré, André Sauvage abandonne sans retour le cinéma et disparaît des mémoires. Tout le reste devient invisible. La Croisière jaune «de Léon Poirier» est distribué, avec succès.

C’est le film mis en forme par Léon Poirier, qui le signe de son nom, qui est aujourd’hui rendu visible. Mais l’édition comporte aussi des courts métrages, dont un, très beau, qui serait véritablement d’André Sauvage, même si Léon Poirier y a également mis sa signature: Dans la brousse annamite. Les textes d’Éric Le Roy et Béatrice de Pastre, ainsi que le journal de voyage et de tournage d’André Sauvage constitué des lettres à sa femme, aident à mieux comprendre ce qu’il s’est joué.

Cette aventure, qui est aussi un épisode de l’histoire du droit d’auteur en même temps que de celles des techniques, du colonialisme et de l’orientalisme, ou encore de l’ethnographie, avait été racontée dans le livre d’Isabelle Marinone, André Sauvage, un cinéaste oublié, qui rendait justice à cet artiste dont l’œuvre a été irrémédiablement détruite, mais dont les traces et le parcours réapparaissent, aussi grâce à l’action inlassable de sa fille… et de l’éditeur de DVD.

                                                                                                            L’Aventure cinématographie de «La Croisière jaune»

Carlotta Films

Sortie le 6 décembre 2022

40 euros

L’édition DVD + Bu-ray comprend le film La Croisière jaune (1934), d’André Sauvage, le document vidéo inédit L’Autre Croisière d’André Sauvage (2022), sept courts métrages et un livre de 396 pages.

«Voyage au Congo» de Marc Allégret

Il doit moins au hasard qu’à l’environnement très attentif aux restaurations de films évoqué plus haut que soit paru peu avant La Croisière jaune une très belle édition d’un film qui non seulement lui fait pièce, mais qui suggère aussi ce qu’aurait pu être une réalisation par André Sauvage.

Accompagnant son ami et mentor André Gide au cours de cette expédition à travers l’Afrique équatoriale, le tout jeune Marc Allégret s’auto-institue cinéaste pour réaliser ces images, contrepoint visuel du Voyage au Congo de l’écrivain publié à leur retour en 1926 et qui dénonce l’oppression coloniale et les comportements des grandes entreprises françaises.

Le film témoigne d’une interrogation constante sur les distances auxquelles filmer les habitants des régions
traversées, de la nature du regard
qu’il porte sur eux.

Accomplissant un long périple de dix mois dans des conditions souvent difficiles, Marc Allégret se révèle à la fois doté d’un regard d’authentique cinéaste, composant des plans riches en beauté et en signification, et un voyageur capable d’interroger sa propre place et son rapport à ceux qu’il rencontre.

Évidemment, cela se fait dans le cadre et dans les termes de l’époque, dont beaucoup sont obsolètes, voire gênants aujourd’hui. Mais, s’il ne montre rien des exactions des colons que Gide et Allégret dénonceront en rentrant en France, le film témoigne d’une interrogation constante sur les distances auxquelles filmer les habitants des régions (aujourd’hui Congo, République centrafricaine et Tchad) traversées, de la nature du regard qu’il porte sur eux.

 

       Le film du jeune Marc Allégret répond au carnet de voyage de son ami André Gide. | Doriane Films

Attentif à la diversité des situations et des mœurs, il s’intéresse aux architectures et aux usages quotidiens comme aux rituels agraires et aux pratiques cérémoniales, avec une quête permanente de la mise en valeur de la beauté des visages et des corps, des gestes et des comportements.

Magnifiquement restauré, Voyage au Congo est accompagné d’un livret comportant notamment, outre des photos de Marc Allégret et des textes de celui-ci et d’André Gide, une très utile mise en perspective par la grande spécialiste de l’histoire africaine Catherine Coquery-Vidrovitch, judicieusement intitulé «Un précurseur du film ethnologique».

       Voyage au Congo

de Marc Allégret

1927

Doriane Films

Sortie le 28 mars 2022

22 euros

 

«Dix-neuf courts métrages de la Nouvelle Vague»

Un même homme se trouve derrière Voyage au Congo et une véritable malle aux trésors sous l’apparence de deux petites galettes argentées: leur producteur. Pierre Braunberger fut lui aussi, à sa façon, un aventurier qui a, au cours de sa longue et féconde existence, rendu possible de très nombreux projets parmi les plus audacieux.

