«Le Mal n’existe pas», la règle du jeu de la catastrophe

À l’orée des forêts, le nouveau film de Ryūsuke Hamaguchi est une fable contemporaine et un récit angoissant baigné dans une grâce magique.

C’est comme un rêve. On y entre par ce mouvement sous les arbres, regard tourné vers les frondaisons qui masquent en partie le ciel vide. Il y a des arbousiers et des pins, des oiseaux et des humains, une source et des cerfs. La neige et le vent. La nature? Eh bien non, justement.

Un humain remplit des bidons à la source. Plus tard, un autre vient l’aider à les porter jusqu’aux voitures. Le premier homme –on apprendra peu après qu’il se nomme «Takumi»– fend du bois devant sa maison en bois au milieu des bois. «Bois» veut dire à la fois la même chose et autre chose à chaque fois.

Il y a sa fille, Hana. Elle va à l’école du village, assez loin. Quand Takumi est en retard pour venir la chercher, elle rentre à pied à travers la forêt, on dirait le petit chaperon bleu. Souvent, son père la retrouve en chemin, ils jouent à nommer les arbres et à reconnaître les traces des bêtes, les autres animaux. Au loin, les coups de feu des chasseurs, comme dans Pierre et le Loup.

Il y a les amis, qui parfois viennent manger. Et les autres, la communauté du village, plusieurs générations, des gens assez différents entre eux. Elle est réunie pour écouter deux personnes venues de Tokyo présenter un projet de glamping, cette forme de camping chic, «décalé», à proximité du village –et profiter des subventions mises en place par le gouvernement pour stimuler les start-up et panser le spleen post-Covid des urbains.

Ceux qui parlent de la nature et les autres

Dans la nature? Grâce à la nature? Exactement. Ces deux-là, dont on verra bientôt que ce ne sont pas des mauvais bougres, parlent beaucoup de la nature, avec émotion. Leur PowerPoint et leur vidéo promotionnelle aussi. Les habitants, réticents au projet, jamais.

Ils parlent évacuation des eaux usées, pistes des cerfs, clôtures, gardiennage. L’homme et la jeune femme venus promouvoir le projet entendent. Plus tard, Takumi qui, contrairement à d’autres villageois, a privilégié une approche diplomatique, d’explication pondérée, dira quelque chose sur le rôle décisif à propos des équilibres entre différentes forces –dont celles activées par les humains.

Les visiteurs venus de la ville pour promouvoir le projet touristique (Ayaka Shibutani et Ryûji Kosaka) s’initient aux gestes du lieu, sous le regard de Takumi. | Diaphana

C’est comme un rêve, toujours, par la douceur un peu surréelle avec laquelle tout est montré. Douceur aux échos multiples renforcée par la musique de la compositrice Eiko Ishibashi, qui a été à l’origine de l’œuvre, laquelle a aussi une version sous forme de concert. C’est comme un conte ou une fable tant les personnages, avec une grande lisibilité, assument des fonctions dans le récit. Et c’est extrêmement réaliste, précis, attentionné.

On retrouve là, dans un contexte très différent des précédents films de Ryūsuke Hamaguchi –urbains, en grande partie autour de relations affectives individuelles, entre êtres humains–, le grand art de l’auteur de Drive My Car (2021).

Un grand art qui comporte aussi la capacité à faire progresser, y compris souterrainement, plusieurs intrigues à la fois, comme on l’avait vu dans Senses (2015), et qui sait se mettre à l’écoute des personnes peu habituées à prendre la parole, comme en témoignait son extraordinaire ensemble documentaire faisant suite au tsunami de mars 2011 dans la région de Fukushima (The Sound of Waves, Voice from the Waves 1 et 2, Storytellers).

Tout autant que la délicatesse élégante des Contes du hasard et autres fantaisies, où chaque micro-détail devient riche de sens et d’imaginaire, ces multiples talents se fondent dans le nouveau film. Dans un contexte différent, ils permettent une approche entièrement inédite chez Ryūsuke Hamaguchi, approche où la richesse thématique se conjugue en un seul tissu d’une apparente extrême simplicité.

Les raisons des humains et des non-humains

Le cinéma, comme tous les modes d’expression, est aujourd’hui à une époque décisive en ce qui concerne la possibilité de toutes et tous à changer de regard, à habiter le monde différemment.

Sans avoir en rien un ton donneur de leçon, en accompagnant avec bienveillance des personnages proches du quotidien, Le Mal n’existe pas laisse affleurer de manière radicale l’urgence de la situation, l’enchaînement fatal des violences que commettent des humains différents et qui génèrent d’autres violences meurtrières, jusqu’au pire.

Le Mal n’existe pas est un conte magnifique où la beauté des images et le sens presque hypnotique de la chorégraphie des gestes ordinaires amplifient la bienveillance du «chacun a ses raisons», selon la phrase célèbre de Jean Renoir dans La Règle du jeu (1939), ce film essentiel dont celui de Ryūsuke Hamaguchi est étonnamment très proche, alors qu’il semble si différent. (…)

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«Sidonie au Japon», «Dieu est une femme», «La Base»: si loin, si proche

La même personne, jadis et à présent, dans la lumière sorcière du film (Dieu est une femme d’Andrés Peyrot).

Comédie et spectres au Japon, aventurier et film fantôme au Panama, ville éphémère et existences menacées à Roissy sont les registres où jouent ensemble étrangeté et proximité, multiples sortilèges du cinéma.

Une comédie au Japon qui n’en est pas (seulement) une, une expédition sur la côte panaméenne qui est surtout un voyage dans le temps et dans le cinéma, l’exploration d’un lieu proche de Paris où la multiplicité des regards et des voix déploie un monde. Parmi les sorties du 3 avril, ces films complètement différents entre eux font chacun écho au beau titre du film de Wim Wenders, Si loin, si proche.

Entre Japon et documentaire, on se souviendra alors de l’introduction de Sans soleil citant cet auteur que l’actrice de Sidonie au Japon réinvente en ce moment à cru sur scène, au grand dam des pisse-froid cadenassés dans diverses moutures de conformisme et de démagogie: «L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps.» Une façon prémonitoire du cher Jean Racine d’approcher certains des miracles réels que fait le cinéma.

