«La Voyageuse»: le sortilège de la femme en vert

Iris/Isabelle Huppert, au milieu du courant qui emporte les certitudes.

Les retrouvailles de Hong Sang-soo avec Isabelle Huppert démultiplient les puissances poétiques, aventureuses, comiques et émouvantes du cinéma du grand auteur coréen.

Elle s’éloigne. Sur le chemin dans le parc, elle part vers son prochain rendez-vous. Tout est extraordinaire. Mais quoi exactement? Ni sa silhouette de femme «entre deux âges», ni ses vêtements, ni le décor et encore moins la situation –si on peut parler de situation pour une scène dont, chez pratiquement tous les autres cinéastes, on dirait qu’il ne s’y passe rien.

Alors quoi? Alors exactement cela: la merveille du cinéma de ong Sang-soo, la merveille du jeu d’Isabelle Huppert, la merveille démultipliée de leur rencontre.

Le gilet vert pomme sur la petite robe bleue à fleurs, le bas des jambes nues, la démarche sur les sandales à talon, le corps déjà menu et qui s’amenuise en s’éloignant deviennent des aventures du regard, des propositions où s’assemblent et se reconfigurent sans cesse des alliances de burlesque et de mélancolie.

À ce moment, le film est commencé depuis un petit quart d’heure. On a fait connaissance avec Iris, cette Française arrivée à Séoul on ne saura jamais comment ni pourquoi, et qui essaie de gagner sa vie en enseignant sa langue.

On a fait connaissance aussi avec ce gilet vert dès les premières images, qui nous font débarquer au milieu d’une conversation entre cette étrangère aux manières à la fois un peu brusques et assez maladroites et sa première élève, une jeune femme cultivée (plein de livres à l’arrière-plan) qui joue du piano en amateur.

Qu’as-tu éprouvé?

Tout de suite, la couleur, très présente dans un environnement aux tonalités éteintes, attire l’attention. Cette attention est soulignée par l’initiative d’Iris d’entourer son stylo d’un morceau d’adhésif de la même couleur. Ce n’est rien du tout, ça n’a aucune signification symbolique ni aucune utilité narrative. C’est une note en plus, qui viendrait très tôt redoubler la tonalité d’un motif qui courrait ensuite tout au long d’une fugue musicale.

Justement, la jeune femme est en train, à la demande de sa préceptrice, de jouer du piano. La question n’est pas ce qu’elle joue ni même comment elle joue. Elle est dans ce qu’Iris lui demande ensuite, dans cet anglais très imparfait que parlent, différemment, les deux femmes: «Qu’as-tu éprouvé?» Et surtout, surtout, l’important est dans la difficulté d’I-song à répondre.

Iris s’empare alors du stylo cerclé de vert pour rédiger sur des petites fiches des phrases dans un français très sophistiqué, qui commentent la situation vécue. Son élève devra les lire et les enregistrer sur un magnétophone à cassettes.

Rien n’est expliqué, mais tout est là. On le comprendra encore mieux lorsque la situation se répétera presqu’à l’identique avec la deuxième élève, Won-joo. Elle est différente, plus mûre. Cette productrice de films est accompagnée de son mari, dans leur appartement bourgeois.

Le couple propose à boire à celle qui va peut-être donner des cours. Iris réclame du makgeolli, cet alcool de riz coréen d’apparence laiteuse, qu’elle biberonne avec entrain à la grande joie de ses hôtes. Cette fois, c’est l’homme qui joue de la musique et c’est à lui qu’est posée la question des sentiments éprouvés, suscitant dans les mêmes termes la même incapacité à les exprimer.

Iris avec sa deuxième élève (Lee Hye-young) et son mari (Kwon Hae-hyo): entre l'alcool de riz et les plaisanteries, l'incertitude de la vérité des sentiments. | Capricci

Iris avec sa deuxième élève (Lee Hye-young) et son mari (Kwon Hae-hyo): entre l’alcool de riz et les plaisanteries, l’incertitude de la vérité des sentiments. | Capricci

Won-joo est clairement déroutée par la méthode non-orthodoxe d’enseigner («Sans manuel? –Sans manuel!») d’Iris. Il advient alors une scène très singulière dans le cinéma de Hong Sang-soo. Iris explique l’esprit de sa «méthode», dont on se doute qu’elle l’a improvisée, elle qui n’avait jamais enseigné le français auparavant et ne s’en cache pas.

Mais lorsqu’elle dit qu’au lieu d’apprendre des phrases toutes faites comme dans les manuels, l’important est d’approcher des émotions, d’en percevoir les vibrations, et que pour cela il faut incarner les paroles et les enregistrer, pas difficile d’entendre aussi la méthode, ou la non-méthode, du cinéaste.

Sans manuel (c’est-à-dire sans scénario figé), sans répéter les «phrases toutes faites» des réalisations formatées qui inondent les écrans. Jamais peut-être Hong Sang-soo n’avait formulé si explicitement l’esprit de la mise en scène de ses films.

Dans ce monde d’aujourd’hui, mais un aujourd’hui un peu décalé (pas un smartphone en vue), l’enseignement d’Iris joue le même rôle que le vert de son gilet, ou la singularité de sa façon de marcher: déplacer ne serait-ce qu’un peu, faire vibrer.

Une étrangère pour se raconter

La Voyageuse montre très clairement aussi ce qu’il faut pour faire du cinéma: un appareil d’enregistrement (le magnétophone), de la poésie telle qu’elle existe dans le monde (on croisera deux fois un poème inscrit dans l’espace public), de l’argent (on voit Iris se faire payer), du rêve (Iris s’endort sur un rocher dans un parc).