Quand, à 21 ans, il produit le premier film de Marc Allégret, il a déjà derrière lui une expérience pleine de rebondissements, y compris aux États-Unis où il a fréquenté les plus grands patrons des majors alors naissantes. On le retrouvera durant les années 1930, notamment aux côtés de Jean Renoir, mais c’est surtout après-guerre qu’il va jouer un rôle décisif. Il sera en effet précurseur dans le soutien à l’émergence d’une génération qu’on n’appellera qu’un peu plus tard la Nouvelle Vague. Le double DVD publié par Les Films du jeudi et Doriane Films annonce dix-neuf courts métrages, ils sont en fait vingt-et-un.

Sont réunies des réalisations ayant marqué les débuts d’Alain Resnais, de Jean-Luc Godard, de François Truffaut, de Jacques Rivette, de Maurice Pialat, ainsi que des relatives raretés signées Jean Rouch. Et si la plupart sont connues, il est bienvenu de les avoir ici rassemblées, alors qu’elles sont d’ordinaire dispersées en bonus sur d’autres DVD. Moins connu et parfaitement réjouissant est le court métrage d’Agnès Varda, Ô saisons, ô châteaux (1958), un des jalons du chemin de cette annonciatrice de la modernité déjà à l’époque signataire de son premier long métrage, La Pointe courte.

 

                                         Bernadette Lafont dans L’Avatar botanique de mademoiselle Flora, de Jeanne Barbillon, révélation du coffret. | Doriane Films

Encore moins connu et absolument saisissant, y compris dans sa dimension documentaire, se révèle le premier court métrage de Jean-Pierre Melville (1946), authentique geste cinématographique aux côtés du clown-star Béby. (…)

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Cahiers du cinéma, le retour

La parution du premier numéro de la revue historique de la cinéphilie depuis son rachat sur fond de polémique est un nouveau départ qui inspire bien des attentes.

À poil et en plein élan dans les rues de Paris, Mathieu Amalric et Omahyra Mota dans le bien nommé Les Derniers Jours du monde des frères Larrieu font la couverture du numéro 766 des Cahiers du cinéma –un numéro singulier à plus d’un titre de la plus ancienne et de la plus prestigieuse revue dédiée au septième art.

Arborant en une la question «Quand est-ce qu’on sort?», il surgit au croisement de deux séries d’évènements à la fois menaçants et peut-être porteurs d’un avenir prometteur.

L’une est évidente et générale: elle concerne les effets de la pandémie de Covid-19 et, parmi ceux-ci, la mise à l’arrêt du cinéma comme dynamique (interruption des tournages, fermeture des salles, annulation des festivals), tandis que les films se réfugiaient un temps entièrement sur la toile et à la télé.

Il reste à voir comment le cinéma, c’est-à-dire la manière dont les films sont faits, montrés, vus, et ce qu’à leur tour ils font, existera et sera transformé par cette situation inédite où, pour la première fois depuis le 28 décembre 1895, se profila la possibilité que tous les projecteurs du monde s’éteignent.

Rachat et rififi

La seconde série d’évènements concerne la revue elle-même. Au début de l’année 2020 était annoncé son rachat par un groupement de dix-neuf investisseurs, ce qui entraîna le départ de la plupart des journalistes –mais pas la totalité, contrairement à ce qui a été répété à l’envi.

Hommes d’affaires et producteurs, les nouveaux acquéreurs ont été dénoncés comme menaçant l’indépendance de la publication.

À quoi l’on pourrait répondre en rappelant d’une part que la situation n’est pas si inédite –les Cahiers sont nés, en 1951, grâce au financement d’un producteur et distributeur, Léonide Keigel–, mais surtout qu’il fallait bien des personnes fortunées pour payer au précédent propriétaire, l’homme d’affaires britannique Richard Schlagman, la somme élevée qui avait auparavant dissuadé d’autres possibles repreneurs, afin d’acquérir un titre qui perd de l’argent et va nécessiter encore d’importants investissements.

Avec dix-neuf propriétaires dont aucun ne détient plus de 12%, le risque est pour le moins dilué.

