«Dahomey», les images et les statues rêvent aussi

La statue du roi Glélé lors de sa mise en caisse au Musée du Quai Branly.

Accompagnant les «trésors» restitués au Bénin par la France, le film de Mati Diop documente des faits, imagine et interroge les sens très actuels de cette opération.

Il y a, très tôt, cette image. Gantée, la main d’un homme blanc sur… Un corps noir? Une œuvre d’art? Une divinité d’un culte dont, spectateur européen, on ne sait rien? Le geste, qui pourrait sembler agressif à première vue, est attentif, et technique.

Factuellement, on sait très bien ce qu’on voit. En novembre 2021, un employé du musée du quai Branly met en caisse, avec tout le soin professionnel requis, un des vingt-six «trésors d’Abomey». Ces objets, volés par l’armée française coloniale à la fin du XIXe siècle, sont devenus l’un des joyaux de ce qui fut le musée de l’Homme, dont le nom comporte désormais aussi celui d’un président français.

Un autre président français a promis de restituer à un troisième président, de ce qui est désormais le Bénin, terre d’origine de l’artefact en question, un ensemble d’objets. Dont cette statue, non d’un président mais d’un grand roi de ce qui s’appelait alors le Dahomey.

On entend bien qu’il y a là de l’histoire, de la politique, de la diplomatie, de la mythologie. Le film a donné les informations nécessaires: le rappel du «discours de Ouagadougou» qui comportait la promesse de rendre certains des objets pillés (ce sera vingt-six, donc –il y en a près de 50.000 au seul musée Branly), et les réflexions et recommandations du rapport rédigé ensuite par l’écrivain et universitaire Felwine Sarr et la conservatrice et historienne de l’art Bénédicte Savoy.

Faire entendre d’autres voix

Mais Mati Diop, qui est une cinéaste, et une cinéaste avec une pensée politique, pas une journaliste, n’a pas laissé la parole aux présidents et aux responsables scientifiques. D’emblée, elle a fait entendre une voix plus puissante et plus mystérieuse.

Dans une langue qu’on ne reconnaît pas (sauf à en être soi-même locuteur) mais qu’on identifie comme «une langue africaine», le fon, cette voix parle pour le numéro 26 qui est en train d’être mis en caisse, et qui est la statue du roi Ghézo, qui fit du Dahomey une grande puissance au début du XIXe siècle.

On entend bien qu’elle est aussi une voix pour l’ensemble des trésors. Et pas seulement. Composite, cette voix caverneuse mais où se perçoivent des échos féminins et masculins parle pour un ou des peuples, pour une ou des histoires, pour une ou des mémoires, qui ont surtout été souffrance, mépris, occultation.

À cette voix, collective et mythologique, viendront ensuite s’ajouter d’autres paroles, celles d’une jeunesse béninoise invitée à réfléchir et à discuter ce qu’active, ce que révèle et ce que dissimule la restitution, comme idée et comme processus concret.

Salué d’un judicieux Ours d’or au festival de Berlin, Dahomey est le deuxième long-métrage de la cinéaste révélée grâce à un court fulgurant, Atlantiques (2009), à un moyen-métrage mémorable et passionnant, Mille Soleils (2013), et un premier long immédiatement salué comme œuvre majeure, Atlantique (2019). Dahomey sera un récit factuel et un conte, un pamphlet et un débat ouvert.

À l’université, débat animé entre étudiants sur les conditions de la restitution et son sens. | Les Films du Losange

Mati Diop fusionne d’emblée les puissances du documentaire et de la fiction. Elle leur adjoindra dans la dernière partie celles du «film-essai», avec l’organisation de ce forum entre étudiants sur les conditions et les implications du retour de ces objets dont le film a accompagné pas à pas le parcours. (…)

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Mati Diop : « Le cinéma a ce pouvoir et, en ce qui me concerne, ce devoir, de restituer »

Ours d’or à Berlin, Dahomey est né d’un choc, celui que Matti Diop a ressenti à l’évocation par Emmanuel Macron de la restitution par la France de vingt-six œuvres à la République du Bénin. À l’occasion de sa sortie en France (après le Bénin et le Sénégal), la réalisatrice et productrice revient sur les enjeux post-coloniaux de cette restitution, les étapes de création de son film, son rapport à la fiction comme au documentaire, et la portée politique de son travail, « contre-récit » de l’Histoire africaine.

Ours d’or au dernier Festival de Berlin, le film de Mati Diop est remarquable à plus d’un titre. Dahomey accompagne non seulement un événement riche de sens, la première restitution importante d’objets d’arts pillés par les forces coloniales françaises, mais de multiples aspects des réflexions suscitées par ces problématiques, les relations entre la France et ses anciennes colonies, les conditions d’exposition des objets concernés, dans un grand musée parisien et en Afrique. Pour ce faire, Dahomey invente une forme singulière, où interagissent documentaire, fantastique et débat réflexif sur les processus en cours. Par ses enjeux tout autant que par son écriture cinématographique originale, le film s’inscrit dans le parcours extrêmement riche d’un questionnement poétique et politique des questions décoloniales menée par la réalisatrice par les moyens du cinéma, dont le court-métrage Atlantiques (2009), le moyen métrage Mille Soleils (2013) et le long-métrage de fiction Atlantique (2019, Grand Prix du Festival de Cannes) ont marqué des étapes. Si la restitution au Bénin des « vingt-six trésors d’Abomey » que conservait le Musée du Quai Branly est, entre autres, une suite directe donnée au considérable travail synthétisé par le rapport Sarr-Savoy de 2018, la cinéaste, par ses choix de mise en scène, en poursuit pour partie, en reconfigure à d’autres titres, les réflexions et les avancées, dans le registre artistique qui lui est propre. Poème et essai autant que document, Dahomey est aussi, ou d’abord, un film vibrant d’émotion, d’admiration pour ce qui circule entre des humains et des œuvres, un film de trouble devant les échos infinis entre visible et invisible, présent et passé, imaginaire et réalité. J.-M.F.

Pouvez-vous décrire le processus qui a mené à la naissance d’un film aussi singulier que Dahomey?
Pendant le confinement, j’ai beaucoup réfléchi à la dimension politique que j’avais envie de donner à mes films et ce à quoi j’avais envie de consacrer mes prochaines années. Mes films précédents étaient déjà politiques, oui, mais la question était comment faire davantage corps avec le réel et surtout avec le présent. Pour la première fois, je me suis posée plus frontalement la question du documentaire. Jusque-là, je cultivais une ambiguïté entre fiction et documentaire, qui pouvait prendre plusieurs formes mais sans appeler de choix entre les deux. Mais face à la situation sociale et politique que nous traversions, j’ai traversé une sorte de « crise » de la fiction : je ne me voyais pas consacrer des mois et des mois à composer une histoire, cela me semblait déphasé par rapport à ce que je percevais comme une accélération de l’histoire, une intensification des événements. Je ne voulais pas que les exigences de la fiction m’éloignent d’un réel envers lequel j’avais un sentiment d’urgence. Ainsi a commencé un processus qui a mené à Dahomey, où je n’ai finalement pas du tout renoncé à la fiction, mais qui m’a donné le sentiment de faire corps avec des événements en train de se produire et de participer à l’écriture d’un moment historique. C’est aussi le cas d’un autre film auquel j’ai commencé à travailler au même moment, toujours en cours et consacré à Rachel Keke et à sa campagne pour les législatives 2022. Ces films sont nés de la nécessité de ne pas choisir entre conception et action.

