Cannes 2021, jour 7: le bel envol de «Drive My Car»

Le metteur en scène Kafuku (Hidetoshi Nishijima) et la conductrice Misaki (Toko Miura), deux personnages en quête d’une place au monde, au-delà de ce qui les hante. | Diaphana

À partir d’un dispositif en apparence très simple, et en mobilisant des facettes inattendues de l’intime, le film de Ryusuke Hamaguchi réussit un miraculeux déploiement d’émotions.

Véritable révélation de la sélection officielle (Carax, Verhoeven ou même Hansen-Løve ne sont pas vraiment des découvertes), Drive My Car du cinéaste japonais Ryusuke Hamaguchi a incontestablement marqué un temps fort de la 74e édition du festival.

Ce n’est d’ailleurs pas vraiment ce réalisateur qui est une découverte, ses précédents films ont été montrés et primés dans plusieurs grands festivals, mais c’est l’accomplissement exceptionnel qu’est le film, très au-delà de ce que les œuvres précédentes permettaient d’anticiper, aussi réussies sont-elles.

Adapté d’une nouvelle éponyme de Murakami (qui figure dans le recueil Des hommes sans femme), le film se déploie avec une sorte de douceur hypnotique par grandes vagues émotionnelles.

Au centre du récit se trouve un acteur et metteur en scène de théâtre, Kafuku, qui répète sa nouvelle production, Oncle Vania de Tchekhov. Parmi les interprètes qu’il a choisis se trouve un jeune premier à qui il a attribué le rôle titre, pourtant sensément plus âgé.

Au cours du prologue, on a vu ce même Kafuku surprendre sa femme en train de faire l’amour avec ledit jeune homme, et s’esquiver sans rien laisser paraître. Peu après, cette femme qui n’a cessé de faire à son mari déclaration et manifestation de son amour, est morte.

Entre le jeune premier (Masaki Okada) et Kafuku, des jeux de paroles et d’esquive où l’innocence et la perversité, la souffrance et la superficialité se répondent et se renforcent. | Diaphana

L’essentiel du film se passe ensuite principalement dans deux lieux, un lieu fixe et un lieu mobile, un lieu collectif et un lieu privé. Le premier est la salle de répétitions, où Kafuku dirige les acteurs qui, à la table, lisent leur rôle dans plusieurs langues (japonais, chinois, coréen, langue des signes).

Le second est la voiture, cette Saab 990 turbo rouge vif où une jeune femme venue de la campagne conduit le metteur en scène et qui devient un autre espace de paroles, de pensée, de quête de vérités et d’apaisement, étrangement symétrique de l’espace théâtral. (…)

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Oxymore cinématographique

Voilà pour le cadre, dramatique et matériel. Mais ce qui précède n’a pratiquement rien dit de ce qu’engendre le film comme étonnants processus riches en émotions, en justesse sensible, en jeux d’échos entre puissances du texte littéraire (celui de Tchekhov), ressources de la multiplicité des langues, expressivité des corps et des voix.

Drive my Car a l’ampleur d’une épopée, mais une épopée où, stricto sensu, il ne se passe rien. De cet oxymore cinématographique, Hamaguchi fait une aventure intime au souffle immense et qui pourtant paraît murmurer à l’oreille de chacun.

Qui a vu ses précédents films, principalement Senses, Asako I&II et Contes du hasard et autres fantaisies, peut mesurer la continuité d’un projet artistique de longue haleine, mais aussi constater l’impressionnant saut qualitatif accompli.

Un grand geste libérateur

Ce saut concerne ce qu’on appelle, à tort ou à raison, la construction du film. Indépendamment de leurs qualités, les précédents films s’appuyaient sur des manières d’organiser le récit, de définir les personnages, d’établir des symétries et des interférences entre les lignes narratives, manières qui pouvaient être figurées sur un graphique, décrites en termes de structures et de trajectoires.

Jean-Claude Carrière, le traducteur majuscule

 
Jean-Claude Carrière sur la scène du théâtre de la Gaîté Montparnasse, le 18 mai 2005 à Paris, lors d’une répétition des Mots et la chose. | Stéphane De Sakutin / AFP

L’écrivain, scénariste et dramaturge aux innombrables curiosités est mort le 8 février, à l’âge de 89 ans. Il laisse une œuvre d’une foisonnante richesse, où il est possible de suivre quelques lignes de force.

Deux grandes motivations définissent sa longue et féconde vie d’auteur, depuis le début des années 1960, la curiosité et la générosité. Le titre d’une de ses dernières publications, Utopie, quand reviendras-tu?, livre d’entretiens consacré à son parcours, fait écho à ces qualités cardinales. Dans la profusion des activités et des œuvres de Jean-Claude Carrière se dessinent en effet un inlassable appétit de rencontres et d’expériences, et un goût jamais altéré de partager.

Lorsque disparaît une personnalité, il est d’usage de trouver génial tout ce qu’elle a fait. Tout ce qu’a fait Jean-Claude Carrière, immense liste, n’est pas génial. Mais c’est l’élan qui l’a porté qui est, oui, assez génial. Il est ici moins intéressant d’égrener la longue liste des livres, scénarios et pièces de théâtre auxquels est attaché son nom que de repérer dans cette forêt si dense quelques sentiers particulièrement féconds.

Mais bien sûr sans oublier la forêt elle-même, cette profusion de contributions, dont un grand nombre de manière anonyme, dont certaines alimentaires, mais qui participent ensemble du côté rabelaisien du personnage et de l’auteur Carrière.

Lui qui n’aura cessé de se réjouir d’habiter dans un ancien bordel transformé en palais des intelligences et des cultures à deux pas de Pigalle ne se contentait pas de pratiquer le rire et la bonne chère, du même mouvement qu’un humanisme exigeant et de longtemps tout aussi attentif aux non-humains.

Il en faisait ouvertement une éthique pour chaque jour. La multiplicité –des savoirs, des amitiés, des façons de dire et de faire– qualifie cet érudit débonnaire qui aurait pu faire sienne l’exclamation de Boris Vian: «Sachons tout! L’avenir est à Pic de la Mirandole.»

Les labyrinthes de l’adaptation

S’il fut assurément un auteur, sa créativité et son sens artistique se sera déployé de manière particulièrement puissante et singulière dans ce qu’on nomme, d’un terme bien discutable, l’adaptation.

D’Octave Mirbeau, dont il adapte Le Journal d’une femme de chambre, sa première collaboration avec Luis Buñuel en 1964 à Homère dont il aura élaboré une proposition scénique d’après L’Odyssée aux côtés d’Irina Brook (2001), les transpositions d’un art à l’autre, de l’écrit (ou du conte oral) au cinéma ou au théâtre matérialisent du même geste un gigantesque savoir, des intuitions lumineuses, et le désir inextinguible de relever de nouveaux défis.

 

Si tous ces défis n’aboutissent pas (Un amour de Swann de Volker Schlöndorff, de pesante mémoire), certains sont de véritables exploits. On songe évidemment à l’immense cycle du Mahabharata conçu aux côtés de Peter Brook en 1985, à l’intelligence des puissances de la scène déployées par les deux complices pour magnifier à des yeux occidentaux et ignorants l’immense saga hindoue.

«Le Mahabharata» est un tour de force presqu’inimaginable.