Peau de chagrin

Il faudra bien que des sommes conséquentes soient mobilisées pour redonner sa place à un titre qui ne désignait pas seulement un mensuel mais de multiples formes de présence dans le monde du cinéma.

Tandis que la précédente rédaction avait fait le choix d’un entre-soi dont on peinait à suivre les lignes de force, les autres activités labellisées «Cahiers» s’étaient étiolées ou avaient entièrement disparu.

Quelques-uns des centaines d’ouvrages publiés par les Éditions des Cahiers du cinéma. | JMF

Ce qui avait été durant trente ans la première maison d’édition de livres de cinéma en France –et sans doute au monde– a été réduit à pratiquement rien. Le site internet qui donnait accès à l’ensemble des archives et produisait des contenus originaux a été rayé de la carte du web, tout comme la traduction chaque mois du contenu de la revue en anglais.

Les ventes de droits des livres Cahiers du cinéma pour traduction en langues étrangères n’existent plus. Les multiples partenariats avec des festivals, des universités, des cinémathèques et autres institutions cinéphiles se sont évanouies, de même que les opérations (à Paris, en régions, à l’étranger) «Semaines des Cahiers» et le «Ciné-club des Cahiers», l’édition de DVD, le partenariat avec des publications dans d’autres langues…

La dimension internationale est ici importante: la revue y dispose d’un capital important. (…)

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Deux femmes sont parties

Hélène Châtelain dans La Jetée, Sarah Maldoror à la caméra.

La cinéaste, écrivaine et éditrice Hélène Châtelain et la cinéaste et militante anticolonialiste Sarah Maldoror viennent de mourir.

Pour le pire, une dernière fois l’histoire les aura rapprochées. Elles sont mortes à quarante-huit heures d’écart, de cette maladie du XXIe siècle, le coronavirus, ces deux femmes si exemplaires des engagements les plus généreux du XXe siècle. Hélène Châtelain décédée le 11 avril à 84 ans et Sarah Maldoror le 13, à 90 ans.

Une personnalité au moins tissait un lien explicite entre elles, celle de Chris Marker. Avant de devenir la compagne de vie et de création d’Armand Gatti, Hélène Châtelain fut l’inoubliable visage féminin de La Jetée, le court-métrage de science-fiction qui est sans doute l’œuvre la plus célèbre de Marker. Sarah Maldoror, liée à Présence africaine qui commanda à Marker et Alain Resnais Les statues meurent aussi (1953), fut une inlassable militante des combats pour l’indépendance des colonies portugaises, dont Marker accompagna la victoire en allant créer en Guinée-Bissau une école de cinéma en 1979, à l’invitation du ministre de la culture du jeune gouvernement, Mário Pinto de Andrade, compagnon de Sarah Maldoror à l’époque.

Si la manière dont s’écrit l’histoire amène ainsi à les rapprocher l’une et l’autre de personnages masculins, cela ne saurait occulter combien elles furent, chacune à sa façon, des figures du féminisme dans des environnements qui étaient loin d’y être toujours accueillants.

Hélène Châtelain (1935-2020)

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En 2009 aux côtés de l’écrivain Vassili Golovanov dont elle a traduit et publié Eloge des voyages insensés

Née en Belgique, fille d’immigrants russes, elle débute comme comédienne notamment au sein du TNP de Jean Vilar, et bientôt Jean-Marie Serreau, Kateb Yacine, Georges Wilson. Sa bouleversante apparition dans La Jetée en 1962 n’aura pas de suite comme interprète pour le grand écran. Dès le milieu de la décennie, elle accompagne, comme interprète, comme metteuse en scène et comme autrice de textes, l’œuvre d’Armand Gatti. Cet écrivain, dramaturge, réalisateur et activiste, résistant de toujours, est une figure majeure des engagements artistiques et intellectuels des années 1960 et 1970, resté très actif pratiquement jusqu’à sa mort à 93 ans en 2017.

Hélène Châtelain co-réalise avec Gatti en 1976 Le lion, sa cage et ses ailes, ensemble de six films filmés en vidéo, alors outil innovant de tournage militant, avec les ouvriers de Peugeot à Montbéliard. Elle avait alors commencé son activité de cinéaste, filmant en 1973 Les Prisons aussi, dans le cadre du Groupe Information Prison dont Michel Foucault était la figure la plus connue.