Pour raconter sa fabrique de cinéma, Hong a besoin de passer par une étrangère. (…)

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Isabelle Huppert : « Hong Sang-soo était comme un peintre qui compose sa palette »

Après In Another Country, façonné au fil des jours en Corée, et La Caméra de Claire, tourné à Cannes comme dans un rêve, Isabelle Huppert retrouve Hong Sang-soo pour La Voyageuse, Ours d’argent au Festival de Berlin. À l’occasion sa sortie, l’actrice revient sur son travail avec le réalisateur prolifique – son approche alliant improvisation et rigueur –, et sa vision à elle du jeu, sa recherche « d’accès vivants ».

Le 22 janvier sort dans les salles françaises le trente-deuxième film de Hong Sang-soo, qui est aussi son troisième avec Isabelle Huppert. Celle-ci y interprète une Française seule à Séoul, et assez perdue, qui gagne difficilement sa vie en donnant des cours de langue. Vêtue d’un chandail vert et d’une robe courte qui lui donnent une apparence aussi singulière que sa situation ou les raisons de sa présence en Corée sont incertaines, Iris fait une série de rencontres, chez ses élèves ou dans les rues et les parcs de Séoul, qui déploient peu à peu une étrangeté à la fois inquiétante et drôle, un mystère d’autant plus profond qu’il semble léger, au détour d’une conversation alcoolisée ou d’une séduction ensommeillée. La Voyageuse cristallise ainsi la formidable énergie poétique du cinéma de Hong Sang-soo. Rencontrée à Paris en mars dernier, peu après que La Voyageuse ait reçu l’Ours d’argent au Festival de Berlin et alors que la comédienne interprétait Bérénice mis en scène par Romeo Castelucci au Théâtre de la Ville, Isabelle Huppert raconte comment elle a travaillé avec le prolifique réalisateur coréen[1], et les méthodes singulières d’un des plus grands artistes du cinéma contemporain. J.M.F.

La Voyageuse est votre troisième film avec Hong Sang-soo. Vous souvenez-vous comment vous l’avez rencontré ?
Oui, je m’en souviens très bien. C’était en 2010 dans le hall du cinéma MK2 Bibliothèque à Paris en compagnie de Claire Denis, qui est très amie avec lui. C’est là que je l’ai salué pour la première fois. Plus tard, j’étais à Séoul pour l’exposition « La Femme aux portraits »[2], qui a tourné dans le monde entier. J’ai eu l’idée de lui envoyer une invitation pour le vernissage, en mai 2011, et il est venu. Il m’a proposé de se revoir, le lendemain nous avons déjeuné ensemble, il m’a emmenée dans un endroit bizarre, avec des toits de voiture au plafond. Je lui ai demandé ce qu’il allait faire, il m’a répondu qu’il allait tourner un nouveau film, mais qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qui s’y passerait, qu’il avait seulement l’idée du lieu, un endroit qu’il aime bien, un petit hôtel au bord de la mer, dans la station balnéaire de Mohang-ni. C’est très représentatif de sa manière : la plupart des cinéastes partent d’un sujet, d’une idée d’intrigue, lui, il peut très bien construire tout un film uniquement à partir du goût qu’il a pour un lieu.

Vous connaissiez bien son cinéma ?
Pas tellement, j’avais vu quelques films après la découverte émerveillée du Pouvoir de la province de Kangwon, en 1998. Je n’avais pas suivi toute sa carrière film par film, mais je savais que j’aimais énormément l’idée du cinéma qu’il incarne. Et donc au cours de ce déjeuner, soudain il me demande si je veux jouer dans son film. Il n’y avait à ce moment pas le début d’un récit, mais j’ai dit oui. Et voilà. Je suis rentrée à Paris, à distance nous avons fixé les dates du tournage, quinze jours début juillet. Ensuite il m’envoyait par mail des fragments des deux premiers épisodes du film qui allait être le long métrage en trois parties In Another Country. 

Vous lui posez des questions ?
Oui, en particulier à propos des costumes. Il me dit de lui envoyer des photos de vêtements que je possède, mais il ne me fait pas de réponse précise, donc finalement j’y vais avec plein d’habits différents, plusieurs valises. Il avait demandé aussi si j’acceptais de venir seule, cela me convenait très bien, il m’a dit qu’il me ferait rencontrer sur place une maquilleuse et une coiffeuse. J’arrive, il vient me chercher lui-même à l’aéroport – ça n’arrive jamais, d’habitude, qu’un réalisateur vienne m’attendre, et en plus il est accompagné de Yoo Joon-sang, l’acteur principal, qui est une célébrité en Corée. On n’est pas du tout dans les manières de faire de la quasi-totalité des tournages, et cela me plaît beaucoup.

À ce moment, existe-t-il au moins un début de scénario ? Les films de Hong sang-soo donnent toujours un grand sentiment d’improvisation.
Ah mais pas du tout ! Tout est écrit de manière très précise. Mais je ne découvrirai le scénario que pendant le tournage, chaque jour pour le lendemain.

Et donc vous avez rencontré la maquilleuse et la coiffeuse…
Hong Sang-soo m’a emmené dans un salon de coiffure, où une esthéticienne m’a maquillé et une coiffeuse s’est occupée de mes cheveux, il m’a demandé ce que j’en pensais et j’ai dit que cela m’allait très bien. Il a dit : « bon, alors on les prend », et elles ont accompagné tout le tournage. Ce n’est que plus tard que j’ai compris qu’elles n’étaient pas des professionnelles du cinéma mais les employées de ce salon de coiffure – elles ne savaient pas vraiment qui était Hong Sang-soo. Mais tout s’est très bien passé.