Événement inoubliable, à Avignon, au Théâtre des Bouffes du Nord ou en tournée mondiale, pour tous ceux qui l’ont connue –et dont témoignera à nouveau le film réalisé par Brook à nouveau avec l’aide de Carrière, qui n’est pas une captation mais une nouvelle adaptation au sens le plus élevé, du théâtre vers le cinéma, par les mêmes auteurs– est un tour de force presqu’inimaginable.

 

Moins célébrée que sa connivence avec Luis Buñuel, la proximité de Carrière avec Peter Brook depuis l’arrivée de celui-ci en France en 1970 est pourtant la plus constante des multiples fidélités qui balisent son parcours.

Elle avait débuté avec les coups de tonnerre que furent les mises en scène de Timon d’Athènes de Shakespeare et plus encore Les Iks –dont Carrière n’a pas fait l’adaptation depuis l’ouvrage source de Colin Turnbull, mais la transposition en français d’une adaptation pour la scène préexistante, ce qui est un autre exercice, qui ne s’appelle «traduction» qu’en rendant à ce terme toute sa profondeur et sa complexité.

Mais si Le Mahabharata est à l’évidence un accomplissement hors norme, l’exploit que constitue, en 1990, l’accompagnement vers l’écran de Cyrano de Bergerac, ce monument dangereusement intouchable du théâtre français, ne l’est pas moins. Cyrano est absolument un film de Jean-Paul Rappeneau, et il ne serait pas déraisonnable de dire que c’est, aussi, absolument un film de Gérard Depardieu. Mais sans Carrière…

Mieux on connaît la pièce de Rostand, et ce qu’elle représente pour une part du public potentiel du film, comme tout autant ce qu’elle ne représente pas pour tous les autres, mieux on mesure le travail au trébuchet qui rend possible cette trajectoire aussi impeccable qu’un tir de flamboyante fusée réussi dans une fenêtre de tir terriblement étroite.

Jean-Claude Carrière chez lui à Paris, en 2001. | Jean-Pierre Muller / AFP

Mais pour évoquer l’intelligence de l’adaptation de Jean-Claude Carrière, on pourrait tout autant évoquer un de ses échecs, dont il souffrit, échec d’une injustice égale aux plus grands succès qu’il a souvent connus. Comme avec Buñuel, comme avec Brook, il s’agit d’un des très grands artistes dont il aura été un compagnon au long cours, Miloš Forman.

Carrière était à ses côtés lors de l’arrivée du cinéaste tchèque exilé aux États-Unis (intrigante situation en partie similaire avec l’arrivée en France de l’Espagnol et du Britannique, celle d’un nouveau début d’un grand artiste au parcours déjà très riche), avec l’audacieux et assez inabouti Taking Off en 1971. Et il sera aussi avec Forman pour son dernier film, le crépusculaire et si beau Les Fantômes de Goya en 2007.

Entre les deux, Carrière mène l’ambitieuse transposition des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, qui devient ainsi Valmont (1989), en s’écartant du texte pour être mieux fidèle à l’esprit d’un roman par lettres (donc dans l’après-coup des faits) quand le cinéma est au présent des mêmes faits. Le contre-exemple juste avant du brillamment racoleur Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears, avec son escadron de stars, signera la défaite en rase campagne d’une proposition autrement subtile et ambitieuse.

Les vertiges de l’inconscient

Irréductible à un genre ou à un style, le travail de scénariste de Jean-Claude Carrière est marqué par une attention particulière aux puissances de la pulsion, aux troubles intérieurs, troubles que les mécaniques «psychologiques», avec leurs causalités souvent bébêtes, sont loin d’expliquer.

Il faut sans doute attribuer à la fréquentation dès ses débuts de Buñuel, et à travers lui de l’esprit du surréalisme, cette capacité à traduire en situations incarnées les mouvements du désir et de la phobie.

 

Présents mais de manière subliminale, encore fardés de motivations sociologiques et de morale dans Le Journal d’une femme de chambre, ces dynamiques obscures peuvent prendre toute leur ampleur avec Belle de jour en 1967, après avoir été esquissées sans assez de conviction, la même année, par Le Voleur de Louis Malle, d’après l’écrivain anarchiste Georges Darien. Jouisseur et dérangeant, irréductible et cinglant, Belle de jour, sans doute encore plus nécessaire à voir aujourd’hui qu’alors, peut à bon droit faire office de manifeste.

Et bien sûr viennent à l’esprit les autres films conçus aux côtés de Luis Buñuel. C’est évident, inventif, parfaitement jubilatoire et infiniment désespéré: Le Charme discret de la bourgeoisie (1972), Le Fantôme de la liberté (1974) et Cet obscur objet du désir (1977) explorent à tâtons un dépassement des idées volontiers simplistes de la transgression en une période qui se veut révolutionnaire et est déjà en train de sombrer dans un absurde consumérisme et individualisme promu comme libérateur.

C’est bien aux côtés d’autres que l’essentiel de son art aura trouvé à s’exprimer.

C’est peut-être encore plus riche avec ce très étrange et courageux et déroutant La Voie lactée (1969), où Buñuel et Carrière s’entendent comme larrons en foire pour saborder ensemble cléricalisme et anticléricalisme convenus, au nom d’un mystère qui ne se laisse circonscrire par aucune religion, et n’en exclue aucune. (…)

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«Ana, mon amour» et mon désamour, avec toutes les ressources du cinéma

Le film du réalisateur roumain Calin Peter Netzer mobilise les puissances de la mise en scène pour explorer avec subtilité sur plus de dix ans les relations d’un couple. Dommage d’avoir chargé la barque du scénario plus que de raison.

Ana, mon amour est ce qu’il convient d’appeler un «geste de cinéma». Sur le thème pas tout à fait inédit de la vie en couple, le quatrième long métrage du réalisateur roumain Calin Peter Netzer ne cesse d’inventer des manières de filmer qui rendent sensibles, autrement, les courants contradictoires susceptibles d’unir et d’opposer l’un à l’autre deux humains, et ces deux-là au monde.

Les très gros plans, les ruptures dans le récit, les déplacements dans le temps, l’accueil du commentaire par chacun(e) à l’autre ou à un interlocuteur extérieur, les gestes et les silences aussi contribuent à cette riche partition d’images et de sons, de corps et de voix. Les actes, les sentiments, les rêves y contribuent selon un tissage complexe, éloquent, légitime.

Cet immense brassage qui réussit à prendre en charge la complexité du rapport amoureux sur une durée longue (une dizaine d’années) a été judicieusement salué d’un Ours d’argent à la meilleure contribution artistique pour le montage lors de la dernière Berlinale. Entendez ici «montage» au sens le plus élevé, comme assemblage dynamique de composants hétérogènes qui donnent à un film son élan et son unité. (…)

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Bertand Bonello: «En France, on a du mal à faire jouer réalité et fiction»

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Rencontre avec le réalisateur à l’occasion de la sortie de son nouveau film sur fond d’attentats terroristes dans Paris: Nocturama, dont la critique  est à lire ici.

Bertand Bonello: «Pour la première fois, je rencontre des journalistes qui demandent un entretien en disant: “je n’aime pas votre film mais je voudrais en parler avec vous.” Je trouve leurs questions légitimes.»

Ce sont des gens qui trouvent le film mauvais, ennuyeux, ou qui pensent qu’il fait l’apologie du terrorisme?