Donc, l’idée de Dahomey nait à ce moment-là ?
Ah non, je pensais à ce qui allait devenir Dahomey depuis 2017 et le discours de Ouagadougou où Emmanuel Macron annonce la possibilité du retour d’objets africains sur le continent. A ce moment, je terminais l’écriture du scénario d’Atlantique, lorsque le mot, et l’idée de restitution sont revenus sur le devant de la scène. Le mot « restitution » m’a comme… giflée.

C’est-à-dire ?
Pour deux raisons. D’abord, je me suis rendue compte, avec stupeur, que la présence extrêmement massive d’objets volés par les puissances coloniales, exposés et stockés dans les musées européens est un angle des réalités postcoloniales que j’avais négligée. J’ai senti qu’en cela, j’étais moi aussi victime d’une tentative française d’effacement. C’est très violent, pour une personne afro-descendante, de s’apercevoir qu’on a été sujette au projet colonial de dissimuler l’histoire et que ce projet avait en l’occurrence fonctionné avec moi puisque mon imaginaire, qui restait donc en grande partie à décoloniser, n’avait pas suffisamment pris conscience de l’ampleur de la chose, c’est-à-dire de la présence de plus d’un demi millions d’œuvres africaines incarcérées dans les musées européens. L’ingéniosité de la mise en scène muséale avait réussi à créer une sorte de brouillard qui normalisait, pour moi, ce qui n’aurait jamais dû m’apparaitre comme normal. Je parle des sorties scolaires au musée de l’Homme ou au Quai Branly où je ressentais un fort malaise sans être réellement confrontée aux faits. On n’explique pas vraiment aux enfants la violence du contexte. Du coup on crée des pathologies. Mensonge, déni. La deuxième raison est que ce terme, restitution, que je n’avais pas entendu jusqu’alors, venait donner un nom à ce qui caractérise ma démarche de cinéaste depuis le court-métrage Atlantiques en 2008. Lorsque je choisis de filmer Serigne qui raconte sa traversée en mer de Dakar depuis l’Espagne, le geste est de lui rendre une parole dont les médias de masse occidentaux le dépossèdent en niant son humanité, son individualité et sa subjectivité. Raconter lui-même son histoire et l’expérience de la traversée avec ses mots replace Serigne au centre de sa propre histoire. « Restituer » comporte l’idée qu’on a enlevé quelque chose, qu’on a volé à l’autre et qu’on rend.

C’est-à-dire que lorsqu’entre dans le débat public la notion de restitution, vous avez le sentiment qu’elle s’applique à l’ensemble de votre travail, et en particulier à Atlantiques, Mille Soleils et Atlantique.
Surtout les deux films « Atlantique(s) », oui. C’est l’idée du contre-récit, d’une réappropriation de son histoire, de la création d’un nouvel imaginaire. Décoloniser le regard sur les réalités africaines. Le cinéma a ce pouvoir et, en ce qui me concerne, ce devoir, de restituer.

Vous avez évoqué la mise en scène muséographique et ses effets, y compris sur vous. Comment la percevez-vous, vous dont le travail est aussi de mettre en scène ?
On sait bien aujourd’hui que toute muséographie est un discours, un récit. Et on sait qu’un récit est toujours la marginalisation ou l’effacement d’autres récits. C’est, dans une certaine mesure, vrai en toutes circonstances, mais de manière particulièrement active, violente et devant être interrogé dans un endroit comme ce qui a été le Musée de l’Homme, aujourd’hui le Musée du Quai Branly. Toute la scénographie, la disposition, les lumières, le choix des informations fournies ou pas, les manières de rapprocher certaines pièces, travaillent à rendre invisibles les conditions de spoliation brutale dans lesquelles ces œuvres ont été acquises, et le contexte dans lequel cela s’est produit. Bénédicte Savoy en parle si bien[1]. La muséographie de Branly, c’est la mise en scène de l’idéologie de l’universalisme. Aujourd’hui, nous savons cela, mais cela opère toujours !

Donc le mot « restitution » est au point de départ de votre envie de film, de ce film-là ?
Oui, également sous le signe du retour. Pour moi, il faisait écho aux revenants d’Atlantique, le long-métrage. J’ai eu le sentiment que le retour des œuvres en pays natal avait quelque chose en commun avec ce mouvement. Mais à ce moment-là, je pensais encore réaliser un film de fiction, et même de science-fiction. Je voulais raconter l’étrange épopée d’un masque africain, depuis sa fabrication jusqu’à sa restitution qui devait se passer en 2070 en passant par son pillage puis tout son parcours en Europe. Ce n’est pas parce que Macron avait ouvert l’hypothèse de restitutions à Ouagadougou que je croyais assister à cela dans les années suivantes – nous avons appris à ne pas apporter grand crédit à la parole de l’actuel président. Quand il est apparu que vingt-six trésors royaux allaient effectivement être rendus au Bénin, j’ai instantanément déclenché les possibilités d’un tournage. Mais à ce moment, j’étais toujours dans une logique de fiction, disons afro-futuriste, où ces images que je voulais tourner de la restitution auraient pu avoir le statut d’archives du passé dans un récit situé dans plusieurs décennies.

Est-ce en tournant les scènes documentaires qui ouvrent le film, celles de la mise en caisse des trésors à Branly, que vous avez compris qu’il n’était pas nécessaire d’inscrire ce moment dans une fiction ?
Oui. Je n’ai jamais renoncé à la fiction, au fantastique, mais les équilibres se sont déplacés. Les conditions dans lesquelles nous avons tourné étaient très riches, visuellement et émotionnellement, il n’y avait à ce moment-là aucun besoin d’ajouter des éléments romanesques. Ces conditions de tournage généraient du cinéma, du mystère, du danger, peut-être plus et mieux que ce qu’organise plus artificiellement un scénario de fiction. En documentaire, il n’y a qu’un seul endroit possible pour la caméra, et on n’a droit qu’à une seule prise. Pour moi, le dispositif filmique consistait à raconter ce départ du Quai Branly puis ce retour du point de vue des œuvres.

Aviez-vous suivi de près la publication du rapport de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy[2] ?
Il m’a beaucoup intrigué à sa sortie en 2018, mais j’étais alors en pleine promo d’Atlantique un peu partout dans le monde, j’étais moins disponible. Ensuite, quand le nouveau projet s’est précisé, je l’ai lu bien sûr. C’est un ouvrage hyper éclairant. Je n’ai pour autant jamais cherché à devenir une experte sur le sujet. Je tenais à conserver un rapport intime et émotionnel avec ce que cette restitution provoquait en moi. Je voulais que Dahomey garde la trace du trouble que j’ai éprouvé face à tout ce que soulève ce mot. Mon film vient d’un endroit très sensoriel, d’un séisme intérieur.

Concrètement, comment avez-vous fait pour vous faufiler à l’intérieur de ce processus lourd et compliqué, avec des implications politiques et diplomatiques, logistiques, de communication, etc.?
J’ai très vite compris que sans un accord actif du Bénin, le film était impossible. Pour une cinéaste indépendante, c’est une situation délicate de devoir obtenir la collaboration et le soutien d’un gouvernement. Il s’est trouvé que le conseiller du ministre de la Culture béninois, José Plya, connaissait très bien mon travail et l’appréciait, cela a bien aidé. Avec mes coproductrices, Judith Lou Levy et Eve Robin des Films du Bal, nous avons obtenu leur aide tout en imposant une totale indépendance.

