À voir au cinéma: «Banzo», «Ernest Cole, photographe», «Planète B», «Joli joli»

Alphonse (Hoji Fortuna), le photographe témoin engagé au cœur de Banzo de Margarida Cardoso.

Y aura-t-il des bons films à Noël? Oui: un songe élégant et vénéneux sous emprise coloniale et tropicale, l’évocation inspirée du destin tragique d’un grand photographe, un thriller SF et un «musical» ludique.

Noël est une poubelle. On ne paraphrase pas ici Le Père Noël est une ordure: on constate que la date du 25 décembre, dernier mercredi de l’année, sert de déversoir où s’entassent un nombre inhabituel de titres qui n’ont pas trouvé place dans l’embouteillage permanent qu’est devenue la distribution en France.

Parfois, dans les poubelles, on trouve des trésors. Ainsi, d’abord, deux films remarquables, dont on aimerait croire que le fait de concerner des Noirs n’a aucun lien avec leur relégation calendaire, sont à l’affiche. Fiction située dans les colonies portugaises au début du XXe siècle ou documentaire sur un photographe sud-africain des années 1960-80, ils sont pour le premier l’occasion de découvrir une cinéaste, pour le second l’opportunité de remettre dans la lumière d’un artiste oublié.

Il se trouve que Banzo et Ernest Cole, photographe ont aussi en commun de partager une même attention aux ressources, en partie communes et en partie différentes, du cinéma et de la photo.

Sortent ensuite le jour de Noël deux films de genre français qui, avec une belle inventivité même si dans des tonalités très différentes –la science-fiction dystopique, la comédie musicale– confirment la vigueur créative du cinéma dans ce pays. Et combien les codes des genres peuvent nourrir des propositions singulières.

«Banzo» de Margarida Cardoso

La femme du patron de la plantation dit: «Bientôt, cela fera une histoire. Et moi, je serai un personnage de cette histoire. C’est agréable, de devenir un personnage.» Bientôt, elle sera retournée à Lisbonne, dans la bonne société dont elle est issue, où elle pourra briller en racontant ce qu’elle a vécu. Les histoires, les personnages, c’est pour là-bas.

Ici, dans cette île jamais nommée (Sao Tomé), il n’y a ni histoire ni personnage: il y a le travail, la chaleur, la pluie, l’esclavage déguisé en contrat, la bureaucratie, l’ennui, le désespoir. Le personnage possible, désirable, c’était peut-être ce grand homme noir porteur de tatouages et de fierté. Mais il est tombé raide mort à la première séquence, en vue des côtes de l’île.

De cet homme, qui était peut-être son amant, et des causes de sa mort, le docteur blanc qui vient prendre ses fonctions à l’infirmerie de la plantation de cacao n’a rien à dire. Ne peut rien dire. Il fera son travail, consciencieusement inutile face à la violence réglée et policée, face au banzo, la maladie des travailleurs mozambicains qui se meurent de nostalgie du pays auquel ils ont été arrachés.

Plan après plan, avec une douceur plus coupante que toutes les brutalités de filmage, instillant une beauté vénéneuse et pourtant respectueuse des êtres, humains, animaux, végétaux, météores, fantômes, Margarida Cardoso invente une manière de filmer le colonialisme comme un poison.

Cinéaste portugaise ayant grandi au Mozambique, elle trouve dans le rapport aux lieux –jungle et rivage marin, demeure des maîtres, locaux administratifs et bâtisses misérables– une matière d’autant plus imprégnée de significations et d’imaginaire qu’elle ne s’assujettit pas à «une histoire».

Mise en scène d'un cérémonial qui, prétendant masquer l'oppression coloniale, la matérialise malgré elle, grâce à l'usage subtil des prises de vue du photographe Alphonse, en miroir de la réalisatrice du film. | Damned Distribution

Mise en scène d’un cérémonial qui, prétendant masquer l’oppression coloniale, la matérialise malgré elle, grâce à l’usage subtil des prises de vue du photographe Alphonse, en miroir de la réalisatrice du film. | Damned Distribution

Dès lors, des récits possibles, des légendes connues ou non, des réminiscences peuvent affleurer, fourmiller. Le docteur blanc, conscient de son impuissance, et le photographe noir, qui pour rendre perceptible l’horreur dont parlait Au cœur des ténèbres mais aussi redonner une singularité à la masse des opprimés revendique de mettre en scène des clichés, sont des relais partiels.

Ils participent de la grande invocation, volontairement fragmentaire, que devient Banzo, dont le titre désigne cette maladie délétère qui décime les femmes et les hommes astreints au travail, mais qui, indirectement, n’épargne pas les autres.

Par la composition des images et des rythmes, ce qu’il montre et ce qu’il ne montre pas, le film rend sensible le phénomène colonial comme pathologie, dont toutes et tous souffrent, même si de manière absolument incomparable entre qui en est victime et qui en profite.

Hiératiques et muets, vivants ou fantômes, les hommes et les femmes noires ayant refusé la domination des colons, ou s’en étant échappés, incarnent silencieusement, un peu témoins, un peu victimes, davantage résistants, l’espace mental et politique construit par la cinéaste, avec une envoûtante élégance.

Banzo

de Margarida Cardoso
avec Carloto Cotta, Hoji Fortuna, Sara Carinhas, Rúben Simões, Maria Do Céu Ribeiro
Durée: 2h07  

Sortie le 25 décembre 2024

«Ernest Cole, photographe» de Raoul Peck

Comment est-ce possible? Un étonnement, une incrédulité baignent le début du film. Incroyable que soit à ce point ignoré celui dont la nouvelle réalisation de Raoul Peck porte le nom.

Incroyable, la situation d’oppression et d’injustice caricaturale dans laquelle il a grandi, et travaillé jusqu’à l’âge de 27 ans, ce système aberrant qu’on appelait l’apartheid –et qui continue d’exister, ailleurs, sous des formes en partie différentes.

Une des photos d'Ernest Cole dans l'Afrique du Sud de l'apartheid. | Condor Films

Une des photos d’Ernest Cole dans l’Afrique du Sud de l’apartheid. | Condor Films

Incroyable la brutalité compacte du racisme auquel Ernest Cole se heurte lors de son exil aux États-Unis. Incroyable sa clochardisation, qui le mène à la mort en 1990, à seulement 50 ans. Et incroyable, aussi, ce trésor de 60.000 négatifs retrouvés dans une banque suédoise en 2017, vingt-sept ans après sa mort –et alors que la réalisation du film avait déjà commencé.

Tout en se reformulant au gré des archives et des découvertes, cette surprise et ce trouble, cette incompréhension et ce scandale courent tout au long du film. C’est-à-dire tout au long de la voix off qui du même mouvement suscite les différents niveaux de ce film palimpseste, et les relie.

Une voix qui dit «je», un «je » qui est simultanément celui du photographe sud-africain dont les images ont puissamment contribué à faire connaître la violence abjecte qui régnait dans son pays, le «je» du réalisateur, dont on reconnait peu à peu la voix, et aussi un peu le «je» de chaque spectateur et spectatrice. (…)

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Par la peau des choses, créer du réel – sur « Johan van der Keuken, le rythme des images »

Ni inconnu ni oublié, Johan van der Keuken reste dans des limbes incertains, loin de la place qui devrait lui revenir. Il y a là une injustice flagrante, mais peut-être aussi matière à une approche plus ouverte, plus aventureuse. Ce à quoi convie une proposition originale du Jeu de Paume, qui choisit de montrer ensemble photographies et films.