Ni l’un ni l’autre, leur intérêt et leur malaise portent sur les interférences du réel, qui les empêchent d’aimer le film comme ils auraient aimé le faire. Cette question du rapport réalité/fiction m’intéresse beaucoup. Il y a un aspect culturel, très français, alors que, par exemple, les Américains se servent beaucoup de la fiction pour affronter leurs démons, quitte à le faire de manière biaisée. En France, on a beaucoup plus de mal à faire jouer ces dimensions l’une par rapport à l’autre. Ce qui est précisément le mécanisme sur lequel est bâti le film.

La question de l’interférence entre la fiction et la réalité a aussi dû se poser pendant la production du film, durant une période où il s’est produit des événements graves.

Le film a été écrit en 2011-2012, avant les attentats. Le tournage a eu lieu l’été dernier, après Charlie et avant le Bataclan. Je me suis bien sûr posé la question, mais en y pensant  je n’ai pas vu de raisons de transformer le scénario ou la mise en scène. En revanche, j’ai modifié ma manière d’en parler, en évitant pas exemple le mot «terrorisme», qui a été phagocyté par Daech, alors que le terrorisme existe depuis la nuit des temps. De même qu’il a été évident de changer le titre, qui était à l’origine Paris est une fête. Je suis très content qu’il s’appelle Nocturama [d’après le titre d’une chanson de Nick Cave, ndlr], un titre plus fictionnel, plus du côté de la fantasmagorie. C’est aussi la raison du choix de l’affiche, qui a un côté science-fiction. Le film est dans l’imaginaire, même si il vient d’un ressenti qui est, lui, issu de la réalité.

Et qui porte sur quoi?

Sur le sentiment d’une énorme pression dans la société française, de l’accumulation d’une violence latente, de blocages ou de refus très profonds, dans un environnement où le passage à l’acte par des moyens destructeurs comme la pose de bombe est également entré dans le paysage.

Le film s’appuie sur le ressenti d’une saturation de la réalité quotidienne par la violence, mais «en général», sans se référer à des causalités particulières, et encore moins à des faits précis qui se sont produits.

Exactement. Et c’est ainsi que les explosions sont mises en scène, de manière quasi-abstraite, comme des tableaux, il n’y ni figurants, ni souci de réalisme. Ce sont des images.

La première partie du film, celle qui se situe à l’extérieur, dans Paris, avant les explosions, est à la fois d’un grand réalisme sur les lieux, les trajets, les atmosphères, et très stylisé.

C’est le principe de tout le film, qui se traduit de manière différente dans son déroulement. Nocturama est mon film le plus mis en scène, le plus méthodiquement travaillé, cadre par cadre, mouvement de caméra par mouvement de caméra, etc. Et en même temps il a donné lieu à une recherche factuelle très poussée. Les scènes dans le métro sont filmées dans des conditions documentaires, parmi les véritables usagers, en toute petite équipe. De même que pour les scènes de la fin, j’ai travaillé avec un ancien du GIGN, pour avoir la précision des actions, des gestes, des méthodes d’infiltration dans un bâtiment de ce type et des procédures pour en prendre le contrôle.

Ce rapport au réel passe aussi par les acteurs.

J’ai voulu un partage égal entre comédiens professionnels et non-professionnels, qui m’apportent d’innombrables éléments de réalité, dans les voix, les visages, les postures, les rythmes des gestes, etc. Sur le tournage, j’ai été très attentif à ne pas faire disparaître ce qui venait d’eux, tout en l’intégrant à ce que j’avais écrit.

Le film était-il très écrit?

Dans les moindres détails. Tous les dialogues, toutes les musiques, toutes les situations. Durant tout le tournage dans la Samaritaine retransformé en grand magasin, je passais mes week-ends seul à m’y déplacer, à imaginer les départs de caméra, les circulations, la construction des espaces et des temporalités. Cette exigence de précision est aussi liée à la volonté de s’inscrire dans le cinéma de genre, du côté du fantastique dans la première partie, et pour la deuxième du film de siège dont Assaut de John Carpenter demeure la référence. La mise en scène amène de la fiction, les acteurs amènent du réel. (…)

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« Des Apaches »: les fils du secret

HTFileDes Apaches de Nassim Amaouche, avec Nassim Amaouche, Laetitia Casta, Djemel Barek, Alexis Clergeon, André Dussolier. Durée : 1h37. Sortie le 22 juillet.

Le titre le suggère à sa façon, avec ce mot qui d’emblée mobilise plusieurs mythologies, plusieurs systèmes de référence, de Geronimo aux fortifs et de Casque d’or à La Flèche brisée. Le deuxième film de Nassim Amaouche, après le remarquable et remarqué Adieu Gary en 2008, joue – et gagne – sur de multiples tableaux. Sa richesse tient pour beaucoup à sa manière de circuler ainsi entre des cadres et des genres, sans s’y laisser enfermer, sans non plus se livrer à des pirouettes gratuites ou à des volte-face inutiles.

C’est à un étrange cheminement que convie Des Apaches, qui s’ouvre sur la lecture en voix off d’un texte peu connu de Karl Marx faisant l’éloge de l’organisation sociale traditionnelle berbère (extrait de Lettres d’Alger et de la Côte d’ Azur, édité par Le Temps des cerises), selon lui version archaïque mais accomplie du socialisme.

Ce qui mène… droit à Barbès, aujourd’hui. Là s’enclenche un mouvement qui va circuler entre drame identitaire et film noir dans un Paris contemporain filmé avec une précision d’ethnologue, pour mieux y suggérer des ouvertures de fiction, voire de fantastique.

Il est très rare qu’une écriture de scénario serve à ce point la mise en scène, par l’organisation subtile des informations peu à peu données au spectateur, la définition des personnages, et leurs relations, le moment du récit dans lequel on se situe. A nouveau il ne s’agit pas là de manipulation, mais de création des conditions d’une compréhension plus profonde, plus ample que ce que produirait un énonce plus linéaire – et d’autant mieux que, s’il accepte les règles du jeu, le spectateur en tire un plaisir certain.

Samir, paria parmi les siens, vivant à l’écart de la communauté dont il est issu, croise aux obsèques de sa mère un homme qu’il ne connaît pas : son père. S’enclenche alors une histoire complexe, entre générations, entre systèmes de vie, entre capacités à exprimer ses sentiments et à affronter son passé.

Encore cette histoire n’est qu’un des fils dramatiques, tendus par les obligations du droit coutumier kabyle, toujours en vigueur chez les bistrotiers « arabes » (!!) entre Goutte d’or et Belleville. Un père absent, une mère très belle qui travaille la nuit laissant seul son garçon… une autre histoire, la même histoire redoublée, avant ? Après ? En même temps ?

Loin d’affaiblir le film, cette incertitude lui donne une épaisseur et une humanité, qui trouvent écho dans la manière d’exister des protagonistes. Autour de Samir, le père, l’enfant, la femme, le conseil de la communauté flanqué de l’étonnant consigliere joué par Dussolier s’amusant beaucoup à rappeler Robert Duval dans Le Parrain : aucun ne se résume à sa « fonction dramatique », chacun a sa part d’incertitude – ce qu’on pourrait appeler sa liberté (de personnage de fiction).