Ou, pour le dire autrement, multiples sont les manières de se réjouir en allant découvrir des nouveaux films, qui font donc voyager dans l’espace et le temps, mais surtout en esprit, en émotions, en points de vue.

«Sidonie au Japon» d’Élise Girard

Le troisième film de la réalisatrice de Belleville Tokyo est un voyage et même plusieurs à la fois. Le plus évident est le parcours d’une écrivaine française dans cet archipel où elle n’était jamais allée, pour une série de signatures d’un livre à succès qu’elle n’aime plus tant que cela. Flanquée du très attentionné éditeur japonais, elle circule de ville en ville, de lieu typique en lieu typique.

Là commence le deuxième voyage, qui concerne le déplacement d’un regard occidental sur le Japon. Avec un humour qui doit autant à la mise en scène et au scénario qu’au jeu d’Isabelle Huppert, merveilleux alliage de précision aiguisée et de décalage un peu lunaire, Sidonie au Japon parcourt un chemin audacieux.

Il y a loin entre marcher côte à côte et se rapprocher. Mais dans les temples traditionnels ou les bâtiments postmodernes, l’écrivaine française (Isabelle Huppert) et l’éditeur japonais (Tsuyoshi Ihara) pourraient faire ce chemin. |

Le ton est d’emblée celui de la comédie, prompt à sourire et faire sourire des étonnements et maladresses de l’héroïne, mais aussi des curiosités des mœurs japonaises, depuis les marques très codifiées de politesse jusqu’aux manières d’associer tradition et modernité, dans l’architecture, la nourriture, le rapport au corps, à la culture, etc.

La tentation est forte de rejoindre les rangs déjà si fournis des films offrant une version folklorisante du Japon, avec plus ou moins de bienveillance et d’honnêteté, quitte à mêler admiration et ironie. Le rapport de Sidonie et de Sidonie, du personnage et du film tout entier, avec le pays qui les accueille part de là, mais ne s’y complaît pas.

Le cheminement de l’écrivaine sera celui d’une attention sans cesse plus fine à des réalités moins simplistes. Au sein de son abondante carrière, Isabelle Huppert a interprété à plusieurs reprises des situations de déplacement, dont elle possède la multiplicité des codes –jamais sans doute de manière plus stimulante et suggestive que dans les trois films de Hong Sang-soo qu’elle a interprétés: In Another Country (2012), La Caméra de Claire (2017) et A Traveller’s Needs (2024).

La belle idée ici n’est pas de supprimer les clichés, mais de les considérer –ils disent quelque chose des réalités, toujours, au Japon comme partout– pour s’en éloigner un peu, déplacer la manière de les regarder, etc.

À quoi s’ajoute un troisième trajet, celui qui emmène le film ailleurs qu’au sein du genre dont il semblait relever, la comédie. À nouveau, cette dimension ne disparaît pas, mais le côté humoristique s’enrichit et se complexifie dès lors que Sidonie au Japon devient aussi un film de fantômes et finalement un drame.

Ce voyage au Japon est aussi le parcours intérieur de celle que joue Isabelle Huppert, dans une impressionnante irisation de nuances. Avec l’apparition d’un spectre affectif, qui évoque beaucoup le bienveillant revenant de Vers l’autre rive de Kiyoshi Kurosawa, et l’entrée dans un registre émotionnel bien différent, celui du deuil, le film réussit ce mouvement triple, qui sous son apparente extrême légèreté, émeut et affirme la complexité de ce à quoi il a affaire.

Sidonie au Japon

D’Élise Girard
Avec Isabelle Huppert, Tsuyoshi Ihara et August Diehl

Séances

Durée: 1h35

Sortie le 3 avril 2024

«Dieu est une femme» d’Andrés Peyrot

Ce documentaire commence comme une fiction. L’histoire bigger than life d’un aventurier, qui aurait obtenu un Oscar à Hollywood avant de disparaître dans le soleil couchant d’un oubli total. Mais cet ethnologue français a bien existé, il s’appelait Pierre-Dominique Gaisseau (1923-1997). Le film d’Andrés Peyrot ne raconte pas son histoire.

Il s’agirait plutôt d’une aventure autrement épique, celle d’un peuple dont on n’a guère plus entendu parler, les Kunas, société indigène de la côte caribéenne du Panama, qui vainquirent les troupes du gouvernement au début du XXe siècle et s’adjugèrent une autonomie pour un mode de vie singulièrement démocratique, qui dure toujours.

Mais Dieu est une femme ne raconte pas non plus l’histoire des Kunas. Il s’invente à partir d’une absence, d’une disparition, entre eux et Pierre-Dominique Gaisseau.

L’ethnologue oscarisé est venu filmer les Kunas en 1975. Il a vécu un an parmi eux avec sa femme japonaise et leur petite fille. Rentré en France travailler au montage de ce qu’il avait tourné au Panama, il a été dépossédé de ce qu’il avait tourné par la banque auprès de qui il avait emprunté pour produire le film ethnologique qu’il voulait terminer. Bobines saisies, fin du projet. Puis, en 1997, il est mort.

Dans la région de Guna Yala, celles et ceux qui l’avaient accueilli, lui et sa famille, attendaient le film, supposé construire une images d’eux, individuellement et collectivement. Mais rien ne revenait, les décennies passaient. Jusqu’à ce qu’un jeune réalisateur suisso-panaméen, Andrés Peyrot, entende parler de cette histoire et parte à la recherche de ce qu’il est advenu du film de 1975 qui devait déjà s’intituler Dieu est une femme, formule tapageuse évoquant la place effective des femmes dans les pratiques cultuelles des Kunas et leur organisation sociale.

C’est le début, seulement le début, de l’étonnante aventure que raconte en effet le film d’Andrés Peyrot. Aventure aux multiples rebondissements des villages kunas aux rives de la Seine où a vécu un poète issu de cette communauté et au fort de Bois-d’Arcy (Yvelines), où sont conservées les collections du Service des archives françaises du film, à travers les époques, les imaginaires, les récits, les points de vue. (…)

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«Perfect Days», «Augure»: vive l’exotisme!