ès l’entrée dans la première salle s’imposent une évidence, et un étonnement. L’étonnement tient à cette impression qu’il faille toujours redécouvrir un artiste, un auteur aussi important et nécessaire que Johan van der Keuken. Une triste ironie s’attache au sentiment qu’il importe de réexpliquer depuis le début combien ce qu’a accompli le cinéaste et photographe néerlandais est décisif dans le monde des images, pour son temps et pour aujourd’hui.

Grâce à un admirable travail d’édition, la totalité de sa soixantaine de films de tous formats est disponible en cinq coffrets DVD chez Arte Vidéo, mais qui le sait ? Plusieurs ouvrages[1], dont L’Œil lucide consacré à ses photos, et de nombreux articles ont été publiés.

Mais il était significatif que, lorsqu’en 1998 la revue Images documentaires lui consacrait un numéro spécial (à l’occasion d’une précédente rétrospective au Jeu de Paume), elle trouvait utile de republier un article de 1985 d’Alain Bergala, qui lui-même appelait à retourner découvrir une œuvre alors déjà très fournie mais toujours en cours. Et ce sera encore sur l’air de la découverte ou de la redécouverte qu’en 2006 la Cinémathèque française, puis en 2018 le département cinéma du Centre Pompidou lui dédieront une vaste programmation.

Van der Keuken n’est ni inconnu ni oublié, mais il reste dans des limbes incertains, loin de la place qui devrait lui revenir. Il y a là une injustice flagrante, mais peut-être aussi matière à une approche plus ouverte, plus aventureuse. C’est à quoi convie la proposition du Jeu de Paume intitulée « Le rythmes des images » et composée par les commissaires Frits Giertsberg et Pia Viewing.

L’évidence concerne la légitimité de cette exposition, dans la forme qui est la sienne. Cela tient à la force singulière des œuvres exposées, évidemment, à ce qu’elles partagent au présent comme à ce qu’elles évoquent de l’époque où elles ont été faites, des années 1950 aux années 1990. Cela tient aussi à deux choix curatoriaux, qui semblent tout simples et qui s’avèrent d’une grande fécondité. Le premier consiste à exposer ensemble photographies et films, dans le même espace. Johan van der Keuken, amsterdamois né en 1938, s’initie très jeune à la photo et publie son premier recueil, Nous avons 17 ans, en 1955. Au même moment, il commence aussi à utiliser une petite caméra, puis s’inscrit à l’IDHEC, l’école de cinéma parisienne, en 1956. Qui a eu l’occasion de s’intéresser à celui qui deviendra une figure essentielle du documentaire européen de toute la fin du XXe siècle sait sa double pratique. Mais il est tout à fait inusité, et extrêmement révélateur, que ce qui en est résulté, des photos et des films, soit montré côte à côte.

Salle après salle, la rencontre se fait avec les images fixes et celles des images en mouvement issues de quelques uns des très nombreux courts métrages que van der Keuken a tourné au cours de sa prolifique carrière, et qui sont aussi importants que ses seize longs métrages réalisés entre 1972 (Journal, premier volet de sa Trilogie Nord-Sud) et Vacances prolongées, filmé en 2000, un an avant sa mort à 62 ans.

Le rapport à la durée

Ce qui rapproche photos et films est aussi riche de sens que ce qui les différencie. Ce qui les rapproche : la cohérence d’un regard, qui de l’attention aux proches – les copains, la famille, les villes où il habite – à l’attention aux êtres et aux forces qui se connectent ou s’opposent à l’échelle de la planète, mobilise constamment une disponibilité au détail, au fortuit, au contingent, et l’impérieux besoin de défaire les conventions du point de vue, les habitudes de vision. Il s’y voit avec émotion, et à l’occasion un certain humour poétique et ludique, combien le travail documentaire mobilise de recours aux outils de la fiction, dans les ballades nocturnes filmées dans les rues de Paris aussi bien que dans les compositions photographiques autour de deux rues de la cité hollandaise. Quant à ce qui contraste entre cinéma et photo, ce n’est pas tant le mouvement ou son absence, mais le rapport à la durée. Nul ne peut décider combien de temps chacun·e regardera une photo, alors que le cinéaste décide de la durée de son plan. Ce sont deux stratégies différentes, aussi légitime l’une que l’autre, deux claviers sensoriels sur lesquels l’auteur d’un film nommé Temps n’aura cessé de jouer simultanément. Et de questionner de multiples façons.

À la mise en dialogue des films et des photos s’ajoute, discrètement, l’autre choix curatorial important, qui consiste à plonger toute l’exposition dans une relative pénombre. Sans gêner la visibilité des photos et des documents (principalement les livres) exposés, elle unifie l’espace, favorise la mise en relation de ce qui s’y trouve, suscite une proximité bienvenue avec des images elles-mêmes proches les unes des autres, qu’elles aient été enregistrées au coin de la rue ou au Rajasthan. D’une immense diversité quant aux lieux, aux « sujets » et aux agencements entre elles, toutes ces images ont en commun un refus du tape-à-l’œil, de l’effet de manche visuel, de l’anecdote pour elle-même. Chaque photo comme chaque séquence (le plus souvent avec la caméra en mouvement) témoigne d’un art du cadre d’une précision aussi rigoureuse que refusant toute prise pouvoir par la délimitation du champ visuel, toute affirmation de la puissance de qui regarde sur ce qu’il regarde.

Van der Keuken n’a jamais eu d’illusion sur un supposé « enregistrement du réel tel qu’il est » par les outils contenant de la pellicule, lui qui écrivait « on peut créer du réel, par la peau des choses ». C’était dans son premier texte, publié à 17 ans, et auquel succéderont un grand nombre d’écrits d’un photographe et cinéaste qui n’aura cessé de réfléchir ses pratiques, poursuivant d’articles en livres, occasionnellement via la critique de cinéma, une longue méditation sur les rapport au monde que permettent les outils d’enregistrement et de montage. C’est d’ailleurs une des vertus de l’exposition « Le rythme des images » de mettre en scène aussi les montages photographiques agencés par JVDK.

Une géopolitique et une métaphysique

Les cinq salles qui composent l’exposition s’organisent selon un parcours que la chronologie modélise à grands traits, des débuts dans les années 50 à la dernière décennie d’activité, les années 90, tout en accueillant par capillarité des œuvres appartenant à d’autres moments. Il s’y dessine deux des principales lignes directrices du travail de van der Keuken, l’enquête politique à propos de ce qui relie et oppose simultanément les parties du monde et celles et ceux qui les habitent, l’enquête poétique sur la manière de se rendre sensible à ce qui est déjà là où il semblait n’y avoir rien de particulier à percevoir, à ressentir, à comprendre. Une géopolitique et une métaphysique. Géopolitique : d’abord depuis Amsterdam, Paris et New York, puis en Indonésie, au Biafra, au Vietnam, en Inde, en Palestine, en Amérique latine, à Sarajevo, il ne cesse à la fois d’observer des personnes, des lieux, des situations, et d’en chercher les connexions porteuses de vérités, même partielles et fragiles, surtout partielles et fragiles.