Et ensuite ?
Je lui ai montré tous les vêtements que j’avais emportés, et il était comme un peintre qui choisit ses tubes de couleur, qui compose sa palette. Il a vu une chemise bleue, achetée dans un supermarché aux Philippines l’année précédente quand je tournais Captive, le film de Brillante Mendoza. Je n’aimais pas particulièrement cette chemise, mais il a dit que pour le personnage du premier épisode c’était exactement ce qu’il fallait. Idem avec une robe orange achetée à Las Vegas et une robe de chez Zara – il voit les assemblages, la langue des couleurs, la beauté et l’humour.
Ensuite on est partis en voiture, on arrive dans un petit hôtel, très rustique. Et le lendemain on commence à tourner, il me donne la description de la première scène, avec tous les dialogues, et on y va. On devait tourner durant douze jours, mais au bout de neuf jours, il me dit : « c’est fini ». J’ai compris qu’il avait fait le long métrage In Another Country avec l’argent qu’on lui avait donné pour autre chose, pour un court métrage, il a utilisé les trois jours restants pour tourner ce court métrage qu’il devait rendre, avec une des actrices du long. Et voilà… Et j’ai absolument adoré le résultat. 

D’où le deuxième film, La Caméra de Claire, en 2017.
Cette année-là, lui et moi nous sommes aperçus qu’on avait chacun un film à Cannes, lui Le Jour d’après et moi Elle de Paul Verhoeven. Il m’a proposé qu’on en profite pour tourner un film sur place, en six jours, j’ai immédiatement dit oui. Je suis arrivée en avance par rapport à ce que j’avais à faire pour le film de Haneke, il m’avait loué un petit appartement à l’intérieur de Cannes, à l’écart de la Croisette. Et comme ça, aussi avec l’actrice Kim Min-hee qu’il avait rencontrée peu avant et avec qui je m’entendais si bien, nous avons tourné un film pendant le Festival de Cannes presque sans s’en rendre compte. Un peu comme dans un rêve. Cette fois-là, il n’y avait pas du tout de scénario, il a vraiment inventé La Caméra de Claire en le tournant.

Puis, donc, le troisième film…
En février 2023 a eu lieu une intégrale de son œuvre à la Cinémathèque française, je n’étais pas à Paris, je tournais un film en province, je suis revenue pour le voir. Nous avons beaucoup parlé, et au bout de deux heures, il me dit : « ce serait bien de refaire un film ensemble ». J’ai dit oui immédiatement. Il est rentré en Corée, et début avril, il m’envoie le billet d’avion pour un départ le 11 juin. Je pars sans rien savoir du film, absolument confiante et joyeuse.

Il n’avait donné aucune indication ?
Si, à propos du costume, il a insisté pour que ce soit une robe, et une robe courte. Je lui envoie des photos, ça ne lui va pas. La veille du départ, après avoir fait les valises, je fais un tour dans les boutiques autour de chez moi, et dans une boutique où d’ordinaire je ne serais jamais allée je vois une robe en vitrine, je l’essaie, je lui envoie une photo. Réponse : Parfait ! La vendeuse me dit : « on a aussi des gilets qui pourraient aller » et elle me sort ce gilet vert qui devient si présent dans le film. À nouveau je lui envoie la photo, c’était exactement ce qui lui convenait. Et me voilà partie.

À ce moment, vous ne savez rien du personnage ?
Rien du tout ! Le premier soir il a réuni chez lui tous les acteurs et toute l’équipe (qui en plus de Kim Min-hee, désormais en charge de la production, ne comporte que deux autres personnes, une au son et un assistant), ainsi que mon interprète. C’était très chaleureux, mais je n’en savais pas beaucoup plus. Ensuite, il m’a donné le texte pour le premier jour de tournage, le lendemain. C’est là que j’ai réalisé qu’il y avait énormément de dialogue à apprendre.

Tout est écrit ? Le film semble s’inventer pendant le tournage.
Tout est écrit, c’est extrêmement précis. Et c’est très mis en scène, il y a énormément de travail, et d’exigence. Rien n’est improvisé, et en même temps il y a une immense liberté disponible à l’intérieur du cadre strict qu’il indique. Tout est à la fois très léger et très cadré. C’est fascinant. Moi, je ferais volontiers encore dix autres films comme ça avec lui.

Fait-il beaucoup de prises ?
Oui, beaucoup. Sans donner d’indication précise sur ce qu’il faudrait faire ou ne pas faire, il cherche, et nous fait chercher avec lui. Là advient la liberté. Il ne fait pas de grands changements entre les différentes prises de la même scène, il cherche une tonalité, une couleur, des rythmes, et nous, les acteurs, cherchons avec lui. Cette recherche est aussi ce qui permet qu’on atteigne les moments où la scène devient drôle, même s’il n’y a pas d’élément proprement comique dans ce qui s’y produit.

Les décors, les intérieurs sont aussi riches de sens…
Mais ce sont les véritables appartements des acteurs ! Les trois principaux lieux en intérieur sont là où vivent réellement Lee Hye-young, qui joue ma deuxième élève, et Ha Seong-guk, le jeune homme chez qui habite mon personnage. Le premier appartement est en fait celui de Kwon Hae-hyo, qui joue le mari de Lee Hye-young. Cela participe du principe d’aller constamment au plus simple, et au moins cher, mais Hong Sang-soo le vit comme une force, pas comme une contrainte.

C’est aussi le cas en ce qui concerne l’équipe.
Oui, il n’y a plus que trois personnes à ses côtés, il arrive à faire une image magnifique, sans chef opérateur, avec une toute petite caméra que parfois on voit à peine, et aucun projecteur. (…)

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«Sidonie au Japon», «Dieu est une femme», «La Base»: si loin, si proche

La même personne, jadis et à présent, dans la lumière sorcière du film (Dieu est une femme d’Andrés Peyrot).