Le tournage au Musée du Quai de Branly permet de faire la connaissance d’un personnage qui a un grand rôle dans cette histoire, Calixte Biah.
Calixte est historien et conservateur du musée d’Histoire de Ouidah au Bénin. Je l’ai rencontré en plein tournage de la séquence du Quai Branly. Quand je l’ai découvert en action, j’ai immédiatement compris qu’il était celui sous l’autorité de qui toute cette opération de retour avait lieu. Il y avait chez lui une gravité, un soin et une attention envers les œuvres qui, à mes yeux, allaient bien au-delà d’une dimension professionnelle. Il entretenait une conversation secrète avec les œuvres. Tout en restant une personne réelle d’une grande capacité scientifique et technique, il est pour moi instantanément devenu un des personnages, au sens romanesque et presque légendaire, du film. Je l’ai perçu comme le Gardien des œuvres, à cheval entre deux mondes. Il faut dire qu’on était toutes et tous un peu dépassé(e)s par la dimension historique, et à certains égards mythique, du moment.

Cette dimension mythologique renvoie à ce parti pris très fort dans le film de faire entendre une voix, qui est possiblement la voix de Ghézo, le grand roi du Dahomey au milieu du 19e siècle, dont la statue est le trésor numéro 26, et possiblement une voix plus collective…
Cette voix est un élément essentiel du film. Elle n’était pas présente au début. Dès que j’ai commencé à tourner, j’ai su que je voulais que ce retour soit perçu depuis le point de vue des œuvres, qu’elles redeviennent le centre de leur histoire, des sujets et non plus des objets. Mais longtemps, j’ai considéré que le plus fort serait un silence complet, en tout cas une absence de mots, au moins jusqu’à l’arrivée au Bénin. Qu’elles conservent, ou retrouvent leur opacité, au sens si important que donne Edouard Glissant à ce mot. Puis, j’ai éprouvé le besoin de les faire parler à la première personne, d’abord en empruntant des fragments de L’Énigme du retour de Danny Laferrière[3], qui raconte comment il ramène à Haïti le corps de son père mort à New York. Je voulais que cette voix appartienne à plusieurs contextes. Laferrière n’a pas souhaité que j’emprunte des fragments de son texte alors j’ai confié l’écriture de la voix des trésors au poète et romancier haïtien Makenzy Orcel, écriture à laquelle j’ai aussi collaboré.

Dans leur rapport, Sarr et Savoy parlent à propos des œuvres africaines d’ « objets créoles », en fait devenus créoles du fait de leur long séjour dans un autre contexte que celui où ils ont été créés[4].
C’est si juste. Et c’est ce que nous continuons de tisser dans le film, en particulier avec l’apport de ces voix mêlées qui parlent la langue du Dahomey, la langue fon. En mêlant plusieurs locuteurs à partir du texte conçu par un auteur haïtien, c’est en augmenter la caisse de résonance créole, tout en redonnant une place centrale à l’africanité. (…)

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L’exposition «Soulèvements», éloge nostalgique de la révolte

L’exposition conçue par Georges Didi-Huberman montre comment la fétichisation des signes de la révolte transforme les élans de l’histoire en un répertoire nostalgique.

D’abord saluer l’ampleur du travail. L’exposition «Soulèvements» au musée du Jeu de Paume conçue par Georges Didi-Huberman, est considérable par son ampleur comme par la diversité des œuvres et des thèmes mobilisés. Et elle s’inscrit en contrepoint d’un livre lui-même très riche, Peuples en larmes, peuples en armes paru au début de l’année aux éditions de Minuit, et qui constitue le volume 6 d’un ensemble de recherches publiées par le philosophe sous le titre générique L’Œil de l’Histoire.

Le projet commun de ces deux propositions, le livre et l’exposition, consiste à mettre en évidence et à analyser le rôle des émotions dans les mouvements de révoltes à travers l’histoire. Peuples en larmes, peuples en armes s’appuyait exemplairement sur une brève séquence du film Le Cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein, durant laquelle, devant le cadavre du marin mutiné, le peuple s’assemble et passe de la tristesse à la colère, puis à un début d’organisation collective en vue du renversement du pouvoir, avant d’être massacré sur l’escalier d’Odessa. 

Extraits du Cuirassé Potemkine

 

Potemkine ne figure pas dans l’exposition du Jeu de Paume, où sont rassemblées des dizaines d’œuvres de formats très variés (tableaux, photos, installations, vidéos, extraits de films, mais aussi livres, journaux, tracts, enregistrements sonores, sites web…). De Goya à Henri Michaux, de Courbet et Manet à Annette Messager ou à Sigmar Polke, des artistes de premier plan sont convoquées à côté de documents de natures très diverses.

Et la révolte d’aujourd’hui?

Du livre à l’expo, le changement de registre modifie en partie le sens. Celui de la réflexion proposée par le livre, et qui s’inscrit dans un puissant mouvement historiographique de réhabilitation des émotions comme facteurs décisifs des évolutions politiques et sociale. [1]

Au Jeu de Paume, cette réflexion est remplacée par la proposition d’une sorte de répertoire des signes (visuels, corporels, verbaux, événementiels) de la révolte. Drapeaux et poings levés, diatribes et barricades s’y répondent à travers les décennies, par-delà la multiplicité des situations historiques.

C’est que l’exposition, comme le livre d’ailleurs, part d’un impensé, un point aveugle élevé au rang d’absolu: l’éloge de principe de la révolte. Dès lors, tout ce qui en relève est considéré comme relevant du même champ, politique aussi bien que sémantique, géographique (même si très européocentré) ou sexuel –ces dominantes sont en partie compensées par le complément virtuel de l’exposition, y compris les formes d’activisme liés à internet et aux réseaux sociaux, dont il est significatif qu’ils ne trouvent aucune place dans l’exposition. 

 

Cette pétition de principe en faveur de l’acte de révolte est en fait appuyée sur des références soigneusement choisies dans l’historiographie des mouvements d’extrême gauche. Elle mène à ignorer, par exemple, que les formes les plus massives de révolte, ici et maintenant, dans la France de 2016, se rangent sous la bannière du Front national ou de l’islamisme radical. S’il y a bien un charme au romantisme de la rébellion, voire de l’émeute, on gagnerait à se demander comment, pour qui, ou pour quoi, travaille ce charme aujourd’hui.

L’exposition du Jeu de Paume s’accompagne d’un copieux programme de rencontres, débats, et projections. Parmi ces dernières figure le film Le fond de l’air est rouge de Chris Marker, réalisé en 1977. A l’époque, présentant son film [2], celui-ci écrivait: «La césure [entre les deux parties du film] se situe autour de l’année 68. Pourtant en 67 tout est joué: la Révolution culturelle est reprise en main, l’échec de la gauche révolutionnaire au Venezuela (plus significatif, quoique moins spectaculaire, que la mort du Che en Bolivie) a marqué le tournant de la tentative castriste de « révolution dans la révolution », partout les pouvoirs ont commencé à infiltrer et contrôler les groupes subversifs, les appareils politiques traditionnels ont déjà commencé de sécréter les anticorps qui leur permettront de survivre à la plus grande menace qu’ils aient rencontrée sur leur chemin. Mais on ne le sait pas encore. Et comme la boule de bowling de Boris Karloff dans Scarface qui abat encore des quilles sur sa lancée alors que la main qui l’a jetée est déjà morte, toutes ces énergies et ces espoirs accumulés dans la période montante du mouvement aboutiront à l’éclatante et vaine parade de 1968, à Paris, à Prague, à Mexico, ailleurs.»