À sa manière sans tapage, il aura été à la fois un grand explorateur et un grand analyste de la globalisation, des rapports de domination économique et de mépris entre le Nord et le Sud. Mais aussi, de manière encore plus innovante, il aura su percevoir et donner à percevoir ce qui circule « horizontalement » entre les pays du Sud, avec des grands films politiques dépourvus de tout discours surplombant comme LŒil au-dessus du puits et Cuivres débridés (1988). Cette trajectoire le mènera à composer le portrait, à la fois parfaitement situé et ayant valeur de modèle plus général, d’une cité occidentale ayant intégré la mondialisation dans son paysage social, urbain, linguistique, etc., avec le génial Amsterdam Global Village en 1996. Ces trois titres sont ceux de longs métrages, ils ne figurent pas dans l’exposition, mais celle-ci accueille, sous forme de photos et de courts métrages, les échos de cette pensée en actes sensible, intensément politique et éthique, qui caractérise tout son parcours. (…)

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Les veilleurs – sur « Les Sentinelles » à l’Institut du Monde Arabe de Tourcoing

Journaliste, Chercheuse en études visuelles

À l’Institut du Monde Arabe de Tourcoing, cinq foyers abritent une trentaine d’œuvres sur le monde arabe – photographies, films, vidéos – sélectionnées parmi les 32 000 photographies et 1 600 œuvres audiovisuelles de la collection du Centre national des Arts plastiques. Une exposition qui s’inscrit à contretemps de la logique événementielle des médias, en s’attachant à des propositions artistiques qui ne cessent d’interroger les impensés de l’image et les impuissances du langage.Ses commissaires, Pascale Cassagnau, responsable de la collection des œuvres photographiques, cinématographiques et vidéo du Centre national des Arts plastiques (CNAP), et Camille Leprince, chercheuse et curatrice, dont le travail explore notamment les images documentaires des conflits et soulèvements du monde arabe depuis 2011, délivrent une vision moins consensuelle que celle habituellement promue par la structure mère parisienne de l’IMA. Initiée avec l’ancienne directrice de l’IMA Tourcoing, Françoise Cohen (qui a depuis pris les commandes de la Fondation Giacometti), celle-ci bénéficie d’une indépendance garantie par son financement public, comme en témoigne le choix pour l’affiche d’une œuvre de l’artiste Abdessamad El Montassir.

Cette image est en effet extraite d’une œuvre vidéo, Achayef, tournée dans un paysage désertique jamais nommé, où les métamorphoses des végétaux pour survivre à la violence du climat racontent par métaphore les stratégies de résistance du peuple sahraoui. Le daghmous, une plante qui a perdu ses feuilles pour se parer d’épines, prend valeur d’emblème politique dans un paysage meurtri, où « les montagnes sont devenues aveugles et la terre est devenue cendre ».

Cette botanique de l’histoire, c’est l’une des pistes qu’emprunte « Les Sentinelles » pour tresser autrement les récits et les images des mondes arabes contemporains, non selon une géopolitique des conflits, mais à travers autant de contre-espaces au spectacle de la violence, hors-champs où le temps médiatique semble s’abolir.

Déserts et mers, étendues d’éternité et d’oubli, composent les paysages privilégiés de ces récits muets, entre chien et loup, sur une plage de Casablanca dans une fable animalière d’Ilias El Faris (Aïn Diab), entre documentaire et fiction, avec la version installée du magnifique film de l’Algérien Hassen Ferhani, 143 rue du désert qui ouvre la première salle de l’exposition, ou encore entre mythologies et actualités, avec l’impossible écriture d’une lettre d’amour au Liban dans le conte philosophique de la vidéaste palestinienne Basma Alsharif The Story of Milk and Honey.

Ces contre-espaces, les commissaires les appellent des foyers. Ils forment autant des refuges pour échapper à la guerre que des étincelles pour ranimer les feux de la révolte. Cinq foyers abritent ainsi une trentaine d’œuvres – photographies, films, vidéos – sélectionnées par Camille Leprince parmi les 32 000 photographies et 1 600 œuvres audiovisuelles de la collection du CNAP. Disons d’emblée que ce que l’exposition met en lumière est magnifique, que l’on considère une par une les œuvres retenues ou que l’on se soucie de l’ensemble ainsi agencé, et de ce qu’il compose. Cet ensemble s’ouvre avec un fragment d’un poème de Mahmoud Darwich écrit durant le siège de Ramallah voilà vingt ans :

« Ô veilleurs ! N’êtes-vous pas lassés
De guetter la lumière dans notre sel
Et de l’incandescence de la rose dans notre blessure
N’êtes-vous pas lassés ô veilleurs ? »

Et de fait l’exposition aurait sans doute à meilleur droit pu s’appeler « Les Veilleurs », tant les artistes et les œuvres sont plus les témoins et les gardiens de la mémoire que les défenseurs de quelque citadelle que ce soit. D’une gigantesque épave de cargo en Mauritanie, monument malgré lui de tant de naufrages migratoires, à cinq brèves et foudroyantes vidéos du collectif Abou Nadara qui, semaine après semaine pendant plus de cinq ans conçut des formes visuelles pour dire la révolte du peuple syrien contre la dictature el-Assad, la traversée de l’exposition fait écho aux multiples tragédies qui meurtrissent le monde arabe.

Mais elle s’inscrit cependant à contretemps de la logique événementielle des médias, en s’attachant à des propositions artistiques qui ne cessent d’interroger les impensés de l’image et les impuissances du langage. En arabe comme en français, observe la plasticienne franco-marocaine Yto Barrada, le mot « détroit » se construit sur les racines d’étroi-tesse (dayq) et détresse (mutadayeq). Dans sa série photographique, Le détroit, notes sur un pays inutile, elle explore cette géographie du langage, cet espace transfrontalier où se conjugue l’espérance et la perte.

Seule image journalistique, La Madone de Benthala (Hocine Zaourar, 1997) mobilise le souvenir de la « décennie noire » en Algérie, mais aussi la manière dont cette photographie a joué un rôle central dans la discussion, et parfois les polémiques violentes, sur les modèles iconiques susceptibles d’être mobilisés et diffusés, aussi bien que sur la nature des événements auxquels renvoie la photo[1]. De même, la série Miradors du photographe gazaoui Taysir Batniji s’inspire des images de châteaux d’eau de Berndt et Hilla Becher pour documenter l’architecture d’occupation et de surveillance mise en œuvre par l’armée israélienne, les tours et miradors composant autant d’éléments stratégiques d’un dispositif d’enfermement et d’oppression des Palestiniens. (…)

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En arpentant la ville et les films des Dardenne – sur un livre de Thierry Roche et Guy Jungblut

La ville belge de Seraing occupe une place importante dans le cinéma des frères Dardenne. Cet ancien territoire industriel ayant tramé leur enfance s’est enraciné dans leur œuvre au point de devenir un lieu quasiment incontournable de leurs tournages. Arpenter Seraing sous le regard des Dardenne, c’est rendre sensible une parole, dégager un murmure et prendre le temps d’écouter ce que l’environnement urbain raconte.

l s’agit du deuxième livre cosigné par l’écrivain et universitaire Thierry Roche et le photographe et éditeur Guy Jungblut dans la collection Cinéma/Paysage des Éditions Yellow Now, éditions que dirige Jungblut. Le premier livre, paru en 2016, Antonioni/Ferrare, une hypothèse plausible, invitait à une remarquable circulation dans la ville italienne et les films d’un de ses plus prestigieux enfants, où textes et images se faisaient écho en même temps qu’ils renvoyaient à une mémoire cinématographique et à une méditation sur une configuration urbaine. Les retrouvailles des deux complices à Seraing, cette ville (ex)industrielle belge à proximité de Liège où Jean-Pierre et Luc Dardenne ont tourné tous leurs films, répondent à la même définition. Et pourtant le résultat, tout aussi réussi, est très différent. Et la démarche de Roche et Jungblut s’avère plus féconde encore.