Comédie et spectres au Japon, aventurier et film fantôme au Panama, ville éphémère et existences menacées à Roissy sont les registres où jouent ensemble étrangeté et proximité, multiples sortilèges du cinéma.

Une comédie au Japon qui n’en est pas (seulement) une, une expédition sur la côte panaméenne qui est surtout un voyage dans le temps et dans le cinéma, l’exploration d’un lieu proche de Paris où la multiplicité des regards et des voix déploie un monde. Parmi les sorties du 3 avril, ces films complètement différents entre eux font chacun écho au beau titre du film de Wim Wenders, Si loin, si proche.

Entre Japon et documentaire, on se souviendra alors de l’introduction de Sans soleil citant cet auteur que l’actrice de Sidonie au Japon réinvente en ce moment à cru sur scène, au grand dam des pisse-froid cadenassés dans diverses moutures de conformisme et de démagogie: «L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps.» Une façon prémonitoire du cher Jean Racine d’approcher certains des miracles réels que fait le cinéma.

Ou, pour le dire autrement, multiples sont les manières de se réjouir en allant découvrir des nouveaux films, qui font donc voyager dans l’espace et le temps, mais surtout en esprit, en émotions, en points de vue.

«Sidonie au Japon» d’Élise Girard

Le troisième film de la réalisatrice de Belleville Tokyo est un voyage et même plusieurs à la fois. Le plus évident est le parcours d’une écrivaine française dans cet archipel où elle n’était jamais allée, pour une série de signatures d’un livre à succès qu’elle n’aime plus tant que cela. Flanquée du très attentionné éditeur japonais, elle circule de ville en ville, de lieu typique en lieu typique.

Là commence le deuxième voyage, qui concerne le déplacement d’un regard occidental sur le Japon. Avec un humour qui doit autant à la mise en scène et au scénario qu’au jeu d’Isabelle Huppert, merveilleux alliage de précision aiguisée et de décalage un peu lunaire, Sidonie au Japon parcourt un chemin audacieux.

Il y a loin entre marcher côte à côte et se rapprocher. Mais dans les temples traditionnels ou les bâtiments postmodernes, l’écrivaine française (Isabelle Huppert) et l’éditeur japonais (Tsuyoshi Ihara) pourraient faire ce chemin. |

Le ton est d’emblée celui de la comédie, prompt à sourire et faire sourire des étonnements et maladresses de l’héroïne, mais aussi des curiosités des mœurs japonaises, depuis les marques très codifiées de politesse jusqu’aux manières d’associer tradition et modernité, dans l’architecture, la nourriture, le rapport au corps, à la culture, etc.

La tentation est forte de rejoindre les rangs déjà si fournis des films offrant une version folklorisante du Japon, avec plus ou moins de bienveillance et d’honnêteté, quitte à mêler admiration et ironie. Le rapport de Sidonie et de Sidonie, du personnage et du film tout entier, avec le pays qui les accueille part de là, mais ne s’y complaît pas.

Le cheminement de l’écrivaine sera celui d’une attention sans cesse plus fine à des réalités moins simplistes. Au sein de son abondante carrière, Isabelle Huppert a interprété à plusieurs reprises des situations de déplacement, dont elle possède la multiplicité des codes –jamais sans doute de manière plus stimulante et suggestive que dans les trois films de Hong Sang-soo qu’elle a interprétés: In Another Country (2012), La Caméra de Claire (2017) et A Traveller’s Needs (2024).

La belle idée ici n’est pas de supprimer les clichés, mais de les considérer –ils disent quelque chose des réalités, toujours, au Japon comme partout– pour s’en éloigner un peu, déplacer la manière de les regarder, etc.

À quoi s’ajoute un troisième trajet, celui qui emmène le film ailleurs qu’au sein du genre dont il semblait relever, la comédie. À nouveau, cette dimension ne disparaît pas, mais le côté humoristique s’enrichit et se complexifie dès lors que Sidonie au Japon devient aussi un film de fantômes et finalement un drame.

Ce voyage au Japon est aussi le parcours intérieur de celle que joue Isabelle Huppert, dans une impressionnante irisation de nuances. Avec l’apparition d’un spectre affectif, qui évoque beaucoup le bienveillant revenant de Vers l’autre rive de Kiyoshi Kurosawa, et l’entrée dans un registre émotionnel bien différent, celui du deuil, le film réussit ce mouvement triple, qui sous son apparente extrême légèreté, émeut et affirme la complexité de ce à quoi il a affaire.

Sidonie au Japon

D’Élise Girard
Avec Isabelle Huppert, Tsuyoshi Ihara et August Diehl

Séances

Durée: 1h35

Sortie le 3 avril 2024

«Dieu est une femme» d’Andrés Peyrot

Ce documentaire commence comme une fiction. L’histoire bigger than life d’un aventurier, qui aurait obtenu un Oscar à Hollywood avant de disparaître dans le soleil couchant d’un oubli total. Mais cet ethnologue français a bien existé, il s’appelait Pierre-Dominique Gaisseau (1923-1997). Le film d’Andrés Peyrot ne raconte pas son histoire.

Il s’agirait plutôt d’une aventure autrement épique, celle d’un peuple dont on n’a guère plus entendu parler, les Kunas, société indigène de la côte caribéenne du Panama, qui vainquirent les troupes du gouvernement au début du XXe siècle et s’adjugèrent une autonomie pour un mode de vie singulièrement démocratique, qui dure toujours.

Mais Dieu est une femme ne raconte pas non plus l’histoire des Kunas. Il s’invente à partir d’une absence, d’une disparition, entre eux et Pierre-Dominique Gaisseau.