Inventer d’autres sens 

Entre la lucidité difficile, sans cynisme ni renoncement, d’il y a 40 ans, et la mise en scène trop contemporaine de l’imitation sans fin des gestes, des apparences, de la mimétique révolutionnaires saturée de passéisme, il y a plus qu’un gouffre, une blessure. Marker comme bien d’autres, exemplairement, ne se sera jamais aveuglé sur la réalité du monde régi par l’injustice, la violence, la domination, et jamais il ne l’aura accepté. Mais il aura cherché à inventer d’autres formes, d’autres gestes, d’autres mots, d’autres pratiques.

Le contraire du travail mis en œuvre par cette exposition, qui cherche, trouve et glorifie la réitération du même, cette symbolique aujourd’hui, non seulement nostalgique, mais véritablement réactionnaire au sens où elle fait obstacle à l’invention de réponses d’avenir.

En quoi «Soulèvements» soulève en effet un problème, qui n’est pas d’ordre muséographique ou esthétique, mais politique: la façon dont, aujourd’hui, le poids des anciennes postures tient lieu de pensée qui se voudrait de changement profond. Au Jeu de Paume, le contraste est d’autant plus saisissant avec la précédente exposition présentée au même endroit, «Se souvenir de la lumière», où les artistes libanais Khalil Joreige et Joana Hadjithomas travaillaient magnifiquement à inventer d’autres images, d’autres rapports au temps, à l’espace, aux gestes et aux souvenirs.

Dans le cas de «Soulèvements», la muséographie n’est pas étrangère à ce processus. Elle tient à la grande référence de Georges Didi-Huberman qu’est le travail dAby Warburg, historien de l’art et penseur allemand auquel il a consacré plusieurs ouvrages. Le grand œuvre de Warburg, L’Atlas mnemosyne, est construit sur les rapprochements par analogies d’images d’origines et d’époques variées, qui tendent à mettre en évidence des constantes, des archétypes.

Très féconde, la méthode trouve pourtant ses limites lorsqu’elle affronte l’histoire et le politique –singulièrement les mouvements révolutionnaires– pour tendre à créer des absolus, des modèles qui figent ce qui n’a de sens que dans le mouvement, et la réinvention radicale.

Et c’est là que le passage du medium du livre, qui analyse et interroge, à celui de l’exposition, qui, dans ce cas du moins, insiste sur les effets –visuels et affectifs– déplace de manière problématique l’ensemble de la réflexion. Une revanche des émotions, bien plus ambiguës qu’il n’est reconnu dans les salles du musée de la place de la Concorde.  

1 — Notamment Christophe Prochasson, L’Empire des émotions. Les historiens dans la mêlée, Demopolis, Frédéric Lordon, La Société des affects. Pour un structuralisme des passions (Seuil), David Le Breton, Les passions ordinaires. Anthropologie des émotions, Payot, Christophe Traïni [dir.], Émotions… Mobilisation?! (Presses de Sciences Po), Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, Histoire des émotions. Tome 1 : De l’Antiquité aux Lumières (Seuil). Ce mouvement est à rapprocher des travaux de philosophes tels que Myriam Revault d’Allonnes (L’homme compassionnel, Seuil). Voir le savant article sur la question paru dans la Revue d’histoire du 19e siècle n°47.

2 — Préface au livre Le fond de l’air est rouge, commentaires et descriptions du film, publié en 1978 chez Maspero.

«Francofonia»: le mystère en éclats du Louvre sous l’Occupation

francofoniaFrancofonia d’Alexandre Sokhourov, avec Louis-Do de Lencquesaing, Benjamin Utzerath. Durée: 1h28. Sortie: 11 novembre.

Aujourd’hui, en haute mer et dans les tempêtes, c’est là que ça commence. Quoi, un film sur le Louvre sous l’Occupation? Oui. Ainsi crée Alexandre Sokourov (Mère et fils, L’Arche russe, Faust), historien démiurge et poète de l’archive. Ainsi naît sous les yeux du spectateur d’abord désorienté, puis, s’il accepte de s’y laisser entrainer, à la fois fasciné et stimulé, l’assemblage d’images d’époque, de reconstitution précise, de métaphores visuelles, de saynètes imaginaires. C’est qu’en réinventant, à partir d’une scrupuleuse recherche de documentation, l’extraordinaire aventure qui se joua autour du Louvre dans Paris occupé, le cinéaste explore en même temps une question bien plus ample et bien plus mystérieuse.

L’aventure, ce fut celle du sauvetage des chefs-d’œuvre du Louvre devant l’avancée des armées nazies, et de leur préservation face à l’appétit des dignitaires du régime hitlérien, Göring au premier chef. L’aventure, ce fut l’étrange et complexe relation entre le directeur du Louvre, Jacques Jaujard, et le comte Franz Wolff-Metternich, patron de la commission «pour la protection des œuvres d’art en France». C’est-à-dire entre un pur produit de la Troisième République voué à l’intérêt collectif et un aristocrate prussien qui, ensemble, déjouèrent les visées prédatrices de la haute hiérarchie du Reich.

La question sous-jacente, difficile à énoncer, pourrait se formuler ainsi: comment et pourquoi, s’il existe quelque chose de noble et de durable qui mérité le nom de nation, celle-ci s’incarne-t-elle dans un ensemble d’œuvres, et un lieu conçu pour les accueillir? Exemplairement, le Louvre et ses trésors. On aura reconnu une variation de la recherche menée par Sokourov au musée de l’Ermitage avec L’Arche russe il y a douze ans.

Mais, pour de multiples raisons qui tiennent notamment au rapport éperdument passionnel du réalisateur à sa propre patrie, ce qui était alors totalement centré sur la question russe devient, au-delà de la France et du Louvre, une question beaucoup plus générale, et bien plus passionnante. Une question qui interroge, sans réponse préconçue, ce qui fait sens pour une collectivité, y compris dont la majorité des membres ignore tout ou partie de ce patrimoine, une question qui relie la notion de «communauté imaginée» proposée par l’historien et politologue Benedict Anderson à celle des enjeux de la culture, thème pas du tout superflu par les temps qui courent. Une question posée à la fois dans le contexte contemporain et au plus fort de la pire crise qu’ait connu l’Europe depuis un siècle, la domination nazie sur la quasi-totalité du continent. (…)

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Glanés en Avignon : Srebrenica, Shakespeare et Shakespeare, Chéreau

Irena Mulamuhic dans HopeIrena Mulamuhic dans Hope 2

Trois jours dans la fournaise avignonnaise à mi-juillet ne permettent en aucun cas de porter un jugement d’ensemble sur la 69e édition du Festival d’Avignon (4-25 juillet), ses quarante entrées au programme officiel, les centaines de spectacles du off et les innombrables manifestations adjacentes, débats et rencontres, qui, ensemble, font la plus grande foire du spectacle vivant au monde. De la dizaine d’éléments auxquels on aura eu accès, un peu par choix, un peu par hasard, quatre temps forts, très forts.