La raison principale de cette réussite tient au cinéma des frères Dardenne – et bien sûr à la façon dont les auteurs du livre ont su rendre sensible ce qui singularise ce cinéma. Deux caractéristiques importent ici. D’abord le parcours des réalisateurs, devenus des grands noms de l’art cinématographique à partir de La Promesse en 1996, mais qui ont auparavant accompli un considérable travail de documentation et de réflexion par les moyens du cinéma à propos de, ou à partir de l’histoire ouvrière de cette ville de Seraing où ils ont grandi. Les six documentaires réalisés entre 1978 et 1983 sont mobilisés par le texte de Thierry Roche à la fois comme des films à part entière et comme des ressources ayant irrigué les œuvres de fiction, de manière d’autant plus active que souterraine. Ensuite le rapport à la ville, et plus généralement au décor, à l’environnement dans lequel se déploie l’action, tel que le mobilise la mise en scène des frères.

Racontant les déambulations dans Seraing en compagnie de Guy Jungblut lors des sept séjours qu’ils y ont effectués de 2016 à 2019, Roche ne cesse de vérifier, et de réfléchir combien cette ville, omniprésente comme lieu de tournage, n’en devient jamais le sujet direct, combien la réalisation s’abstient méthodiquement de monter en épingle des endroits remarquables, dans un véritable labeur anti-folklorique. On sait par ailleurs le soin méticuleux que les Dardenne apportent au repérage des décors pour chacun de leur film, dans une ville que pourtant ils connaissent par cœur – autant qu’il est possible de la connaître, du fait de ses multiples et constantes évolutions. Il ne s’agit donc pas chez les cinéastes d’indifférence, encore moins de désinvolture, mais bien d’une stratégie qui mobilise intensément la présence de la cité, et sa mémoire, mais selon une approche subliminale, atmosphérique, qui participe de l’économie narrative et émotionnelle de chaque film selon des régimes singuliers, où le texte de Thierry Roche repère certaines constantes, certains motifs – la présence-absence de la Meuse, des espaces verts, des usines désaffectées, de certains bâtiments.

Il ne s’agit donc pas chez les cinéastes d’indifférence, encore moins de désinvolture, mais bien d’une stratégie qui mobilise intensément la présence de la cité.

Cette construction d’un rapport à l’espace urbain par un ensemble de films selon certaines stratégies de mise en scène, les photos de Guy Jungblut la racontent aussi, par l’intelligence silencieuse des images composées par le photographe. Et aussi par leur disposition dans l’ouvrage, selon deux principes graphiques différents, de petites photos dans les pages de textes, et des grandes photos, ou des assemblages de photos dans quatre cahiers iconographiques scandant le livre. Qui connaît l’admirable travail éditorial des éditions Yellow Now, travail pour l’essentiel dédié au cinéma et à la photo dans le cadre de plusieurs collections, ne sera pas surpris de la qualité expressive, tout autant que de l’élégance visuelle de ces assemblages inventifs. Des assemblages qui d’ailleurs ne craignent pas de jouer avec leurs propres règles d’organisation dans les pages en vertu des bénéfices de sens de ces images, toutes dépourvues de légende afin de pouvoir déployer leurs puissances de suggestion. On songe ici à la formule de Chris Marker à propos de ses propres livres de composition texte-photo (Coréennes, Le Dépays), où « les mots ne commentent pas plus les images que les images n’illustrent les mots ».

Ce qu’a photographié Guy Jungblut à Seraing, en tout cas ce qu’il publie, c’est ce que les frères Dardenne n’ont pas filmé, ce qui n’apparaît pas dans leur film, et qui les habite pourtant. Les immenses installations industrielles dévorées par la ruine et la rouille, les cheminées comme les colonnes de temples d’un Moloch cosmique, les perspectives à la fois infinies et à jamais bouchées des voies de chemin de fer envahies par les herbes et l’inutilité, les maisons ouvrières éventrées ou murées de blocs de béton grisâtre, la violence tape-à-l’œil d’un urbanisme post-moderne désordonné, court-termiste, souvent inachevé. Thierry Roche parle, à propos de Seraing, d’« une ville moche, sans le charme de l’extrême laideur », cette banalité du laid est partie prenante de la tragédie humaine et sociale qui hante tout le cinéma des Dardenne. Un cinéma qui n’oublie rien de ce que furent les combats, et les défaites, de la grande cité ouvrière, mais qui jamais ne se résout à en fabriquer la représentation nostalgique, encore moins la commémoration endeuillée.

Le texte de Roche et les photos de Jungblut aident à comprendre la dynamique politique du cinéma des Dardenne à partir de ces réalités jamais oubliées, mais jamais acceptées comme pouvant écraser irrémédiablement les hommes et les femmes qui existent, vivent, travaillent, se battent, se trompent, s’entraident dans ce monde là, et à qui le plus dégueulasse serait de leur refuser la possibilité d’un présent, et d’un avenir. Les textes publiés par Luc Dardenne, dont les si remarquables deux volumes de Au dos de nos images, notamment les écrits de l’anthropologue Tim Ingold et ceux de l’écrivain Jean-Christophe Bailly nourrissent cette enquête à la fois de terrain et d’imagination. (…)

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«Curiosa», l’érotisme à la pointe du regard et de la plume

L’initiation amoureuse d’une jeune bourgeoise de la fin du XIXe siècle devient une libératrice aventure des corps, des images et des mots.

Ce Paris bourgeois, surchargé de tapisseries et de conventions, ce microcosme littéraire de la fin du XIXe siècle chic et empesé, dans ses faux-cols comme dans sa prose, pas sûr d’avoir envie d’y passer même le temps d’une projection. Marie va changer ça.

Elle est charmante, bien élevée, cultivée, courtisée par deux écrivains à la mode, Pierre et Henri. Elle choisit le second, qui est plus riche et plus stable. Elle se jette presque aussitôt dans les bras du premier. «Dans les bras» est une formule de convenance.

C’est, assez fidèlement semble-t-il, l’histoire de Marie de Régnier, épouse du poète Henri de Régnier, fille du poète José-Maria de Heredia, maîtresse de l’écrivain et poète Pierre Louÿs, écrivaine. De cela non plus on ne se soucie pas forcément, et cela n’a pas plus d’importance.

L’important, c’est Marie. La Marie du film, sur l’écran. Sa présence, son énergie, son désir. Ses colères et sa détresse. Son rire. Tout à coup, les lourdeurs de cette société compassée, mais aussi bien celles du film d’époque, deviennent les ennemis à combattre, mais donc aussi les repoussoirs sur lesquels prendre appui pour faire place à un souffle de vie.

Le trapèze volant du désir

Curiosa ne se joue pas dans un triangle amoureux, Marie n’aime pas Henri, et Pierre a d’autres maîtresses. Curiosa se joue dans un quadrilatère, on dira volontiers un trapèze tant il se meut de manière aérienne, figure dessinée par les corps, les mots, les images et les regards.

Il serait aussi tentant qu’inadapté de comparer le film de Lou Jeunet à Jules et Jim de François Truffaut: les ressorts n’en sont pas les mêmes, malgré l’époque et ce que certaines situations semblent avoir de similaire. Les ressources de Curiosa sont bien différentes.

Pour le regard de son amant, pour celui de l’appareil photo, pour les spectateurs et spectatrices

Elles passent non par l’affirmation publique d’une liberté transgressive, mais par le jeu de séduction, et de passages à l’acte d’amour physique, tel que constamment remis en scène par les protagonistes eux-mêmes.

Et c’est exactement là que se situe la réussite d’un film érotique qui revendique son érotisme à la fois en le construisant très visiblement, et en rendant à chaque spectateur et à chaque spectatrice l’espace de son propre désir –l’exact contraire de la pornographie.