L’ethnologue oscarisé est venu filmer les Kunas en 1975. Il a vécu un an parmi eux avec sa femme japonaise et leur petite fille. Rentré en France travailler au montage de ce qu’il avait tourné au Panama, il a été dépossédé de ce qu’il avait tourné par la banque auprès de qui il avait emprunté pour produire le film ethnologique qu’il voulait terminer. Bobines saisies, fin du projet. Puis, en 1997, il est mort.

Dans la région de Guna Yala, celles et ceux qui l’avaient accueilli, lui et sa famille, attendaient le film, supposé construire une images d’eux, individuellement et collectivement. Mais rien ne revenait, les décennies passaient. Jusqu’à ce qu’un jeune réalisateur suisso-panaméen, Andrés Peyrot, entende parler de cette histoire et parte à la recherche de ce qu’il est advenu du film de 1975 qui devait déjà s’intituler Dieu est une femme, formule tapageuse évoquant la place effective des femmes dans les pratiques cultuelles des Kunas et leur organisation sociale.

C’est le début, seulement le début, de l’étonnante aventure que raconte en effet le film d’Andrés Peyrot. Aventure aux multiples rebondissements des villages kunas aux rives de la Seine où a vécu un poète issu de cette communauté et au fort de Bois-d’Arcy (Yvelines), où sont conservées les collections du Service des archives françaises du film, à travers les époques, les imaginaires, les récits, les points de vue. (…)

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«Par cœurs», le troublant courage des mots

Isabelle Huppert, en route pour affronter sur scène le texte qui lui échappe. 

Au plus proche du travail d’Isabelle Huppert puis de Fabrice Luchini, préparant tous deux leur entrée en scène, Benoît Jacquot révèle une aventure aux multiples échos.

Il est mort il y a bien longtemps –cent-dix-huit ans–, celui qui a écrit: «Le malheur me paraît tellement invraisemblable que j’en viens même à ne plus savoir que penser, je m’y perds.» Elle est intensément vivante, celle qui dit et ne dit pas cette phrase, la triture, la mâchonne, la murmure, la digère, la métabolise. Et bloque. Encore. Et encore.

C’est très bizarre, presque burlesque, ou un peu malsain, ce rapport obsessionnel d’Isabelle Huppert à une seule phrase, une réplique de La Cerisaie d’Anton Tchekhov, qu’elle va jouer le soir même sur une des scènes les plus célèbres du monde, celle du Palais des papes, en ouverture du Festival d’Avignon.

Problème trivial? Anecdotique? Chacun peut à bon droit le penser tant qu’il n’a pas vu ces séquences –dans le jardin, dans la voiture, dans la loge, sur le plateau pendant la dernière répétition. Parce que ce qu’on voit, ce qu’on perçoit, est à la fois bouleversant et infiniment troublant. Ce qui s’éprouve là, presque indépendamment d’à propos de quoi cela s’éprouve (jouer une pièce de Tchekhov), concerne la peur et le courage. Ce qui se ressent est au croisement d’un acte de passion au-delà de la raison et, du même mouvement, le travail. Le travail comme un acte qui engage tout entier.

Il n’est peut-être rien de plus émouvant au cinéma que, lorsqu’elles sont bien filmées (c’est rare), des personnes qui travaillent. Cela vaut pour un boulanger faisant des croissants ou un conducteur de RER, comme pour Mick Jagger on stage chantant «Satisfaction» pour la quatorze millième fois. Lorsque la caméra sait voir et faire voir l’investissement de toutes les facultés du corps et de l’esprit pour que quelque chose se fasse, que quelque chose existe, que quelque chose arrive. Pas comme un exploit unique, hors norme, mais comme un accomplissement quotidien, qui agit dans le monde et définit, au moins en partie, celui ou celle qui l’exécute.

Isabelle Huppert est une immense artiste. Au moment où Benoît Jacquot la filme, cela lui complique un peu plus la tâche qu’elle a à surmonter. Cette unique phrase de Tchekhov est-elle vraiment si cruciale pour elle, ou en fait-elle une manière de s’accrocher à quelque chose pour mieux prendre en charge l’ensemble du rôle de Lioubov? On ne le saura jamais. On ne peut pas le savoir. Sans doute elle-même ne le sait-elle pas.

L’inverse radical de la communication

Ce qu’elle sait, et que grâce au film nous voyons avec une intensité exceptionnelle qu’elle sait, est que «ça» passe par là. Ça quoi? Va savoir, disait Jacques Rivette, en titre d’un autre beau film où le cinéma se donne pour tâche d’approcher, avec ses moyens à lui –la caméra, le montage (qui consiste aussi à ne pas couper), la présence de traces du monde dans le cadre– ce qui s’active dans le théâtre.

En répétition sur le plateau de La Cerisaie, magnifiquement mise en scène par Tiago Rodrigues, au Palais des papes. | Les Films du Losange

Benoît Jacquot est, avec Jean Renoir et Jacques Rivette, un de ceux qui se seront le plus et le mieux passionnés par ces enjeux. On se souvient de son Elvire-Jouvet 40, ou de La Fausse Suivante tourné dans un théâtre. Mais cette recherche attentionnée court tout au long de sa filmographie, de façon plus ou moins explicite, jusqu’à la récente et magnifique mise en écran de la pièce de Marguerite Duras, Suzanna Andler

Ici, il ne s’agit pas tant de comprendre que de ressentir ce qui se joue dans le jeu des véritables acteurs et actrices. Pas les publicitaires, pas les politiciens, pas les animateurs télé, pas les influenceurs, pas les grands patrons qui font des shows devant leurs actionnaires et leurs employés, pas les innombrables et omniprésents praticiens de la représentation de soi. Les véritables acteurs: l’inverse radical de la communication. C’est en cela que ce film concerne bien davantage que celles et ceux qu’il montre, et le milieu particulier –les coulisses de représentations théâtrales– où il se situe.