D’abord à la fois un coup de cœur et un coup de fureur. Il est inadmissible, honteux, dégueulasse qu’ait été à ce point ignoré, en France et en Europe, la commémoration du massacre de Srebrenica. Vingt ans après l’assassinat de masse, Srebrenica devait être présent, mis en évidence au cours des célébrations du 14-Juillet, commémoré par des œuvres d’art et des programmes culturels, historiques, universitaires. Il n’en a rien été, tout comme aucun dignitaire français de rang important ne s’est déplacé en Bosnie. Si le sommeil de la mémoire engendre des monstres, nous nous préparons de terribles lendemains.

Il est à l’honneur du Festival d’Avignon de faire exception à cette règle sinistre de l’amnésie du génocide perpétré sur le sol européen il y a vingt ans. Même si on ne peut pas dire que l’installation Hope ait bénéficié de toute l’attention qu’elle méritait – l’absence de couverture de cette œuvre par les médias confirmant le refoulé sinistre qui pèse désormais sur les guerres des Balkans. Et puis des victimes musulmanes…Conçue par le grand dramaturge de Sarajevo Haris Pasovic, Hope est pourtant une réponse d’une force et d’une dignité impressionnantes. Comme toute installation, il est difficile d’en rendre les effets, qui tiennent à l’assemblage dans l’espace d’éléments très hétérogènes. Dans un bâtiment fermé, le visiteur se trouve immédiatement face à face avec une femme âgée, debout dans un halo de lumière au milieu d’un espace sombre. Elle porte un foulard sur la tête et serre contre sa poitrine un cadre où figurent les photos d’hommes de différents âges.

Hope. L’espoir? L’espoir du retour des hommes emmenés par les miliciens serbes il y a vingt ans? Quel espoir? Il y a bien longtemps, Léo Ferré disait que dans désespoir il y a espoir –dans un désespoir dynamique, assumé, armé, vivait l’espoir d’un monde à inventer. Aujourd’hui, ici, en Europe, c’est l’inverse. Dans Hope, il y a le désespoir. On le prend en plein visage. Cette femme, l’actrice la plus célèbre de Bosnie, Irena Mulamuhic, immobile et silencieuse, se tient chaque jour six heures debout dans cette ombre, dans ce halo, dans ce désespoir de la mémoire et du présent.

a suite de l’installation comporte les photos aériennes de certaines des dizaines de fosses communes identifiées, et un film magnifique et terrible qui montre simplement les lieux où ont été retrouvé les corps, ou les fragments humains, depuis vingt ans: espaces bucoliques, ensoleillés, charmeurs, espaces où vivent et travaillent des villageois, écoles communales qui furent transformés en centre de détention et de torture et sont aujourd’hui à nouveaux des écoles, baraquements aux murs couverts de graffiti racistes inscrits par ces militaires néerlandais qui les occupaient et livrèrent à la mort les populations civiles qu’ils avaient la mission, et les moyens, de protéger.

Ce film, dont Haris Pasovic annonce une version plus longue, s’inspire avec intelligence de la réflexion construite autour de Shoah de Claude Lanzmann sur les possibilités d’invoquer une horreur qui continue de hanter le présent. Il devrait prochainement être montré aussi indépendamment de l’installation telle qu’elle est présentée, à Avignon, dans le bâtiment de l’Espace Louis Pasteur.

De ce bâtiment, on vit sortir Leila Shahid bouleversée, l’ancienne représentante des Palestiniens en Europe remerciant avec émotion le dramaturge bosnien d’avoir su faire ce dont les Palestiniens avaient été incapables après Sabra et Chatila. Puisque Hope, clairement, dans son inscription très précise dans les faits qui se sont produits en juillets 1995 à Srebrenica, mobilise aussi la mémoire des crimes de masse perpétrés, ailleurs, et depuis.

Avec Shakespeare, on est évidemment encore à proximité des tragédies de l’histoire et des enjeux de représentation. Avoir la chance de découvrir, deux soirs de suite, le Richard III mis en scène par Thomas Ostermeier et Antonio e Cleopatra de Tiago Rodrigues en témoignaient admirablement, comme ils attestaient de l’étendue des registres théâtraux capables de prendre en charge le legs artistique, historique et politique du Barde. Au plus juste du travail qui est celui d’un grand festival. (…)

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« National Gallery »: la convergence des regards

NGNational Gallery de Frederick Wiseman. 2h54. Sortie le 8 octobre.

Trois heures durant, Frederick Wiseman explore les salles d’exposition, les lieux de conférence, les laboratoires et les bureaux de la National Gallery, le grand musée londonien entièrement dévolu à la peinture, et qui réunit nombre des chefs d’œuvre de l’art européen, du 13e au 19e siècle. Le cinéaste américain Wiseman est supposé être par excellence le documentariste des institutions (ce qui est à la fois exact et très réducteur). On supposerait donc qu’il va proposer ici l’observation d’un grand musée, pour en faire l’exemple princeps de l’institution muséale en général, comme il l’a fait jadis avec les logements collectifs, les administrations s’occupant de problèmes sociaux, les tribunaux pour enfants ou les grands magasins, ou qu’il en étudie les singularités de cet établissement particulier, comme il l’a fait par exemple avec une salle de boxe ou l’Université de Berkeley.

Si ces aspects ne sont pas entièrement absents de son 38e film depuis Titicut Follies (1967), les véritables enjeux, ceux qui rendent ce film unique et passionnant, sont ailleurs. Ils font aussi de National Gallery un film n’ayant rien en commun avec les quelques autres réalisations ambitieuses dédiées à un grand musée : La Ville Louvre de Nicolas Philibert, L’Arche russe d’Alexandre Sokourov à l’Hermitage, The Old Place de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville au MOMA, Bella di Notte de Luciano Emmer à la Villa Borghese – ou le moins connu mais très beau Museum Hours de Jem Cohen au Kunsthistorisches de Vienne. https://blog.slate.fr/projection-publique/2013/12/17/museum-hours-de-jem-cohen/

En apparence, deux lignes directrices organisent le film. Mais elles convergent aussi sûrement que les lignes de fuite d’un tableau de la Renaissance, pour accomplir la réussite de National Gallery. On peut les définir simplement par « les plans où ça parle » et « les plans où ça se tait ». Le premier groupe est de loin le plus nombreux. National Gallery déploie avec une vertigineuse finesse l’infinité des dispositifs expressifs mis en œuvre, sciemment ou non, pour rendre partageable ce qui se joue dans des images, des images qui se trouvent être une bonne partie des plus grands œuvres picturales de l’histoire de l’humanité.

Explications par des guides dans les salles, conférences, présentation à la télévision, études approfondies de motifs picturaux ou de techniques, commentaires privés, discussions sur la manière d’exposer, d’éclairer, d’encadrer, de restaurer, débats sur les nécessités, les formes et les limites de la médiatisation, récits savants, poèmes allusifs ou adresse joueuse à tout petits enfants, cours de dessin, mise en évidence des enjeux narratifs, politiques, architecturaux, psychologiques, etc., de telle ou telle toile composent un infini miroitement des possibilités, des nécessités et des impasses qui accompagnent la relation entre ces œuvres et des gens.

Car si Wiseman filme beaucoup, et très bien les tableaux (ils sont ici reproduits, en entier ou par un détail, avec une qualité qu’on ne trouve pas souvent dans les catalogues et sur les cartes postales), il filme surtout des gens. Des gens qui parlent, et comment ils parlent, leurs mots, leurs gestes, leurs manière de se tenir devant un auditoire – tout ce qui fait qu’il y a du « partageable » dans la rencontre avec des œuvres visuelles, et même un partageable infini, et passionnant. Donc aussi des gens qui écoutent, mais surtout l’idée même d’écoute, de transmission, de partage, à l’épreuve de cette ouverture insondable qu’est toute véritable image, toute véritable œuvre.