Une image, peut-être rêvée, peut-être transcription visuelle d’un rituel de soin ancestral, peut-être invention trompeuse, mais riche de cette incertitude, dans Augure de Baloji.

La douceur attentive aux gestes du soin d’un lieu public dans le film de Wim Wenders, comme la mise en résonance flamboyante et furieuse de plusieurs récits et modes de vie dans celui de Baloji sont des ouvertures inspirées aux richesses du divers.

Infiniment différents entre eux, le film de Wim Wenders et celui de Baloji donnent, ensemble, l’envie de reprendre à son compte le plaidoyer, aussi nécessaire que sans illusion quant à ses chances de réussir, que consacrait il y a plus d’un siècle Victor Segalen au mot «exotisme» et à l’idée à laquelle il renvoie vraiment.

Dans son Essai sur l’exotisme, un texte d’une actualité intacte, il écrivait: «Il eut été habile d’éviter un vocable si dangereux, si chargé, si équivoque. […] J’ai préféré tenter l’aventure, garder celui-ci qui m’a paru bon, solide encore malgré le mauvais usage, et tenter, en l’épouillant une bonne fois, de lui rendre, avec sa valeur première, toute la primauté de cette valeur. Ainsi rajeuni, j’ose croire qu’il aura l’imprévu d’un néologisme, sans en partager l’aigreur et l’acidité. Exotisme; qu’il soit bien entendu que je n’entends par là qu’une chose, mais immense: le sentiment que nous avons du Divers.»

Ce sentiment du divers, l’attention à ce qui n’est pas soi, ce qui n’est pas comme soi, rayonne de manière singulière dans les deux films. Ce sentiment rayonne doucement, dans le regard d’un cinéaste européen sur une situation au Japon, mais aussi dans la manière de rendre émouvante et belle l’activité la moins valorisée qui soit, le nettoyage de toilettes publiques. Et il rayonne d’un éclat ardent à travers l’évocation d’êtres et de comportements habités de rapports au monde d’une société congolaise à la fois traditionnelle et mondialisée.Situés à des antipodes esthétiques, les deux longs-métrages partagent la vertu de questionner les regards, les habitudes de récit, grâce à des propositions déliées des facilités convenues tout en jouant hardiment avec de grands repères. Il n’est pas fortuit qu’ils aient aussi en commun d’accueillir chacun des séquences de rêve, qui inscrivent ce que raconte chaque film dans un paysage encore plus vaste.

«Perfect Days», de Wim Wenders

Perfect Days est une sorte de bonheur d’autant plus inattendu qu’il y a longtemps que le réalisateur d’Alice dans les villes et des Ailes du désir ne s’était montré aussi convaincant, en tout cas avec un film de fiction. Quelques semaines après la découverte du beau documentaire Anselm, voici un conte contemporain d’une très belle tenue, juste, émouvant et drôle.

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Hirayama (Koji Yakusho) en compagnie de sa nièce à qui il montre comment aimer les arbres. | Haut et court

Un plan filmé comme par Yasujiro Ozu (dont Wim Wenders avait si bien évoqué le parcours dans Tokyo-ga) a montré cet homme nommé Hirayama s’éveiller et se préparer à partir au travail au volant de sa camionnette professionnelle, revêtu de sa combinaison floquée The Tokyo Toilet.

Ajoutons sans attendre qu’alors qu’il parcourt les rues de la capitale japonaise en chemin vers ses lieux de labeur quotidien, la présence sur la bande-son de The Animals interprétant leur version historique de «The House of the Rising Sun» est à soi seul un de ces cadeaux discrètement élégant qui parsèment le film et contribuent au bonheur de sa vision.

«L’élégance» est un des mots qui définit le mieux le comportement du taciturne Hirayama, et cela d’autant mieux que son travail consiste à nettoyer les WC publics de la capitale, tâche dont il s’acquitte avec un soin méticuleux. Dans chacun de ses gestes, aussi peu considéré soit le travail qu’il effectue, il manifeste une attention, une précision, une efficacité, qui sont une manière de prendre soin d’un espace public utile à toutes et tous, et donc aussi des gens qui en seront les usagers.

La première demi-heure du film accompagne la journée de Hirayama, du lever au coucher, et aux rêves qui s’en suivent. Un moment privilégié de cette journée se déroule dans le jardin d’un temple, où l’homme photographie rituellement les jeux du soleil dans les feuilles d’un arbre qu’il sera ensuite amené à appeler son «ami».

Le cinéaste dont le premier film s’intitulait Summer in the City a toujours montré une attention particulière aux paysages urbains et par moments, le nouveau film évoque le si beau Lisbonne Story. Et bien sûr, le Japon, en particulier Tokyo, est un lieu d’inspiration privilégié pour Wim Wenders. Tout cela concourt à la grâce légère qui imprègne, assez miraculeusement, le début du film.

Ensuite, une série de (petits) rebondissements, émouvants ou amusants, viendront émailler cette trajectoire. Au passage, ces péripéties mettront en jeu, de manière à la fois légère et attentive, aussi bien les relations familiales que ce qui se bouleverse dans le passage de l’analogique au numérique, et la possibilité d’en discuter l’irréversibilité.

Mais l’essentiel, tandis que se succèdent sur la bande-son les titres d’une playlist d’anthologie (Patti Smith, Otis Redding, les Kinks, Nina Simone… et bien sûr Lou Reed, dont une chanson donne son titre au film) est l’incarnation, par l’absolument parfait Koji Yakusho, d’une manière d’habiter le monde. De l’histoire personnelle de Hirayama, on entreverra les arrière-plans, on partagera les émotions et les choix. Mais c’est la relation à l’espace, au temps, aux personnes, aux autres êtres vivants, à la lumière, au mouvement, qui est le véritable enjeu de ce film à la fois inspiré et apaisé.

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Perfect Days de Wim Wenders, avec Koji Yakusho, Tokio Emoto, Arisa Nakano

Séances

Durée: 2h05 Sortie le 29 novembre 2023

«Augure» de Baloji

D’abord, l’histoire de cet homme noir qui retourne au village accompagné de sa femme blanche enceinte et y est accueilli avec une hostilité incompréhensible par toute sa famille semble forcée, peu crédible. Mais déjà, à Kinshasa puis dans un paysage de désert minier, on a vu autre chose: une attention aux espaces, aux environnements.