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Entre chiens perdus sans repères affectifs et loups des affaires et de la tradition, dans le secret des conciliabules entre familles pas moins mafieuses qu’ailleurs, éclats de violence, tentatives de tendresse, notations documentaires, Nassim Amaouche tisse une architecture délicate et tendue de mystère et d’émotion. Un beau travail de l’image privilégiant les ambiances sombres et un usage ciselé de la voix off participent de ce déploiement en clairs obscurs, et de cette circulation entre psychologie, règlements de compte et méditations sur la nature et la solidité des liens nombreux et différents qui relient les vivants entre eux, et aux morts.

Tenant lui-même le rôle de Samir, le réalisateur instille une présence aux aguets, parfois presque fantomatique, visage opaque, corps qui pourrait disparaître au détour d’un couloir. Nassim Amaouche ne devait pas jouer le rôle principal, que les circonstances l’aient amené à le faire donne à sa présence une sorte de retrait, polarisé par une volonté tendue à l’extrême et un manque d’assurance, qui sont la meilleure chose qui pouvait arriver au film.

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Partant de l’extrême opposé, la visibilité maximale d’une vedette de l’écran et des médias, Laetitia Casta accomplit avec une grande élégance le chemin en sens inverse, laissant monter les parts d’ombre, se banalisant sans rien perdre de sa séduction.

Toujours en mouvement, celui de son récit mais aussi des perceptions que le spectateur en a, Des Apaches bouge entre polar, mélodrame, chronique réaliste et thriller psychologique, jusqu’à inventer sa propre issue, à nouveau en juste déplacement par rapports aux habitudes et conventions.

 

«L’Ombre des femmes»: Garrel ou l’instinct de cinéma

l-ombre-des-femmes-de-philippe-garrel-en-ouverture-de-la-quinzaine-des-realisateurs,M213681L’Ombre des femmes de Philippe Garrel. Avec: Clotilde Courau, Stanislas Mehrar, Lena Paugam. Durée: 1h13. Sortie: le 27 mai 2015.

Un couple, à Paris, aujourd’hui. Ils s’aiment mais bon ce n’est plus tout à fait ça. Lui fait des films, elle l’aide du mieux qu’elle peut. Monsieur rencontre une autre jeune femme.

Ce pourrait être un canevas de boulevard, ou plus ou moins l’argument de nombre de précédents films de Philippe Garrel. Des films qui ont pratiquement tous aussi en commun les mêmes moyens stylistiques, ce noir et blanc somptueux, comme jailli d’un incunable du cinéma, et que les grands chefs opérateurs de la Nouvelle Vague (Lubtchansky, Coutard, Kurant, cette fois Renato Berta) déploient pour le cinéaste, composant une longue route de lumière et d’ombres. Et pourtant chaque film de Garrel est unique, incomparable –L’Ombre des femmes, qui a ouvert avec éclat la Quinzaine des réalisateur à Cannes le 14 mai, tout particulièrement.

Cela tient en partie aux visages, aux corps, aux gestuelles des trois interprètes principaux. Ils sont comme trois instruments que Garrel ferait jouer successivement en duos, et dont les rencontres suscitent des harmoniques et des dissonances qui bouleversent. Stanislas Mehrar y est étonnant et Lena Paugam une belle découverte, mais au centre se trouve, extraordinaire, Clotilde Courau. Vingt-cinq ans après Le Petit Criminel, de Jacques Doillon, on redécouvre avec la puissance d’une évidence cette actrice de première force. Sa manière brute de bouger, la lumière et l’opacité de son visage et de sa voix comme un ciel changeant, quelque chose dans le port de tête qui a à voir avec un savoir et avec une sauvagerie, sont d’admirables effets spéciaux naturels, qui donnent au film une palpitation très singulière. (…)

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LIRE AUSSI L’ENTRETIEN AVEC PHILIPPE GARREL

Jia Zhang-ke : « J’ai réagi à une commande de l’actualité »

Entretien à propos de A Touch of Sin

22sino-jiazhangke-blog480Jia Zhang-ke devant une image de Zhao Tao, l’actrice principale de A Touch of Sin

Le film se passe dans quatre endroits très différents de Chine. Considérez-vous que, même si évidemment incomplet, cet ensemble dessine une carte de la Chine actuelle ?

Oui. Mais je dirais que cela cartographie les Chinois plutôt que la Chine, qui est bien sûr infiniment plus diverse, que ce soit en termes de paysages naturels ou d’urbanisme. Les cinq environnements où se déroule le film (puisque le quatrième épisode en utilise deux) sont des lieux très différents qui, ensemble, cristallisent sinon la totalité, du moins l’essentiel des pressions et des difficultés qu’affrontent la grande majorité des Chinois aujourd’hui – c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas les bénéficiaires des mutations économiques. Ce sont ces gens-là qui m’intéressent, ceux dont on ne parle jamais dans les médias officiels chinois tant qu’ils subissent en silence, ceux aussi par qui arrivent les explosions de violence incroyables qui alimentent depuis quelques années la rubrique faits-divers.

 

Le Shanxi où se situe le premier épisode, celui du justicier poussé à bout par l’injustice et la corruption, est votre région natale, où se déroulaient vos trois premiers films. Le Sichuan où se passent les épisode avec le tueur à gages et avec la jeune femme humiliée et maltraitée à la fois par un cadre citadin et par les mafieux ivre de pouvoir et de richesse, était le cadre de vos films Still Life et 24 City. La région de Canton où se situe l’histoire du jeune ouvrier qui quitte l’enfer de l’usine pour chercher fortune dans les sinistres eldorados du loisir pour nouveaux riches est celle de votre documentaire Useless. Vous vouliez aussi revisiter vos principaux territoires cinématographiques ?

Oui, j’avais envie de continuer de raconter des histoires dans ces différentes régions, de le montrer autrement que je ne l’avais fait. Et le fait que le personnage féminin, l’héroïne du troisième épisode, retourne dans le Shanxi à la fin a permis de donner une unité à cet ensemble, qui est un peu ma propre géographie. Mais surtout, ce sont des endroits que je connais bien.  Il était important d’avoir une connaissance intuitive, affective, de ces lieux, de ces paysages, etc. Ce n’est sans doute pas perceptible pour les spectateurs occidentaux, mais dans chacune de ces régions on parle une langue très différente, c’est toujours la langue chinoise mais elle est composée de patois très variés. Leur diversité participent aussi de la « carte en mosaïque » de la Chine actuelle qu’est A Touch of Sin.

 

Le scénario a-t-il fait l’objet de discussions avec les coproducteurs, votre partenaire depuis plus de 10 ans, la société japonaise Office Kitano, et Shanghai Film Group, le grand groupe de production chinois ?

Non. A l’origine du scénario, il y a la multiplication de ces actes de violence localisés, mais d’une brutalité inouïe, qui suscitent un énorme écho sur Weibo (le twitter chinois) et les autres réseaux sociaux. Ils m’ont beaucoup frappé, alors que j’étais pris dans les difficultés de la préparation du film d’arts martiaux qui devait être mon prochain film, coproduit par Johnnie To, et auquel je n’ai d’ailleurs pas du tout renoncé mais que j’ai dû repousser pour pouvoir avoir les acteurs que je souhaite. Je me suis isolé pour écrire le scénario de A Touch of Sin à partir de ces faits divers, à Datong (ville minière du Shanxi où Jia a tourné In Public). C’est allé très vite, je n’avais rien prémédité mais cette vague de violence populaire, désespérée,  que je voyais prendre de l’ampleur m’a semblé exiger que j’en fasse quelque chose. J’ai vraiment réagi à une commande de l’actualité, même si bien sûr concrètement personne ne m’a passé de commande. Et Shozo Ichiyama, le responsable d’Office Kitano, m’a dit ok immédiatement. Bien avant que le scénario ait été traduit en japonais… Shanghai Film Group nous a rejoint ensuite.