Que Pierre initie Marie aux délices d’ébats moins conventionnels que ceux des alcôves bourgeoises puritaines ne nous concernerait guère, et ce n’est certes pas l’exposition plus ou moins complète de nudités ou de postures qui y changerait grand-chose. Ce qui change tout est l’omniprésence de l’appareil photographique, compagnon fidèle des ébats du couple.

Les images et les regards

Avec subtilité, Lou Jeunet y introduit un double enjeu, celui des images faites (composées avec soin ou captées à l’instinct, impressionnées, tirées, conservées, montrées, cachées, dévoilées), et celui du regard: qui voit qui et comment? D’où?

Et, pour autant qu’il puisse y avoir une réponse à cette question qui mobilisa fort en son temps le cher Jacques Lacan avec son Origine du monde accrochée voilée à son mur, pourquoi? Ou plutôt: pour quoi?

Pierre Louÿs (Niels Schneider), l’amant et son engin

Les réponses n’existent nulle part ailleurs qu’en chacun de nous, de tous sexes et de tous fantasmes. Mais la machine qui va, sans bien le savoir et encore moins le dire, prendre en charge ce qui se trame là naît précisément à ce moment, l’année où Marie épouse Henri et découvre le plaisir avec Pierre. Cette machine, on l’appellera bientôt le cinéma.

Les corps réels, le regard construit, la trace visible et capable d’être conservée dessinent le cadre des transports des amants dans la garçonnière de l’auteur des Chansons de Bilitis. Ils mobilisent les emballements, parfois les embrasements de la jalousie, de la vengeance, du désir exotique (c’est-à-dire colonialiste) au sein de la caste dominante dont l’orientalisant Louÿs demeure une des figures. Cette construction devient l’espace possible des trafics entre conventions sociales et pulsions. (…)

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Agnès Varda, la grande vie

©JM Frodon

À Cannes avec Kawase et Kiarostami, un beau jour en K pour rêver et penser les images

«Vers la lumière» de la cinéaste japonaise et «24 Frames» du réalisateur iranien récemment décédé sont deux très beaux moments de questions et de sensations du cinéma.

Dommage collatéral, et minime vu de partout ailleurs, le Festival a pris par le travers la tragédie de Manchester, le jour même qui devait être dédié aux célébrations en grande pompe de sa 70e édition.

Du moins l’attentat suicide vient-il en quelque sorte légitimer l’extrême renforcement des mesures de sécurité autour du Palais, qui depuis le début de cette édition retardent et perturbent les séances et contribuent à l’humeur morose de la Croisette.

Fort heureusement, le même jour est présenté en compétition le nouveau film de Naomi Kawase, le bien nommé Vers la lumière.

La cinéaste japonaise réussit à inventer un environnement de fiction tout à fait inédit pour elle, tout en restant fidèle aux grands thèmes qui traversent sa filmographie depuis qu’elle a reçu la Caméra d’or pour Suzaku, il y a 20 ans.

Le cinéma, ce lien qui libère

Qu’est-ce qui nous relie au monde? Qu’est-ce qui nous attache aux autres, ceux qui nous entourent et que nous aimons, ceux qui sont là même si on ne les connaît pas, ceux qui sont partis, ou morts, et qui sont pourtant aussi avec nous?

Une part importante, même si non exclusive, de la réponse est: le cinéma. Le cinéma tel que le pratique la réalisatrice. Mais avec ce film, le cinéma est explicitement désigné comme une de ces forces qui relient tout en ouvrant un espace. Dans Vers la lumière, ce qu’il est, ce qu’il fait est questionné grâce à ce singulier dispositif qu’est l’audiodescription.

Une jeune femme essaie de transcrire ce qui advient dans un film, puis soumet ses propositions de texte à des aveugles. Ceux-ci mettent en évidence tout ce qui se joue, se perd ou se réduit dans le passage des images aux mots. (…)

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« Little Go Girls », au bout de la nuit du ghetto

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Little Go Girls d’Eliane de Latour. Durée 1h28. Sortie le 9 mars.

Des petites putes filmées comme des reines de légende. Dans les bas-fonds d’Abidjan, Eliane de Latour se livre à cette étonnante opération de magie, aux effets plus étonnants encore.

On les appelle les « déchargées », reléguées dans les décharges publiques, les bidonvilles, les ghettos de la capitale ivoirienne. Ce sont de très jeunes filles, qui survivent en vendant leur corps. Des passes à 1,50€. Elles y crèveront un chien mort après elles, ou s’en sortiront à force d’énergie, de volonté. Tout le monde les méprise, elles sont folles, camées, voleuses, sales. Elles sont le déshonneur de leur famille, où si souvent l’honneur consistait à être exploitée, battue, puis mariée de force. Même les ONG ne veulent pas s’occuper d’elles.

Eliane de Latour, elle, s’en occupe. A sa manière. Elle est anthropologue, cinéaste et photographe. Elle connaît bien la ville, où elle a notamment réalisé en 2000 Bronx Barbès. Elle s’approche, elle regarde, elle écoute. Elle cherche une place, les cadrages des images fixes du début en témoignent. Ces premières photos, montrées à celles qui y figurent, visages somptueux dans un environnement abject, lui offrent davantage de proximité avec les Go, de disponibilité de leur part. Les petites Go se livrent, acceptent cet objectif qui ne les juge pas, trouvent un usage à ces images qui les mettent en valeur.

Eliane de Latour en fait un ensemble de photos, qu’elle expose dans une galerie parisienne, elle les vend, publie un livre[1]. Elle rapporte l’argent à Abidjan, pour le partager avec celles qu’elle a photographiées – bien sûr, quand elle avait dit qu’elle ferait ça, personne ne l’avait crue.

Avec sa caméra désormais, elle accompagne le quotidien des Go, leurs délires, leur épuisement, leurs parades de princesses des maquis miséreux, les moments de répit, les instants de pure terreur comme ce retour de l’une d’elle d’un tapin à bord d’un bateau amarré au large : elles étaient parties à quatre, on n’a jamais revu les trois autres.

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Les hommes, à peine – des ombres. Les Go n’ont pas de mac, leur turbin ne rentre pas dans les cases habituelles de la prostitution, c’est autre chose, dont on serait bien en peine de savoir si c’est encore pire, ou moins. La cinéaste n’en sait pas plus. Elle regarde, avec affection mais sans complaisance. La somptuosité des images, c’est un salut, au double sens du mot: un signe d’humain à humain, et un geste qui, même un tout petit peu, même un instant, sauve. Un salut qui rappelle celui, magnifique, de Pedro Costa aux habitants du quartier misérable de Fontainhas dans En avant jeunesse. Ce n’est pas un commentaire.

Non que le film soit sans parole, au contraire, il en fait usage aussi mesuré que riche et complexe, sur trois registres. Il y a les mots, imagés, invetifs, brutaux ou émerveillés, des filles elles-mêmes. Il y a la parole d’Eliane de Latour, modeste, murmurée, qui ne parle que de sa propre place, de ce qu’elle fait. Et il y a des informations brèves inscrites à même l’image, et qui ajoutent des éléments de contexte, mais surtout qui singularisent les jeunes femmes que nous voyons, les arrachent en douceur à l’anonymat de leur sort, et du regard commun sur elle.

Il y a une grande délicatesse dans l’usage de ces petits textes, une manière de ne pas surplomber celles qui sont filmées de l’inévitable hauteur d’une voix off, détentrice d’un savoir – ce que Chris Marker appelait la « voix-maître ».

En même temps qu’elle filme Bijou, Safia, Maïmouna et les autres, Eliane de Latour met en place un dispositif d’accueil, utilisant l’argent des photos pour louer un appartement, rebaptisé la Casa des Go. Une dizaine de filles, plusieurs avec des enfants, y trouvent un refuge, essayent de vivre ensemble. L’une se lance dans la couture, une autre comme esthéticienne, on y apprend à lire et à écrire.