3Paco (Marcel Otete Kabeya) et sa bande dans leur repaire précaire. | Pan Distribution

Puis, surgissent ces enfants des rues, diables travestis, explosifs d’invention vitale et de violence. Viendra plus tard la sœur du futur papa rejeté par les siens, elle aussi ostracisée pour son histoire d’amour avec un étranger (un Sud-africain) et sa volonté de s’affranchir des traditions.

Augure se déploie en zigzags et embardées, autour de ces trois figures principales et aussi de celle de la mère, renfermée sur sa douleur et sa solitude. Le film déroute, mais s’étoffe en un patchwork baroque, où s’imposent des visions puissantes. Elles semblent d’abord pièces rapportées, effets de manche formels, il apparaît grâce au rythme du montage et à la bande-son qu’elles sont au contraire essentielles. (…)

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Comment Ozu n’a pas fini de surprendre – sur Les Sœurs Munakata de Yasujiro Ozu

Resté longtemps invisible, Les Sœurs Munakata , film de 1950 du grand cinéaste japonais Yasujiro Ozu est un parfait témoin de son style et de son univers. Mais c’est aussi une nouvelle preuve de la multiplicité des formes qu’il aura su inventer de film en film, approches tournées vers la liberté et la diversité d’un réalisateur si souvent caricaturé en défenseur d’un conformisme rétrograde.

Aujourd’hui mondialement considéré comme un des plus grands auteurs de l’histoire du cinéma, Yasujiro Ozu est mort le 12 décembre 1963, le jour de ses 60 ans, sans avoir bénéficié de cette reconnaissance.

Signataire de 54 longs–métrages entre 1927 et 1962, il aura été toute sa vie un réalisateur apprécié du public japonais et inconnu dans le reste du monde. Après avoir, durant plus d’un demi-siècle, été ignoré de tous les cinémas européens et nord-américains, les cinéphiles occidentaux ont découvert Akira Kurosawa grâce au Lion d’or à Venise de Rashômon en 1951, et Kenji Mizoguchi peu après grâce au soutien actif des Cahiers du cinéma et des programmations de Henri Langlois à la Cinémathèque française. Mais ils mettront encore longtemps avant de commencer de percevoir l’importance du « troisième » géant du cinéma classique japonais – le quatrième, Mikio Naruse, ne sera (en partie) adoubé que bien après. C’est en effet à la fin des années 1970 que trois des films d’Ozu, Voyage à Tokyo, et Fin d’automne et Le Goût du saké sortent sur les écrans français, début de la vaste opération de reconnaissance alors menée avec succès par le distributeur Jean-Pierre Jackson.

Ce processus recevra un considérable renfort avec le film Tokyo-ga de Wim Wenders, éloge enflammé de l’auteur de Printemps tardif et reproche explicite aux amateurs de films de leur aveuglement, film qui connaît à juste titre en 1985 un écho considérable (et qui ressort également ce 25 octobre). Depuis, une grande partie de l’œuvre filmée d’Ozu a été rendue progressivement accessible en France et partout dans le monde – du moins les films qui n’ont pas disparu, notamment beaucoup de ceux de la période muette.

Fin octobre et début novembre sortent ou ressortent six films, après leur présentation au Festival Lumière de Lyon, grâce au distributeur Carlotta qui a beaucoup œuvré depuis 20 ans pour rendre visible le cinéma d’Ozu, également grâce à de multiples éditions DVD. Au programme figure une rareté muette, Femmes et voyous (1933) et trois merveilles des années 40 (Il était un père, Récit d’un propriétaire, Une femme dans le vent) ainsi que l’étonnant et réjouissant avant-dernier film du cinéaste, Dernier Caprice. Dans ce programme, un film attire particulièrement l’attention.

Les Sœurs Munakata est le premier des douze films réalisés par Yasujiro Ozu dans les années 1950-1960, et c’est un des moins connus de l’ensemble de son œuvre. Pour d’obscures raisons juridiques, il est resté invisible durant des décennies, en tout cas en Occident, où il n’existait ni copie, ni DVD, ni VOD hormis une édition vidéo espagnole. Il vient enfin de bénéficier d’une restauration et d’une numérisation qui en permettent la  « résurrection ». Que ce film soit ainsi resté dans l’ombre est d’autant plus regrettable qu’il s’avère d’une richesse thématique et d’une audace narrative et formelle remarquable.

Une intrigue horizontale

Comme son titre l’indique, il est construit autour de deux sœurs, à la fois proches et opposées. L’aînée, Setsuko, a vécu quinze ans plus tôt, avant-guerre donc, une histoire d’amour avec Hiroshi, un jeune homme qui est ensuite parti comme soldat en Mandchourie, puis a étudié en France. Très attachée aux valeurs traditionnelles, elle s’est mariée avec un ingénieur aujourd’hui au chômage, homme amer et que l’humiliation de la défaite et de sa propre inutilité sociale rend agressif et alcoolique. Mariko, la cadette, habite avec son aînée et le mari de celle-ci. Vêtue à l’occidentale, elle est enjouée, volontariste, frivole. Lorsque réapparaît l’ancien amoureux de Setsuko, Mariko se met en tête de les réunir, sans s’empêcher de tomber elle-même amoureuse de cet homme pourtant pas spécialement séduisant : plutôt qu’un choix sentimental précis, il semble que ce soit surtout l’énergie vitale de la jeune femme qui cherche un exutoire. Elle projette sur le terne Hiroshi son imaginaire fait d’amour romantique (celui qu’elle suppose avoir été éprouvé par sa sœur avant-guerre) et sans doute une part de son attirance pour une modernité occidentale à laquelle le désormais marchand de meubles « de style européen » est associé à ses yeux.

Si Les Sœurs Munakata partage avec un grand nombre d’autres films d’Ozu son intrigue sentimentale principalement située dans le cercle familial, et recourt à la scénographie classique associant maison japonaise traditionnelle, bars et voyages d’agrément où les caractères se révèlent (à Kyoto et au temple Horyu à Nara, haut lieu du « Japon éternel»), il s’en distingue par plusieurs traits. D’abord il s’agit d’une intrigue «horizontale » : alors que dans la plupart des films d’Ozu l’intrigue se joue entre membres de générations différentes, principalement entre pères et filles, cette fois la quasi-totalité des protagonistes appartient à la même génération.