Ce qu’active Par cœurs est, sans le dire jamais, une approche de ce qui peut circuler entre des corps (ceux des interprètes), des énoncés (quel que soit le texte) et une assemblée de spectateurs qui ne sont pas, ne sont jamais et ne devraient jamais être chosifiés en «le» public. Il y est question de liberté, bien davantage que de pouvoir.

Elle et lui

Parmi les films de Benoît Jacquot explicitement consacrés à ce qui advient par les labeurs et sortilèges de la présence en scène figure un autre documentaire déjà intitulé Par cœur, et qui accompagnait Fabrice Luchini en 1998. Et au milieu du nouveau film, devenu pluriel, le revoici, seul en scène, lui aussi à Avignon lors de cette édition 2001 du festival, mais dans un espace plus modeste que celui que va occuper Isabelle Huppert. Il s’apprête à dire un montage de textes de Nietzsche. (…)

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L’irrévérencieuse vitalité d’«À propos de Joan»

Joan (Isabelle Huppert) en ligne avec l’un des hommes de sa vie, mais aussi son passé, et son imaginaire.

Propulsé par la présence frémissante d’Isabelle Huppert, le film de Laurent Larivière compose en trois temps un portrait de femme habitée d’une pulsion de vie communicative.

Ce n’est plus la désormais habituelle déferlante qui s’abat chaque mercredi sur les salles, au grand désavantage de celles-ci et des films (et des spectateurs, et du cinéma), c’est un tsunami. Ce mercredi 14 septembre, pas moins de 21 nouveaux films sont sortis sur les écrans français.

Parmi eux, outre deux propositions réellement singulières quant à la relation à la réalité, à l’imaginaire et au temps présent, œuvres importantes menacées de marginalisation, Babi Yar. Contexte de Sergei Loznitsa, et À vendredi, Robinson de Mitra Farahani, on trouve tout l’éventail des films plutôt dits de distraction (français) ou d’auteur (portugais, français, roumain, argentin, deux ukrainiens…), sans oublier un assortiment de documentaires, un film d’horreur américain, une comédie britannique, un film d’animation.

Au milieu de ce tout-venant démultiplié par l’absence cette semaine d’un blockbuster hollywoodien –rien en vue de ce côté avant octobre, la romcom Ticket to Paradise et le film de super-héros Black Adam– apparaît un film inattendu, par sa tonalité et une sorte de vaillance dans sa manière d’être toujours un cran au-dessus, ou à côté, de ce que promettait son pitch ou la catégorie dont il paraissait relever.

Entre mystère et clin d’œil, les plans d’ouverture d’À propos de Joan, où Isabelle Huppert conduisant s’adresse frontalement à la caméra comme Belmondo dans À bout de souffle, dessinent un territoire, un peu transgressif, un peu héritier d’une histoire du cinéma moderne. Habité de présences incertaines et de fantômes accueillants, le deuxième long métrage de Laurent Larivière évoque une marelle pour jouer et se déplacer.

Les cases de cette marelle sont temporelles, le film circulant entre trois époques de la vie de Joan, adolescente amoureuse en Irlande, éditrice à succès accompagnant un génie littéraire ostensiblement destroy et fréquentant la scène rock alternative à Berlin, et enfin femme mûre réfugiée dans une vieille maison de famille dans la campagne française.

La jeune Joan (Freya Mavor) et son amoureux pickpocket irlandais (Eanna Hardwicke). | Haut et court

Ces sauts, qui sont plutôt des pas glissés, ne sont pas seulement entre les époques, mais tout autant dans l’humeur qui préside à chaque situation, lors des rencontres du personnage principal (Freya Mavor pour la jeune fille, Isabelle Huppert aux deux autres âges) avec les trois figures masculines qui ont marqué sa vie: son amour de jeunesse, son fils Nathan, l’écrivain allemand.

Échos et spiritisme

Ces trois mentions pourraient à bon droit éveiller dans une oreille attentive des échos avec le cinéma d’Arnaud Desplechin, qui est sans doute la référence la plus évidente de l’esprit qui guide le cheminement du film, au-delà de citations explicites comme celle du Pickpocket de Robert Bresson, ou surtout de la récurrence de ce motif majeur du cinéma français qu’est la maison de famille –et ce qu’il convient d’en faire.

À propos de Joan est construit sur un scénario subtil, interprété par des acteurs excellents (Swann Arlaud, Lars Eidinger) et une actrice dont on ne sait plus comment dire encore qu’elle a du génie, Isabelle Huppert. Tout cela ne suffit pas, n’a jamais suffit à faire un bon film.

Joan qui tente de contrôler Tim, l’écrivain punk (Lars Eidinger), tout en étant séduite par lui. | Haut et court

On ne sait pas ce que c’est, «un bon film», on peut juste prendre acte quand cela se présente. Dans ce cas, cela tient pour beaucoup à un singulier phénomène de redoublement, aux franges du spiritisme: redoublement de la manière dont À propos de Joan est mis en scène et de la manière d’être de la femme dont il raconte l’histoire. Un film qui ressemble à son personnage principal, donc. (…)

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«La Caméra de Claire», petite musique de joie

Le nouveau film de Hong Sang-soo est un conte alerte et inventif autour de deux femmes et des pouvoirs magiques et réels de l’image.

Ce serait comme un rêve de cinéma, une utopie réalisée. Un cinéma qui naîtrait littéralement sous les pas d’une rencontre, d’une promenade, d’un esprit qui vagabonde.

La rencontre est double, et triple, et quadruple.