On lui doit une vingtaine de réalisations pour le cinéma ou la télévision, jusqu’à 2004, dont un grand nombre consacrées aux grandes figures politiques et littéraires victimes du goulag et de l’écrasement par les pouvoirs soviétiques des espoirs de liberté nés de la Révolution russe. Ainsi le portrait du dirigeant anarchiste ukrainien Nestor Makhno (1996) et un Boulgakov cosigné avec Iossif Pasternak pour la collection «Écrivains de notre temps» d’Arte.

État major de l’armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne, au premier rang de gauche à droite Victor Belach, Galina Andreievna (femme de Makhno), Makhno et ses deux frères Savelli et Grigori (debout), extrait du documentaire Nestor Makhno.

Lorsque la revue Trafic (n°96, Hiver 2015) publie un ensemble de documents et de textes concernent Hélène Châtelain, on y découvre un passionnant projet de film inspiré du Sablier, mémoires de la révolutionnaire Ekaterina Olitskaïa, qui a passé la quasi-totalité de sa vie dans les geôles soviétiques, et qu’Hélène Châtelain avait aidé à traduire et fait publier aux éditions féministes Tierce.

Cette recherche et cet engagement sont également le cœur de son activité de traductrice et d’éditrice, notamment dans le cadre de la collection «Slovo» qu’elle crée et dirige aux Éditions Verdier, et qui publient notamment en 2003 Les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, et les autres écrits de cet auteur majeur.

Ici figure un bel hommage à elle rendu.

 

Sarah Maldoror (1929-2020)

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Née en France d’un père guadeloupéen et d’une mère gasconne, celle qui a très tôt choisi son pseudonyme en l’honneur de Lautréamont débute au théâtre en créant en 1956 une des premières troupes entièrement composée de comédien(ne)s noir(e)s, Les Griots, dont fait également partie la chanteuse haïtienne Toto Bissainthe. La troupe monte notamment La Tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire et Les Nègres de Jean Genêt. (…)

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Un flamboyant bouquet de DVD pour l’été

La Cicatrice intérieure, un film de Philippe Garrel

De Kirk Douglas à Anne Wiazemsky, des Marx Brothers à Philippe Sollers, et de Juliette Binoche à… Juliette Binoche, promenade parmi les belles propositions de l’édition vidéo actuelle.

Multiples sont les bons usages des éditions DVD, à l’heure où la parole dominante n’a plus de considération que pour la VOD. C’est ce dont voudrait témoigner ce florilège, volontairement hétéroclite, de disques parus récemment.

Il réunit découvertes et retours aux sources d’œuvres repères, de raretés magnifiques et de possibilités de rencontrer des films récents trop rapidement disparus des écrans, rencontres avec des réalisations du passé qui ont gagné en intérêt à l’aune des enjeux contemporains.

L’édition DVD offre aussi souvent l’accès à des compléments, vidéo ou imprimés, de qualité et permet, mieux que la salle ou la VOD, la possibilité de suivi d’une œuvre de film en film.

«Une nuit à Casablanca», des Marx Brothers (Le Pacte)

Les grandes opérations de restauration-numérisation des films du patrimoine ont remis en pleine lumière des grand·es artistes du burlesque muet, ce dont il faut se féliciter. Par un regrettable mais logique mouvement de balancier, ce processus a rejeté dans une relative pénombre les cinéastes qui ont le plus de talent qui leur ont immédiatement succédé, les Marx. Toute occasion est donc bonne de renouer avec les joies intranquilles du marxisme tendance Groucho.

On peut légitimement parier que le public qui a été exposé à l’humour ravageur des frères en a été marqué à vie: à ces personnes-là garantissons que, avec le passage des années, l’effet n’a rien perdu de sa puissance. Aux autres, en particulier plus jeunes qui ont la chance d’avoir toujours à découvrir cet incroyable cocktail d’inventivité, de vitalité et d’irrévérence, Une nuit à Casablanca offre une excellente opportunité.

S’il n’est ni le plus dingue (L’Explorateur en folie et Plumes de cheval tiendraient la corde en la matière), ni le plus accompli (Soupe au canard reste l’objet définitif), l’avant-dernier des treize longs-métrages des Brothers est une excellente introduction ou un impeccable best-of. Très vaguement inspiré par le Casablanca de Michael Curtiz et situé dans un Maroc tout aussi d’opérette, il s’appuie nonchalamment sur un improbable scénario de film noir avec d’anciens nazis comme (très) méchants tout aussi folkloriques.