Mais cette génération est clivée par le rapport à la modernité, qui est aussi la manière d’affronter les suites de la défaite du Japon face aux Américains. La ligne de partage passe entre les deux sœurs, Setsuko qui appartient encore à l’ancien monde, s’y accroche désespérément malgré la tristesse, et Mariko qui trépigne littéralement de s’élancer vers l’avenir.

Le métier de Hiroshi, importateur de mobilier européen, fait de lui celui qui introduit dans les maisons japonaises des éléments matériels (tables hautes, chaises et fauteuils, d’ailleurs tous plus hideux les uns que les autres) de cette culture étrangère qui s’impose dans le pays. Unique représentant de la génération précédente, le père des deux sœurs est déclaré mourant dès la séquence d’ouverture : figure souriante et sage, il appartient à un monde révolu. Empreintes de la douce sérénité que Chishu Ryu, acteur fétiche d’Ozu systématiquement voué aux rôles de père de famille depuis Il était un père en 1942, sait insuffler à ses personnages : ses brèves apparitions sont l’occasion d’énoncer une morale fataliste qui ne contribue en rien à résoudre les problèmes qu’affrontent ses filles. La sagesse des anciens est digne de respect, mais à peu près inutile face à la situation moderne.

On pourrait trouver au scénario du film un caractère trop clairement métaphorique : le Japon d’avant va s’éteindre, celui d’aujourd’hui est déchiré entre attachement aux traditions et entrée sans retenue dans un nouveau monde inspiré de l’Occident. Ozu lui-même semble revendiquer une telle dimension d’analyse en ouvrant son film, de manière absolument pas nécessaire à l’intrigue, par un cours d’anatomie à l’université de médecine. Mais le film va bien au-delà de cette dissection de la société japonaise au sortir de la guerre, ce qu’il est assurément. Le limiter à cette dimension serait refuser de prêter attention à ce qui se joue réellement dans les plans, dans le jeu des interprètes principaux, dans l’utilisation féconde des seconds rôles, dans le travail sur les lumières et les ombres.

Par-delà différences et ressemblances, singulier et collectif

Le travail de mise en scène autour des deux sœurs est d’une richesse impressionnante. Il est nourri d’un jeu à la fois subtil et souriant avec les codes du cinéma, l’aînée figurant jusqu’à l’archétype (mais pas la caricature) la femme japonaise du cinéma classique, inspirée dans son comportement et sa gestuelle à la fois des valeurs familiales et du théâtre traditionnel, la cadette convoquant explicitement les codes hollywoodiens, en particulier ceux de la comédie et du musical, avec des mimiques inspirées de Judy Garland et de Ginger Rogers, et des chansons de son cru parodiant les bluettes de la MGM.

Au typage psychologique des deux héroïnes (la conformiste et la délurée) répond l’apparence vestimentaire, Setsuko portant des habits traditionnels et noirs, Mariko des habits occidentaux et blancs. Une part décisive de la finesse du film, très caractéristique de l’esprit d’Ozu, se joue dans la capacité, sans faire disparaître ce qui les distingue, voire les oppose, à rendre sensible ce qui les unit. Ce dépassement réellement dialectique, qui ne nie pas les différences mais construit le commun de ces différences, est le véritable moteur du film. (…)

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L’épopée «Bandits à Orgosolo» et la fresque «Les Travaux et les Jours», aux franges du documentaire

Michele (Michele Cossu), berger acculé à l’illégalité par l’injustice.

Le film de Vittorio De Seta en Sardaigne et celui d’Anders Edström et C.W. Winter au Japon sont deux œuvres hors norme, deux expériences de cinéma romanesques et poétiques à partir d’une approche documentaire à la fois revendiquée et remise en jeu.

Bandits à Orgosolo, somptueusement restauré, accompagne un berger traqué par la police dans les montagnes de Sardaigne à la suite d’une erreur judiciaire.

Vittorio De Seta, qui avait tourné deux courts-métrages documentaires dans cette communauté pastorale, joue simultanément du réalisme des lieux, des comportements d’interprètes non professionnels dont l’existence ressemble à celle des personnages, et d’une tension dramatique intense.

La longue pérégrination du berger Michele, accompagné de son petit frère et de son troupeau, est une sorte d’odyssée désespérée, magnifiée par l’image en noir et blanc, les paysages d’une âpreté mythologique, l’attention aux lumières et aux ombres, aux frémissements des regards humains, à la présence des animaux et des plantes, des roches et des nuages.

Porté par ce souffle épique, Bandits à Orgosolo, sacré meilleur premier film au Festival de Venise 1961 avant de disparaître des écrans et des mémoires, est tout aussi impressionnant et émouvant dans les scènes situées au village, par l’intensité de ce qui circule d’affection, de peur, de haine, de désir, de révolte et de violence entre ses protagonistes.

Héritier direct mais inventif du néoréalisme italien de l’après-guerre, De Seta (qui est aussi le caméraman de son film) observe avec la même empathie les visages, les mains au travail, le vol d’un oiseau de proie, la hiérarchie brutale y compris parmi les pauvres, que matérialise ici un escalier, là un mur de pierres sèches.

L’accès à cette merveille advient alors qu’on a commencé à redécouvrir l’œuvre considérable de ce cinéaste, grâce à la résurrection en 2019 de son grand film consacré à la vie d’une école et d’une banlieue de Rome Diario di un maestro («Journal d’un maître d’école»), à la suite du travail remarquable (livre de Federico Rossin et DVD) des éditions de l’Arachnéen.

L’improbable hospitalité de «Les Travaux et les Jours»

Les Travaux et les Jours est une fresque de huit heures en cinq chapitres organisés en trois parties: chapitres 1 et 2 (3h33), chapitre 3 (2h10) et chapitres 4 et 5 (2h28). C’est un film tourné au Japon par un photographe né en Suède et un réalisateur né en Californie. C’est une fiction qui a toutes les apparences d’un documentaire. Il raconte cinq saisons successives dans la vie d’une paysanne de la région de Kyoto, nommée Tayoko Shiojiri.