Encore est-ce une facilité de réduire les plans où « ça parle » à ceux qui utilisent des mots. Car il y a bien d’autres méthodes d’expression. Les effets de montage par l’accrochage, le choix de la couleur des murs et des sols, la forme des cadres, les décisions et stratégies de restauration, la mobilisation d’autres arts en dialogue avec les tableaux – notamment la musique et la danse – sont autant d’autres « discours » mobilisés pour rendre possible, différemment, l’interaction entre des toiles couvertes de pigments en Italie ou en Hollande il y a 250 ou 450 ans, et nous.

Nous les humains d’aujourd’hui, en ce que nous ressemblons et ne ressemblons pas à ceux qui ont peint ces tableaux, à ceux qui les ont commandés, à ceux qui les ont regardés, et aussi à ceux qui y sont figurés.

Ici se déploie l’autre ligne, la ligne silencieuse – et pourtant ô combien éloquente. Elle est composée des courtes séries de plans montrant alternativement des visages peints et des visages de visiteurs regardant la peinture. Ces visiteurs qu’on a brièvement vus attendant sagement en files interminables, y compris sous la pluie et dans le froid, ou vaquant à leurs affaires sur Trafalgar Square devant l’entrée du musée, ces gens infiniment différents. Et qui regardent.

Il y a les visages peints, et les visages « réels » – mais les visages peints ne sont-ils pas réels ? Il y a cette équation à x inconnues : le regard du visage peint, le regard du visiteur qui l’observe, le regard de Wiseman qui les observe et les filme, mon regard de spectateur. Cette équation définit un espace mental immense et incernable, où la beauté, la culture, l’Histoire, la mythologie, la technique, le plaisir, l’ennui, la fatigue ont leur part, sans rien contenir, sans rien résoudre.

Ce très simple dispositif est d’abord banal, et très vite bouleversant. Il semble d’abord être nourri de l’intérieur par l’autre ligne, celle des multiples discours et commentaires. Ceux-ce seraient la raison d’être de ceux-là, ce qui est exact bien sûr, mais insuffisant. Parce qu’il se joue autre chose, dans le face à face muet entre l’humain qui est sur le tableau et l’humain qui le regarde, entre la nymphe de Rubens et le touriste chinois, entre le guerrier ou le saint et l’étudiant ou le vieil amateur. Quelque chose de mystérieux, et qui le restera, et qui est la juste contrepartie de l’immense déploiement de discours de la première ligne.

Il faut du temps pour le comprendre, ou plutôt l’éprouver, d’où la légitimité des 3 heures de film. Mais vient le moment où les deux approches deviennent équivalentes, et essentielles l’une et l’autre. A ce moment s’accomplit ce qui devrait être la commune évidence en présence d’une œuvre, par exemple un film, et qui advient si rarement, l’unité de l’art et de la vie.

 

Venise: des films à la Mostra, du cinéma à la Biennale

P1070493La villa de Mon Oncle et Marina Vlady dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle à la Biennale d’architecture.

Un bref passage (de quatre jours) ne permet pas de porter un jugement sur l’ensemble d’une édition qui dure le triple et présente, toutes sections confondues, quelque 180 films. Mais les 16 titres rencontrés au Lido durant cette 71e édition de la plus ancienne manifestation cinématographique du monde suscitent néanmoins un bilan inquiet. La grande majorité de ces films se caractérise en effet par leur caractère prévisible. Prévisible au sens de s’installant durant les 10 premières minutes de projection sur des rails que rien ne viendra perturber ou animer de quelque manière.

Il ne s’agit évidemment pas de surprendre à tout prix, il s’agit de laisser vivre un film quelque soit son style, son genre (et son budget), d’en donner à partager la respiration, les mouvements internes, les emballements ou les moments de suspens. Au lieu de quoi, on voit un nombre impressionnant d’objets définis par ce qui ressemble à un programme (au sens de programme informatique), et qui n’en variera pas d’une ligne avant que ne se rallume la lumière.

Sans même s’appesantir sur le seul film vraiment indigne, l’horrible The Cut de Fatih Akin évoquant le génocide arménien avec les moyens d’une interminable pub Armani, on retrouve la même rigor mortis dans un film de mafia italien figé dans les codes du genre (Les Ames noires de Francesco Munzi) aussi bien que dans le débraillé volontaire d’une histoire de junkie new-yorkaise (Heaven Knows What de Josh et Benny Safdie, qu’on a connus plus inspirés), dans un premier film chinois au scénario trop rusé (Binguan de Xin Yukun), comme dans le «véhicule pour les oscars» spécialement dessiné pour Al Pacino, Manglehorn de David Gordon Green, ou la machination verrouillée autour des rêves perdus d’intellectuels cubains vieillissants de Retour à Ithaque de Laurent Cantet, sans parler du faussement expérimental et totalement monocorde Near Death Experience de Kervern et Delépine avec Houellebecq. Un petit film qui revendique l’ultra-simplicité de sa ligne narrative, aussi ténue que celle d’une balade de folksong, Jackie and Ryan, d’Ami Canaan Mann, est plus plaisante.

Tout n’est pas à mettre dans le même sac, et on a dit le plaisir de découvrir la libre audace des Métamorphoses selon Christophe Honoré. On attend avec impatience l’occasion de saluer à leur tour l’admirable 3 Cœurs de Benoit Jacquot (qui sort le 17 septembre), et bientôt le poignant Tsili d’Amos Gitai réinventant avec une grâce radicale le roman d’Aharon Appelfeld, et aussi le complexe film de fantôme hanté par la révolution culturelle Red Amnesia de Wang Xiao-shuai.

Bonne surprise également avec le deuxième film de David Oelhofen, Loin des hommes, western minimaliste dans les montagnes de l’Atlas au début de la guerre d’Algérie échappant à son propre programme grâce à la manière de filmer les paysages immenses, et grâce à ses interprètes, Viggo Mortensen et Reda Kateb.

Ces titres suffisent pour nuancer tout jugement d’ensemble uniformément négatif à propos d’une sélection dont on voit tout de même combien elle souffre de plus en plus d’une conjoncture défavorable.

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Henri Langlois, derviche programmateur

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D’abord, les artistes. Le geste est fort et clair. En entrant dans l’exposition consacrée à Henri Langlois par la Cinémathèque française, ce sont d’emblée des œuvres d’art qui accueillent le visiteur.

Que leurs auteurs soient plutôt considérés cinéastes (Godard, Garrel) ou plasticiens (Alechinski, Alberola, Cesar, Rosa Barba) n’importe pas ici, ou plutôt c’est justement ce qui excède leur différence qui sera un des fils de cette… quoi? Exposition, oui, peut-être; composition aussi bien, et machine à comprendre par la vue et les émotions, labyrinthe évoquant les circonvolutions d’un cerveau hanté.

S’agit-il de celui d’Henri Langlois, né à Smyrne il y a pile un siècle, mort à Paris en 1977, personnage devenu mythologique bien au-delà du geste qui a porté toute son existence, la création permanente de la Cinémathèque française? En tout cas celui d’un être qui aurait incarné, rêvé, fabriqué, plaidé, imposé une certaine idée de l’être au monde de l’art. Et cet art ne pouvait être que celui par excellence de son temps, donc le cinéma –mais surtout pas contre les autres arts, au contraire comme force dynamique qui les concernait tous.