Cela n’ira pas sans mal. Cela durera ce que dureront les fonds réunis – un organisme dépendant de l’ONU avait promis de prendre le relai, ne l’a jamais fait. Avec la Casa, des personnalités s’affirment, de possibilités de lendemains se font jour, des apaisements s’esquissent. Des affrontements aussi.

La réussite étonnante de Little Go Girls tient à la manière dont le film est composé, images fixes puis mobiles, musiques et chants qui magnifient et fictionnent l’enregistrement d’un quotidien souvent sordide ou banal, usage des paroles, celles des Go, celles de la réalisatrice, celles écrites sur l’écran. Mais aussi, surtout, accomplissement d’un montage qui invente le mouvement général d’un documentaire composé de fragments, de moments de vies, captés au détour d’un trottoir, à la lisière d’un bar, aux franges du sommeil ou à la crête d’un abandon aux pulsations des musiques et de lumières des boites de nuit.

Là est la magie: dans cette manière d’être à la fois fragmentaire et comme porté par un mouvement intérieur, celui d’un élan vital dangereux, éphémère, à la fois séduisant et dérangeant. Il permet à Little Go Girls, très au-delà du « document », de convoquer des démons et merveilles qui sont loin de ne concerner que les jeunes filles à la dérive d’une grande cité africaine.

[1] En fait deux expositions, à la Maison des métallos, « Les Belles oubliées » et « Les Belles retrouvées » . Et le livre Go de nuit, Abidjan les jeunes invisibles, Taa’ma éditions.

« Patria obscura » de Stéphane Ragot : La France, une image latente

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 Patria obscura de Stéphane Ragot. 1h23. Sortie le 22 octobre.

Très vite on comprend ce qu’il y a d’à la fois étrange et familier dans ce qui se met en place. Un photographe qui prend une photo, quoi de plus banal. Mais cette photo-là n’a rien à voir avec celles qu’il a coutume de faire, précisément parce que c’est la plus banale des photos : un portrait de famille, toute sa parentèle réunie sur un unique cliché. Le genre de choses qu’on fait lors des grandes occasions privées, mariages ou enterrements, qui rassemblent la parentèle d’ordinaire dispersée.

Cette image totalement sans intérêt pour quiconque hormis ceux qui y figurent (le contraire des photos que cherche à faire tout photographe) est riche de… quoi ? Un secret, et qui mène à pas mal d’autres secrets, dont les mieux cachés sont parfois ceux qui sont le plus mis en évidence. Et cet enchainement de secrets engendre un mystère. Les secrets sont privés, à l’échelle de la famille, le mystère, lui, se joue là où cette histoire familiale s’articule à l’histoire collective, à l’Histoire de France.

Toute histoire d’une famille française, avec ses inévitables parts d’ombres et ses nécessaires hasards, est-elle ainsi une possible description de l’Histoire de France ? Possible. Encore faut-il avoir l’énergie d’y aller chercher, et la talent de la raconter. Le grand talent de Stéphane Ragot est de savoir en déplier les recoins, en parcourir les avenues et les chemins de traverse, qui mènent un peu partout à travers le pays, qui croisent les grands événements du 20e siècle et l’actualité la plus immédiate et la plus inquiétante.

C’est une plaisante curiosité sans doute que la famille du réalisateur vienne côté paternel de la Lorraine profonde, celle des hauts fourneaux désormais éteints, et l’autre branche de la grande bourgeoisie installée dans les Landes, à l’exact opposé géographique et social. C’est une sorte de coïncidence riche de sens que les deux grands pères de Stéphane Ragot, Pierre et Paul (!),  aient été l’un et l’autre militaires professionnels, et en même temps dans une relation à l’armée, au pays, à l’uniforme, à l’autorité diamétralement opposée. Il est aussi romanesque à souhait que le grand-père Ragot soit né (de père inconnu) en 1900, l’année même du début de ce siècle que le film découvre pas à pas qu’il est en train de le raconter.

Et il n’est pas moins utile à ce processus qui se met en place que l’enquête sur ses origines, son histoire, ce qu’on appelle son identité, ait lieu alors qu’un président de la République française met en place un Ministère de l’Identité nationale – à quoi nombre des meilleurs esprits rétorqueront qu’il n’existe pas d’identité nationale, juste des identités individuelles. Et Stéphane Ragot de se demander ce que les uns et les autres entendent par là, ce qu’il en est de cette patrie qui a vêtu ses deux grands-pères, en a collé un en prison et a couvert l’autre de médailles.

Par petites étapes, successions de rencontres souvent émouvantes ou drôles, déplacements attentifs aux lieux et aux lumières, retours vers des souvenirs matérialisés par des maisons amies ou la découvertes d’emplacements porteurs d’un sens jusqu’alors inconnu, le réalisateur voyage. Il voyage dans le temps, dans l’espace, dans un entrelacs de mémoires – la sienne, celle de ses proches, de témoins de hasard – et d’archives.

Plus ça avance, plus ça bouge. C’est à dire que plus progresse la trajectoire du film, plus ses composants prennent de vie, s’attirent, se repoussent, se complètent. Du défilé du 14 juillet aux petits soldats de l’enfance, des photos accrochées dans la maison familiale aux registres d’une mairie de Dordogne, d’un écho poignant d’Oradour au visage radieux d’une jeune femme venue des antipodes. D’une boucherie sur la grand’ rue à la rue qui commémore la grande boucherie, et où défilent aujourd’hui des sans-papiers, exclus d’une nation dont les fils furent naguère les oppresseurs de leurs parents.

Stéphane Ragot, qui accompagne par sa voix sa propre trajectoire, trajectoire mentale tout autant que géographique, reste photographe : il ne cesse d’interroger aussi la manière dont il représente, dont il capture, met en forme, fige, déforme, enregistre ces éléments qui sont des bribes de son passé et de celui de ses parents, et qui deviennent bien davantage – notre histoire commune.

Scandant les étapes de son parcours, et la mise en miroir des dimensions les plus intimes et des approches collectives d’un homme qui n’oublie à aucun moment être aussi un citoyen, Stéphane Ragot convoque à l’écran sa pratique de la photographie. Il montre les mécanismes qu’elle utilise, les questions qu’elle suscite y compris avec le passage de l’argentique au numérique (qui est loin de n’être qu’un changement technique), pour mieux faire affleurer l’enjeu central de son film, qui tiendrait au mot « représentation » : représentation de soi et de ses proches, représentation de son histoire, représentation politique comme base de la démocratie, représentation technique avec la photo et le cinéma. La multiplicité des sens et la possibilité d’en jouer, avec légèreté mais sans aucune désinvolture, donne son souffle au film.

 

En même temps que sort le film paraît aux éditions Le Bord de l’eau le livre Patria Lucida. On y trouve le commentaire du film et les photos sur lesquelles il est bâti, ainsi qu’un excellent texte de Pierre Bergougnioux consacré aux impasses ‘éventuellement fécondes) de la construction d’une identité nationale française.

patria_obscura3             Les deux grands pères

 

Entretien avec Stéphane Ragot

Pouvez-vous résumer votre parcours avant que commence le projet de Patria obscura ?