Projet singulier, donc, expérience inhabituelle assurément, c’est pour qui s’y essaiera un immense, un extraordinaire cadeau.

Pourtant, il ne va rien arriver d’extraordinaire dans Les Travaux et les Jours. Et dès lors tout, absolument tout devient extraordinaire: les travaux agricoles de la femme, son rapport à son mari récemment disparu, ses regrets de n’avoir pas vécu selon ses rêves de jeunesse, les repas et beuveries avec les voisins et amis.

Le soleil quand il fait beau et la neige quand il neige. Les plantes qui poussent, les gens à l’arrêt de bus près de la maison, les rituels de deuil, les activités ménagères.

Vous qui me lisez, vous ne me croyez pas, et c’est normal, puisque c’est incroyable. Mais c’est vrai.

À quoi cela tient-il? On pourrait dire (et cela ferait le lien avec la source néoréaliste du film de De Seta) qu’il s’agit d’une immense démonstration de ce principe que tout, absolument tout dans le monde où nous vivons peut être passionnant, bouleversant, amusant et mystérieux à condition de savoir le filmer. Et qu’assurément les deux signataires du film accomplissent cela. (…)

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«Family Romance, LLC», au paradis des nécessaires illusions

Ishii Yuichi jouant son propre rôle, et le rôle du père de Mahiro (Mahiro Tanimoto). | via Nour Films

Le nouveau film de Werner Herzog met en scène un commerce de «location de proches», une pratique courante au Japon, et ouvre une réjouissante méditation sur le désir de fiction.

Un homme attend sur un pont dans la grande ville. Il se nomme Yuichi. Il identifie l’adolescente de 12 ans, Mahiro. Elle écoute ce père qu’elle ne connaît pas. Ils vont voir les cerisiers en fleurs au parc Yoyogi. Il est gentil et attentionné; ils font des selfies, elle est contente.

Plus tard, l’homme reçoit de la mère de Mahiro sa rémunération pour avoir joué le rôle du père, selon les règles du contrat en bonne et due forme passé entre eux deux.

«LLC» signifie Limited Liability Company. Le film aurait pu s’appeler Family Romance, SARL: Ishii Yuichi, l’acteur, a en effet fondé et dirige actuellement une agence de rentaru furendo (littéralement «location de proches»), comme il en existe des dizaines au Japon. Cette agence porte le nom devenu celui du nouveau film de Werner Herzog.

Le travail d’Ishii et de ses centaines d’employé·es consiste à interpréter sur commande de multiples rôles: ami·es, époux ou épouse, membre de la famille, substitut pour des situations déplaisantes… En particulier s’il existe le risque pour les client·es de perdre la face. La solitude, la timidité, un désir pas très avouable, un accident imprévu, mais aussi les exigences sociales de respect des apparences nourrissent ce commerce prospère.

Celui-ci autorise, également, d’innombrables situations comiques, émouvantes, troublantes. Elles surgiront ou affleureront au cours du nouveau long métrage du grand cinéaste allemand, dont l’oeuvre de fiction est aussi importante que son travail documentaire. L’auteur d’Aguirre, la colère de Dieu et de Fitzcarraldo, de La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner et de Grizzly Man, signe cette fois-ci une fiction, mais imprégnée de documentaire.

Si on en croit le dossier de presse, Ishii joue aussi son propre rôle: l’homme que nous voyons à l’écran est bien le patron de la société Family Romance à Tokyo. Son véritable métier consiste à faire des choses comparables à ce que Herzog a conçu pour son scénario –et à l’occasion des choses encore plus étranges.

Paisible proximité entre documentaire et fiction

Cette proximité entre documentaire et fiction, et cette inscription dans un système effectivement actif au Japon, ne sont nulle part explicitées dans le film lui-même, qui se présente comme une pure narration fictionnelle.

Mais le projet de Herzog ne se limite ni à l’aspect anecdotique –voire folklorique–de la situation évoquée, ni à la dénonciation des dysfonctionnements psychiques et sociaux dont elle serait le symptôme. (…)

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«Fukushima, le couvercle du soleil», l’ombre de l’apocalypse

Au cœur de la centrale nucléaire, et des questions que sa destruction soulève.

La reconstitution de la catastrophe nucléaire de Fukushima depuis le centre du pouvoir politique japonais suggère des niveaux de risques hallucinants.

Il y a trois histoires. Celle qu’on connaît. Celle qu’on ignore. Celle qui n’est pas arrivée. Méthodiquement, avec un minimum de moyens narratifs et visuels, le réalisateur Futoshi Sato réussit à la fois à documenter une crise majeure et à convoquer des arrières-plans qui l’excèdent, et lui donnent encore davantage de sens.

L’histoire connue, trop bien connue hélas, est celle de la triple tragédie qu’a subi le Japon en mars 2011: le tremblement de terre qui frappe toute la région centrale du pays et notamment Tokyo, le tsunami qui ravage une large zone des côtes orientales de l’île principale de l’archipel, et la destruction de la centrale nucléaire de Fukushima, entraînant des fuites très graves de matériaux radioactifs dans l’air et dans la mer.

Le film raconte depuis plusieurs points de ressenti ces événements, et d’action vis-à-vis d’eux.

Les scènes montrant des habitantes et des habitants de la région frappés par les calamités successives qui s’abattent sur elles et eux, celles montrant l’héroïsme des employés de la centrale affrontant au péril de leur vie, que beaucoup vont perdre, les effets directs de l‘entrée en fusion des réacteurs, la réaction d’une mère et de son enfant à Tokyo témoignant du ressenti de la population au-delà de la zone la plus touchée, construisent le tableau humain et émotionnel des effets de la catastrophe.

Chez le Premier ministre

Mais la ligne directrice du film est constituée du récit de ce qui se produit au cours des cinq jours qui ont suivi le séisme à la résidence du Premier ministre d’alors, Naoto Kan.

Le film a été conçu comme une plaidoirie pour l’action de celui-ci, qui sera ensuite accusé d’avoir mal géré la crise, ce qui lui coûtera son poste. Le public du film, et moi qui écris ces lignes, n’avons pas la possibilité d’en juger. Ce n’est pas le plus important.