Après les projections de Touch of Sin à l’étranger, à Cannes et surtout aux festivals de Toronto et de New York en septembre, des voix officielles se sont élevées en Chine contre le fait que le film donnerait une image négative du pays.

La violence que je montre n’est pas dans la fiction, elle est dans la réalité chinoise. Je me considère comme un observateur de la société dans la quelle je vis. Ensuite bien entendu il y a une mise en forme, le cinéma est un moyen de représenter ce qui se passe, à travers certains codes. La véritable question pour moi est : pourquoi des gens en arrivent à commettre de tels actes ? En étudiant les situations, je me suis aperçu que ceux qui agissent ainsi ne sont pas dans des circonstances exceptionnelles, ce ne sont pas non plus des fous, mais des gens comme moi, qui vivent des existences pas si différentes de la mienne, et puis un jour ça dérape. Pour comprendre le processus qui les mène au passage à l’acte, j’avais besoin de faire le film. Cela dit, ce ne sont pas seulement les officiels qui se plaignent que je montre ça, je reçois aussi des messages de gens ordinaires qui me demandent de ne pas le faire, alors que d’autres m’y encouragent.

 

De toute façon, vous considérez que vous devez montrer cela au cinéma ?

Quand je faisais mes premiers films, certains de mes amis m’ont dit que je faisais un cinéma trop sérieux, qu’il n’était pas nécessaire que je me focalise sur des sujets graves. Leur réaction compte pour moi, j’y ai réfléchi, mais je trouve qu’avoir la possibilité de faire des films est si extraordinaire qu’il est indispensable que, si je profite de cette possibilité, ce soit pour me consacrer à ce qui me semble primordial. Je trouverais stupide et immoral de profiter de ce privilège pour faire des choses sans grande importance, ou qui ressemblent à ce que tant d’autres font. Je viens d’un milieu très modeste, faire des films n’allait pas de soi, j’ai en permanence le sentiment que cela pourrait s’arrêter, que je ne dois pas gaspiller les possibilités qui me sont données.

 

Bien que s’inscrivant dans cette continuité, A Touch of Sin emprunte bien davantage aux films de genre, aux codes du western, du film policier, du film d’arts martiaux, à la comédie, ou même un peu aux films d’horreur que vos précédentes réalisations. Cherchiez-vous à trouver des formes plus proches du cinéma de divertissement, tout en continuant de prendre en charge la description des phénomènes à l’œuvre dans la société chinoise ?

Oui, mais avec une référence principale, qui n’est pas forcément très repérable en dehors de Chine, les romans de chevalerie de la tradition chinoise. La véritable source, du point de vue de l’apport de la fiction à l’évocation de ces faits divers, c’est Au bord de l’eau. Les quatre histoires ressemblent à des épisodes de ce livre, et je me suis servi de certains de ses héros pour dessiner mes personnages. Je me suis aussi servi de références à des classiques du film d’arts martiaux, essentiellement ceux de King Hu et de Chang Cheh, films qui étaient d’ailleurs les descendants en ligne directe des grands récits romanesques de la littérature d’aventure chinoise. Celle-ci s’inspirait de personnages réels, comme je l’ai fait en m’inspirant de faits divers. J’adorerais que les personnages de A Touch of Sin soient recyclés par d’autres, dans des films, à la télévision, sur Internet… C’est un peu ce qui s’est produit avec un autre de mes films, 24 City, qui a servi de matrice à une série télévisée consacrée aux récits de vie d’anciens travailleurs de l’industrie.

 

Y a-t-il aussi pour vous une dimension ludique à réaliser des scènes d’action ? Est-ce un plaisir pour vous de vous livrer à ces exercices que vous n’avez jamais pratiqué auparavant ?

Oui, c’est comme un jeu dont il faut découvrir les règles : la chute de corps assassinés, la manière dont le sang jaillit, etc., tout cela doit trouver des réponses formelles qui concilient les codes du cinéma de genre, leur côté graphique ou même chorégraphique, et une exigence de réalisme qui n’a pas cours dans ces films mais qui demeure essentiel pour moi. Lorsque j’ai rencontré le responsable des cascades pour la première fois, il s’imaginait que je voulais faire un film à la John Woo ou à la Johnnie To. Mais je ne voulais pas de ce type d’abstraction, je voulais prendre en compte les lois de la physique et de l’anatomie et pourtant trouver une puissance expressive, formelle et rythmique.

 

Comment avez-vous travaillé avec les acteurs ?

Nous avons beaucoup travaillé en amont du tournage, afin de trouver le point de convergence entre dramatisation et quotidien. Avec les comédiens, nous avons cherché à ce que chacun trouve une apparence, une manière de se tenir, de bouger, de parler, qui associe le réalisme le plus banal et chaque fois une figure héroïque issue des mythologies populaires : les deux premiers s’inspirent de héros d’Au bord de l’eau, Zhao Tao des héroïnes de King Hu surtout celle de A Touch of Zen, le jeune homme de la quatrième histoire de Chang Cheh, issu du monde méridional, cantonais. Les comédiens ne parlaient pas le dialecte de la province où ils sont supposés vivre, ces dialectes sont des marqueurs essentiels de l’inscription dans des réalités locales, je les ai obligés à beaucoup travailler cet aspect. Il était important qu’en Chine même, personne ne comprenne entièrement tout ce qui se dit : personne n’est familier de tous ces dialectes. C’est cela la réalité de nos échanges, de notre manière de communiquer entre nous. Cette part d’opacité en fait partie.

Nous avons aussi choisi de limiter la profondeur de champ, pour donner plus de présence aux personnages au premier plan, alors que d’habitude j’avais tendance à donner de l’importance à l’environnement, et même à y fondre les personnages.

Les petits rôles et les figurants devaient participer de cette impression, même lors de la grande scène de foule à la gare, qui n’est pas prise sur le vif mais mise en scène, avec des centaines de figurants, tous choisis soigneusement. Je voulais des visages qui ne rompent pas avec ce mélange de contemporain et d’archaïsme – un contemporain sans effet de modernité.      

 

Aviez-vous défini à l’avance un style de mise en scène ?

Avec Yu Lik-wai (le chef opérateur de tous les films de Jia Zhang-ke, par ailleurs lui-même réalisateur), nous savions que le film serait plus découpé que d’habitude, mais nous ne voulions pas renoncer à l’usage des plans séquences lorsqu’il se justifiait. Yu Lik-wai m’a proposé d’utiliser la steadycam, système qui permet des mouvements de caméra éliminant toutes les secousses même dans les situations les plus agitées. J’ai toujours été contre, j’ai toujours préféré la caméra à l’épaule et son côté physique, incarné. Mais dans ce cas, il avait raison, cela s’est révélé une très bonne manière de passer de manière fluide des scènes réalistes en plans longs aux scènes d’action, surtout dans des espaces réduits. Le choix du format scope renvoie quant à lui à celui des films d’arts martiaux.

 

Quel est le sens du titre chinois du film ?