J’étais photographe documentaire, diffusé par l’agence VU. A ce titre j’ai beaucoup voyagé, surtout en Amérique latine et en Afrique. Ma manière de travailler consistait à photographier des gens, mais aussi à parler avec eux, à recueillir des récits de vies – je photographiais des gens à qui je demandais : « qui êtes-vous ? ». A un moment, j’ai eu le sentiment d’un blocage, je me suis rendu compte que je ne serais pas capable de répondre moi-même à cette question que je posais aux autres. J’ai eu le sentiment que j’allais répéter indéfiniment ce qui était devenu un procédé, même si je changeais chaque fois d’endroit. Le film est né de là.

 

Quelle différence faites-vous entre un photographe documentaire et un photoreporter ?

La même qu’entre un film documentaire et un reportage télé, l’affirmation d’un point de vue personnel. Mes photos ont paru dans des journaux comme dans des livres, mais mon travail était basé sur la durée, ce qui n’est pas ce qu’on attend des photos reporters. Et je n’avais pas l’impératif de coller à l’actualité immédiate.

 

Vous avez toujours pratiqué cette activité au loin ?

Oui, j’ai très peu travaillé en France. Au sortir de l’adolescence, je voyais ce choix comme la traduction d’une envie de voyager, de découvrir, rencontrer des mondes différents. Aujourd’hui je l’analyse aussi comme un désir de fuite.

 

Vous êtes aussi allé à Sarajevo pendant le siège, ce qui est une position un peu différente de celle que vous avez décrite.

C’est un moment charnière, comme pour beaucoup d’autres photographes de ma génération. Au début des années 90, je préparais un travail à Beyrouth sur les suites de la guerre, la reconstruction, au moment où la Yougoslavie a explosé. Il m’est apparu qu’attendre que la guerre soit terminée en Yougoslavie pour y aller, comme je m’apprêtais à le faire au Liban, était une lâcheté. J’ai acheté un gilet pare-balles, obligatoire pour prendre les « lifts », les vols de l’ONU. J’ai passé le printemps 1993 à Sarajevo, plutôt à l’écart des autres photographes de presse. C’est le début d’une remise en cause de ma pratique photographique, qui va se poursuivre dans des zones de guerre civile en Amérique latine, notamment au Guatemala. C’est ce qui mène à Patria obscura.

 

A quel moment naît le projet du film ?

Au milieu des années 2000. Je me suis éloigné de mon activité de photographe documentaire et je travaille à ce moment-là comme chef opérateur dans le cinéma d’animation en volume, image par image. J’ai donc commencé par mettre de côté l’appareil photo… sauf que mes toutes premières images pour le film ont consisté à filmer cette séance de photo de famille qu’on voit au début. C’était la première fois que je photographiais ma famille au complet.

 

Pourquoi avoir fait cette photo ?

A ce moment, en 2004, mon projet de film consistait à me lancer dans une enquête sur l’histoire de mon grand-père paternel, Pierre. C’était un projet assez classique autour d’un secret de famille, cette figure opaque et assez dérangeante, dont j’ignorais presque tout. J’ai suivi une résidence d’écriture documentaire à Lussas, qui a surtout servi à remettre en cause l’approche un peu littérale, classique sinon naïve, que j’avais à l’origine quant à la manière d’employer le cinéma à cette recherche. J’ai compris que la dynamique naîtrait de la mise en relation entre mes deux grands-pères, et du défi de faire jouer ensemble l’intime, le familial et quelque chose de plus large, à l’échelle de la nation.

 

Comment avez-vous rencontré la productrice, Laurence Braunberger ?

La conception du film m’a pris longtemps, j’avais besoin d’un travail sur moi-même pour y arriver, pour que ce ne soit pas un règlement de compte ou juste la résolution d’une énigme biographique. J’ai retourné vers moi mon appareil photo, tout en documentant en vidéo mon activité de photographe. En même temps que se mettait en place ce processus, je m’immergeais dans les grandes œuvres du cinéma documentaire. Avec au premier rang de mes admirations Chris Marker. Pas seulement parce qu’il a beaucoup fait usage de la photo, surtout pour la liberté de son regard, Sans soleil a été une révélation. Comme je ne connaissais par ailleurs personne dans le cinéma, je suis allé sonner à la porte des Films du jeudi, dont le nom figure au générique de nombreux films de Marker. Et la porte s’est ouverte.

 

Qu’apportez-vous à ce moment ?

Les milliers de négatifs et 400 tirages noirs et blancs, un ensemble de photos que j’appelle mon vestige argentique. Et puis un document rédigé, assez précis, où j’ai écrit une possible organisation des images existantes. A partir de là, c’est à dire en 2011, avec Laurence Braunberger et la monteuse Sophie Brunet, nous avons commencé à mettre en place la réalisation de nouvelles séquences, notamment tout ce qui se passe dans mon labo, tout ce qui revient sur ma pratique de photographe, laquelle devient un des thèmes du film et non plus seulement un outil pour le fabriquer comme au début.

 

Vous aviez déjà fait tous les voyages à travers la France qui nourrissent l’enquête familiale ? Cela demande une certaine logistique, et un investissement…

Tout ça s’est fait à l’énergie, avec l’aide d’amis, et financé par les Assedic puis le RMI. Je n’avais pas de revenus depuis que j’avais lâché mon travail de photographe, c’était un saut dans le vide.

 

Votre voix joue un rôle important dans le film.

Le recours à la voix off est venu très tard. J’ai mis beaucoup de temps à l’écrire et j’ai fini par l’enregistrer dans mon labo, seul dans le noir, c’est là que j’ai trouvé le ton. Mes références étaient ces cinéastes qui sont capables de parler en filmant, dans le mouvement même d’enregistrement des images, Alain Cavalier dans ses films récents ou Ross McElwee. Pour ma part j’ai eu besoin de passer par l’écriture pour trouver la bonne distance.

 

Le film a bien sûr une dimension personnelle et familiale, il est aussi inscrit dans une époque, celle où par exemple est créé un Ministère de l’Identité nationale.

Même si la situation n’avait rien d’idyllique, quand j’ai commencé on n’était pas encore dans l’hystérisation des questions identitaires qui a accompagné la campagne de Sarkozy, puis sa présidence. Quand arrive le débat autour de la notion d’identité nationale, je suis très gêné : je n’ai pas l’intention de répondre à cette injonction malhonnête, biaisée. J’ai été un des premiers signataires de la pétition « Nous ne débattrons pas » lancée à l’époque par Mediapart, alors que je travaillais sur des enjeux évidemment liés à l’identité. Je ne voulais surtout pas tourner le dos à ces questions, mon travail était d’essayer de me réapproprier différemment des mots, des images, des symboles que je voyaient instrumentalisés pour les pires motifs. C’est pourquoi j’utilise le mot « patrie », je montre le drapeau, je fais entendre la Marseillaise, je n’ignore ni Marianne ni Jeanne d’Arc… Je crois qu’il faut interroger ces références, ne surtout pas faire comme si elles n’existaient pas sans se soumettre non plus à leur utilisation dominante.

 

Comment éviter d’entrer, même de manière polémique, dans une sorte de dialogue avec Le Pen ou Sarkozy ?

La solution a précisément été de repasser par la dimension personnelle, d’associer des représentations collectives très vastes à leur dimension individuelle et même intime. Je crois qu’on a besoin d’être capable de se regarder soi-même pour envisager les autres, que ce soit « les autres » à l’échelle de la famille ou du pays. Pour être ensemble il faut se raconter des histoires, partager des récits et des représentations. On est en déficit de ces histoires communes qui ne reposent pas sur l’exclusion, sur le déni d’une part de nous-même.

 

Le film se construit en partie sur une série de croisements qui semblent des coïncidences heureuses.