Dominique Païni a conçu cet espace. Païni fut le directeur de la Cinémathèque française de 1993 à 2000, et donc un successeur de Langlois. Il est surtout une des personnes qui ont le plus et le mieux réfléchi à la question du «cinéma exposé» –aussi le titre d’un de ses livres. Exposé, en effet, mais sans opposition entre son mode naturel d’exposition, la projection, et les dispositifs propres à ce qu’on nomme d’ordinaire exposition, une mise en espace d’objets. C’est tout simple (sic), il suffit de trouver où se joue l’intelligence commune entre les films et tous les objets (y compris des séquences ou des films) qui entrent en juste résonance avec eux. L’exposition Hitchcock et l’art au Centre Pompidou en 2001 en constitue toujours aujourd’hui un exemple inégalé. Sauf que… sauf qu’au sens habituel du mot, Henri Langlois n’était pas un artiste, et pas un cinéaste.

Qu’exposer pour saluer le créateur d’une institution? Certainement pas ce que Langlois exposa lui-même, dans le Musée du cinéma dont il finit par ouvrir les salles dans le Palais de Chaillot, à côté de la salle de projection. S’il a toujours insisté pour accoler aux mots «Cinémathèque française» ceux de «Musée du cinéma», ce n’était certes pas dans le seul but de montrer les traces matérielles de quelques dizaines de films très aimés. Le Musée du cinéma selon Langlois, c’était l’ensemble, et d’abord les salles de projection –Avenue de Messine, puis à Chaillot et rue d’Ulm.

Et le grand geste fondateur de Langlois, ce ne fut pas de conserver les films –pratique décisive à laquelle il se dédia aussi, qu’il contribua à inventer (y compris avec des erreurs graves), mais où il avait été précédé par d’autres, notamment le British Film Institute ou le MoMa à New York, avec son département cinéma dirigé par Iris Barry dès 1934, deux ans avant la fondation de la Cinémathèque par Langlois et Georges Franju.

L’apport décisif et fécond de Langlois aura consisté à ne pas se contenter de stocker le plus de films possible dans les meilleures conditions possibles, mais à les montrer. À programmer. (…)

P1070122Un des organigrammes imaginaires dessinés par Langlois

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Un inédit de Kiarostami et les ressources du dispositif de cinéma

 Un colloque à New York autour d’un film quasi-inconnu d’Abbas Kiarostami, et plusieurs autres œuvres présentées dans la même ville, offrent l’occasion d’une réflexion sur les effets des différents dispostifs audiovisuels, et la place singulière qu’y occupe le cinéma.

Cas 1 cas 2

C’est un film unique, et resté pratiquement invisible durant 30 ans. C’est un cas exceptionnel où un cinéaste parvient à enregistrer ce qui se joue durant un moment révolutionnaire. Il s’appelle Cas n°1, cas n°2, il a été réalisé par Abbas Kiarostami au milieu de la révolution de 1979 qui a renversé le Shah d’Iran et allait porter au pouvoir le parti islamiste de l’ayatollah Khomeiny. On n’y voit ni émeutes ni affrontements avec la police, ni foules en liesse saluant l’avènement d’un nouveau pouvoir. On y voit une saynète mise en scène par le réalisateur dans une classe, où un élève ayant perturbé le cours, le professeur exclue sept élèves pour une semaine, à moins qu’un d’eux dénonce le coupable. Cette saynète est montrée successivement aux véritables pères des élèves, qui émettent leur opinion sur la situation et sur l’attitude que devraient observer enseignant et étudiants.

Cas 1 & 2

Ensuite on voit un élève dénoncer un de ses camarades et reprendre place dans la classe. Après quoi, cet enchainement est commenté par la plupart des dirigeants politiques et spirituels du moment très particulier que le pays est en train de vivre : deux ministres, des directeurs de médias, deux religieux islamiques de haut rang dont le procureur général des tribunaux révolutionnaires, le secrétaire général du Parti communiste iranien, le chef du parti libéral, un dirigeant de la Ligue des droits de l’homme, le grand rabbin de Téhéran, l’archevêque de l’église arménienne, un des cinéastes les plus connus, un grand acteur très populaire.

Ce qu’ils disent, la manière dont ils jouent et déjouent le cas de conscience moral et les puissances métaphoriques par rapport à la situation politique du pays, puis la reprise (Cas n°2) de ce dispositif avec un autre dénouement (personne n’a cafté, tout les élèves sont restés dans le couloir une semaine entière) déploie un incroyable et complexe assemblage de discours, qui explicitent l’étendue des positions qui furent à un moment – abusivement simplifié ensuite en « révolution islamique » – présentes simultanément dans ce moment charnière qu’on nomme « révolution ». Une connaissance de la suite lui donne une coloration tragique, certains des protagonistes étant destinés à être exécutés par certains autres dans les semaines qui ont suivi cet enregistrement.

Tourné au printemps et à l’été 1979, le film n’a été projeté qu’une fois, en septembre, juste avant l’établissement de la toute puissance islamiste. Il a depuis fait l’objet d’une rigoureuse interdiction, même si il a été possible de sortir du pays des copies vidéo qui, malgré leur mauvaise qualité, ont passionnés les chanceux qui ont pu la voir, notamment au Festival de Locarno 1995. De manière nullement  fortuite, le film a ressurgi dans le sillage du Mouvement vert, sur YouTube puis, avec une meilleure qualité, sur Vimeo.  Cette réapparition a suscité la tenue d’un colloque organisé à la New York University par le chercheur Hadi Gharabaghi (colloque auquel l’auteur de ces lignes participait).

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Parmi les nombreux aspects passionnants de Cas n°1, cas n°2 figure une de ses caractéristiques formelles, à savoir d’être un film-dispositif. Kiarostami met en place un « système » (parabole filmée aux franges du documentaire et de la fiction, puis interrogation face caméra d’une série de témoins, toujours filmés d’une manière identique). Et ce système engendre une série d’effets parfaitement imprévisibles, mais qui sont ensuite ré-agencés, en particulier par les choix de montage (ordre des intervenants, durée des plans, inserts…). Le résultat, d’une immense diversité et d’une grande profondeur, tient à l’association spécifique du procédé rhétorique employé, déclinaison des petits films pédagogiques que le cinéaste tournait où commanditait dans le cadre du département cinéma du Kanoun[1], qu’il dirigeait, et des puissances propres du cinéma – cadrage, montage, continuité de la projection. De quoi susciter, aussi, la réflexion sur cet agencement très particulier des contraintes propres à l’installation et de celles caractéristique du cinéma.
Il se trouve qu’au moment où se tenait ce colloque on pouvait voir à New York plusieurs autres dispositifs audiovisuels – installations – de grande qualité. Au Musée d’art moderne (MoMA), dans le grand espace de la mezzanine, l’artiste britannique Isaac Julien présente ainsi Ten Thousand Waves, composé de neuf écrans disposés en hauteur et sur lesquels apparaissent des images somptueuses, construites autour de certains motifs – le souvenir de migrants chinois emportés par une tempête sur les côtes britanniques, un conte chinois à propos d’un pêcheur sauvé par une divinité, des défilés de l’ère maoïste, un studio de cinéma du vieux Shanghai, les mutations urbaines de la Chine contemporaine, le souvenir de l’héroïne de La Divine, classique du cinéma chinois où une mère se prostitue pour sauver son fils. Mettant en œuvre d’énormes moyens (et la présence de la star Maggie Cheung en déesse planante), l’œuvre produit un puissant effet esthétique, d’autant plus efficace que l’agencement des plans, et du son, crée une impression d’immersion extrêmement riche de sensations. Cette puissance d’effets se révèle pourtant totalement dépourvue d’enjeux, d’ouverture sur quoi que ce soit d’autre – la Chine contemporaine, la mondialisation, le rapport entre récits anciens et drames contemporains, ou ce que vous voudrez. Cette beauté solipsiste tourne ainsi au trip vain.