N’importe, Groucho, Chico et Harpo, ensemble ou séparément, déploient toute la gamme de leurs inventions, impertinences, incongruités, c’est-à-dire toutes les facettes d’une intelligence scintillante, qui ne se trompe jamais de cible ni de ton. Bien sûr, comme tous leurs autres films, Une nuit à Casablanca a un réalisateur, chaque fois différent, ici Archie Mayo. Mais c’est évidemment un film des Marx Brothers et de personne d’autre.

Deux grandes cinéastes et deux fois Juliette B.

Ce fut le plus beau film français de 2018 –qui n’a même pas été mentionné aux César, tristement myopes comme si souvent. Distribué en salles comme on se débarrasse d’un importun, le fulgurant et sensuel High Life de Claire Denis (édité par Wild Side) ​​est à la fois un sommet dans l’œuvre exceptionnelle de cette cinéaste et une réinvention du film de science-fiction. Si Robert Pattinson est, à la perfection, le personnage pivot du récit, l’énergie qui propulse l’étrange vaisseau envoyé par Claire Denis au cœur du trou noir de nos désirs doit énormément à l’incarnation de Juliette Binoche, fascinante et effrayante, habitée de forces obscures.

Il y a beaucoup plus qu’une coïncidence ou l’enchaînement des étapes d’une carrière dans la proximité entre ce film et Voyage à Yoshino de Naomi Kawase. Claire Denis la chaman du cinéma français et Kawase la sorcière de Nara font des films très différents mais qui ont ce rare pouvoir de se brancher sur les puissances connectées des pulsions intimes et du cosmos.

Il se trouve, nullement par hasard au vu de la quête personnelle de cette actrice, que Juliette Binoche est le médium idéal de ces deux approches. Dans Voyage à Yoshino (édité par Blaq Out), elle s’approche de l’extérieur (une étrangère, une scientifique) d’un rapport au monde que nous simplifions et dissimulons sous le terme de «nature», et entraîne en douceur dans un vertigineux trajet vers une autre perception de la réalité.

 

«An Elephant Sitting Still», de Hu Bo (Capricci) et «Bangkok Nites», de Katsuya Tomita (Survivance)

Venues d’Asie, signées de deux jeunes réalisateurs, ce sont deux comètes lumineuses et fascinantes. (…)

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«Doubles Vies», comédie de mots pour le temps présent

Servi par un quartet de très bons acteurs, le nouveau film d’Olivier Assayas joue avec virtuosité des inquiétudes et des clichés contemporains.

Il faut, dans ce cas, faire confiance à l’affiche. Les personnages du nouveau film d’Olivier Assayas sont en effet proches de ces figures stylisées, graphiques, venues moins de la bande dessinée que du dessin d’humour.

Assayas s’aventure pour la première fois du côté de la comédie revendiquée comme genre –nombre de réalisations de ce cinéaste, de Fin août début septembre à Irma Vep, ne manquaient pas de dimensions comiques, mais sans que cela définisse alors ces films.

Il le fait en revendiquant une définition des protagonistes –un éditeur parisien, un écrivain narcissique, une actrice de série télé compagne de l’éditeur, l’assistante parlementaire «motivée», compagne de l’écrivain– non pas tant caricaturale que volontairement simplifiée à quelques traits dominants.

Les désirs, les idées et les mots

Il le fait, aussi, en faisant des dialogues le cœur même de l’action, selon une méthode qui peut à bon droit faire penser à Woody Allen et qui déploie un jeu construit à la fois sur les désirs, les idées et les mots.

Les désirs (pulsion de domination, besoin de séduire, peur de grandir, attachement à des modèles, égoïsme) sont de toujours, les mots sont ceux d’aujourd’hui. Les idées sont à la croisée de ces deux flux.

Traversé de multiples enjeux actuels –les effets de la révolution numérique dans le monde de la culture, la représentativité des politiques, la place des séries, le rôle des réseaux sociaux– le récit à rebondissements apparemment feutrés et souvent cruels de Doubles Vies se nourrit d’un carburant très particulier.