Le titre original, Tian Zhu Ding, signifie : « le ciel l’a voulu ». Il y a une dimension fataliste, une soumission aux événements qui est pessimiste. Mais le titre est aussi porteur de l’idée que la révolte est décidée par le ciel. Tian, « le ciel », signifie à la fois une force supérieure, extérieure, et le cosmos en tant que nous en faisons tous partie. Tien, c’est encore le siège des grandes idées, là où résident les notion de liberté, de justice. Le titre laisse ouvert le choix entre ces différentes acceptions. Tian Zhu Ding est aussi la formule qu’on trouve très fréquemment sur les réseaux sociaux en guise de commentaire à des événements de toute nature, crises politiques, drames humains, catastrophes en tous genres. Avec à nouveau un usage ambigu, fataliste chez certain, ironique chez d’autres.

 

Le film se termine avec un spectacle d’opéra devant un public populaire, en plein air, qui représente une scène dans un tribunal de l’ancien temps, où une jeune femme est accusée à tort. Pourquoi avoir voulu terminer ainsi ?

La fin du film pointe vers une idée de permanence, ou de retour. Le personnage de Zhao Tao est dans le Shanxi où se passait le premier épisode. L’ordre n’a pas été transformé, malgré les événements auxquels on a assisté rien d’essentiel n’a changé. Quant à la scène de cet opéra très connu, elle montre le juge qui ne cesse de demander à la jeune fille : es-tu coupable ? Pour moi, il y a, au-delà l’innocence de l’héroïne accusée à tort, l’idée que c’est le public lui-même qui est accusé à tort. J’ai d’ailleurs tourné un plan où un jeune homme en colère dans l’assistance criait au juge sur scène, qui est un noble : « Seigneur ! Etes-vous coupable ? ». Mais finalement je n’ai pas mis cette scène, je préfère une fin plus ouverte. A Touch of Sin n’est pas un pamphlet.

Philippe Garrel: « Un film tombe toujours dans votre jardin »

Entretien à propos de son film La Jalousie

(lire la critique)

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Louis et Philippe Garrel en tournage

Pourquoi ce titre, La Jalousie ?

Durant les six mois qu’a duré l’écriture du scénario, il y avait ce titre sur le manuscrit, il était posé sur ma table de chevet, je me suis endormi chaque soir avec ce titre et réveillé chaque matin. Donc j’ai pensé que c’était possible de le garder. Un jour, j’avais essayé d’appeler un film La Discorde, et très vite j’avais rejeté le mot, ou le mot m’avait rejeté. Pourtant la jalousie c’est pire que la discorde, mais c’est aussi quelque chose que tout le monde a ressenti, et que tout le monde se reproche, il y a un versant qu’on tente d’éclairer. La jalousie est une énigme, à laquelle tout le monde a eu affaire.

 

Il y a aussi les deux titres de chapitres, « J’ai gardé les anges » et « Le feu aux poudres ».

Je le fais souvent, ça me sert quand je tourne. Ensuite je me pose la question de les enlever, et finalement j’ai envie de les garder même si ce n’est pas très cinématographique. C’est une manière de garder le moment de naissance du film près de moi.

 

Le titre « J’ai gardé les anges » est assez mystérieux.

L’expression vient d’un vieux professeur du lycée Montaigne, qui a été très important pour moi, et qui est représenté dans le film par l’homme âgé que va voir Louis à la fin, celui qui lui dit qu’il comprend mieux les personnages de fiction que les êtres dans la vie. J’ai vu ce prof de français jusqu’à ce qu’il soit très âgé, je me souviens que la dernière fois que nous nous sommes rencontrés je lui ai demandé : « vous ne croyez toujours pas en dieu ? » et il m’a répondu « Non, mais j’ai gardé les anges ». ça m’est resté. Après il est mort. Bien sûr dans le film la formule renvoie plutôt au fait d’avoir gardé les enfants, au fait que la rupture entre l’homme et la femme n’a pas impliqué de cassure avec la petite fille.

 

Le film est co-écrit par Caroline Deruas, Arlette Langmann, Marc Cholodenko et vous. Quatre scénaristes, c’est beaucoup, non ?

Oui, c’est la première fois que j’y arrive, je trouve que c’est intéressant. Deux hommes et deux femmes. En fait on a écrit la première version en trois mois, à toute vitesse. Ensuite il ne s’est agit que de petits ajustements.

 

La présence d’Arlette Langmann  au scénario, de Yann Dedet au montage, et même de Willy Kurant suggère la référence à Maurice Pialat[1].

Exactement. Moi je n’ai jamais eu de problème à me référer à des maîtres, au sens des peintres qui étudiaient dans les musées. Il ne s’agit pas d’imiter, mais on est mieux armé si on sait s’appuyer sur ce qu’ont trouvé de grands artistes avant nous. Je suis un disciple de Bresson, de Godard et de Truffaut. Et il y a aussi d’autres références.

 

Cette multiplicité d’inspiration se retrouve dans le fait d’écrire à plusieurs ?

Pour moi il est important que le script résulte d’apports très différents. Le scénario final est un collage d’apport des quatre participants. On part d’un canevas très simple, et à partir de là, chacun choisit des scènes et les écrit de son côté, ensuite on les met ensemble et on regarde ce que ça donne, si on a assez pour que l’ensemble de l’histoire soit compréhensible. Après, la véritable unité de narration vient de l’écriture à la caméra, sur le tournage. Quelquefois deux personnes écrivent la même scène, chacune de son côté, on essaie ensuite de décider quelle version convient mieux.

 

Par exemple un ou une scénariste prend en charge les scènes au théâtre, un ou une autre celle avec l’enfant…

Non, pas du tout. Tout le monde prend des scènes partout dans le récit. C’est vraiment très libre, il faut juste qu’à un moment on ait, à nous quatre, parcouru l’ensemble du récit. A l’intérieur de ce déroulement, le fait de passer d’une scène écrite par un homme à une scène écrite par une femme apporte une diversité de sensibilité, de rapport au monde, qui est ce que je cherche. Une écriture masculine est souvent différente d’une écriture féminine.

 

Outre la différence des sexes il y a aussi la différence de génération, par exemple entre Arlette Langmann et Caroline Deruas.

Oui, ça compte aussi, même si je n’y accorde pas la même importance.

 

Le collage qui constitue le scénario est-il très proche de ce qu’on verra dans le film, ou reste-t-il de la place pour des changements ?

C’est vraiment l’histoire que nous avons écrite, telle que nous l’avons écrite, et pourtant il reste beaucoup de latitude sur le plateau. Il y a des parties improvisées, ce qu’on écrit n’est pas forcément dialogué, c’est souvent la situation en tant que telle qui m’intéresse. Quand la scène est écrite en privilégiant la situation sur les dialogues ou le déroulement dramatique, les acteurs ont de l’espace pour improviser.

 

Dans quelle mesure Louis intervient-il au scénario ? Vous savez dès le début qu’il jouera le rôle, vous travaillez avec lui depuis quatre films, c’est votre fils… Il est difficile d’imaginer qu’il n’influence pas la conception du personnage, qui d’ailleurs porte son prénom.