L’important ce sont les trois histoires et leur imbrication. La catastrophe elle-même évidemment. Mais aussi cette histoire méconnue, celle de ce qui se passe au centre d’un pouvoir bien organisé, moderne, doté de ressources technologiques et matérielles élevées, lorsqu’une crise majeure surgit. Le spectacle est édifiant et il est clair qu’il n’incrimine pas spécifiquement cette administration, ni même le Japon. Les États, les administrations ne sont pas, ne seront pas à la hauteur d’événements hors normes.

Le Premier ministre Naoto Kan (Kunihiko Mitamura) découvrant peu à peu l’ampleur de la catastrophe.

La manière dont le film détaille les enchaînements de prises, et de non-prises de décision, les actes contradictoires, les délais, les blocages, les incertitudes, les mensonges, le déséquilibre entre les capacités de décision des politiques et les puissances industrielles (en l’occurrence la compagnie d’électricité propriétaire de la centrale qui alimentait la capitale en courant), dessinent un tableau général dantesque, appuyé sur des témoignages de première main, l’ancien Premier ministre et certains de ses collaborateurs ayant participé au scénario.

Si cela était tout le film, film signé d’un réalisateur de séries télévisées, celui-ci serait un docu-drame efficace, et certainement utile pour rendre perceptible à la fois les limites de l’action publique en situation extrême et les multiples dysfonctionnements politiques face au lobby nucléaire. Mais il y a la troisième histoire, celle qui n’est pas arrivée.

Celle qui n’est pas arrivée mais a été possible à ce moment-là était de l’ampleur de la destruction totale du Japon. (…)

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«Une affaire de famille», bricolage de survie en or fin

Le nouveau film de Kore-eda accompagne avec verve et émotion les membres d’une «famille» précaire, mais inventant en marge des lois et des normes sa propre façon d’exister.

Ce fut un moment rare et réjouissant. L’attribution de la Palme d’or au quatorzième long métrage de Hirokazu Kore-eda récompense effectivement un très bon réalisateur, à la filmographie conséquente, pour ce qui est peut-être son meilleur film.

Meilleur film? Celui qui accomplit le plus justement le projet au cœur de toute l’œuvre de son auteur, d’une manière à la fois sans concession et extrêmement accessible et séduisante. Voilà une configuration qui ne se retrouve pas souvent en tête du palmarès du plus grand festival du monde.

Le titre français est certes un peu plat. Mais il dit la vérité du film, et même de toute la filmographie de Kore-eda, au-delà de ce que pointe son titre original, Manbiki Kazoku, qui signifie «La famille vol-à-l’étalage». Le titre international, Shoplifting, évacue quant à lui la famille, soit le principal, pour ne garder que le vol.

 

Bric et broc inventifs

Une affaire de famille accompagne donc le destin d’une famille. Une famille marginalisée, que les boulots précaires et les bouts d’aide sociale n’arrivent pas à faire vivre. Les trois générations qui la composent pratiquent avec méthode et inventivité l’art sain du larcin, la fauche de proximité, ramenant leurs butins au domicile familial, un assemblage d’abris de fortune logé dans une dent creuse de la cité.

Réaliste, et correspondant à un phénomène courant au Japon, le lieu est aussi la métaphore de tout ce raconte le film. Le maître-mot serait ici «bricolage», dans un sens particulièrement noble.

Car tous ces personnages, séparément et surtout ensemble, ne font que ça: bricoler. C’est-à-dire s’adapter, récupérer ce qui peut l’être, fabriquer des réponses de bric et de broc, trouver des zones minuscules où il leur est possible d’agir, de s’amuser et même d’apprendre.

Bricoler avec le temps et avec les rêves. Bricoler avec la loi, aussi, et avec le droit aux aides d’État. (…)

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«Voyage à Yoshino», le film-forêt de la sorcière du cinéma Naomi Kawase

Ample poème animiste, le nouveau film de la réalisatrice japonaise actuellement célébrée au Centre Pompidou entraîne dans les sous-bois du désir et de la mémoire.

Les arbres sont les héros. Grands, fiers, affrontant les vents puissants, les armes bruyantes et meurtrières des hommes. Un peu comme le grand roman de cette rentrée, L’Arbre monde de Richard Powers, le nouveau film de Naomi Kawase raconte des histoires d’humains, mais en inventant un rapport à l’espace, au temps et à l’imaginaire qui serait inspiré de l’organisation des végétaux.

Le titre français avec son petit air Miyazaki (une référence non seulement très honorable mais tout à fait en phase avec ce film) cache le véritable titre, qui s’inscrit sur l’écran peu après le début de la projection: Vision.

«Vision» est supposé être le nom d’une plante médicinale aux pouvoirs puissants, celle que cherche la voyageuse écrivaine jouée par Juliette Binoche. Cette herbe magique, c’est bien sûr le cinéma lui-même, tel que le pratique la réalisatrice de La Forêt de Mogari et de Still the Water.

La voyageuse française s’appelle Jeanne. Dans la grande zone de montagnes boisées qui entoure l’antique cité de Nara, elle rencontre un garde forestier, Tomo. Voyage à Yoshino n’est pas leur histoire.

Du moins pas plus que celle du chien blanc qui accompagne Tomo dans ses randonnées. Ou l’histoire de la mort et de la vie de celui-ci et de celui-là. Ou celle de la dame qui connaît les herbes et dit qu’elle a 1.000 ans, d’un jeune homme blessé trouvé dans un fossé. D’un amant passé ou peut-être dans une autre vie, si ce n’est pas la même chose.

Branché sur mille autres

La circulation dans les histoires, les souvenirs, les rêves, les rencontres épouse les formes de ces plantes qui se développent en réseaux, souterrains, sans début ni fin, solidaires et différentes. Et là, on songe à Deleuze et Guattari et à leurs rhizomes devenus un pont-aux-ânes de la philo contemporaine si telle est notre tasse de thé vert, mais surtout au sensuel et joyeux Champignon de la fin du monde, maître ouvrage de l’anthropologue Anna Tsing traduit l’an dernier, et véritable matrice inconsciente du film.