Perte des repères

Les dialogues sont en effet composés à partir du répertoire des idées reçues et des formules toutes faites qui sont la manière dont chacun se rassure devant la perte des repères affectifs, politiques, culturels, etc.

C’est par là que la mécanique narrative se rapproche d’un genre de dessins de réflexion sur le contemporain à partir des clichés, des phrases-réflexes et des décalages burlesques mais significatifs entre ce qu’on dit et les conditions où on le dit dont Sempé ou Claire Bretecher furent de grandes figures.

Au cinéma, il faut une sorte de virtuosité particulière, faite de vitesse et de contrepied, de changements de rythme et d’élipses, pour faire vivre cette aventure presqu’uniquement mentale. Ou plutôt qui serait mentale si elle ne passait pas par la ressource principale que sont les interprètes.

Jeu de défi et d’esquive au sein du couple que forment l’actrice Selena (Juliette Binoche) et l’éditeur Alain (Guillaume Canet)

Pour incarner ces quatre «figures» dont chacune a sa face cachée et ses failles, le quatuor réuni par Olivier Assayas est à cet égard impeccable. (…)

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En 2018 ou en 1019, neuf DVD et coffrets à ne pas manquer

Marginalisé par les plateformes en ligne, le DVD est de plus en plus l’occasion d’éditions soignées, souvent accompagnées de compléments audiovisuels ou imprimés de qualité.

L’intégrale Nuri Bilge Ceylan, Memento Films

Le cinéaste turc auréolé de la Palme d’or 2014 pour Winter Sleep s’est imposé depuis seize ans (avec Uzak, en 2002) comme une grande figure du cinéma international, et comme le seul représentant de son pays sur la scène mondiale.

La vertu de ce coffret est de permettre d’avoir accès à l’œuvre dans son ensemble, ce qui permet d’en vérifier la cohérence, l’ambition, les innovations du réalisateur au sein de son propre univers, jusqu’au récent Poirier sauvage, qui fut l’un des titres importants de la compétition officielle lors du dernier Festival de Cannes.

Bilge Ceylan est l’auteur d’au moins un chef-d’œuvre, le magnifique Il était une fois en Anatolie (2011). Mais grâce à cette édition, il sera aussi possible de vérifier –ou de découvrir– combien ses deux premiers longs-métrages, peu vus, les très beaux Kasaba (1997) et Nuages de mai (2000), révélaient déjà la puissance d’évocation de son cinéma.

Clint Eastwood, collection de dix films, Warner

Il n’y a pas que les petites maisons courageuses pour continuer de proposer des éditions de qualité de grands cinéastes. Le Studio Warner sort ainsi toute une batterie de coffrets, qui concernent trois cinéastes majeurs. Rien d’inédit ici, mais la possibilité de réunir des pans considérables d’œuvres qui ne le sont pas moins.

Stanley Kubrick, évidemment, avec quatre titres essentiels (mais ils le sont tous): Orange mécanique, Shining, Full Metal Jacket et Eyes Wide Shut.

Une quasi-intégrale de Christopher Nolan, figure majeure de la recherche actuelle au cœur même de l’industrie hollywoodienne, véritable auteur de cinéma au plein sens de la formule.

Et des florilèges, déclinés selon plusieurs formules, du cinéma de Clint Eastwood. Parmi les options, arrêt sur le coffret de dix titres réalisés entre 1993 (Un monde parfait) et 2016 (Sully). On peut dire la carrière du réalisateur Eastwood inégale, elle l’est, mais elle témoigne d’une ambition, d’une diversité, d’une sensibilité à l’époque et à ses enjeux exceptionnelles.

C’est vrai du chef-d’œuvre du western critique et torturé si mal nommé (en français) Impitoyable et de son pendant côté film noir encore plus douloureux Mystic River, vrai du sommet du mélo que reste Sur la route de Madison comme de ce grand film humaniste et démocratique qu’était Gran Torino, ou de ce biopic décalé, histoire d’une certaine Amérique plus que du flic Hoover, J. Edgar. Et c’est aussi vrai d’un titre tenu à tort comme mineur, l’étrange et troublant Créance de sang.