Double rencontre. Celle entre Hong Sang-soo et Isabelle Huppert s’est produite il y a six ans avec le joyeux et simplement labyrinthique In Another Country. Celle entre Hong Sang-soo et Kim Min-hee, devenue l’interprète de tous les films du plus grand cinéaste coréen contemporain.

La troisième rencontre a lieu entre Man-hee (Kim Min-hee), employée d’une société de production qui accompagne sa patronne au Festival de Cannes, et Claire (Isabelle Huppert) de passage dans la ville et photographe amateure.

La quatrième rencontre, qui est le film né des deux premières et de la situation mise en place par la troisième, est celle du réalisme et du fantastique, en tirant parti de l’irréalité du Festival de Cannes lui-même, mais aussi des collisions et dérives qu’il rend possible.

Man-hee s’est fait virer, elle erre dans la ville. Un gros chien joue les divinités indifférentes et propices.

Isabelle Huppert sourit et caresse un chien (©Jour2fête)

La «camera», chambre obscure et clairvoyante

Claire fait des photos tout en essayant vaguement de suivre le Festival. Son appareil de prise de vue est un Polaroïd, soit désormais une rareté qui participe activement au glissement vers le fantastique.

Cette petite machine (pas tout à fait) instantanée a-t-elle véritablement des pouvoirs de révélations, et de voyage dans le temps?

C’est le ressort fantastique du film, en même temps qu’une question, où le mot «caméra» doit plutôt se lire «camera», désignant aussi bien l’appareil de prise de vue du cinéma que celui de la photographie –et la chambre obscure des désirs et des affects. (…)

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Fatale «Eva» ou les jeux de l’artifice et de la fascination

Grâce aux infinies nuances du jeu d’Isabelle Huppert, le nouveau film de Benoit Jacquot explore les zones d’ombre de la fiction en jouant avec les figures types du film noir.

Une séduction tarifée, un crime, un vol, une imposture. Eva démarre à toute vitesse, sur une route qui semble balisée. Roman noir (de James Hadley Chase) qui s’incurve dans une plongée mentale sur la dépendance affective, c’était aussi la trajectoire suivie par la première adaptation du livre, le Eva de Joseph Losey en 1962, avec Jeanne Moreau.

Le livre, le genre cinématographique, le film précédent sont quelques-uns des miroirs biseautés qui jalonnent ce film étrange et pénétrant, songe de cinéaste –et de spectateur prêt à cette aventure qu’on appelle la mise en scène.

Avec son vingt-cinquième long métrage, Benoît Jacquot revendique la fiction comme fiction. On allait écrire «Jacquot s’amuse à revendiquer la fiction comme fiction», tant la part ludique du projet est évidente.

Ludique certes, mais sérieuse aussi. Sérieuse à la mesure des histoires qu’on nous, qu’on se raconte –et surtout de la manière dont elles sont racontées.

Sinueux et glissant comme la route de montagne enneigée qui y paraît à plusieurs reprises, le film circule entre les repères trop évidents, les typages de personnages et de situations, pour sans cesse en déplacer les certitudes, tester leur sens, interroger leur solidité et leur légitimité.

Jeu sérieux, jeu dangereux

La beauté du geste tient à ce que l’un des principaux repères ainsi remis en cause est précisément l’imposture, la rhétorique du masque, du double jeu, ressort bien connu des films à énigme comme de la psychologie basique.

Côté cinéma, le modèle serait à chercher du côté des Diaboliques de Clouzot, clairement évoqué par Jacquot, lequel fait pourtant tout autre chose –avec Eva, nul besoin d’interdire aux spectateurs de raconter quoique ce soit, tout se passe ailleurs, c’est-à-dire tout le temps, et non plus au moment du rusé rebondissement crucial et fatal.

Entre Bertrand et Eva, les jeux ne sont pas faits (©Europacorp Distribution).

Ce qui est «fatal» dans le film, au sens du destin et pas nécessairement de la mort, c’est la complexité des humains, quand bien même ils apparaissent sous les auspices d’archétypes d’un genre. (…)

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Entre mères et filles, «Barrage» ouvre le flot

Remarquablement porté par ses actrices, en particulier Lolita Chammah, le film de Laura Schroeder transforme un drame familial en jeu tendu et intense.

Il y a ce qu’on appelle le ressort dramatique. Il est simple. Catherine, la trentaine, après des années d’errance comme dit la chanson, revient chercher sa fille de 12 ans, Alba, élevée par Elisabeth, la mère de Catherine. Ni la mère ni la fille de cette revenante n’apprécie ce retour.

C’est un quasi kidnapping. La grand-mère ne se laissera pas faire, la gamine non plus. Elles ont toutes les raisons du monde. La mère a sa déraison à elle, et ses émotions.

Un «ressort dramatique» comme celui-là peut fabriquer une infinité de mélos et de pamphlets au service de n’importe quelle idée préconçue, conventionnellement familialiste ou conventionnellement libertaire –ou les deux à la fois, on en a vu récemment plusieurs exemples (entre autres La Belle Vie et  Vie sauvage).

La réussite de ce film, coécrit par la réalisatrice avec la romancière Marie Nimier, est d’échapper à ces mécanismes de départ, pour inventer, et inciter ses spectateurs à trouver une infinité de relations avec les personnages, et avec ce qui les unit –et les oppose.

La mise en scène ne juge personne. Le scénario n’assigne personne à une fonction, encore moins à un statut moral. Les trois protagonistes ne formeront jamais un triangle, chacune suit sa trajectoire, influencée par les forces d’attraction et de répulsion, de séduction et de contrainte des deux autres. Chacune est un champ de forces, produisant sa propre énergie, aux polarités contrastées. Le film naît des interférences entre ces forces mouvantes. (…)

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Au hasard de Cannes, Garrel, Rasoulof, Gitai, Li, Hong: des nouvelles du monde, heureusement

Tandis que la compétition officielle, à de rares exceptions près, continue d’osciller entre médiocre et lamentable, on trouve ici et là dans le festival, venus d’un peu partout et dans des registres très variés, bien des raisons de se réjouir.