Il ne s’en mêle pas directement mais bien sûr nous, les scénaristes, savons qu’il jouera le rôle. Son personnage est écrit en pensant aux ramifications personnelles qu’il a avec telle et telle situation, le Louis du film lui ressemble évidemment. J’ai la chance d’avoir pu l’étudier, comme acteur, sur une longue durée, de même que, plus jeune, je l’avais fait avec mon père. Cela me sert beaucoup. De plus Louis improvise très bien, je sais qu’à l’intérieur du cadre qu’on lui a dessiné il saura inventer, qu’il évoluera bien, en apportant des choses qui viennent de lui.

 

Ce qui suppose de laisser malgré tout beaucoup d’espace aux acteurs.

Oui, Louis dit qu’il ne faut pas que les scènes soient soudées, il a raison. Cette ouverture permet que ce qui est écrit et ce qui est improvisé atteigne à une forme d’unité, et de vérité. Faire le film, pour moi, signifie en grande partie faire en sorte qu’il arrive. Comme si je le déposais. Quand je fais un film, je ne suis pas dans la volonté, ou dans l’accomplissement d’un projet qui l’aurait précédé. Il n’y a pas un fantasme du film suivi de sa réalisation, il n’y a que la pratique. En écrivant, en filmant, quelque chose se dessine, quelque chose apparaît dans l’acte de faire. C’est aussi ce que dit la chanson à la fin : laisse ici ton fardeau.

 

Quand vous parlez d’improvisation, d’apparition du film dans le moment où il se fait, cela veut dire que vous tournez sans savoir ce qui va se produire ?

Non non, pas du tout, on travaille énormément chaque scène. D’abord en répétition, puis sur le décor, puis après avoir choisi les positions de caméras, puis après que la lumière a été mise en place, avec la perche, etc. A ce moment-là, on n’a toujours rien tourné, c’est vraiment quand tout le monde a trouvé ses marques que je dis « moteur ». Et en principe on ne fait qu’une seule prise. Il faut qu’il se produise un incident important pour qu’on fasse une deuxième prise.

 

Pourquoi avoir tourné en format scope. Il vous aide pour votre manière de travailler ?

C’est le seul luxe de l’image auquel j’ai accès. J’utilise le vrai scope anamorphosé, en 35mm bien sûr. Il donne de très beaux résultats, en particulier, paradoxalement, dans les lieux exigus. Le système de prise de vue fait que la caméra attrape des choses qui sont à l’extrémité des deux côtés de l’image, et qui donne une ampleur que n’ont pas les autres méthodes. Mais pour cela il faut un cadreur exceptionnel comme est Jean-Paul Meurisse, capable de tourner en scope à l’épaule avec une précision parfaite. C’est ainsi que sont filmés la plupart des plans.

 

Il y a des choix de cadre très forts, très émouvants, d’autant plus qu’ils ne correspondent pas à une nécessité de narration. En particulier des gros plans, qui arrivent souvent alors que ce qui devait être dit l’a déjà été, et qui fonctionnent d’une autre manière.

Cela vient du cinéma muet. J’ai fait des films muets, j’adore le cinéma muet, j’en garde la trace même si je sais bien qu’aujourd’hui je ne trouverai plus la possibilité de réaliser un film muet. Pourtant j’adorerais, je sais que saurais le faire. Pour certains gros plans, j’utilise des objectifs particuliers, des optiques conçues pour filmer de très près et qui permettent de donner une expressivité incroyable aux visages.

 

Travailler avec Willy Kurant comme chef opérateur est se placer dans la continuité de votre longue collaboration avec William Lubtchansky ?

… et Raoul Coutard. Tout à fait. Eux trois sont porteurs d’une histoire exceptionnelle, ils ont fait les films les plus rapides du monde. Ça vient des années 60 mais ça ne s’oublie pas, Willy Kurant possède ça depuis Masculin féminin, ou Le Départ de Skolimowski. Ces trois-là sont des créateurs de la Nouvelle Vague, comme les réalisateurs ou les acteurs, ce sont des autodidactes qui ont fabriqués leur propre savoir, leur propre capacité de réponse à des situations.

 

Vous avez demandé quelque chose de particulier pour l’image ?

Pour le précédent film, Un été brûlant, qui était en couleur, j’avais demandé à Willy Kurant que les images ressemblent à des gouaches, et pas des peintures à l’huile comme pratiquement toutes les images couleur au cinéma. Et là, en noir et blanc, je lui ai dit que je voulais que cela soit comme du fusain. Pas du crayon noir. Et il a bien fait ça. Lui, comme Coutard ou Lubtchansky, comprennent quand on demande ça, ils ne se disent pas que c’est le réalisateur qui est en train de faire le poète, qui a des lubies. Ils travaillent la photo, la lumière, la pellicule qui n’était pas faite pour ça en principe. Et puis, et c’est le plus important, avec Willy, comme c’était aussi avec Raoul ou William, dès qu’il pose un projecteur il sait où le mettre pour que les gens soient beaux. Du premier coup ! Et pour tous les plans, sans jamais se répéter. C’est exceptionnel, surtout quand on doit tourner à toute vitesse comme c’était notre cas, je n’avais que 21 jours de tournage.

venezia-2013-la-jalousie-trailer-poster-e-nuove-foto-del-film-di-philippe-garrel-5-620x350Anna Mouglalis dans La Jalousie

Vous avez filmé Anna Mouglalis, et en particulier son visage, comme on ne l’avait jamais vue.

Il n’y a pas d’artifice particulier, je ne lui ai rien demandé de spécial sur son apparence, cela passe par des voies plus obscures. La relation entre notre vie et ce qu’on filme nous apparait, un film tombe toujours dans votre jardin. C’est ce qui a du arriver. Là aussi, il ne faut surtout pas être dans la réalisation de ce qui a été prévu en avance. C’est pour cela que le cinéma est un art collectif, il peut accueillir ce qui vient de tous ceux qui y participent, à condition qu’on leur en laisse la possibilité.

 

Par rapport à la plupart des cinéastes, vous cherchez de manière plus précise, plus directe, ce rapport à la vie. La Jalousie est un film sur les relations de couple et parents-enfants, co-écrit avec Caroline Deruas, interprété par votre fils et votre fille…

Oui, c’est un peu comme une opération chimique, j’associe des éléments qui la rendent plus visible et plus rapide, mais avec l’idée que cela concerne tout le monde. Que ce que je fais apparaître est comme un pigment qui d’une certaine manière colore toutes les vies. Le titre La Jalousie désigne ce phénomène, et il me semble que tout le monde voit tout de suite de quoi il s’agit, tout le monde a connu ça dans sa vie, depuis l’enfance, sous de multiples formes.

 

Esther Garrel est une actrice, c’est aussi votre fille et la sœur de Louis. Que recherchez-vous en la choisissant pour ce rôle ?

 C’est la part documentaire du film. Esther est la sœur de Louis et joue sa sœur, et moi je dessine mes enfants.

 

Avez-vous eu des difficultés particulières à diriger Olga Milshtein, la petite fille qui joue Charlotte, la fille de Louis ?