Il ne s’agit pas ici seulement d’ambition concernant les genres ou les sujets, il s’agit d’un style, nerveux, tendu, extrêmement attentif aux rythmes et aux présences humaines, sur des trajectoires très fréquemment au bord du gouffre.

Alors, oui, on peut se passer d’Invictus et d’American Sniper, qui complètent le coffret. Mais on ne peut pas, si on aime le cinéma, se passer de Clint Eastwood, et les huit autres films en portent un imparable témoignage.

René Féret, 40 ans de cinéma, JML Distribution

C’est, si on veut, le contraire du précédent –ou plutôt son symétrique. René Féret, réalisateur de seize films en quarante ans, n’occupe pas le haut de l’affiche. Dans une pénombre plutôt injuste, il a tracé un sillon obstiné et personnel, aussi parce qu’il vivait dans un pays, la France, où des réalisateurs ne rencontrant guère le succès commercial peuvent poursuivre ce que l’on nomme une carrière –avec énormément de difficultés, mais ils peuvent.

Féret s’est fait connaître en 1975 avec le très beau Histoire de Paul, salué par la critique et une forme de reconnaissance. Son deuxième film, en compétition à Cannes, La communion solennelle (1977), semblait devoir établir une place stable pour cet auteur au ton et au regard singuliers, fils de commerçants du Nord resté attaché à l’univers dont il est issu, proche des personnages et des situations, dans une veine qui le rapproche de René Allio et de Robert Guédiguian, dont il a produit certains films. Troublant, Le Mystère Alexina, récit de l’apparition dans l’espace public d’une personne trans* d’après un texte exhumé par Michel Foucault –proche du réalisateur depuis ses débuts–, reste dans les marges de la visibilité.

Ce sera désormais le destin de ses films, produits par sa propre société aux allures de coopérative. Sans stars ni soutiens médiatiques, ils ne retiennent guère l’attention –jusqu’au dernier, l’émouvant Anton Tchekhov 1890, sorti discrètement en 2015, l’année où son auteur s’éteignait à l’hôpital.

Ce cube noir qu’est le coffret réunissant la totalité de ses films est un petit pavé dans la mare d’une indifférence injuste. Il témoigne d’une des raisons d’être du DVD, la possibilité de garder trace, et si possible de ramener à la mémoire, des films ou des ensembles de films qui ne risquent pas d’être souvent recherchés sur internet ou programmés par les télévisions.

Jean-Paul Belmondo et Alain Delon, Carlotta

En France aussi, on a des stars. En tout cas, on en a eu, deux d’un coup, en miroir plus qu’en supposés conflits entretenus par les gazettes, mais pas moins complètement différents pour autant.

Jean-Paul Belmondo, formé au théâtre classique et révélé par la Nouvelle Vague naissante, chez Godard, Chabrol et Truffaut, deviendra un Bebel national gouailleur et très peu regardant sur l’intérêt des films dans lesquels il tournera, au-delà du soin apporté à sa figure, sinon à sa statue.

Les six DVD réunis ici sont assez proches du meilleur choix possible pour évoquer son parcours, à partir de sa rampe de lancement des années 1960, avec À bout de souffle, mais aussi le film noir brutal et mélancolique de Jean-Pierre Melville, Le Doulos, le jaillissement du gai luron cascadeur dans L’Homme de Rio, l’adoubement par Gabin (Un singe en hiver) et Ventura (Cent mille dollars au soleil). Ce qui mène au Magnifique, emblème de la gloire déjà établie, du typage du personnage, de ses ficelles et de ses charmes. C’est d’ailleurs le titre du gros album que l’éditeur Carlotta publie avec les DVD, Jean-Paul Belmondo le magnifique, de Sophie Delassein.

Le coffret consacré à Alain Delon est lui doté d’un livre rédigé par Baptiste Vignolet, et porte le titre plus austère d’Une carrière, un mythe. Avec le jeune homme surgi de nulle part et irradiant l’écran, qui deviendra l’acteur français le plus célébré dans le monde (et le reste), on retrouve des parallèles avec Belmondo.