1.L’Amant d’un jour, Philippe Garrel

À tout seigneur tout honneur, et Philippe Garrel est assurément un prince. Prince somptueux d’un noir et blanc donc chaque plan bouleverse, prince ascétique transformant en pur diamant la plus minime des histoires de couple et de jalousie, prince généreux filmant chaque acteur, chaque actrice surtout –ici les jeunes Louise Chevillote et Esther Garrel– avec une sensualité, une affection, un sens de la beauté venue d’un atelier de Florence à la Renaissance, quand sur les tableaux la moindre apparition était un miracle de grâce. Cela se nomme L’Amant d’un jour, c’est le nouveau miracle d’un poète de la caméra.

2.Un homme intègre, Mohammad Rasoulof

 

Réapparu après l’impressionnant Les manuscrits ne brûlent pas, film de dénonciation du régime policier iranien, mais jamais distribué, l’ancien proscrit Mohammad Rasoulof présente un remarquable film politique au scénario de western et à la mise en scène de thriller.

Un homme intègre conte l’histoire d’un fermier en bute à l’hostilité de ses voisins dans une petite ville du Nord du pays. Et c’est, dans une atmosphère de tension extrême, la mise à nu des ressorts d’oppression et de discrimination, servie par une impressionnante interprétation.

 

3.À l’Ouest du Jourdain, Amos Gitai

Du Moyen-Orient aussi, et de la résistance à un pouvoir autoritaire et manipulateur aussi, mais du côté documentaire, voici À l’Ouest du Jourdain. Amos Gitai y part à la rencontre des Israéliens qui, dans les territoires envahis par les colons avec le soutien désormais explicite du gouvernement, témoignent des violences illégales perpétrées en permanence contre les Palestiniens. (…)

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Lettre pour « Elle »

045630À propos de quelques polémiques autour du film de Verhoeven, pour le droit à la différence dans la manière d’accueillir les œuvres –de cinéma ou autres.

Il y a comme une agitation  autour du nouveau film de Paul Verhoeven, le très remarquable Elle. Comme souvent, cet emballement attisé par les réseaux sociaux résulte de la confusion de plusieurs causes, qui sont en l’occurrence autant de fausses pistes. Tentative de démêler cet écheveau, avec l’espoir que cela puisse aussi contribuer à regarder autrement d’autres films.

1.Les porte-parole anti-Elle projettent sur le film leurs réflexes de militantes féministes au lieu de le regarder

Celles et ceux qui se sont manifesté-e-s, notamment sur ce pamphlet qui ne craint pas le titre racoleur, ou sur Facebook à l’initiative du collectif Les Effrontées, savent ce qu’il faut dire et faire face au viol: «Vous voulez savoir ce qu’est un thriller féministe? Ce serait un film où l’héroïne poursuit son violeur, le retrouve, découvre qui il est, l’émascule, le défigure, le fait enfermer ou se venge d’une manière ou d’une autre», écrit ainsi la porte-parole du groupe FièrE.

Elle réclame donc une variante du classique Revenge Movie, genre qu’elle trouverait sans doute détestable si Clint Eastwood ou Charles Bronson allait buter l’assassin de ses enfants, mais modèle qui deviendrait souhaitable s’il épouse la ligne de combat qui mobilise ce groupe.

Comme tout discours militant, celui-ci n’admet que les films de propagande «dans le bon sens», ne tolère rien qui fasse place à la complexité, au trouble. La Cause –est-il besoin d’ajouter: aussi juste soit-elle?– ne tolère que la dénonciation. Dès lors il n’y a plus place pour ce qui mérite d’être nommé «œuvre», mais uniquement pour la diatribe, d’avance justifiée par la puissance dominatrice de l’adversaire. C’est réduire le cinéma au rang, d’ailleurs légitime, mais très limité, de Guignol –exemple récent: Merci Patron.

Et dès lors il est logique que ces spectateurs-trices ne voient ni n’entendent ce qui advient effectivement dans le film –la complexité, le mystère, mais surtout la violence de la réaction du personnage joué par Isabelle Huppert, ainsi que la multiplicité ludique et ouverte des ressorts qui l’animent, et qui animent les autres protagonistes, surtout féminins.

Ces spectateurs-trices ne voient que le fait que le film commence par un viol, ce qui appellerait une suite unique. Dès lors qu’Elle, et «elle», la femme violée, ne suivent pas ce qui est supposé être programmé par un tel début, le film est dans l’erreur et doit être condamné. Procédure de jugement dogmatique dont le modèle se perd dans la nuit des temps, une nuit très sombre.

Le film fait et dit pourtant non pas une mais vingt autres choses. Il réserve en particulier des places autrement fines et stimulantes –stimulantes parce que non conventionnelles– aux autres femmes, surtout celles jouées par Anne Consigny et Virginie Efira. S’il y a des personnages faibles et médiocres dans ce film, ce sont bien les mâles.

La même disposition d’esprit, qui verrouille d’emblée la vision du film, rend évidemment irrecevable une de ses dimensions principales: Elle est une comédie. Pas uniquement une comédie mais d’abord un comédie. Une comédie noire et bizarre, mais une comédie.

Une comédie qui commence par un viol, ah mais ça c’est interdit! Bon. Dommage, la comédie, c’est pourtant un assez bon moyen de reposer les questions. À condition de ne pas être sûr(e) d’avoir déjà toutes les réponses.

2.Celle qui est violée au début de Elle s’appelle Michèle. Michèle n’existe pas.

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