1000 WavesTen Thousand Waves d’Isaac Julien au MoMA (New York)

Il serait naïf d’opposer ici l’efficience du dispositif-cinéma, exemplairement celui mis en place, avec de très simples moyens, par Kiarostami, et la vanité du dispositif-arts plastiques représenté avec talent par Isaac Julien. En témoigne une autre installation vidéo, visible quant à elle au Metropolitan Museum et signée d’un autre très grand artiste contemporain habitué de multiples modes d’expression, le Sud-Africain William Kentridge. The Refusal of Time se compose de cinq écrans disposés autour d’une sorte de soufflet géant en bois, cuir et cuivre, baptisé « l’éléphant » – objet industriel droit venu du 19e siècle (comme le cinématographe). Sur les écrans sont projetés des séquences associant jeux sur la relativité, graphismes savamment ludiques, formes abstraites, éléments d’archives, saynètes dansées, moments de carnaval en ombre chinoise… Cet agencement complexe et dépourvu de logique explicite, qui n’a à peu près rien à voir avec les ressources particulières du cinéma, se révèle une puissante machine à susciter des questions, des rapprochements, des oppositions. Dispositif hétéroclite et ironique, travaillant la dissonance et les effets de rupture, l’œuvre de Kentridge envoûte et stimule à la fois, pour un plaisir actif qui semble pouvoir être inépuisable.

P1060863The Refusal of Time de William Kentridge au Metropolitan Museum (New York)

Pas question non plus de se fonder sur la seule disposition dans l’espace ou le mode de représentation pour différencier les procédés et les effets. Il peut y avoir du cinéma dans un dispositif à écran multiple, on y songeait en se laissant dériver chez Isaac Julien : au générique de son œuvre figure aussi le grand artiste chinois Yan Fudong. On se souvenait alors d’une œuvre du même Yan Fudong, Fifth Nightprésentée naguère chez Marian Goodman, et qui palpitait de toutes richesses propres au cinéma, malgré son appareillage destiné à la galerie d’art et non à la salle de projection. A New York toujours, et toujours au même moment, une autre œuvre de Yan Fudong, le sublime Liu Lan est présenté au fond d’un corridor du Metropolitan.

Yang_Fudong_liulan_2Liu Lan de Yan Fudong au Metropolitan Museum

Il témoignait lui aussi des puissances cinématographiques d’un regard, d’une relation particulière au temps et à l’espace – ici dans un geste mobilisé pour évoquer encore un autre art, la peinture chinoise à l’encre. Dans son émouvante modestie et son exigeante écriture, le film de Yan témoignait combien il est aussi absurde d’opposer les arts que de prétendre les confondre dans le fourre-tout du visuel et ses oripeaux « postmodernes ».


[1] Institut pour le développement intellectuel des enfants et des adolescents, organisme à vocation pédagogique mis en place à l’époque du Shah, et maintenue depuis. Abbas Kiarostami en a créé le département cinéma et l’a dirigé de 1969 à 1979.

Horaires d’ouverture

 Museum Hours de Jem Cohen. Avec Bobby Sommer et Mary Margaret O’Hara. 1h46. Etats-Unis. Sortie le 18/12/2013.

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Elle n’était pas très heureuse, semble-t-il, cette femme dont on ne saura presque rien. Presque rien sinon que dans son petit appartement d’une ville d’Amérique du Nord, elle a un jour reçu un coup de téléphone. Sa cousine était malade, mourante peut-être, dans un hôpital viennois. Elle a emprunté l’argent du voyage, elle est là, à Vienne. Un peu perdue dans une ville qu’elle ne connaît pas, où les gens s’expriment dans une langue qu’elle ignore. A l’hôpital, la situation n’est pas claire. Entre les visites, pas grand chose à faire, un peu de tourisme, les musées, les beaux musées viennois.

Là, au Kunsthistorisches, où se trouvent tant de trésors de la peinture et de la sculpture, des Egyptiens aux baroques, il y a un gardien. A la différence de la plupart de ses collègues, il regarde les tableaux, aussi. Il aime surtout la salle des Bruegel, il dit que c’est la plus belle salle de musée au monde. Ça se discute, mais ça se défend. Il est logique qu’un homme qui aime Bruegel aime aussi regarder les gens, par exemple les visiteurs du musée. Regarder vraiment, avec attention, avec sensibilité. Parfois même il les voit autrement qu’ils semblent être, un peu plus comme ils sont – un type un peu cinéaste, donc. Alors le gardien capte le désarroi de cette femme vaguement perdue, dans sa vie tout autant que dans la ville. Et puis il parle anglais, il a été roadie pour des groupes de rock, en Angleterre et ailleurs, il a une vie et une oreille. C’est un personnage très touchant, dans sa laconique capacité à percevoir ce qui l’entoure.

L’homme aidera la femme pour de menus services, lui montrera la ville, la femme essaiera d’accompagner au mieux l’existence de cette cousine qu’elle ne connaît pas si bien, mais qui est seule au fond d’un coma dont nul ne sait si elle sortira. L’homme selon son pas, la femme selon son rythme, parcourent la ville, séparément puis ensemble. Et parfois ils vont un peu plus loin, à la campagne, ou dans des souterrains. Comme si ce qui semblait fermé, bouché, s’était rouvert en douceur. On regarde les tableaux, nous aussi. On écoute les mouvements intérieurs des personnages. Quelque fois, seule dans sa petite chambre, la femme chante, ou plutôt elle cherche, elle cherche avec sa voix, avec sa gorge, avec son souffle. Rien de spectaculaire, rien de « culturel » – et pourtant. On prête attention à la lumière dans une rue, aux bruits des voitures, à la forme des immeubles. C’est… pas la même chose, bien sûr, mais c’est le même monde. Le seul monde qui soit, écouté-regardé avec une générosité attentive, un sens du poids et du mouvement des êtres.

La grande peinture et les petites vies ne sont plus séparées, ce cinéma d’araignée-fée tisse un fil ténu et solide entre des personnes, des lieux, des souvenirs, des peurs et des espoirs. La femme, l’homme, ils ont chacun leur âge, leur corps, les traces de leur passé. Ils sont très beaux, d’une beauté qui ne doit rien à aucune loi esthétique.

C’est tout à fait singulier ce film, sans rien à quoi le comparer. D’autant qu’on avouera tout ignorer de l’œuvre de ce cinéaste new-yorkais qui compte pourtant une cinquantaine de titres (surtout des courts métrages), œuvre reconnue aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en Allemagne. Avec deux interprètes remarquables, qui sont en fait un musicien, Bobby Sommer, et une chanteuse, Mary Margaret O’Hara, Jem Cohen fait surgir dans le sillage de sa caméra une sensation âpre et délicate à la fois, qui vient d’une réalité ni simple ni cool, et qui pourtant parie sur l’ouverture. Sans qu’on puisse se l’expliquer, on trouve naturel de découvrir au générique de fin que le film est produit par Patti Smith.