Lui aussi a reçu l’onction de Jean Gabin (Mélodie en sous-sol est réalisé par Henri Verneuil juste après Un singe en hiver), les deux se retrouvant ensuite dans Deux hommes dans la ville, puis dans le cadre du trio générationnel Gabin-Ventura-Delon du Clan des Siciliens. Si Plein soleil est à la fois le long-métrage qui a largement révélé l’acteur et désormais un film culte, même avec le magnifique Cercle rouge de Jean-Pierre Melville (Melville, autre point commun entre les deux acteurs), l’ensemble complété par le racoleur La Piscine est loin de rendre justice ni au mythe, ni à la carrière de celui qui fut inoubliable chez Visconti et Antonioni, Cavalier et Losey, pour s’en tenir là aussi aux seules années 1960 et 1970.

Cinq films de Mikio Naruse, Carlotta

Depuis longtemps reconnu comme le quatrième du carré d’as du grand cinéma classique japonais (avec Mizoguchi, Ozu et Kurosawa), Naruse demeure dans les faits en retrait, comme si la reconnaissance occidentale ne pouvait absorber plus de trois auteurs.

C’est parfaitement injuste, au vu en particulier des cinq films qui composent ce coffret. Délicatesse et cruauté, élégance et vertige des émotions courent tout au long de ces œuvres à la beauté fragile, toutes centrées sur des personnages féminins mémorables.

On a eu l’occasion, grâce à une sortie en salle, de dire tout l’enthousiasme qu’inspire Une femme dans la tourmente (1964), mais du Grondement dans la montagne (1954) à son quatre-vingt-neuvième et dernier film, Nuages épars (1967), l’ensemble proposé par ce coffret permet un premier survol judicieux d’une œuvre qui reste encore à découvrir.

«Taipei Story» et «A Brighter Summer Day» d’Edward Yang, Carlotta

Le deuxième et le quatrième film d’Edward Yang sont deux sommets du cinéma moderne chinois. A Brighter Summer Day (1991) est même désormais reconnu comme l’une des grandes œuvres du cinéma mondial, enfin rendu accessible dans sa version intégrale. Fresque générationnelle, le film démontrait une richesse et une sensibilité dans la mise en scène exceptionnelles.

Mais Taipei Story (1985), dont l’interprète principal est l’autre immense réalisateur taïwanais apparu au début des années 1980, Hou Hsiao-hsien, est un portrait impressionnant de finesse tendue d’un homme à la dérive dans un univers qui bascule, alors que Taipei –et toute une partie de l’Asie– entrait dans un nouveau monde. Là aussi, l’invention formelle et l’intelligence de la composition sont au service d’une compréhension d’un bouleversement à l’échelle d’une société toute entière.

N.B.: l’auteur de ces lignes a contribué à l’un des bonus de ces films.

 

«Daïnah la métisse» de Jean Grémillon, Gaumont

Signé d’un des plus grands cinéastes français (l’auteur de Remorques et de Lumière d’été, entre autres), ce film de 1932 est à la fois sidérant de beauté et passionnant pour les enjeux qu’il mobilise. Racontant un crime à bord d’un paquebot de luxe en route vers les tropiques, il a pour héros des personnages totalement exclus du cinéma français de l’époque, une jeune femme métisse et son mari noir (joué par Habib Benglia, le seul acteur noir du cinéma français d’avant-guerre).

La splendeur des images, composées par le peintre Henri Page et sublimement restaurées par les orfèvres de l’Immagine ritrovata de Bologne, se déploie aussi bien dans les scènes documentaires de la vie à bord, notamment dans la salle des machines ou lors du «passage de la ligne», que dans les compositions proches du surréalisme, en particulier l’incroyable bal masqué, ou les tours de magie renversants qu’exécute le mari de Daïnah.

Autour de celle-ci, c’est une troublante sarabande de séduction, de jeux des apparences, de passion physique aux limites de la transe, de désir, de violence et de mort qui se déploie dans ce film bref (52 minutes) d’une intensité rare. Si sa brièveté tient en partie à ce que des éléments ont été perdus, cela n’affaiblit nullement l’intérêt du film, où le son alors naissant joue un rôle important –notamment la musique et les bruits du navire.

Daïnah la métisse n’est pas seulement la révélation d’un objet plastique de toute beauté, c’est aussi un cas sans équivalent de transgression des codes coloniaux d’alors, avec deux personnages principaux «de couleur», un assassin blanc (la seule vedette du générique, Charles Vanel) et un jeu d’une richesse étonnante avec les références –en matière de races, de classes, de genres– tout autant qu’avec les formes.