Non. C’est la fille de quelqu’un que je connais, qui travaille dans le cinéma. J’avais remarqué qu’elle était très drôle, avec beaucoup de présence. Mais je m’inquiétais, je n’ai jamais vraiment dirigé un enfant. Arlette et Caroline avaient écrit les scènes de Charlotte, et moi je me demandais comment j’allais m’y prendre. Et puis il se trouve que Jacques Doillon, qui est beaucoup plus fort que moi avec les enfants, avait aussi repéré Olga, et il a tourné Un enfant de toi avec elle. Du coup il lui a appris à être devant une caméra, et moi j’en ai profité. Je n’ai rien fait de spécial, je lui ai fait travailler ses scènes avec les autres comédiens, elle aimait ça. C’était proche de ma relation avec les autres acteurs, que j’ai pour beaucoup eu comme élèves au Conservatoire – y compris Louis, mais pas Anna, qui était aussi au Conservatoire, mais pas dans ma classe. Olga, elle, était une « ancienne élève » de Jacques Doillon.

 

D’où vient la scène inattendue où Anna Mouglalis lave les pieds du vieil écrivain ?

D’un désir d’image. A l’origine, il était écrit dans le scénario qu’elle lui faisait un massage. J’ai pensé que ce serait plus beau. Des idées visuelles, dans ce cas clairement des références à la peinture et à l’histoire sainte, prennent place dans la construction de la scène au moment du tournage, et transforment la scène. Une jeune femme qui lave les pieds d’un vieil homme, c’est une figure classique qui, à un moment, trouve sa place. Là aussi cette manière d’employer une figure visuelle forte, chargée d’histoire, vient du cinéma muet.

 

Un des aspects majeurs du film concerne les pères, le père absent, mort, de Louis et Esther, et les pères de substitution que se sont trouvé Louis et Claudia, avec le vieux professeur et le vieil écrivain. Les pères de substitution sont apparus comme un dessin émerge du tapis ?

Oui. Ce sont les femmes. Arlette Langmann et Caroline Deruas ont chacune écrit une scène avec un vieil homme. Comme je trouvais bien les deux scènes, je les ai gardées toutes les deux. J’avais envie de filmer des acteurs âgés, des gens qui ont beaucoup joué mais dont on ne connaît pas le visage. C’est mon père qui m’avait fait connaître notamment les deux acteurs du film, Robert Bazil et Jean Pommier. L’un était déjà dans Sauvage innocence, et l’autre dans Les Amants réguliers.

 

Comment avez-vous choisi Jean-Louis Aubert pour la musique ?

Il y a très longtemps, il m’avait fait passer le message qu’il aimerait travailler avec moi pour un clip. A l’époque je ne pouvais pas, mais l’idée était restée. Lorsqu’est sorti son dernier disque, Roc’éclair, je l’ai entendu dire dans une interview que le disque  était lié à la mort de son père. Peu après, mon père est mort. Caroline m’a offert Roc’éclair, et je trouvais très belle la manière dont il évoquait sans le dire ce qu’il avait éprouvé. Ensuite, pendant que je tournais La Jalousie, je cherchais une idée pour une musique très simple. Et voilà que Serge Catoire, le directeur de production, me propose de contacter Jean-Louis Aubert. Là aussi les éléments trouvaient leur place. J’ai fait une projection pour Aubert, il a aimé le film, et hop il a fait la musique tout de suite. Tout le film s’est fait ainsi, dans un mouvement rapide mais assez simple.

 

Vous ne lui avez rien demandé de spécial ?

Non, je lui ai juste dit que pour moi il fallait que ce soit comme des chansons, mais sans paroles. C’est ce qu’il a fait, il savait très bien.

 

Il y a une certaine continuité dans les musiques de vos films.

Oui, ce que je préfère sont les musiques écrites par des rockers, mais qui sont des balades. C’est ce qu’a beaucoup fait John Cale sur d’autres de mes films, cela me correspond bien. Il y a sûrement un côté générationnel dans le rapport à cette musique-là, depuis mes premiers films, depuis Les Enfants désaccordés en 1964 et Marie pour mémoire en 1967. Mais ce sont toujours des rencontres, on fait les films avec ce qu’on trouve sur son chemin.

 

Ouvre ton cœur, la chanson du générique de fin, n’a pas été composée pour le film ?

Non, c’est ce que Jean-Louis Aubert venait juste d’écrire quand on s’est rencontrés. Du coup il m’a dit : je fais ça, et il me l’a chantée à la sortie de la projection où je lui montrais le film. Lui et moi avons été d’accord que ça irait très bien.

 

NB : Une autre version de cet entretien figure dans le dossier de presse du film.

 

 


[1] Arlette Langmann a notamment été la scénariste de L’Enfance nue, Loulou et A nos amours et la monteuse de Nous ne vieillirons pas ensemble et de La Gueule ouverte, Yann Dedet a monté pratiquement tous les autres films de Maurice Pialat, Willy Kurant a été le chef opérateur de Sous le soleil de Satan.

Au bord de la mer

Ma belle gosse de Shalimar Preuss

Des jeux au bord de la mer. Des enfants, des adultes, des crabes, une étoile de mer. Du bruit. Des visages et des paroles. C’est une famille, en vacances. Il y a du vent. La caméra bouge, ne s’arrête pas sur celui-ci ou celle-là. Peu à peu pourtant, des liens se dessinent, des relations de parenté, même si ce ne sera jamais très évident. Des figures se dessinent, s’affermissent, et puis se dissolvent un peu à nouveau, l’enchainement des cousinages et des fraternités, des complicités et des conflits se brouille à nouveau. Papa essaie de contrôler tout ça, pas si simple. On va en vélo à la plage, on mange ensemble dans le jardin, on s’échappe dans un terrain militaire interdit, on lit quelques pages d’Alice au pays des merveilles.

Ma belle gosse fait entrer de plain-pied dans un microcosme, un univers de petite taille (une famille d’une dizaine de membres), mais un univers complet, et instable. On songe soudain qu’il est au fond très étrange que pratiquement tous les récits – romans ou films – obéissent à l’injonction d’une définition claire des personnages, si possible dès les premières scènes, dites « scène d’exposition » dans les manuels. Soit le contraire de ce qu’on ressent lorsqu’on se trouve au contact d’un groupe qu’on ne connaît pas, par exemple ce père entouré d’épouse, fils et filles, cousines, neveux, dans une maison de l’île de Ré.

Et très vite ce qui pourrait être source de confusion devient au contraire carburant d’une relation étonnamment dynamique avec ces corps et ces voix, surtout celle des enfants et des adolescents. Des situations triviales deviennent riches de tension, de peur ou de joie, par le seul mouvement à la fois instable et attentif qui les accompagne, circule entre eux. Des personnalités (ce qui est plus intéressant que des personnages, créatures artificielles de la fiction) émergent peu à peu, dont Maden, jeune fille de 16 ans habitée par un secret, un rêve, un amour impossible et romanesque. Les autres captent un peu, pas tout. Les tactiques ou les affinités s’enchevêtrent et se relancent, le film est prêt pour tout ce qui arrivera, il s’éclaire et se met en mouvement grâce à la moindre péripétie, un mot, un geste, un silence suffisent.

C’est une très belle idée du cinéma qui anime la réalisatrice de ce premier film, une idée aventureuse et confiante à la fois. Esquissé, et dès lors présent absolument soit qu’il soit besoin de s’y appesantir, de « développer », l’amour caché de l’adolescente pour le prisonnier, le trafic des lettres dissimulées et découvertes, les jeux de la duplicité et de l’aveu, des partages acceptés ou inacceptables se déploient avec une infinie légèreté, toile d’araignée fictionnelle qui attrape un instant dix, cent autres possibles histoires, et les laisse filer à nouveau.