J’aime beaucoup la phrase de Chris Marker « Le hasard a des intuitions qu’il ne faut pas prendre pour des coïncidences ». Mon film n’est fait que d’intuitions, mon travail a été d’essayer d’être au bon endroit pour attendre les hasards porteurs de sens, qui éclairent la réalité. Il faut être là. Un des hasards les plus évidents est l’arrivée des Sans-Papiers dans le cimetière militaire près d’Arras où a lieu la cérémonie en l’honneur des anciens combattants. C’est la manifestation même de ce que veut prendre en charge le film. Comme le fait qu’il sorte en salles le 15 octobre 2014, cent ans jour pour jour après la dernière lettre envoyée par mon arrière grand-père à mon arrière grand’mère depuis une tranchée, juste avant sa mort.

 

Dans le film, on vous voit effectuer un accrochage sauvage de photos dans des lieux publics liés aux symboles de la France. Vous l’avez fait spécialement pour le tournage ?

Oui, cela fait partie des séquences tournées dans un deuxième temps, après avoir commencé à travailler au montage. Le film avait besoin de cette ouverture sur l’extérieur, de cette connexion à la fois entre mon travail de photographe et de cinéaste et entre la dimension personnelle et la dimension collective. Il avait aussi besoin de ce mouvement de côté, sans parole, qui d’une certaine manière rejoue différemment ce qui s’est formulé avant, mais cette fois sur le mode de l’action.

 

D’où vient la notion de « Petite Patrie » ?

Elle est née en réaction à mon interrogation sur le mot « patrie », sur ce qu’il pouvait signifier pour moi. Face à la définition terrible de Maurice Barrès, « la patrie c’est la terre des pères alourdie du poids des tombes », existe-t-il une autre conception possible ? Du coup, l’idée de la petite patrie, le territoire d’enfance dans un rapport ni morbide ni dominateur, permettait une relation à la fois très matérielle, précise – il y a une maison, il y a des gens – et en même temps très riche et assez abstraite, avec des souvenirs, des histoires plus ou moins inventées, une manière qu’on a eu d’exister et dont on garde des traces, même de manière obscure.

 

Le film fait résonner les enjeux d’identité avec le passage de la photo argentique à la photo numérique.

Pour moi c’est profondément lié. J’ai 45 ans, quand j’étais plus jeune j’ai appris un métier, photographe, que j’ai pratiqué. A un moment je me suis préoccupé de l’enseigner à mon tour, de commencer à transmettre ce que je savais. A ce moment-là tout s’est écroulé.  On venait de passer dans un autre monde. Je n’ai pas de difficulté à utiliser le numérique, ce n’est pas le problème, et je ne crois pas du tout qu’il y ait un enjeu de qualité technique des images. La rupture est à un autre niveau, il concerne la temporalité, l’écart entre la prise de vue et le moment où on voyait les images. Il m’est souvent arrivé de partir des mois pour prendre des photos, en nombre limité puisque le nombre de rouleaux de pellicules n’était pas infini, sans voir aucune de mes images avant mon retour. Cela signifie vivre longtemps avec ce qu’on imagine avoir photographié. Il se passe énormément de choses dans cet écart, c’est cela qui est perdu. Il y a ensuite le travail sur les négatifs, le développement, le tirage, la sélection sur une planche-contact, bref un rapport long avec ses propres images.  J’ai compris seulement après qu’il ait disparu que c’était ce temps-là qui m’importait. Cette idée là est latente dans le film – comme l’image latente était centrale dans mon rapport à la photo argentique.

 

Le processus même de votre film est fondé sur l’idée d’image latente.

Exactement. Les cérémonies officielles, les visages anonymes ou de gens qui me sont proches, les paysages que j’ai filmés sont pour moi des images latentes que j’essaie de rendre sensibles, perceptibles en faisant le film.

 

Comment avez-vous choisi les musiques qu’on entend dans le film ?

J’écris en musique, toujours, elles m’aident à trouver un rythme, et de ce fait les séquences sont pour moi d’emblée associées à des musiques. Durant l’écriture de Patria obscura, j’ai beaucoup écouté les compositions de Sylvain Chauveau, un compositeur de ma génération que j’apprécie beaucoup, surtout son disque Nocturne impalpable. Il a été d’accord pour que nous utilisions certains de ses morceaux, il est apparu très vite que je retrouvais au montage la proximité d’humeur et de rythme avec les séquences dont ils avaient accompagné l’écriture. Nous avons fait de même avec les autres musiques, notamment les morceaux du trompettiste norvégien Nils Petter Molvær. Un peu comme si ces musiques étaient déjà dans les images et qu’on les faisait apparaître – des musiques latentes.

 

En même temps que le film sort un livre au titre en miroir, Patria lucida.

Il tente une autre approche des mêmes enjeux, à partir du récit et d’une partie des photos réalisée pour le film, et d’un texte de Pierre Bergounioux. Alors que cette traversée du 20e siècle qu’accomplit le film ignore tout à fait 68 – hormis le fait que c’est mon année de naissance, comme on peut le lire à l’écran sur ma carte d’identité – le texte de Bergounioux part, lui, de Mai 68 pour interroger différemment les mêmes enjeux, en reliant mon approche au fait que j’appartiens précisément à cette génération. C’est un  regard décalé sur la même histoire.

 

NB : cet entretien figure dans le dossier de presse du film.

 

«Le Sel de la terre» de Wim Wenders: une ode aux clichés

 

Salgado08Cet homme-là est assurément un personnage intéressant. Contraint de fuir la dictature au Brésil, son pays, dans les années 1960, exilé en France mais voyageant dans le monde entier, il est devenu au cours des années 1970 un des photographes les plus célèbres de son époque. Sebastião Salgado a conquis ce statut, et s’y est maintenu durant des décennies, en photographiant certains des lieux les plus déshérités de la planète, plusieurs des pires tragédies qui ont ensanglanté la fin du XXe siècle: les famines au Sahel, les guerres en Yougoslavie, l’extrême pauvreté et la violence un peu partout dans le tiers monde, l’ampleur et le caractère destructeur des migrations de masse sous l’effet de la pauvreté et des guerres, le génocide des Tutsis au Rwanda et ses suites au Congo…

Salgado n’est pas du genre à faire un saut dans un coin où il se passe quelque chose de terrible pour repartir aussitôt. L’essentiel de ses travaux est fondé sur des recherches approfondies, de longue période passées sur place, des rencontres et des échanges avec ceux qu’il photographie, et auxquels il lui est souvent arrivé de se lier de manière durable. A la fois journaliste, militant, chercheur et artiste, Salgado a accompli un énorme travail.

Le résultat, rendu public grâce aux plus grands magazines du monde entier, d’innombrables expositions et une dizaine de livres à grand succès, est un très vaste ensemble de photos caractérisées par un style reconnaissable entre mille. Esthétisation de la misère, sentimentalisme exacerbé, clichés de la souffrance manipulés par la prise de vue et le traitement en laboratoire, utilisation d’un noir et blanc contrasté aux reflets quasi-métalliques. Avec Salgado, les malheurs des hommes mis en images comme des pubs pour Mercedes ou des défilés de mode. Un triomphe.

Wim Wenders, qui dit avoir été bouleversé il y a 25 ans par des images de Salgado, dont il a immédiatement acquis deux tirages qui sont toujours dans son bureau, consacre au photographe un portrait coréalisé avec le fils de son sujet, Juliano Ribeiro Salgado. Ouvertement admiratif, pour ne pas dire hagiographique, le film reconstitue un parcours qui mènera l’homme d’image, revenu dans son pays après le retour de la démocratie, à se consacrer un temps à faire renaitre la flore et la faune dans sa région natale du Minas Gerais. (…)

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