Dessine-moi un rhizome…

Rhizomatique, lui aussi, ce film qui ne cesse d’appeler des échos, des correspondances, avec d’autres images, d’autres récits, d’autres approches. Cinéastes, écrivaines et écrivains, philosophes, anthropologues: chercheurs et artistes inventent en ce moment des formats qui prennent acte d’un autre rapport au monde. Il s’inspirent éventuellement d’héritages traditionnels non-occidentaux (c’est le cas de Kawase) mais en relation avec les enjeux politiques –donc environnementaux– les plus contemporains.

Sorcière du cinéma, habitée de forces sensorielles dont il n’importe pas de savoir dans quelle mesure elle les maîtrise, Naomi Kawase inverse grâce à l’art qu’elle pratique les puissances du temps et de l’espace à l’œuvre dans la nature. (…)

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«Caniba», «The Last of Us», «La Belle»: trois fleurs sauvages

À l’écart des têtes de gondole du grand supermarché de la distribution, trois objets de cinéma singuliers sortent sur quelques écrans français cette semaine.

Vertiges et douleur de Caniba

Caniba est réalisé par les auteurs d’un des films les plus importants de l’époque actuelle, Leviathan. Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, qui animent le Sensory Ethnography Lab de Harvard, utilisent le cinéma comme moyen d’enquête en repoussant ses capacités d’observation, de sensation, de perception pour comprendre différemment le monde et ceux qui l’habitent.

Chercheurs en cinéma autant qu’avec le cinéma, ils explorent cette fois des contrées obscures, auxquelles donnent accès deux être humains, à la fois personnes et personnages, les frères Sagawa.

Le premier, Issei Sagawa, a connu une célébrité trouble après qu’on ait découvert que cet étudiant japonais à la Sorbonne avait mangé une de ses condisciples. Extradé au Japon, il y est devnu à la fois acteur de films porno et critique gastronomique(!). Malade, il vit avec son frère Jun, qui s’occupe de lui.

Explorer depuis la limite

Le cannibalisme est l’au-delà d’une des limites fondatrices de l’humanité, un au-delà si présent dans les mythes, et parfois dans la réalité.

L’anthropophagie, par choix, pour assouvir un fantasme, est une sorte de trou noir depuis lequel beaucoup de ce qui agit de manière subliminale sur nos actes les plus quotidiens se devine –surtout lorsque ce rapport extrême à la chair s’associe au sexe, comme c’est le cas pour Issei Sagawa–, ainsi qu’en témoignent sa vie, un peu ses mots et surtout l’hallucinante bande dessinée dont il est l’auteur.

Attentive, ne voulant ni répéter l’évidente condamnation du crime ni en faire un gadget aguicheur, la caméra accompagne ce visage, ces gestes; les cinéastes écoutent un récit où informations crues, silences, divagations, gémissements composent une approche de biais d’un mystère insondable.

Que l’image passe, à l’occasion, par le flou semble aller de soi dans un tel contexte. La présence physique déborde parfois le cadre de l’écran, ou l’occupe de manière inhabituelle –autant de moyens (parmi beaucoup d’autres) d’accompagner par les ressources sensibles du cinéma une approche de ce mystère anthropologique dont Sagawa apparaît comme une figure exacerbée, extrême.

L’inquiétant Issei Sagawa est-il le plus étrange des personnages du film? | ©Norte Distribution

Encore n’est-ce pas tout. Le tournage –à nouveau l’action du cinéma, en particulier la durée–, fait émerger une autre dimension, dont les réalisateurs ont dit après qu’elle était pour eux totalement inattendue: l’importance prise par Jun, qui se révèle à la fois rival de son frère, en particulier pour exister dans le film, et lui-même habité de pulsions douloureuses.

Se faufile alors en douce l’hypothèse supplémentaire d’une forme de cannibalisme fratricide, que la situation tire vers un côté littéral mais dont les référents moins directs sont innombrables –il y a quelque chose en eux de Bergman.

Et en nous. Mais révélés sous un jour cruel, exacerbé, par ces étranges frères nippons, incarnations réelles de figures mythologiques, effrayants et en même temps d’une fragilité pitoyable.

Censure imbécile

La vision de Caniba est certes inconfortable, dérangeante à plusieurs titres. Elle ouvre avec respect et courage sur des abîmes auxquels nul n’est obligé de se confronter, mais qui non seulement font honneur à la fonction de recherche qui préside à la démarche des anthropologues Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor, mais inspirent à qui en accepte les prémisses une réflexion et des émotions qui voisinent les peintures noires de Goya et les grands textes de Georges Bataille.

Qu’un tel film ait été, aujourd’hui en France,  » target= »_blank » rel= »noopener »>interdit aux moins de 18 ans, mesure en principe réservée au porno explicite et à l’ultra-violence à but purement commercial, est non seulement une injustice mais une imbécillité. C’est surout, outre la fragilisation supplémentaire de la vie d’un film déjà fragile, le marqueur navrant de la terreur qu’un puritanisme au front bas et au bras prêt à se brandir à nouveau comme en 1940, impose à nos décideurs politiques, ministre de la Culture comprise.

The Last of Us: le double voyage

D’abord, ces deux silhouettes qui marchent dans le désert. Deux hommes noirs. Ils ne parlent pas. Les plans, immédiatement d’une grande puissance plastique, s’inscrivent d’emblée dans deux univers visuels.

D’une part l’ensemble, désormais imposant –et comment ne le serait-il pas?–, des évocations à l’écran des migrants, en particuliers venus de l’Afrique subsaharienne, enjeu majeur de notre époque. D’autre part un cinéma d’immensités vides, cinéma très graphique, proche de l’abstraction, où la sensation visuelle est le principal enjeu.

Une attaque violente, une fuite dans la nuit, un des deux se retrouve seul, arrive dans une grande ville, près de la mer. Toujours pas un mot.

C’est une aventure, il faut affronter la faim et le froid, inventer des stratagèmes, réussir des exploits physiques. Version minimaliste, mais très intense, d’un cinéma d’action, transformation d’une «figure» en personnage, qui se charge peu à peu de fiction. Jusqu’à la traversée de la mer, quasiment homérique. (…)

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